t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   

Téléologie moderne et courants de pensée dominants
de la première moitié du XX
e siècle 

 
       

 Plan exhaustif

I Brève apogée de la physique  
 
 
         

 

II. La théorie des quanta    
         
           

 

 

1. « Les immenses succès obtenus par la physique fondamentale au cours des siècles passés, tant dans son domaine propre que dans celui d’autres disciplines scientifiques à l’essor desquelles elle a pu contribuer, ont eu pour conséquence que les modes de pensée et les méthodes proprement physiques [physikalisch] se sont généralement imposés : ainsi, à leur application, ont été depuis attachées les plus grandes espérances. » (1)

Lorsque Mach constate ce glissement de la pensée dominante vers la physique, dont il était lui-même spécialiste, autour de 1900, les plus récentes découvertes en sont seulement à constater que l’atome est divisé entre un noyau et des électrons, ce que savent aujourd’hui une grande quantité d’ignares. Et il n’y a pas davantage besoin d’être seulement dilettante pour avoir constaté que la divisibilité de la matière s’est poursuivie depuis, à travers le quark et le boson W, qui ne sont pas non plus le dernier mot de cette divisibilité. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi cette extraction s’arrêterait ailleurs que dans les décisions que l’humanité prend sur son sort ; parce que, hypothétiquement considéré en lui-même, l’atome serait évidemment divisible à l’infini. Que cette hypothèse soit fatale à l’atome dans son essence philosophique d’unité indivisible n’a pas beaucoup gêné les atomistes. Au contraire, à travers une forte réaction en sa faveur, notamment au début du siècle où l’observation de l’atome le met en cause, l’atomisme s’avère bien davantage un présupposé idéologique qu’un résultat théorique.

C’est d’un double contrecoup de la révolution française que proviennent les succès de la physique : d’une part, l’observation de la « nature » s’est émancipée du sévère contrôle de la religion, et a pu croître, justement, comme une critique de la religion ; d’autre part, la première salve de reconstruction du paradigme dominant après la révolution consacre la philosophie et culmine avec Hegel, dont la grande ombre recouvre de dialectique indépassable toute philosophie, au point de l’interdire. Cette spécialité reine a laissé, de ce fait, à l’explication des phénomènes perceptibles, dont la physique est le champion, le champ de la révélation de ce qui change dans le monde.

Mach est un premier produit de ce désarroi post-hégélien à expliquer le changement du monde à travers la profusion de changements que les physiciens, dont l’estime et le nombre ont tant augmenté, extraient désormais de l’observation à un rythme industriel. Il est un des premiers physiciens à avoir tenté d’expliquer son époque à partir de la physique de son temps, renonçant à la modestie de sa discipline, qui se contentait de déposer les résultats de ses expériences aux pieds des penseurs, ou de subordonner les constats aux déductions, lorsque la physique était un des accessoires de la panoplie du philosophe. L’existence de Mach signifie qu’il n’y a plus, alors, de penseurs capables d’interpréter la profusion des expériences en cours, parce que la saisie même de cette profusion est devenue un emploi à plein-temps, une spécialité. Mach, en tant que physicien spécialisé tentant de réunir dans une philosophie cohérente l’ensemble de la physique qui explose, signe cet étonnant événement de la phase de maturité de la contre-révolution française : la philosophie, c’est-à-dire la catégorie supérieure de la pensée dominante, est devenue dilettante par rapport à l’observation directe des phénomènes de la nature.

A ce moment, la physique, cette observation subalterne des phénomènes issus de la perception, devient soudain, par défaut, une discipline clé de l’autorité intellectuelle. Sans avoir abdiqué leur modestie de serviteurs de la vérité, les physiciens triomphent : leur spécialité, positive et dynamique, attire les jeunes, les intelligences ; aucun problème posé, aucune question ne rebute leur irrésistible élan, sous ses compas et ses microscopes elle tient toutes les explications. C’est alors, à la veille d’une proclamation de la cohérence générale seulement retardée par quelques irréductibles détails que ces détails, justement, dans une double convulsion prodigue, éclatent l’ensemble de l’édifice : la théorie des quanta et la théorie de la relativité.

Avant de considérer en quoi ces deux événements de la pensée collective humaine ont modifié nos façons de voir, et en quoi elles les ont gelées, je voudrais rappeler deux conditions qui ont accompagné et déterminé ces événements. En premier, les découvertes physiques se présentent, au contraire des idées philosophiques, comme n’étant pas le fait d’individus isolés, de penseurs de tour d’ivoire. Aussi bien la théorie des quanta que celle de la relativité sont des myriades de découvertes où, d’ailleurs, dans la misère de la célébrité, les noms des découvreurs et les découvertes s’obscurcissent réciproquement, et où l’apologie de tel ou tel scientifique est constamment rediscutée et réévaluée ; et les physiciens de l’époque de Mach seraient peut-être bien surpris de voir leur image dans le monde d’aujourd’hui, où l’activité subalterne d’observer la nature est devenue presque aussi prestigieuse que celle de ces amuseurs de foule que sont les comédiens, les musiciens ou les sportifs, ces autres grands bénéficiaires de la frivolité middleclass pour son environnement immédiat. Mais l’impression de la « communauté » enthousiaste de découvreurs éparpillés à travers le monde se substitue avantageusement à celle du génie isolé et intouchable. Cette collégialité est controversée dans la société individualiste, et elle est en même temps la version idyllique d’une sorte de caste fermée, élitaire, que le principe de la cooptation confirme et renforce. C’est, cependant, un reflet de la diffraction de la pensée, qu’on appelle l’aliénation, et dont le « philosophe » individuel, tout au long des deux siècles qui ont vu son trône établi puis renversé, a été la contestation bornée et conservatrice.

En second, il faut ici rappeler qu’au moment de son avènement, la physique est elle-même envahie par une autre spécialité : les mathématiques. Pour simplifier, on pourrait dire qu’au moment de l’expansion de la physique les mathématiques tendent à devenir son idiome universel. Il faut d’ailleurs rappeler que les mathématiques usurpent le qualificatif de science positive qu’on tend parfois à substituer à celui de science exacte : il n’y a rien de mathématique dans les faits observés, que ce soit par la physique ou par quelque autre façon d’observer. Les mathématiques sont le langage d’une logique seulement formelle ; mais en même temps, les mathématiques sont en contradiction patente avec tout ce qui est justement le domaine de la perception, l’essentiel de ce qui est du domaine de la conscience, et quasiment tout ce qui est du domaine de l’esprit. En effet, la logique en général est plutôt un petit îlot d’hypothèses reliées consciemment, dont les abstractions, en particulier en mathématiques, servent surtout à réduire l’irrationnel fondamental – souvent si gênant – de l’humain. En se mathématisant, en construisant un langage de plus en plus abstrait, les sciences positives, c’est-à-dire issues de l’expérience sensible, ont perdu leur capacité à se propager, parce que le formalisme universel des mathématiques s’est marginalisé dans le discours universel des humains qui est d’abord un contenu, complexe, changeant, déjouant ses propres normes.

A mi-chemin entre le discours et le langage, les mathématiques ont puissamment contribué au développement du conscientocentrisme et du militantisme positiviste. Autour de 1900, ce jeu altier et méticuleux, aux émotions refoulées et bourré de contraintes, où plusieurs degrés d’abstractions se superposent dans un ennui voilé par la complexité des formules qui sont des sommes de chiffres sacrés et d’abréviations profanes, sert souvent de point de départ aux physiciens, si bien qu’alors, c’est d’une logique qu’on déduit l’observation, et non plus l’inverse. Leur distance fondamentale à la réalité va d’ailleurs faire des mathématiques, ce fétichisme de la raison, une discipline religieuse bien plus convaincante que la théologie : croire et infini en sont, pour ainsi dire, le fondement. Mais en terme d’image les mathématiques ont réussi à s’établir comme un sommet insurpassable de l’intelligence humaine, vieux et inlassable préjugé. Et, sous la baguette énergique d’illuminés comme Cantor, cette discipline entièrement spéculative, incritiquée des matérialistes et des empiristes, pourtant grands pourfendeurs de toute spéculation et de toute métaphysique, va être une sorte de laboratoire sacralisé de la faculté d’hypostasier. L’infini, en particulier, va revêtir dans les mathématiques une certitude effrontée et invérifiée que ce concept mensonger et policier n’avait jusque-là atteint que dans la théologie.

Au-delà de la toile d’araignée des mathématiques, il n’est pas inutile d’évoquer brièvement la façon de discuter des sciences exactes. Leur jargon, en effet, interdit qu’on en parle, à moins de s’approprier ce jargon, ce qui est hors de question compte tenu de l’importance modeste de ces sciences, très surévaluées depuis un siècle. L’affaire Sokal-Bricmont, où ces deux auteurs relevaient dans l’information dominante comment des dilettantes, spécialistes d’autres spécialités comme la philosophie relookée, s’appropriaient les sciences exactes, est tout à fait révélatrice : Sokal et Bricmont, eux-mêmes spécialistes des sciences exactes, critiquaient en substance que des « philosophes » utilisaient des termes « scientifiques » dont ils ignoraient le sens, uniquement dans le but de paraître posséder un savoir beaucoup plus étendu qu’il ne l’était. Dans le sens strict de noter là un abus manifeste, pitoyable et arriviste, ils ont eu parfaitement raison, et honte à leurs adversaires. Mais moi, qui ici avoue clairement que je serais incapable de présenter la théorie des quanta d’une manière satisfaisante, mais qui veut tout de même en parler pour ses conséquences que je tiens de seconde main – même le Heisenberg que j’ai lu est plutôt vulgarisateur que physicien –, est-ce que je ne tombe pas dans la même catégorie ? Est-ce que je n’utilise pas là des mots, issus d’un jargon spécialisé, dont j’ignore les éléments constitutifs, la profondeur, les recherches concrètes, les écueils et les controverses ? Cela signifierait qu’il m’est, selon les principes de ces sciences, interdit de parler des conséquences, fort intéressantes, d’une théorie qui ne l’est pas, pour moi. Faudrait-il que je change ce vocabulaire, en traduisant par exemple « théorie des quanta » dans un autre jargon, que je maîtrise mieux ? Les spécialités des professions de la pensée fonctionnent aujourd’hui comme des fiefs médiévaux dans un jeu de société : une communauté hiérarchisée, mais sans roi ni pape, avec des adoubements et des vassalités, se fortifie ; emmurée dans son territoire imprenable qu’elle interdit aux hommes liges des fiefs voisins, elle s’interdit aussi d’aller dans les fiefs voisins ; parfois des raids voire des tentatives de conquête troublent ces trêves armées ; et parfois, on se défend contre des briganderies de touristes ou de pilleurs comme l’ont fait Sokal et Bricmont. Il y a, dans l’hermétisme particulier des sciences mathématisées, une fermeture volontaire, une sacralisation : les spécialistes des sciences, en particulier ceux des sciences positives-exactes, semblent avoir oublié qu’elles ne sont que des hypothèses, si bien qu’elles ont oublié sur quoi portent ces hypothèses, à savoir, non sur ce qui est extérieur à l’humain, mais uniquement sur l’esprit humain. Si l’attitude de Sokal-Bricmont est formellement juste, c’est bien là aussi l’attitude d’un formalisme de conservateurs, comme la plupart des formalismes, c’est-à-dire, ne changeons rien, murons-nous, ne laissons pas un monde profane corrompre notre sphère construite sur l’altérité d’une besogne séculaire. Les barbelés construits autour de la physique voudraient surtout transformer la connaissance acquise autour de cette hypothèse en mystère accessible aux seuls spécialistes longuement initiés ; et par là on oublie que la physique en entier, cette hypothèse sur le monde ramifiée par son propre outillage méthodique, n’a aucune réalité.

