t u r n   o v e r

 

 

 
         

 

 

 

   
Notes de lecture 

 
         
Analyse d’une éprouvette  
 
 
         
         
         
           

 

 

La scission du Laboratoire des frondeurs, en 2005, avait été rendue nécessaire par l’impossibilité de dialogue qu’une partie d’entre nous manifestait en soutenant une sorte de « droit » à couper la parole dans les assemblées libres, ce qui était inacceptable. Comme la plupart des ruptures celle-ci a eu lieu sur une formalité, révélatrice, certes, mais elle était l’aboutissement d’un décalage grandissant entre ceux qui, à travers la Bibliothèque des Emeutes et l’observatoire de téléologie, avaient construit un savoir-faire adapté, et ceux qui croyaient seulement que leurs frais museaux suffiraient pour analyser et comprendre les faits observés.

Lorsque ces scissionnés ont continué avec ce nom commun – Laboratoire des frondeurs – qui leur va finalement bien – laborieux et mauvais reflet de ce qu’ils sont – ils ont d’abord publié ce que nous avions déjà publié sur Téléologie ouverte après la rupture, en ajoutant simplement ceux de leurs textes que nous avions refusés pour insuffisance. Depuis ce gros effort à l’été 2006, il fallut attendre décembre 2007 pour avoir la suite, non celle promise sur le relevé des faits de 2005, mais sous forme d’une analyse en deux dossiers, dont l’un concerne une série d’événements qui a eu lieu en 2006, la publication des caricatures de Mahomet dans la presse occidentale, publication qui a été associée à un certain nombre d’émeutes dans les Etats musulmans. Le second texte traite de deux événements qui ont eu lieu en 2005, l’insurrection au Kirghizistan, et le soulèvement dans la ville d’Andijan, dans l’Ouzbékistan voisin peu après.

La première chose qu’il faut considérer à cet égard est que malheureusement ces gens n’ont pas progressé depuis l’époque où leurs insuffisances n’étaient plus supportables. De la démarche Bibliothèque des Emeutes et observatoire de téléologie, ils semblent avoir bien retenu un certain nombre de résultats (l’importance des émeutes, la révolte des gueux, la critique des médias, l’importance du phénomène de l’aliénation et de l’esprit), mais pas véritablement les principes qui fondent l’activité d’observation depuis laquelle ils pontifient aujourd’hui. En premier, il manque la dimension historique de ce dont ils parlent, c’est-à-dire la mesure de la distance de l’événement qui est leur objet avec l’histoire, la vision de l’événement dans l’époque, la mise en perspective de l’événement par rapport à tous les autres événements similaires ou comparables. Véritable caricature de cette méthode, le texte sur les caricatures de Mahomet est une série d’émeutes décrites au milieu de nulle part : on ne sait pas si elles font partie d’un mouvement de révolte ascendant ou descendant dans le monde, elles ne découlent d’aucune idée et ne débouchent sur aucune idée. Le choix de cette série d’événements – pourquoi parler de ceux-là et pas d’autres émeutes du même moment – n’apparaît pas en perspective. Et il manque même la situation de ces événements par rapport aux autres événements similaires dans les mêmes lieux, mais dans le passé. La longue tradition d’émeutes liées à des fatwas, par exemple, remonte au moins jusqu’en 1989, à l’époque de celle prononcée par Khomeyni contre Salman Rushdie, et elle était alors une nécessité pour la direction théologique iranienne pour garder la prééminence dans l’activisme islamique en ces lendemains de guerre contre l’Iraq. Pas meilleur en termes de présentation du contexte, le texte sur le Kirghizistan laisse même supposer que les auteurs ne savent pas que le terme « révolution de velours » remonte également à l’année 1989.

Au lieu de telles mises en lumière, le texte sur les caricatures met en scène un parallèle fort douteux avec une situation de 1830, où les auteurs qui n’en croient mais s’attribuent une place comparable à celle de Hegel, dont un jugement sur l’actualité intellectuelle de son temps va devenir une sorte de fait historique originel comparable. Un tel parallèle peut à la rigueur être amusant, à défaut d’être pertinent, s’il est présenté comme amusant, ou juste pour donner un fond de champ temporel à une dispute d’aujourd’hui. Mais là, ce n’est ni l’un ni l’autre : on a seulement affaire à un exemple pris quelque part entre un effet de style et une lubie absurdement hypostasiée.