 

2. Raconter la théorie des quanta est quelque chose que ne savent faire que les spécialistes s’adressant aux spécialistes. Moi, dilettante qui m’adresse aux dilettantes, je ne peux que raconter pourquoi les spécialistes n’ont pas su me raconter la théorie des quanta. Car si la physique s’est fermée aux non-spécialistes, la spécialité des non-spécialistes est bien la communication : non qu’ils y excellent, mais l’organisation de la société fait des dilettantes les récepteurs-émetteurs obligés de toute information destinée à passer des spécialistes aux ignares et réciproquement. Et la théorie des quanta est le meilleur exemple pour signaler que la physique, au moment où elle devient la discipline dominante de l’autorité intellectuelle, devient incommunicable, c’est-à-dire confinée aux spécialistes, c’est-à-dire fondamentalement inapte à être une discipline dominante de l’autorité intellectuelle. Cette étrange mésaventure est certainement le premier enseignement de la théorie des quanta. Sur ce point on peut donner raison à René Thom, qui qualifiait cette théorie de « scandale du XXe siècle » ; il est vrai qu’il ne connaissait pas la téléologie moderne, dont les problèmes de communication sont tellement importants qu’ils font même partie de cette théorie, en tant que théorie de la société actuelle de communication infinie.

Avant de parler de la théorie des quanta, il me faut discuter ma manière d’en parler, parce qu’elle est un peu particulière. Le langage employé par rapport à cette théorie physique, en effet, est compliqué pour plusieurs raisons. D’abord, il y a là cet ésotérisme, physico-mathématique, que le siècle a transformé en une bouillie hermétique qui mêle aussi bien les termes techniques inventés que les termes repris du langage courant ou les réminiscences adolescentes. Ensuite, la théorie des quanta n’est pas une théorie très bien arrêtée : les spécialistes eux-mêmes rencontrent d’innombrables difficultés pour s’exprimer de manière juste et compréhensible, même entre eux. Enfin, l’un des résultats de la théorie des quanta a été de la soustraire à la connaissance non spécialiste. Hors de la sphère des spécialistes, le premier point, le langage ésotérique des spécialistes des quanta, paraît la vraie difficulté, et pour le profane, cette théorie paraît difficile. Mais si elle paraît si difficile, c’est presque exclusivement à cause des deux autres raisons de son hermétisme : l’incapacité des spécialistes à traduire leurs déductions mathématisées en langage courant, et leur volonté, souvent inconsciente, de fermer ces découvertes au grand public.

Voilà un état de fait qui a lui seul justifie qu’un non-spécialiste, comme moi, tente de parler des quanta. Il y en a d’autres, dans le cours même des découvertes et dans le débat qu’elles ont suscité. La non-communication des étranges découvertes de cette théorie m’intéresse et, en conséquence, puisque je pénètre dans cette matière par le résultat, les étranges découvertes me sont alors apparues et je trouve qu’elles méritent également d’être situées, par rapport à notre monde, et par rapport à la téléologie.

Je me hasarderai donc à exposer les faits. C’est un choix périlleux parce que je vais le faire en dilettante, justement sur un sujet qui a été muré au dilettantisme. Il y aura donc des lacunes dans mon exposé et de la désinvolture dans mon approche. Pour moi, il s’agit là d’inconvénients, mais qui me paraissent moins importants que ceux du silence, sur ces matières.

En effet, je me situe entre deux maux : soit parler en étant insuffisamment informé, soit ne pas parler. C’est là un dilemme grandissant dans notre monde. Le nombre de spécialités s’est tellement accru au cours du XXe siècle, que de parler sans être spécialiste devient presque impossible ; mais parler en spécialiste interdit pratiquement de parler de la totalité, qui ne peut d’ailleurs pas être une spécialité. Notre société, et le développement du savoir, soutiennent fortement la démarche de la spécialisation. Toutes les techniques, toutes les méthodologies cognitives soutiennent que la prise de parole ne peut s’effectuer qu’à partir d’un savoir maîtrisé. Compte tenu de la somme des savoirs, et de leur structure séparée en spécialités, parler en spécialiste signifie parler d’un domaine séparé, et balbutier sur le tout. Je préfère parler du tout, et balbutier sur quelques spécialités. Et cette préférence n’est pas une question de goût, mais de méthodologie téléologique.

L’observation téléologique montre que par ailleurs le savoir dilettante augmente bien plus vite et bien plus fort que le savoir spécialisé. Ce savoir dilettante est méprisable et méprisé. Mais il est aussi le résultat d’une aliénation grandissante : le savoir général, la connaissance pratique du monde, ont augmenté de manière si vertigineuse que le savoir universel n’est plus qu’une réminiscence d’un âge d’or où la pensée était limitée à un milliard d’émetteurs-récepteurs que constituaient les cerveaux humains. Aujourd’hui, dans la multiplication par six de ce potentiel, la maîtrise consciente du discours, dans la spécialisation en particulier, est souvent devenue un frein à la connaissance. A rebours de la connaissance spécialiste développée à partir de savoirs dilettantes, je revendique donc nettement l’approche dilettante des savoirs spécialisés.

J’ai mis une condition à cette démarche risquée et fortement critiquable, au moins dans le détail de sa progression : que la distance soit revendiquée et explicite, que les buts de cette démarche y soient apposés, et qu’elle se soumette elle-même à la vérification de son propre bien-fondé. Tout comme je pense que mon discours sur une guerre passée peut bénéficier de sa distance et de sa vue d’ensemble par rapport au témoignage d’un soldat de cette guerre ou de l’avis d’un spécialiste de l’armement ou même d’un stratège en uniforme, ma compréhension des quanta devrait permettre de situer l’enclave intellectuelle que cette sous-spécialité de la physique est devenue ; et j’affirme que si ma vue est moins bonne que celle d’un physicien qui a accès aux accélérateurs de particules, mon jugement peut être meilleur.

Le choix de m’informer en profondeur, c’est-à-dire d’avoir une connaissance de spécialiste avant de parler des quanta ou de la relativité, m’a effleuré. Mais si j’ai renoncé à passer plusieurs années à cette instruction, ce n’est pas essentiellement à cause de ma paresse, d’ailleurs pleinement assumée, ni à cause de mon aversion pour les mathématiques, tout aussi assumée, ni à cause du risque que fait peser sur une vision d’ensemble, comme celle dont je suis jaloux, l’entrée dans une spécialité : il y a bien longtemps maintenant que j’ai une grande horreur et un sincère dégoût pour les spécialistes et les spécialités ; et si j’ai essuyé quelques hontes dans ma vie, j’ai toujours évité celle de devenir le champion d’un détail, aussi attrayant ou important soit-il. Je me flatte d’ailleurs d’être bien mieux accompagné, dans ce dédain à contre-courant, qu’il n’est généralement supposé.

J’en profite, du reste, pour souligner à quel point mon approche est radicalement contraire à celle qui domine l’époque que j’examine, et qui a tant empêché l’humanité d’aller vers son accomplissement. La devise des spécialistes, qui ont proliféré depuis, pourrait très bien être cette célèbre dernière phrase du ‘Tractatus’ de Wittgenstein : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » Dans le langage des révolutions j’affirmerais plutôt l’inverse : il faut parler de ce qu’on ne connaît pas, ne serait-ce que parce que la connaissance ne se laisse plus contrôler par le discours individuel. La plus élémentaire hardiesse d’esprit me paraît devoir se commettre dans l’inconnu, quitte à être moquée, contredite, réfutée et à devoir convenir d’insuffisances de sorte à pouvoir les surmonter. Il me paraît un résultat de notre époque au sens étendu, c’est-à-dire une mesure de temps qui comprend la théorie des quanta et la relativité générale, que d’apprendre à parler avant d’être entièrement informé ; ne serait-ce que pour le plaisir nécessaire de bousculer quelques patriarches, quelques tranquillités néoféodales, quelques chapelles autistes. Et ne serait-ce que parce qu’à la guerre l’information dont on dispose est toujours insuffisante ; et l’action construit toujours sur de telles insuffisances. Vico a raison contre Descartes : le vraisemblable, l’ingenium, sont plus féconds pour décider que l’intransigeante certitude.

 

3. En 1900, Max Planck émit l’hypothèse que l’énergie n’était pas distribuée de manière continue, mais par paquets d’énergie. Il suggéra que les échanges d’énergie qu’on croyait continus étaient, en fait, des échanges de quantités finies, qu’il baptisa quanta. La quantité d’énergie transportée par un quantum d’énergie est alors proportionnelle à la fréquence du rayonnement associé. Le rapport de proportionnalité est égal à une constante nommée constante de Planck.

Le premier constat devant cette découverte extraordinaire (Planck aurait dit, au moment de communiquer son hypothèse, que soit il avait fait une découverte de tout premier ordre, comparable à celles de Newton, soit il se trompait complètement), c’est que, à première vue, elle n’est pas extraordinaire pour moi. Que l’énergie ne se distribuerait plus de manière continue mais en paquets de quanta finis ne change rien de ce que je connais, des choses, de la vie, du monde. Je n’en conçois spontanément aucune application, aucun imaginaire. Il n’y a là aucun écho pour moi, et j’ignore, comme je le crois la plupart de mes contemporains, les enjeux de cette nouveauté, exposée ainsi. C’est pourtant une soudaine contradiction avec des hypothèses élaborées au cours de toute la physique récente et triomphante, qui croyait avoir achevé, à deux ou trois insignifiantes incohérences près, sa vaste explication de tout ce qui nous entoure qui pour elle était tout. Mais, comme dans les romans policiers, il faut être initié aux détails de l’intrigue pour saisir dans un indice qui ne parle pas au policier inattentif ou au spectateur extérieur, comment l’interprétation bascule.

Sans que les vulgarisateurs que j’ai consultés s’en expliquent clairement, il semble en effet que cette idée remette en cause toute la physique newtonienne. Il faut cependant rappeler que le choc fut modéré, en 1900, que l’idée de Planck ne fit pas d’éclat immédiat, et que Planck lui-même, qui l’avait formulée à contrecœur (ce qui donne à son hypothèse une force d’autant plus grande), la combattit en vain tout le restant de sa vie. Comme dans la spécialité cette découverte atteint au mythe, la paternité de Planck ou son importance dans la découverte sont sans cesse mises en cause, ce qui montre aussi de quoi s’occupe cette spécialité, accessoirement : de droits d’auteurs, de gloire et de reconnaissance.

Unanimes, les manuels de l’épopée quantique le sont quant au pas suivant. En 1905, au moment de la révolte d’Odessa, qui est le lever de rideau de la révolution russe, c’est le jeune Albert Einstein qui reprend l’idée des quanta, en friche depuis cinq ans, pour expliquer l’effet photoélectrique : l’énergie des électrons renvoyée par des métaux dépend de la couleur, c’est-à-dire de la fréquence, c’est-à-dire de la longueur d’ondes de quanta de lumière, et non de l’intensité de la lumière, comme on l’admettait jusque-là. Einstein se servit également de l’hypothèse des quanta pour expliquer la température des corps solides : la théorie habituelle permettait de ne pas se tromper pour évaluer les températures les plus hautes, mais il y avait une très grande disparité avec l’expérience pour les températures basses. Avec des paquets d’énergie, soudain, la théorie s’accorde à nouveau avec l’expérience.

Sur les étapes suivantes, les « historiens » de la physique quantique varient également assez peu. Il est seulement important de savoir que c’est grâce aux quanta que Niels Bohr put expliquer la stabilité des atomes (les spécialistes ne comprenaient pas comment les électrons, perdant de l’énergie du fait de leur mouvement accéléré, ne s’écrasent pas sur le noyau en une fraction de seconde). En 1913, appliquant l’idée des quanta à une représentation newtonienne orbitale de l’électron, Bohr postule que les rayons des orbites décrits par les électrons ne varient pas de façon continue, et ne peuvent pas descendre en dessous d’une orbite fondamentale ; l’orbite fondamentale correspond à la constante de Planck, et les autres orbites, à des multiples de cette constante. Les physiciens étaient en train de résoudre, aux moyens des quanta, les quelques contradictions de la physique newtonienne. Mais, ce faisant, ils se mettaient en contradiction fondamentale avec cette physique dans son ensemble.

La première difficulté à résoudre était que l’unité de base quantique n’était pas, de toute évidence, une onde. Donc elle était une particule. Mais, de toute évidence aussi, elle provoquait des interférences. Elle était donc une onde. Ces deux entités étaient jusque-là séparées, parce que les particules étaient des choses matérielles aux contours fermes et définitifs, alors que les ondes pouvaient interférer. La nouvelle théorie arriva donc à la conclusion que les particules, qu’on appelle parfois aujourd’hui les quantons, n’étaient ni ondes ni corpuscules mais pouvaient être perçues ou interprétées soit comme l’une, soit comme l’autre. Il y avait complémentarité entre les caractéristiques corpusculaires et les caractéristiques ondulatoires, en particulier l’interférence. Je m’empresse d’ajouter à l’attention de la grande multitude, les ignares et les dilettantes, que cette combinaison entre effet corpusculaire et effet ondulatoire est aussi extraordinaire pour les physiciens que la découverte de Planck. Il n’y avait aucun cadre de l’imagination pour se figurer un objet qui puisse être à la fois corpuscule et onde. Car l’imaginaire spécialiste, dilettante et ignare, façonné par la physique de Newton et le naturalisme plus ou moins matérialiste du XIXe siècle, a été et est resté largement borné par l’atomisme : dès qu’on sort du solide et du positif, on entre dans le désarroi et la confusion. Et pourtant, la petite communauté en ébullition finit par admettre ce qui, formulé trente ans plus tôt eût été une aberration ; et qui, hors de ces initiés, laisse largement indifférent.

A cette première réconciliation et validation de l’unité de base observée s’ajouta un formalisme mathématique, censé décrire cet objet. En 1927, Dirac réalisa une synthèse des deux formules déjà sur le marché, l’équation de Schrödinger et la mécanique matricielle de Heisenberg, dont la seconde au moins est apparue comme tout aussi étrange que ce qu’elle décrivait, puisque si les opérations de mesure de la position et de mesure de la vitesse sont faites dans le sens inverse, l’objet observé – le quanton – ne se trouve plus au même endroit ou n’a plus la même vitesse. Par ailleurs, l’équation de Heisenberg ne permet pas la localisation de cet objet qu’on ne peut pas se représenter, mais une approche statistique, un à-peu-près, un périmètre potentiel dans lequel on a les meilleures chances de détecter l’objet. Là encore, les disputes et le retentissement qu’ont eus, dans le milieu des physiciens, ces mises au point langagières, censées décrire ces objets hors norme, sont sans commune mesure avec l’effet communicable en les racontant aux non-initiés.

La même année, 1927, le « principe de correspondance » remanié, de Bohr, stipule que les lois quantiques valides au niveau de l’atome doivent tendre vers leurs analogues classiques dans la limite des grands nombres quantiques (lorsque le nombre de particules atteint un certain seuil, les résultats de la théorie quantique sont les mêmes que ceux de la physique newtonienne). La physique newtonienne devient ainsi un cas limite de la théorie des quanta. Ce résultat trace une première frontière entre la physique newtonienne des ignares et des dilettantes, et la physique des physiciens, puisqu’on peut tout à fait conférer un tel label à la physique des quanta. Un quart de siècle après l’énoncé de la constante de Planck, donc, la mécanique des quanta atteignit un plateau : unifiée en théorie, délimitée par rapport à la physique newtonienne, qui est conservée à l’usage des dilettantes et des ignares, elle « fonctionne », et elle est restée depuis fondamentalement inchangée.

 

4. Il faut peut-être rappeler à quel type d’objet nous sommes confrontés. Imaginons une sphère de 0,3 mm3 qui « peut approximativement figurer le traditionnel “point matériel” de la mécanique classique » et qui est à peu près la taille de « la petite sphère qui termine un crayon à bille » ; cette sphère serait « composée de 2 000 milliards de milliards de particules-quantons (protons, neutrons, électrons) ». (4) Ce sont des objets imperceptibles. Ils n’ont pas d’odeur, pas de goût, ne font pas de bruit, et un être humain ne peut jamais les toucher ou même les voir, serait-ce à travers le plus puissant des microscopes. Les « particules-quantons » sont des objets abstraits, des conséquences de déduction. C’est pour comprendre d’autres phénomènes, eux-mêmes abstraits, que les scientifiques en ont déduit l’existence de ces objets.

Si la physique, à l’orée de cette brutale série d’hypothèses pénétrant son territoire, avait acquis une prééminence dans l’autorité intellectuelle, c’est en partie en tant que représentante la plus crédible du matérialisme antidéiste. Les physiciens partent donc tous du présupposé de la matière, et c’est dans cette croyance absolue qu’ils se retrouvent face à des abstractions qu’ils traitent comme s’il s’agissait de matière. Et même dans leur formalisme mathématique les physiciens croient encore décrire de la réalité comme un donné, de la matière, du dur, du concret, c’est-à-dire de l’objet extérieur, extérieur à la pensée, de la chose en soi.

Or le formalisme des quanta a fortement secoué ces certitudes. Le mieux qu’ont pu faire ces descripteurs d’abstraction était de déclarer qu’on ne pouvait pas connaître à la fois la vitesse et la position d’un objet quantique, selon ce qu’ils appellent le principe d’indétermination de Heisenberg. Il s’avère donc impossible de connaître la trajectoire d’un tel objet entre deux mesures. On peut seulement délimiter le périmètre – une abstraction qui figure une sorte d’espace – dans lequel l’objet se trouve après et avant la mesure. Cette délimitation est décrite par une formule mathématique, qu’on appelle « fonction d’onde ». Les spécialistes des quanta énoncent donc mathématiquement le possible de l’objet quantique par ce qu’ils appellent un « paquet d’ondes » qui couvre l’ensemble du territoire éventuel des ondes (si l’on peut dire) dans lequel l’objet quantique peut se trouver ; la mesure, cette opération particulière de l’observation, leur permet d’affirmer un endroit précis où l’objet se trouve à un moment donné, ou bien sa vitesse, mais, répétons-le, pas les deux ensemble.

Ils appellent la suppression de ce possible, qui est comprise dans l’opération de mesure, « réduction du paquet d’ondes », puisque les ondes ne réfléchissent que la position virtuelle de ce à quoi la mesure attribue une position réelle. Au moment de la mesure, l’ensemble des ondes possibles disparaît pour ne laisser la place qu’à l’objet capté par la mesure. C’est comme si la mesure, parmi toutes les ondes du paquet, en choisissait une, au hasard ; mais cette formulation est évidemment absurde, puisqu’elle laisse entendre que les ondes du paquet d’ondes seraient autre chose qu’une éventualité mathématique ; l’onde déterminée par la mesure se trouve seulement parmi celles fantasmées dans la somme qu’est le paquet d’ondes.

Là encore, l’ordre de grandeur prêté au fantasme me paraît intéressant. Voici une description du phénomène de la réduction d’ondes : « Un atome errant dans le vide interstellaire se désexcite et émet un photon. Ce photon est représenté quantiquement par une onde sphérique issue de l’atome, se développant à la vitesse de la lumière et pouvant occuper une surface considérable dans l’espace. Si par exemple l’atome se trouve à une année-lumière de la terre, la surface en question, lorsque l’onde atteindra la terre, sera de 1027 km² (un milliard de milliards de milliards de km²). Supposons que sur la terre un observateur ait installé une cellule photoélectrique, qui par chance détecte ce photon et produit un signal enregistrable. Alors l’onde disparaît instantanément, et aucun autre observateur ne pourra plus détecter le photon. » (4) Les dimensions dans lesquelles s’abîment les physiciens sont désormais hors de contrôle de la pensée commune, qu’elle soit dilettante ou ignare : le territoire de l’onde est deux milliards de milliards de milliards de fois plus grande que la surface de la Terre (510 millions de kilomètres carrés), et la particule-quanton appelée photon, qui est représentée par cette onde, n’est elle qu’un deux mille milliardième de milliardième de la petite sphère qui termine un crayon à bille.