Pour analyser et présenter une situation historique particulière, il est aujourd’hui nécessaire de prendre en compte l’ensemble de la révolte dans le monde, de rappeler l’état dans lequel elle est, ne serait-ce que pour tenter d’en saisir les orientations possibles, démarche ample mais inévitable de cette découverte de sens empiriste, parce que l’information dominante a justement réussi à effacer le sens de l’histoire dans les consciences. Une parole qui montre l’idée qu’il y a dans les événements s’exprime pour montrer cette idée, et non pour montrer ces événements qui n’ont pas plus de sens racontés par les uns ou par les autres ; et elle se fait entendre au moment où cette idée est devenue nécessaire à ce mouvement. Ceux qui utilisent aujourd’hui la signature de Laboratoire des frondeurs ne savent de toute évidence pas qu’on ne s’exprime pas parce qu’on a fini d’écrire un texte, mais que l’expression sur les faits présuppose qu’on a compris et maîtrisé l’idée, qu’on est prêt à en faire la théorie.

La tentative dont il est question ici ne se différencie pas, du point de vue de la démarche générale, de la séparation journalistique des événements, présentés de manière isolée, qu’il s’agit justement de combattre. Le cadre et l’horizon restent toujours étroits et courts, arbitraires et sans profondeur. Chaque fait ainsi sorti du contexte et de la hiérarchie des principes qui permettent de le comparer s’hypertrophie dans sa particularité, mais par le manque d’historicité qu’entraîne son isolement, il est aussi voué à l’oubli rapide, chassé par le suivant, présenté dans le même isolement sans lien, où les faits deviennent comparables à la série illimitée des publicités marchandes, dont l’une ou l’autre arrêtera bien l’un ou l’autre des spectateurs. En séparant un événement du mouvement d’ensemble du débat de l’humanité, on donne déjà raison à la démarche ennemie. Le Laboratoire des frondeurs et les Inviteurs au Débat sur la Totalité, engagés tous deux dans un relevé des révoltes, commettent en ce sens le même acte de soumission à l’information dominante. Alors qu’ils ne parviennent pas à s’élever à l’histoire, ils ne savent pas non plus se taire. Alors que leurs récits sont approximatifs, les principes théoriques de ce récit sont présupposés connus et semblent plutôt mal maîtrisés, en tout cas mal exprimés par leurs auteurs. Ils sont contraints de faire passer pour historique ce qu’ils ont vus ou pris pour objet, alors que leurs instruments devraient au contraire leur permettre de révéler ce qu’il y a d’historique dans ce qu’ils voient ou prennent pour objet, et ce qui n’est pas historique, donc ce qui manque d’idée, ce qui prive le parti dont ils se réclament (au fait, est-ce qu’ils se réclament d’un parti ?) d’une perspective. C’est un problème de méthode : partir de l’ensemble permet seul de découvrir le sens du détail. Avoir pour but l’idée des faits nécessite un théorie sur le monde.

Pour les textes intitulés « La liberté de pensée contre la liberté de penser », l’inconvénient de cette faiblesse apparaît dans la structure d’ensemble de l’idée. Les auteurs affirment sans doute que c’est l’information occidentale dominante qui provoque le prétexte, les caricatures de Mahomet, et ils montrent aussi comment les émeutiers dépassent assez rapidement, dans certaines des émeutes racontées, ce prétexte. Mais en alignant ces émeutes dans le même dossier, ils donnent raison à l’information dominante : c’est bien elle qui structure toutes ces révoltes jusque dans l’analyse même de ce laboratoire. Si ces émeutes étaient portées par une essence différente, « l’aliénation » par exemple, il aurait fallu les montrer structurées selon cette essence et non selon le prétexte qui d’ailleurs ne les fédère en rien, sauf dans notre journal occidental. Pour ce qui est de la succession de faits selon les émeutes où est apparu le prétexte des caricatures de Mahomet, les auteurs eux-mêmes admettent que cette véritable succession des faits – véritable pour eux puisque eux-mêmes l’adoptent – est celle que les médias ont faite. Et, si cette perspective était incontournable, alors il n’aurait pas fallu faire semblant de se réjouir des débordements par rapport au prétexte, mais au contraire se désoler de la facilité avec laquelle ces débordements ont pu être contrôlés, médiatiquement même. Le parti de la critique du prétexte aurait présenté ces émeutes du point de vue qui a dépassé ce prétexte, et les caricatures de Mahomet n’auraient pas pu servir d’élément unificateur à la structure de leur présentation. Un commentaire qui aurait voulu montrer le principe des révoltes de ce moment-là aurait associé dans un même texte les émeutes selon ce principe, ce qui aurait probablement dissocié la révolte au Liban et celle au Nigeria, en notant seulement comme une coïncidence inessentielle l’usage commun à ces deux révoltes du prétexte des caricatures de Mahomet.