Le phénomène de la réduction du paquet d’ondes est le pivot des perplexités sur la réalité qu’ont balbutiées les physiciens des quanta. C’est un phénomène tout à fait connu dans la vie courante : j’ai des milliards de milliards de milliards de possibilités d’action dans la journée, et j’en réaliserai seulement quelques-unes : je réduis le possible au moment de la réalisation. Je réduis même tout le possible : aucun autre possible, pour la réalisation envisagée, n’est plus envisageable dès que je réalise. Je sais cela parce que je différencie ce qui est possible de ce que je réalise. L’énorme perplexité des physiciens vient d’abord de ce que, pour eux, le réel est un donné qui préexiste au possible. Heisenberg, en rappelant, au cours de la réflexion des physiciens, la vieille division aristotélicienne entre potentia et actua, passe même parfois pour le représentant fondateur d’une tendance idéaliste singulière. Alors qu’ils découvrent que la réalité n’est plus là où ils la présupposaient, religieusement, la plupart des physiciens continuent de réfléchir, de parler, d’expérimenter à partir d’une réalité comme donné. Avec les quanta, l’honnêteté qui leur restait au début du siècle dernier les a forcés de concevoir que ce qu’ils décrivaient avant réalisation était une hypothèse. De ce fait, ils n’arrivaient plus à situer la réalité, si bien que certains d’entre eux ont conclu que la réalité n’était au fond qu’une hypothèse. Au lieu de mettre en cause leur présupposé, qui leur aurait permis de conclure qu’il peut y avoir une réalité, même si elle n’est pas le commencement, les tenants de cette erreur logique ont amalgamé hypothèse et réalité parce que l’hypothèse préexiste à ce qui advient, et parce que le réel du matérialisme ou de la chose en soi préexiste également à ce qui advient.

Ou, pour dire cette perplexité de la manière dont l’a vécue l’écrasante majorité des membres de cette spécialité : comme ils croient qu’un objet n’a de réalité que si l’on peut déterminer sa mesure, les physiciens ont conclu que les objets quantiques n’avaient pas de réalité entre les mesures. Cette remarque à elle seule change le monde, parce que, dans ce cas, en quoi la mesure serait-elle source de réalité ? Quelle est la nature de la réalité, si elle n’est que dans la mesure ? Est-ce que la réalité a un sens ? Et à partir de là, les trajectoires de ces spécialistes par rapport à la réalité, qui reste la menace, le mystère et le fond de leur contemplation dans laquelle ils confondent l’observation et les abstractions qu’ils ont déduites en oubliant leur origine hypothétique, réalité dont ils prétendent tout de même rendre compte, ont vacillé plus gravement qu’une particule élémentaire frappée de plein fouet par un photon.

Il y a là deux erreurs qui me paraissent significatives. La première est de penser que le formalisme utilisé en mécanique quantique, qui est une façon logique et conventionnelle de décrire la cohérence de l’hypothèse des quanta, puisse être en quoi que ce soit un discours sur la réalité (la chose la plus importante effectivement réalisée par ce formalisme est justement cette cohérence ; mais elle ne concerne en rien une réalité préalable, et c’est un cas limite de réalisation, celui qui consiste justement à réaliser une abstraction). C’est un présupposé fondamental dans la physique quantique : les équations de Schrödinger, Heisenberg et Dirac sont considérées comme des descripteurs de la réalité, et comme des prédictions sur le déplacement d’une chose réelle entre deux mesures. Or, il ne s’agit ici que de la description de l’intervalle entre deux mesures. Cet intervalle n’a de sens que dans la continuité de la physique classique, qui stipule que tout ce qu’elle observe est issu d’une réalité préexistante, et qui impose des prédictions sur la réalité ainsi présupposée, pour vérifier la cohérence de l’hypothèse de ce que sont les quanta. Mais ces mesures ne portent que sur une hypothèse, consciente, mentale, pensée et non sur quelque chose qui existerait indépendamment de toute hypothèse, encore moins sur une réalité.

Il est fondamental, notamment du point de vue de la téléologie, que les physiciens quantiques considèrent le moment de la mesure comme le moment de la réalité. Car si je conclus de cette logique, c’est un constat qui affirme qu’une action humaine – la mesure – est déterminante dans la réalité. Mais c’est bien sûr insuffisant : la mesure, en effet, ne suffit pas à réaliser, elle n’est justement qu’une détermination de l’objet, mais cette détermination peut être une détermination hypothétique, une détermination potentielle et elle n’est pas nécessairement actuelle. Il me semble plutôt que l’action de mesurer n’est pas elle-même ce qui réalise la particule, mais que c’est l’acte plus large d’observer, qui par coïncidence dans la physique quantique est une mesure, qui « réalise » la particule. S’il y a bien réalisation de la particule, c’est plus probablement l’ensemble des opérations menées dans et autour de l’observation qui constituent, en commun, l’acte si difficile à délimiter de la réalisation.

Mais il s’agit bien sûr d’une illusion sur la réalisation, qui est elle-même issue du préjugé. Car, ce que fait la mesure quantique, n’est que de donner la position ou la vitesse du quanton. Elle dit simplement, à la grande confusion des physiciens, qu’entre deux mesures sa réalité n’est plus déterminable, au point même, stupeur, qu’il faille mettre en cause son appartenance à la réalité pour cette période d’intervalle obscur. S’il y a donc là un rapport avec la réalisation téléologique, c’est par ressemblance seulement : d’une part parce que la mise en cause de la réalité dans l’intervalle commence à poser la question de la réalité comme préalable, et d’autre part parce que l’observation active permet seulement le constat, est donc indispensable dans la détermination de la réalité.

Ceci amène à la seconde erreur de la physique quantique, plus commune mais plus lourde, qui est de penser que l’objet mesuré serait réel. Il n’y a aucune raison pour que la particule mesurée soit, elle non plus, autre chose qu’une hypothèse. Non pas à cause de la taille, ou de l’impossibilité sensorielle de vérifier cet objet ; mais parce que tout objet, toute chose, tout objet que nous appelons chose, comme cette lampe, comme cette ville ou comme un photon qui contribue à les éclairer, est seulement une hypothèse et sa représentation dans l’esprit. C’est par une série de déductions, qui a pour présupposé la réalité comme donné, que les physiciens sont arrivés à « découvrir » et à « formuler » les particules. Et parvenus au point où ces derniers éléments de réalité supposée ne se comportent plus selon le présupposé, ils sont restés incapables de mettre en cause le présupposé, qui était devenu préjugé ; même au moment où ils constatent, au bout de leurs déductions, que les plus petits objets de la matière dépendent entièrement de l’observation, ils ne parviennent pas à se délivrer du préjugé qu’il s’agirait là de la réalité.

En termes téléologiques, le rapport essentiel entre la particule et la réalité est le mouvement de la fin de la particule. Or la mesure des physiciens ne prétend pas mettre fin à la particule, mais seulement au paquet d’ondes qui décrit sa position possible entre deux mesures. Dans la mesure il n’y a donc réalisation que de la mesure, et c’est la seule réalité qui reste : même la réalité de la particule reste entièrement hypothétique.

Ces deux erreurs sont intéressantes, parce qu’elles se comportent comme une somme de contradictions entre une croyance – celle en la réalité a priori – et des observations qui aboutissent à nier cette croyance dans le fil de leur progression. Les dilemmes des physiciens des quanta atteignent ainsi au comique involontaire. Ils confinent aussi à l’attitude agaçante des personnes convaincues de la fausseté d’un paradigme central, et qui, au lieu de réorganiser leur vision des choses et du monde selon cette vérité, ne peuvent s’empêcher de se référer à l’ancienne idée, réfutée mais insuffisamment critiquée. La physique de Galilée et de Newton, celle qui pose la réalité comme donné, a joué ce rôle de paradigme détrompé mais indéracinable. Et comme cette théorie était le plus solide soutien à la réalité comme donné, celle-ci continue d’être le présupposé dominant même dans le petit milieu averti des physiciens quantiques. C’est comme si dans la publication on allait jusqu’à la hardiesse conséquente de la mise en cause du présupposé, alors que dans la routine même de la recherche, on continue de partir de ce même dogme.

 

5. Le milieu des physiciens est donc désemparé. Alors même que la physique avait hérité du commandement de la pensée dominante, ses spécialistes ont été plongés dans l’indécision et le déchirement, épreuve pour laquelle, comme il s’avéra, cette spécialité n’était pas préparée. Pendant qu’en Russie une révolution gueuse se trouvait attaquée par une contre-révolution bolchevique, la physique, nouveau stratège collectif de la contre-révolution française, restait enfermée sous sa tente, retenue par quelque trouble incommunicable. Mais dans la perplexité de cette prostration on aurait cherché en vain les colères meurtrières d’un Achille ou les fulgurances hardies d’un Hegel. La seule grande dispute qu’a engendrée publiquement la théorie des quanta est la dispute entre Einstein et Bohr. Elle porte évidemment sur la réalité.

Einstein a toute sa vie défendu la physique newtonienne, la réalité comme donné, la chose en soi. Cette défense de la tradition physique a culminé en 1935, lors d’un court article cosigné avec Podolsky et Rosen, et qui est considéré depuis comme contenant le paradoxe EPR, initiales des signataires. Dans cette expérience de pensée, les auteurs posent trois points en préalable : 1. Les prédictions de la physique quantique sont justes ; 2. Aucune influence ne peut se propager plus vite que la lumière, en accord avec la théorie de la relativité ; 3. Si, sans perturber d’aucune façon un système, on peut prédire avec certitude la valeur d’une quantité physique, il existe un élément de réalité physique qui correspond à cette quantité physique.

« Pour comprendre cette expérience, il faut savoir que la lumière, de même que la matière, possède une nature duelle, c’est-à-dire que, dans le monde physique interdépendant, ce qu’on appelle “photon”, “électron”, “matière”, manifeste, comme Janus, tantôt un visage de particule, tantôt un visage d’onde. C’est l’une des découvertes les plus déconcertantes de la mécanique quantique. Mais plus étrange encore est la découverte que ce qui fait la différence entre l’état particule et l’état onde d’un phénomène est la présence d’un observateur. Si j’essaie d’observer un photon avec un appareil de mesure, il apparaît comme une particule. Mais tant qu’il n’est pas observé, il demeure dans son aspect d’onde.

Cette onde se propage dans toutes les directions de l’espace, comme les ondes circulaires créées par une pierre qu’on jette dans un étang se propagent jusqu’à en couvrir toute la surface. On peut donc dire que le photon est partout à la fois dans l’espace. La mécanique quantique dit que, sans faire d’observation, je ne pourrai jamais prédire où sera le photon à un moment déterminé. Tout au plus pourrai-je évaluer la probabilité qu’il soit à tel ou tel endroit. Comme les vagues d’un océan, l’onde de probabilité associée au photon (calculée en 1926 par le physicien autrichien Erwin Schrödinger) possède des amplitudes variées à différents endroits. Les chances de rencontrer le photon sont maximales aux fortes amplitudes, et minimales aux faibles. Mais, même aux fortes amplitudes, on n’est jamais certain que le photon sera au rendez-vous. Il pourra y être par exemple trois fois sur quatre, ou neuf fois sur dix. La probabilité ne sera jamais de 100 %. Avant l’acte d’observation, la réalité du monde subatomique n’est donc que probabilités. Déterministe convaincu, Einstein ne pouvait accepter le rôle primordial que la mécanique quantique attribuait au hasard. “Dieu ne joue pas aux dés”, disait-il aussi. Il n’eut de cesse de trouver une faille dans la théorie de la mécanique quantique et dans l’interprétation probabiliste qu’elle donnait de la réalité. C’est à cette fin qu’il conçut l’expérience EPR.

L’expérience se déroule de la façon suivante : imaginez tout d’abord que vous utilisez un appareil de mesure qui permet d’observer le comportement des particules de lumière qu’on appelle “photons”. Considérons maintenant une particule qui se divise spontanément en deux photons A et B. En raison des lois de symétrie, ces derniers partent toujours dans des directions opposées. Si A part vers le nord, nous détectons B au sud. Jusque-là, apparemment, rien d’extraordinaire. Mais c’est oublier les bizarreries de la mécanique quantique : avant d’être capturé par le détecteur, A ne présentait pas un aspect de particule, mais celui d’une onde. Cette onde n’étant pas localisée, il existe une certaine probabilité pour que A se trouve dans n’importe quelle direction. C’est seulement quand il est capté que A se métamorphose en particule et “apprend” qu’il se dirige vers le nord. Mais si, avant capturé, A ne “savait” pas à l’avance quelle direction il allait prendre, comment B aurait-il pu “deviner” le comportement de A et régler le sien de façon à être capté au même instant dans la direction opposée ? Cela n’avait aucun sens, à moins d’admettre que A pouvait informer instantanément B de la direction qu’il avait prise. Or, la théorie de la relativité, si chère à Einstein, implique qu’aucun signal ne peut voyager plus vite que la lumière. “Dieu n’envoie pas de signaux télépathiques”, disait-il, ajoutant qu’il ne pouvait y avoir de mystérieuse action à distance.

Sur la base de cette expérience de pensée, Einstein a donc conclu que la mécanique quantique ne donnait pas une description complète de la réalité. Selon lui, A devait savoir quelle direction il allait prendre, et communiquer cette information à B avant de s’en séparer. Les propriétés de A devaient donc avoir une réalité objective indépendante de l’acte d’observation. L’interprétation probabiliste de la mécanique quantique, selon laquelle A pourrait se trouver dans n’importe quelle direction, devait être erronée. Sous le couvert de l’incertitude quantique devait se cacher une réalité intrinsèque et déterministe. Selon Einstein, la vitesse et la position qui définissent la trajectoire d’une particule sont bien localisées sur la particule, indépendamment de l’acte d’observation. Il souscrivait à ce qu’on appelle le “réalisme local”. La mécanique quantique ne pouvait rendre compte d’une trajectoire définie de la particule, car elle ne prenait pas en considération des paramètres supplémentaires appelés “variables cachées”. Elle était donc incomplète. » (5)

Un des résultats les plus troublants de la théorie des quanta montrait que si on prend une paire de particules, la vitesse et la position de chacune des particules sont indéterminées avant la mesure, mais la mesure de l’une détermine la position ou la vitesse des deux. Une paire de particules, en effet, peut devenir inséparable : toutes deux se meuvent l’une en fonction de l’autre. Les particules sont dotées d’un « spin » : « Moment cinétique propre d’une particule en rotation sur elle-même » (‘Littré’) ou « sorte de moment angulaire interne de l’électron et d’autres particules » (6). Nottale dit du spin que c’est « la première quantité quantique qui n’a plus de contrepartie classique ». Et il raconte ainsi l’inséparabilité ou la non-localité des particules : « Deux particules de spins inverses mais non définis sont émises dans deux directions opposées. Les valeurs des spins sont ensuite mesurées au même instant sur les deux particules. (…) Aucun des deux spins n’a de valeur bien définie, mais néanmoins leur somme est nulle avec certitude. » (6) C’est ce résultat qui ne correspondait pas à la physique classique et dont traite le paradoxe EPR. Einstein niait en particulier l’inséparabilité ou l’indétermination des particules, et attribuait cette indétermination, dans la théorie des quanta, à une insuffisance théorique.

L’inséparabilité ou indétermination met en effet en cause au moins l’un des trois points stipulés par le paradoxe EPR. Pour le point 2 : « (…) au moment de la mesure des spins des deux particules, ces dernières peuvent être arbitrairement distantes ; si l’on voulait raisonner en termes de transport d’information (en supposant que, dès qu’un des deux spins est mesuré, l’information sur le résultat se transporte jusqu’à l’autre particule, permettant ainsi l’obtention d’un spin opposé), cette information devrait aller plus vite que la vitesse de la lumière, en contradiction avec la relativité restreinte ! » (6) Ou alors, si la vitesse de la lumière n’est pas dépassée, il ne peut pas exister un élément de « réalité physique » qui peut correspondre à cette mesure, et c’est le point 3 qui est invalidé. Pour Einstein, cela signifiait que la théorie des quanta était incomplète. C’est pourquoi il stipulait des « variables cachées » non encore découvertes.

Bohr répondit à cette prise de position en proposant d’abord d’éviter tout raisonnement sur la réalité. Il affirme ensuite que la vitesse de la particule n’est pas une propriété en propre de la particule, mais qu’elle est partagée entre l’instrument de mesure et la particule. Ce qu’on peut exiger d’une théorie, selon Bohr, c’est qu’elle sache décrire une expérience, c’est-à-dire que sa définition rende compte du dispositif expérimental, et qu’elle sache prédire, c’est-à-dire qu’à partir de cette définition, les résultats observés soient conformes à la prédiction. La théorie des quanta « épuise les possibilités de prédiction » dans toutes les situations expérimentales permettant l’apparition d’un phénomène. Elle est donc complète, et correspond au mieux de ce qu’on peut attendre d’une théorie en physique : être un outil de travail.

C’est là une dispute entre deux conservatismes. Einstein part d’une intangible croyance dans la réalité comme donné. C’est ce présupposé-là, violemment ébranlé par la physique quantique, qu’il ne voulait surtout pas voir remis en cause. C’est à la physique quantique à se plier à une définition de la réalité comme chose en soi, et non à l’humain de comprendre le monde à travers les perspectives qu’offrent les contradictions qu’il découvre. Si la théorie quantique ne parvient pas à la réalité, c’est donc elle qui est fautive, insuffisante. Et quel vocabulaire pour défendre cette position religieuse ! Il y a donc des « variables cachées » ! On remarquera que ce terme représente ce que même Einstein ne pourrait appeler une réalité. C’est là une abstraction, à la fois mystérieuse et mathématique, qui manquerait à la théorie pour retrouver la réalité comme préalable immuable, comme l’était, très peu de temps avant le naturalisme physique, l’abstraction et hypothèse appelée Dieu. Et c’est la découverte, qui est peut-être la plus importante de la physique de tout le siècle, qu’Einstein, qui pourtant y a si bien contribué, rabaisse tant dans sa tentative de conserver une réalité préalable, indépendante, en soi : l’observation modifie fondamentalement ce qui est observé.

Car la seule certitude à laquelle prétend la physique quantique, c’est que l’objet quantique n’existe « concrètement » que lorsqu’il est observé. Entre les observations, il est indéterminé au point qu’on ne peut affirmer ni sa position ni sa vitesse, et même pas une existence physique vérifiable, je veux dire dans le sens qui satisferait les physiciens. L’objet quantique, unité physique de tout ce qui est, n’existe donc que dans l’observation. On a bien là une négation de la chose en soi, beaucoup plus puissante que celle de Mach, parce qu’elle n’émane plus d’un seul penseur qui peut être décrié comme « idéaliste bourgeois », mais parce qu’elle est la conclusion de toute la spécialité des physiciens qui partent du présupposé inverse, c’est-à-dire de la chose en soi, de la réalité comme donné. Einstein, probablement aussi à cause du lien « progressiste » installé entre le naturalisme agnostique ou athée, du XVIIIe siècle, critique du dogme divin, et le matérialisme borné de la contre-révolution russe, représente, du haut de sa très forte autorité, la dernière résistance de ce « réalisme » classique, dans la physique à son apogée. On trouve cependant aujourd’hui aussi des spécialistes qui, du haut de leur autorité intellectuelle de scientifiques, radotent avec autant d’arguments qu’un curé ou qu’un Lénine quelque « évidence » matérialiste, comme ce même Bricmont partenaire de Sokal, dans une revue anarchiste parue en 2004 : « Une partie de la critique des sciences s’est déplacée sur la critique de notions telles que l’objectivité et la rationalité. On a parfois l’impression, lorsqu’on lit certains textes philosophiques liés à cette mouvance, qu’on a reculé de plusieurs siècles pour retomber dans un idéalisme où tout n’est que représentation, discours, langage et où le réel n’existe qu’entouré de guillemets. Contre cette démarche, il faut sans cesse répéter certaines évidences : ce ne sont pas les hommes qui ont créé le monde, mais le monde qui a produit les hommes ; ceux-ci sont apparus suite à une évolution qui n’a été possible que parce que notre univers possède une certaine structure physico-chimique. Et c’est le cerveau qui produit la pensée, pas l’inverse. » (7)

La position de Bohr, qui en 1927 étalait combien il était lui-même scandalisé par la nouveauté de ce qu’il découvrait en affirmant « Qui n’est pas choqué par la théorie des quanta ne la comprend pas », est devenue la position orthodoxe de la spécialité, celle dite de l’école de Copenhague. Son argumentation porte sur la place et la validité d’une théorie. Elle laisse ouverte sa position sur la réalité qui ne peut qu’être déduite de cette indétermination volontaire. Mais la déduction qui en a été faite est que l’observation, ou la mesure, sont bien constituantes de la réalité. Ce qui nie une réalité indépendante de l’observation, une réalité indépendante de l’action humaine, même s’il a parfois été soutenu que les animaux, voire les particules elles-mêmes étaient capables d’observation.