Le même arbitraire règne dans la progression que les auteurs ont reconnue dans ces émeutes. Car la cause de cette progression fait ici défaut. Si du Liban au Pakistan, puis au Nigeria, l’importance des émeutes a crû, il n’est pas expliqué ce qui fonde cette progression. Il est bien plus probable en effet que l’inégale intensité de ces événements est due à des raisons qui n’ont aucun rapport entre ces trois terrains de bataille ou alors au développement des différences sur chacun de ces terrains. Le seul élément de continuité entre ces événements en effet est le fait que l’information dominante les rattache aux caricatures de Mahomet. Mais même dans ce scandale, il n’y a aucune progression qui justifie celle des émeutes. Non étayée, cette montée qualitative semble n’être due qu’à la conscience des révoltés successifs, comme si chaque émeute cherchait à dépasser la suivante, dans l’escalade du fil invisible fourni par le prétexte inepte. Le Laboratoire des frondeurs laisse penser, à travers une telle analyse, que les émeutiers du Nigeria, par exemple, voulaient aller plus loin que ceux du Pakistan, comme s’ils avaient su aussi bien que nos lecteurs de site Internet du Laboratoire ce qui s’était passé dans cet autre Etat, quelques semaines plus tôt, et qu’ils en avaient tiré les conclusions. En présentant une telle progression des faits, sans dire qu’ils n’ont aucun rapport entre eux (ou sans dire quel rapport vérifiable ils ont entre eux), ce que justement indique leur traitement différencié du prétexte de l’information dominante, le Laboratoire des frondeurs insinue un bien imaginaire lien interne, duquel il aurait au contraire fallu se démarquer, au nom de cette vérité théorique non issue de la certitude mais de la vraisemblance.

Mais pour bien comprendre le caractère farfelu et le mépris de ce qui est fondé chez ces auteurs, il suffit de comparer le titre de l’apogée de cette petite chaîne de faits avec ce qu’il décrit : « Dernier acte au Nigeria : l’aliénation aux commandes ». Outre un niveau de langage vaguement vulgaire, ce titre reste incompréhensible : de quelles « commandes » l’aliénation se serait-elle saisie ? De quelle manière ? Dans quel but ? On imagine là l’aliénation comme un capitaine de vaisseau spatial pour cinéphiles de série B.

L’analyse elle-même ne donne pas d’explications. Nulle part on n’y voit l’aliénation, et surtout pas en train d’agir. Que la révolte produise de l’aliénation est certes fort probable. Mais que cette aliénation vienne se mettre, on ne sait par quelle caricature prophétique, à d’imaginaires commandes, voilà qui dénote surtout d’une interprétation quasi magique de l’aliénation. Il y a même à parier que nos auteurs ne savent pas véritablement ce qu’est l’aliénation, surtout celle pratiquée lors d’une révolte, comment elle fonctionne, mue par qui et avec quels effets. Dans le texte sur le Kirghizistan, on trouve la même aliénation, sorte de fantôme omnipotent, pourtant connue de tous puisque les auteurs ne prennent pas la peine de nous expliquer ce qu’ils entendent par là : « L’aliénation cheminant, l’insurrection kirghize connaît un prolongement inattendu en Ouzbékistan », où c’est sans doute cette même aliénation dont les commandes sont au Nigeria qui expliquerait pourquoi la révolte en Ouzbékistan aurait suivi celle du Kirghizistan.

Quant à cette citation-ci, il faut plus que de la bonne volonté pour imaginer le sens ésotérique que ces auteurs prêtent à l’aliénation : « Acte rarement répertorié dans les archives du Laboratoire des frondeurs, la frontière entre les deux Etats a été attaquée et enfoncée par les émeutiers ouzbeks. Elle est cependant restée une limite forte pour la circulation de l’aliénation, car c’est dans les capitales que l’on attaque les frontières. » Parce que c’est dans les capitales qu’on attaque les frontières, les frontières seraient restées une limite forte à la circulation de l’aliénation ? Si cette cause à effet n’est pas rigoureusement absurde, et si l’aliénation est bien autre chose qu’un capitaine de vaisseau spatial de série B, qu’est-ce que c’est ?

Dans l’attente d’un éclaircissement sur ce point important, parce que justement il touche à la théorie du monde, et que c’est ce qui peut les différencier de journalistes, une seule chose peut être aussi affirmée : l’aliénation est aussi incapable de manipuler des commandes que la scission du Laboratoire des frondeurs, ennemie de la parole, l’est d’analyser un mouvement de révolte dans le monde.
 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2008

     
         

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