La position de Bohr est fort comparable à celle du jeune Wittgenstein : un mélange curieux et volontariste de modestie et de péremption bornée. La modestie consiste à dire qu’une théorie n’est qu’opérationnelle. Que demander de plus que de la voir fonctionner, que de la voir prédire des faits justes ? Qu’elle soit positive et utile, voilà le but intrinsèque de toute théorie. Il y a là un côté grossièrement réducteur. Cette position décrète de manière prétentieuse à partir de la seule logique d’une pensée partielle ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. Ensuite, elle s’interdit de remettre en cause la réalité. C’est là où se situe son conservatisme profond parce que c’est bien la remise en cause de la réalité qui est la question dangereuse qui hante toute la théorie des quanta. Comment, du reste, remettre en cause ce que nous croyons de la réalité, si nous n’avons pas la possibilité de l’exprimer par une théorie ? Bohr permet en fait de tolérer les deux conceptions de la réalité qui justement sont contradictoires, et donc de ne pas trancher sur la question centrale, celle de la réalité. Les quanta sont l’unité de base de la « matière », mais les physiciens des quanta vont mettre des œillères, et ne pas interférer dans la conception qui sous-tend les disciplines qui continuent de ratiociner à partir de la théorie de Newton, pourtant démentie, comme en biologie par exemple. Et ces autres disciplines vont également respecter ce pacte de non-résolution : que chacun continue tranquillement à développer sur des bases contradictoires des projets qui fonctionnent dans ce monde. Il y a là une résignation à vouloir comprendre, une hypocrisie qui permet de vivre avec des contradictions sans avoir à les résoudre, une acceptation de ce qui est là, car ce qui fonctionne fonctionne dans un cadre social et historique particulier, pas anodin, cautionné par cette position d’autruche fiérote. La position de Bohr, en se déclarant incompétente sur la réalité, renie la vieille exigence de vérité de la science naturaliste, qui est encore fondamentalement celle d’Einstein et qui impose d’envisager les conséquences des découvertes : si les objets quantiques sont effectivement des constituants de base de la matière, leur fonctionnement confirme, infirme ou interroge la réalité.

A tout prendre, le conservatisme d’Einstein m’est plus sympathique que celui de Bohr. Einstein dit en substance : notre théorie est jeune, elle est certes surprenante ; il y a une contradiction majeure. Mais, devant cette insuffisance, accordons plutôt le bénéfice du doute à nos croyances antérieures plutôt que de les nier trop vite au profit d’une somme d’explications elle-même manifestement insuffisante. Einstein avait peut-être compris que, si on était conséquent, il faudrait transformer notre vision bien au-delà de la réalité physique. Il a donc préféré soumettre à la communauté scientifique son « paradoxe » EPR, à résoudre de manière expérimentale ; prudent, peu enclin au changement, fidèle à une croyance dominante et invérifiée, mais n’excluant pas sa remise en jeu.

Le malaise de toute la profession devant cette dispute de principe étouffée s’est réveillé peu de temps après, détourné dans un débat moral sur la responsabilité des scientifiques par rapport à la bombe atomique qui n’aboutit évidemment pas à clarifier le différend. Fondamentalement, l’ensemble des physiciens a eu une attitude sociale-démocrate : non à la bombe atomique en général, mais oui à la bombe atomique contre Hitler. La petite communauté physicienne a trouvé là un de ses crépuscules : elle a favorisé la construction de la bombe, mais bien entendu, elle n’a pas eu l’accès au bouton rouge. La prolifération nucléaire de la deuxième moitié du siècle est un résultat assez clair sur l’échec de cette tentative détournée de discuter les conséquences des découvertes. Cette prolifération est la conséquence de la position de Bohr : appliquons ; mais ne laissons pas nos doutes et nos questions interférer avec nos applications. Bohr, l’un des principaux théoriciens de la fission nucléaire, a participé directement à l’élaboration de la bombe atomique américaine ; il a ensuite fondé le mouvement antinucléaire avec Bertrand Russell ; son disciple et ami Heisenberg a dirigé le programme nucléaire nazi ; et Einstein, pacifiste déclaré, mais tout aussi alarmé que Bohr par la capacité de la dictature allemande à fabriquer la bombe atomique, a initié, grâce à sa notoriété, le programme nucléaire américain dans une lettre au président Roosevelt. Mais ce n’est pas contre l’Allemagne, mais contre le Japon, que ces bombes ont été utilisées, illustration létale et caricaturale de la perte de contrôle de ces spécialistes, hors de toute conception de la totalité et de l’histoire.

Le péremptoire de l’école de Copenhague est dans l’attitude arrogante et bornée à l’intérieur de la spécialité, consolidée hors mesure et bétonnée dans des codes de langage et de pensée inhérents à ce repli. On peut résumer cette prétention de Bohr par son affirmation que la théorie des quanta serait « complète ». A ce détail sémantique on voit, une fois de plus, que le vocabulaire des physiciens dépasse très sensiblement leur objet. Et ce n’est pas seulement parce que leur objet, le monde physique, est très sensiblement hypertrophié dans leur propre perception, c’est-à-dire que, selon la vieille croyance justement niée par l’école de Copenhague, le monde physique est le monde, mais c’est aussi parce que la complétude suffit aux critères énoncés dans le cadre étroit de la théorie des quanta, telle qu’elle était en 1935. Le terme de complétude indique la satisfaction et la satisfaction est le contraire de ce que je ressens, même devant la définition de la complétude quantique. Voilà des gens qui statuent sur ce qui a du sens ou ce qui n’en a pas, selon leurs propres croyances, selon leurs œillères et leur bonne foi murée dans le détail ! Insolents scientifiques ! Depuis au moins cent ans, il manque d’autres Sokal et Bricmont, non issus de ce sérail prétentieux où l’on proclame avec une morgue sans argument que c’est le cerveau qui produit la pensée, pas l’inverse, ben voyons, pour rappeler aux physiciens leurs abus de langage, qui oscillent entre la stupidité égocentrique de la prétendue «  complétude » de la théorie des quanta, ben voyons, et les dénominations faussement adolescentes et semi-marketing du type « big bang ». Ben voyons.

La non-communication de la physique quantique hors de la spécialité n’a pas son fondement dans l’hermétisme, pourtant manifeste, de son jargon, mais dans la mise en cause implicite du monde en place. Comme l’observation des objets quantiques est nécessaire à leur « réalité », il a fallu en conclure que l’observation était indispensable à la réalité. Si tel est le cas, il n’y a plus d’objectivité puisque la réalité n’a plus lieu en dehors de l’intervention subjective de l’observateur. Les objets ne peuvent plus être en soi puisque l’action effective de l’observateur extérieur leur est nécessaire. S’il n’y a plus d’objet en soi, il n’y a plus de causalité, il n’y a plus de déterminisme. Et il devient urgent de s’interroger, non plus sur ces objets qui révèlent le caractère illusoire de la réalité comme préalable, mais sur la réalisation, sur la façon dont nous rendons réels les objets, et en premier lieu sur ce qu’est donc une observation. Dans le monde des objets en soi, l’observation ne modifie pas les objets : elle est passive et inessentielle, potiche. Dans la vision d’objets dépendants de l’observation, l’observation devient une action redoutable. Ceux qui sont des observateurs, dans notre société, ne sont plus de gentils savants ou de dégourdis journalistes, innocents et neutres, mais de dangereux tireurs embusqués. Enfin, si la réalité ne préexiste pas à la mesure, et si la réalité n’est pas une fiction, alors il faut au moins envisager un monde où la réalité est un résultat, et où la réalité est à la fin, laissant à tout ce qui n’est pas à la fin un statut et une organisation qui restent à définir en fonction de cette fin, de ce résultat.

Contrairement aux penseurs de la physique d’Aristote à Newton, ceux du XXe siècle se sont arrêtés abruptement devant leur objet dès qu’il a commencé à prendre de la grandeur. C’est le véritable résultat du débat entre Einstein et Bohr : comment empêcher les ignares issus de la défaite de la révolution russe et de la première moitié du siècle, puis de la révolution iranienne jusqu’à nos jours, de débattre de ce que signifie ou implique la réalité comme résultat, l’observation comme participante indispensable de tout ce qui est ? La dispute Einstein-Bohr est un barrage prophylactique qui enferme les découvertes des quanta dans la spécialité. C’est comme si une congrégation de moines dévots était, par un cheminement logique interne à ses dogmes, parvenue à considérer que l’idée de Dieu n’est plus tenable : ils se seraient disputés sur la façon de sauver, comme première priorité, la congrégation. Einstein affirme qu’il y a insuffisance dans la logique employée, ce qui, pour l’ignare et le dilettante, signifie que les spécialistes n’ont pas encore trouvé la formulation juste et qu’il est trop tôt pour s’y intéresser ; Bohr réplique qu’il ne faut se servir de ces résultats que de manière opérationnelle, mais sans jamais poser la question de Dieu. Qui, à l’extérieur de la congrégation, oserait utiliser les thèses qu’elle a développées, à son corps défendant, pour oser montrer que Dieu, ou la réalité comme préalable, n’étaient que des hypothèses utiles à un moment donné, mais insuffisantes et donc fausses maintenant ?

 

6. La physique quantique, ainsi mise à l’abri de la critique extérieure, a donc continué de se développer, d’abord sur la base du différend Einstein-Bohr. Il faut dire que, d’après tous les témoins, Einstein a perdu à plates coutures. La non-séparabilité des quantons, indépendamment de leur distance (« deux systèmes quantiques qui ont interagi sont décrits par une fonction d’onde unique, quel que soit leur éloignement ultérieur, et cela jusqu’à ce que l’un des deux fasse l’objet d’une mesure »), a été vérifiée, de manière formelle au début des années 1980, par les expériences d’Aspect : « (…) dans certaines circonstances très particulières deux photons qui ont interagi dans le passé ont des propriétés que leur distance mutuelle, aussi grande soit-elle, ne suffit pas à séparer. Ils constituent un tout inséparable même lorsqu’ils sont très éloignés l’un de l’autre : ce qui arrive à l’un des deux, où qu’il soit dans l’univers, est irrémédiablement intriqué avec ce qui arrive à l’autre photon dans un autre lieu de l’univers, comme si un lien quantique, immatériel et instantané, les tenait ensemble. » (8) En d’autres termes : ces photons inséparables « violent » les « inégalités de Bell », qui était un théorème posant des « restrictions » sur les résultats de certaines mesures quantiques pour qu’elles correspondent aux trois points de la définition EPR. En d’autres termes encore : deux particules qui ont interagi dépendent l’une de l’autre quelle que soit leur distance. Quand on mesure n’importe laquelle des deux, on a mesuré l’autre, même si leur distance est plus grande que celle que l’information pourrait parcourir à la vitesse de la lumière. En d’autres termes : la mesure d’un objet quantique peut, dans certaines circonstances, déterminer la position d’un autre en contradiction soit avec le point 2, soit avec le point 3 du paradoxe EPR. Il n’y a pas de «  variables cachées ».

Le « réalisme », fortement éprouvé par cette conclusion, n’est pas tout à fait mort, cependant. Bohm, un peu avant ces expériences fatales, avait développé une théorie de « l’onde pilote » : un objet quantique serait en fait un corpuscule piloté par une onde. Il y a de nombreux inconvénients à cette théorie, en particulier que l’onde, qui pourtant interagit avec l’électron, ne transporte pas d’énergie. Cette théorie d’un potentiel quantique indétectable (c’est sa « variable cachée », c’est-à-dire ce en quoi cette théorie s’avoue elle-même insuffisante, incomplète) semble en contradiction avec la théorie de la relativité. Si certains disciples de Bohm ont voulu radicaliser le matérialisme qu’il permettait d’envisager, Bohm lui-même semble avoir adopté une position médiane entre ce matérialisme et l’idéalisme : « Selon lui, la réalité profonde n’est ni l’esprit, ni la matière, mais une réalité d’une dimension supérieure qui est leur base commune et dans laquelle prévaut l’ordre impliqué. » (4)

Comme on le voit même à travers cet avatar fantaisiste des théories réfutées de la substance universelle, l’essentiel de la profession des physiciens quantiques est devenu ce qui aurait tant scandalisé Lénine : franchement idéaliste. Ce qui est le plus remarquable dans cette orientation qui s’est dessinée depuis plus d’un demi-siècle de progrès frénétiques de l’information dominante, c’est que le monde extérieur à cette spécialité l’ignore ou n’en tient pas compte. La petite congrégation des moines dévots de la réalité a priori est devenue très majoritairement athée, ne croit plus à une réalité a priori, mais elle continue à servir un monde fondamentalement déiste, c’est-à-dire qui croit dur comme fer à la réalité a priori, et ce monde à l’inquisition inexorable feint d’ignorer la secte des physiciens parce que cet athéisme idéaliste, ou plus exactement cette hérésie athée, n’est pas prosélyte : elle n’est pas, comme un nouveau catharisme, parvenue jusqu’aux dilettantes et aux ignares.

Il faut dire que les principales subdivisions de cet idéalisme nouveau sont assez pauvres, et peu convaincantes. L’école de Copenhague a tenu bon face à Einstein, rejetant les « variables cachées », mettant en cause la matière comme présupposé, soutenant également contre Einstein le principe d’indétermination, et mettant en doute l’existence de la particule entre les mesures. Sur la question de la réalité, ce groupe qui représente l’orthodoxie des quanta se contente de stipuler, à la suite de Heisenberg, la différence redécouverte entre la potentialité, qui est la mise en hypothèse formaliste de la particule avant la mesure, et l’actualité, qui est la réalité de la particule au moment de la mesure. Ce retour aristotélo-hégélien montre assez bien comment Heisenberg, le principal théoricien de l’école de Copenhague, tentait d’intégrer, sans heurts, la physique quantique dans la philosophie classique. Il raconte lui-même un débat avec une kantienne, où la critique de l’a priori kantien s’est diluée dans l’hypothèse d’un système où l’a priori ne serait pas supprimé, mais englobé, relativisé, comme une sorte d’outil dans une connaissance plus vaste.

Surtout grâce à l’école de Copenhague, la théorie des quanta est restée prisonnière de la sphère des spécialistes. Si cette théorie peine toujours à s’infiltrer dans la sphère des dilettantes, ce n’est pas seulement parce qu’elle est arrivée au moment où les dilettantes commençaient à admettre la supériorité des sciences exactes, justement parce qu’elles étaient objectives, et que l’observateur n’y jouait aucun rôle, ce que les dilettantes ont réussi à inculquer aux ignares. Ce contre-pied par rapport à la pensée du large nombre aurait facilement pu être compensé, mais la théorie des quanta s’est aussi défendue de cette popularisation par ses formulations. Et ce n’est pas seulement parce qu’elle privilégie les mathématiques comme hermétisme-alibi de son incapacité à s’expliquer : elle s’est retrouvée elle-même devant un dysfonctionnement du langage dans lequel elle pourrait parler. Mais le résultat n’a pas été de corriger ou de supprimer cette part de langage incohérent et erroné héritée de la physique classique ; le résultat a été de conserver, côte à côte et coûte que coûte, la série d’hypothèses classiques dont on venait de prouver qu’elle était fausse, et l’hypothèse de cette fausseté, qu’on a continué à développer. Heisenberg explique que cette contradiction (qu’il appelle paradoxe, comme c’est le cas pour chaque contradiction qu’on a renoncé à résoudre) est nécessaire, parce que « les concepts de la physique classique ne sont qu’un affinement des concepts de la vie quotidienne et constituent une part essentielle de la langue, qui constitue le présupposé de toutes les sciences naturelles. Notre situation réelle dans les sciences naturelles est telle que nous utilisons effectivement et devons utiliser les concepts classiques pour la description de nos expériences, car sinon nous ne pourrions nous faire comprendre ». Il est tout à fait remarquable, que la conservation d’un langage périmé, et même faux, se justifie pour un « scientifique », qui a vocation de dire la vérité, parce que ce langage est compréhensible, et c’est d’autant plus remarquable pour l’un des principaux théoriciens d’une théorie qui est effectivement restée incomprise en dehors du noyau de ses spécialistes. Si la théorie des quanta est si mal connue aujourd’hui, c’est en grande partie à cause de cette inconséquence des spécialistes qui ont reculé devant ses conséquences, parce que ces conséquences sortaient de la sphère spécialisée à laquelle ces spécialistes s’étaient résignés.

L’école de Copenhague a le mérite d’avoir poussé la redéfinition des questions centrales de l’humanité jusqu’aux abords du champ de bataille ; elle a la honte de s’être toujours arrêtée avant la confrontation, dans la fausse modestie dilatoire, dans les tentatives de conciliation ou dans la soumission aux intérêts supérieurs des employeurs de la profession des physiciens. Car les physiciens sont souvent d’abord des ventres, une profession, des employés. Et, au XXe siècle, c’est leurs résultats théoriques qu’ils vendent. Leurs patrons, Etats ou entreprises, qui les payent, ont construit leurs bénéfices et les salaires et les subventions qu’ils distribuent, avec une générosité toute partiale, sur les applications de la physique newtonienne. Ils veulent bien d’une autre physique, surtout quand elle est opérationnelle, c’est-à-dire source de bénéfices, mais pas au détriment de celle sur la base de laquelle ils exploitent la planète et l’immense majorité des pauvres modernes. Le réflexe corporatiste de défense de la profession qui coopte ses membres face à la vérité a renforcé et protégé la physique quantique au détriment de la critique de l’organisation du monde, et le courant considéré comme orthodoxe, l’école de Copenhague, a plus que tout autre contribué à cette misère.

Il n’a pas manqué de tendances qui ont voulu faire l’économie d’un compromis avec le matérialisme ambiant. Mais pour cette raison justement, elles ont été peu suivies. C’est d’abord une tentative attribuée à Wigner, qui consiste à « démontrer » que la réduction du paquet d’ondes est un acte de la conscience : « C’est l’entrée d’une impression dans notre conscience qui altère la fonction d’onde car elle modifie notre évaluation des probabilités pour les différentes impressions que nous nous attendons à recevoir dans le futur. C’est à ce moment que la conscience entre dans la théorie de façon inévitable et inaltérable. Si on parle de fonction d’onde, ses changements sont couplés avec l’entrée des impressions dans notre conscience… En physique quantique, l’être conscient a obligatoirement un rôle qui est différent de celui de l’appareil inanimé. » (9) Ses critiques ont observé que Wigner ne décrit pas suffisamment ce qu’est la conscience. D’autre part, l’influence de la conscience sur la mesure est mise en échec lors de l’enregistrement automatique, qui donne des résultats quelle que soit la conscience qui finit par les relever.

Avec l’idéalisme conscientocentrique, où la conscience est toute pensée, et où tout dépend donc de l’individu, c’est comme si la vaste vague d’aliénation qui s’est développée depuis deux siècles n’avait laissé aucune conclusion. Les limites du solipsisme ont tout de même montré à quel point le conscientocentrisme est un spiritualisme anti-spirituel, un feu coupe-feu, une véritable censure de la conscience sur une véritable théorie de l’esprit. Ce n’est évidemment pas quand ma conscience s’arrêtera que le Soleil s’arrêtera ; mais si ce que nous appelons Soleil existe jusque-là, c’est quand la dernière conscience, où ce qui en est issu, s’arrêtera que le Soleil, qui est une forme de l’esprit, perdra tout fondement. Car le fondement du Soleil est que l’idée du Soleil puisse être partagée par l’ensemble de la pensée, c’est-à-dire la pensée du genre humain, dans son mouvement essentiel que nous appelons l’aliénation, que nos consciences le sachent ou non. Le conscientocentrisme de Wigner est l’une des multiples tentatives d’attribuer à l’individu séparé ce qui ne peut plus être laissé à la matière, plutôt que de l’attribuer à l’esprit, qui est la pensée générique de l’humanité.

La théorie d’explication des quanta qui se rapproche le plus de la position de la téléologie moderne, c’est-à-dire qui tient en compte l’esprit, est l’interprétation dite d’Austin. C’est dans l’université de cette ville texane que Wheeler est arrivé à la conclusion que la réalité dépendait du choix de l’observation, d’un acte par conséquent : « Pour Wheeler, l’essence de l’existence – le réel – réside dans la signification, et l’essence de la signification dans la communication, définie par la conjugaison de toutes les preuves qu’ont en main ceux qui communiquent. » (9) Mais si, dans cette interprétation, c’est bien dans un choix, un acte conscient, que se situe le moment où se forme la réalité, la conscience, mise en avant par Wigner, n’est pas l’élément déterminant comme le suggérait Wheeler : « Ne faisons pas de la conscience la condition préalable de ce que nous appelons, en mécanique quantique, l’acte élémentaire d’observation. » Comme pour Bohr, il n’y a pas de réalité en dehors de la mesure, « le possible devient l’actuel, le réel, au moment où la mesure est enregistrée. Reste à savoir quand cela se produit. Cherchant à préciser ce point, l’école d’Austin s’appuie sur le postulat de la communication ; la réduction de la fonction d’onde a lieu lorsqu’un acte irréversible d’amplification met fin au processus quantique élémentaire » (9). L’acte, ici, met fin à du possible, ce qui est exactement le sens de la réalité : la fin irréversible d’une pensée. L’école d’Austin va même jusqu’à soutenir que le choix de l’observation crée une réalité dans le passé : « Ainsi l’expérience de choix différé montre, semble-t-il, qu’un choix de mesure aujourd’hui sur la Terre, détermine la trajectoire suivie par le photon, il y a des milliards d’années, aux abords de la galaxie. Par là, soutient Wheeler, l’observateur crée la réalité. » (9)

Il faut ajouter que la théorie de la communication d’Austin qui est sous-jacente à ce résultat de réflexion semble assez laborieuse. Et il faut aussi rappeler que l’école d’Austin ne prétend pas étendre ses réflexions sur la réalité aux objets macroscopiques, apparemment seulement laissés en dehors de la théorie, et donc toujours parfaitement en contradiction avec elle. Mais à travers l’idée même que la communication est constitutive de la réalité, même si la conception de la communication de l’école d’Austin est certainement en contradiction avec celle de la téléologie, l’un des principes fondateurs de la téléologie moderne transparaît dans la théorie des quanta : c’est « le monde », l’humanité, l’esprit dans l’interdépendance de ses éléments, qui produit chacun de ses éléments ; et à travers sa position sur la réalité, c’est un autre principe de la téléologie qui est aussi énoncé : la réalité est un résultat, et ce résultat est un résultat de la pensée. L’exclusion de la conscience de Wigner mais aussi de celle de Hegel comme essence constitutive de cette réalité, au profit de la communication justement, permet au moins de tracer un parallèle avec la téléologie : c’est donc une pensée, non individuelle ou non uniquement ou essentiellement individuelle, qui crée la réalité.

Enfin, pour l’anecdote, l’une des théories développées à partir des résultats observés sur les quanta est celle des « mondes parallèles ». Cette théorie, attribuée à Everett, nie la réduction du paquet d’ondes, et propose de considérer que toutes les positions ou vitesses possibles ont effectivement lieu lors de la mesure effective. Chacune d’entre elle développe un univers – il y a donc à chaque instant des milliards et des milliards d’univers parallèles, différents, puisque bâtis sur des résultats différents. Evidemment, aucun de ces univers parallèles n’est connaissable dans aucun autre. La honte de notre époque nous oblige à signaler que cette hypothèse « scientifique », qui présuppose et construit à partir de l’inconnaissable, est encore aujourd’hui l’une des principales tendances, parmi les physiciens eux-mêmes, dont on voit ainsi la déchéance métaphysique, fort en opposition à l’image de rationalistes impeccables dont ils continuent de jouir parmi dilettantes et ignares. Et la persistance d’une telle science-fiction confirme un autre aspect, non moins répugnant, de la spécialité des physiciens de ce siècle, la glorification de l’adolescence attardée. Outre une certaine culture de l’humour potache inoffensif, toutes les manifestations du collégien américain sympathique sont systématiquement mises en scène par cette spécialité qui veut peut-être inconsciemment passer pour immature, du nœud papillon à pois aux hypothèses loufoques et aux références à une période de mue mal digérée et bagatellisée jusque si tard dans l’âge sénile qu’il serait plus logique d’en conclure à une sorte de grave malaise à l’origine même de la spécialité.

 

7. A la fin du siècle, la théorie de la « décohérence » se propose une explication plus complète que celles qui avaient jusque-là marqué la délimitation entre un univers quantique et l’univers newtonien classique. Cette théorie a donc pour première fonction d’expliquer et d’entériner la cohabitation entre la façon de voir classique, commune aux dilettantes et ignares, et celle, très majoritairement idéaliste, de nos physiciens des quanta. «  Développée dans les années 1990, cette théorie explique que c’est leur interaction avec leur “environnement” qui fait très rapidement perdre aux objets macroscopiques leurs propriétés quantiques. L’environnement, constitué de tout ce qui baigne les objets, par exemple l’air dans lequel ils se propagent ou, si l’on fait le vide, le rayonnement ambiant, agit en somme comme un observateur qui mesure les systèmes macroscopiques en permanence, ce qui élimine toutes les superpositions à cette échelle, et donc également les interférences. » (8)

A travers leurs tentatives de transformer leurs déductions physico-mathématiques en discours sur le monde, les physiciens ont montré que ces déductions sont aussi relatives que leurs extrapolations. Ce qui m’intéresse dans la théorie de la décohérence, c’est d’y voir justement poindre l’idée de relativité : l’ensemble du monde, le système des pensées que nous définissons comme des choses, s’autocontrôle et s’équilibre. On rejoint là les positions de Whitehead et de Quine, pour qui l’ambiant était modifiable, mais chaque modification entraînait d’autres modifications, qui finissent par se stabiliser en un système remanié ; le plus souvent, ces remaniements seraient imperceptibles, si bien que le changement du monde, par petites touches, ne serait jamais une grande révolution, mais toujours une lente et insidieuse évolution. Cette relativité limitée, qui fait que la masse d’inertie de notre connaissance absorbe ces réactions en chaîne, ressemble fort à une façon rudimentaire de présenter l’aliénation. Considérer l’environnement comme un observateur abstrait et collectif, comme dans la description de la décohérence, me paraît une façon intéressante, via l’aliénation, de montrer comment cette généralité en mouvement a permis d’aboutir à ces abstractions appelées particules ou quantons ; et c’est une façon intéressante, via l’aliénation, de montrer comment les abstractions appelées particules ou quantons aboutissent à cette généralité en mouvement.

La théorie des quanta se présente comme une somme de découvertes extraordinaires, mais pas pour les gens ordinaires. On a inventé là, sous le sceau de la réalité, des corpuscules évanescents qui se comportent comme des ondes en dur, des objets subjectifs dont l’emplacement trahit qu’on en ignore tout déplacement, dont l’ignorance est intégrée dans le savoir, qui semblent inséparables une fois considérés ensemble, et dont la vérification est annulée dès que la mesure qui la permet cesse. Cette somme de découvertes extraordinaires est cohérente jusqu’à la décohérence et elle est d’autant plus convaincante que presque tous ses découvreurs l’ont été, depuis Planck, en passant par Einstein, Bohr et Bell, en partisans reconnus du contraire de leurs résultats. A partir de ce tronc relativement stable et commun à toute la profession, la théorie quantique se disperse en interprétations d’autant moins plausibles que, toujours à contrecœur, mal poussées, insuffisamment approfondies, posant comme préalables niés ou négligés des interrogations sémantiques. C’est toujours en partant des mirages que sont les quanta, comme s’ils étaient une réalité, que les physiciens des quanta arrivent, dans un triomphe piteux ou dans un fiasco triomphal au constat que les quanta ne sont donc pas une réalité. Et ils s’arrêtent, interdits par leurs complexes philosophiques, leur manque de hardiesse de spécialistes salariés, et la gaucherie de leurs imaginations raidies par les pires certitudes rationalistes.

D’une manière plus générale, l’intérêt de la théorie des quanta est dans son rapport avec la téléologie moderne. Je ne dirais pas que l’une apporte son argumentation à l’autre, parce que, ni dans leur genèse, ni dans leurs conclusions, ces deux théories ne sont en phase. Mais un certain nombre de constats leur sont parallèles, et c’est évidemment le phénomène de ce parallélisme qui est frappant. La critique de la chose en soi, la négation de la réalité comme donné, la critique de la causalité et du déterminisme, la critique du matérialisme, l’observation comme catégorie centrale des faits, et du siècle, la relativité des objets et la question de leur médiation, voilà des découvertes communes, mais non concertées. Si les théoriciens des quanta n’ont certainement jamais entendu parler de la téléologie moderne, les téléologues modernes, eux, ignoraient tout des quanta, mais ils en avaient tous entendu parler. Et c’est là justement un des points cruciaux de la compréhension de notre époque : est-ce que la connaissance inconsciente des quanta, si mal propagée et si volatile en milieu dilettante, a pu participer des idées si proches des téléologues, les influencer par le biais d’un mouvement de pensée aliénée, ou bien est-ce qu’on doit davantage à des causes communes plus profondes qui ont poussé les physiciens à s’intéresser aux particules et les téléologues à s’intéresser à la négativité dans le monde, que leur résultats sur la réalité soient si comparables ? Car, pour conclure à la Swift, s’il y a de la négativité dans les particules, il y a aussi de la particularité dans le négatif.

De toutes les idées de la théorie des quanta, une seule semble avoir véritablement traversé l’opaque frontière de la spécialité : l’observation influe sur le résultat. Cette mise en cause de l’objectivité en soi était aussi perceptible dans la critique sociale, notamment lorsque le mouvement de révolte a dû s’attaquer aux positions les plus bornées défendues par la contre-révolution russe, étroitement objectiviste. Puis l’information dominante s’est toujours réclamée d’une objectivité dont les frontières complaisantes dénonçaient l’intégrité, et appelaient à s’interroger sur cette neutralité présupposée et intouchable qui revendiquait une sorte de garantie a priori sur la vérité. Les situationnistes, en conséquence, avaient été les premiers hérauts de la subjectivité moderne. L’origine de cet inversement de perspective chez ce groupe semble cependant davantage liée à la revendication de l’unicité négative de l’artiste, puis de l’individu contre les règles dominantes, établies au nom d’on ne sait quelle objectivité, probablement aussi lénino-journalistique. Mais c’est peut-être parce que les résultats de la théorie des quanta étaient « dans l’air » que les situationnistes ont pu formuler leur revendication de subjectivité. Si nous lancions enfin une bien indispensable archéologie de la pensée en mouvement, c’est de là que partirait mon enquête pour vérifier si théorie des quanta et téléologie moderne ont un lien, ou s’il y a seulement une coïncidence. Une telle recherche pourrait nous apprendre beaucoup plus sur le statut singulier de la coïncidence que les efforts surréalistes.

Une autre piste trace un voyage plus riche et encore moins contrôlable de la pensée à travers son ouragan commun et non conscient : la révolution iranienne, dans sa joyeuse et intrépide fulgurance, était par là même une critique de la conception newtonienne de la réalité. L’observation des faits avait atteint là une immixtion si flagrante dans le déroulement des faits, que l’objectivité paraissait un fétiche d’Ancien Régime. Et je pourrais presque décliner toutes les découvertes de la théorie quantique en trouvant leur image renversée dans cette révolution depuis l’ubiquité et l’évanescence des particules, jusqu’à leur spin, en passant par la question de la totalité, des conséquences en terme de fission explosive et meurtrière de ce qui était cru indivisible, et des disputes feutrées de vieux ayatollahs savants autour de la question centrale de la réalité, et comment ces discussions se sont terminées en sauvegarde de la religion dominante, qui est la religion autour de la gestion, et de la profession de ceux qui mènent les discussions, où l’islam joue le rôle canalisateur et exégète de la physique. Et l’analogie pourrait sans doute se poursuivre en examinant la profusion relative des écoles de pensée issues de cette singulière remise en cause universelle : les matérialistes et les idéalistes, les sincères et les arrivistes, les prosaïques et les illuminés. Mais outre que l’analogie est une méthode d’une profondeur limitée, la révolution iranienne, dont les effets sont en plein essor un quart de siècle après le point culminant, est d’une autre importance que la remise en cause quantique qui, à cette échelle, n’est qu’un relevé d’incongruité hypothétique. Et, par cet aspect, la théorie des quanta est davantage affiliée à la révolution française que même à la révolution russe, de sorte qu’il y a un anachronisme dans son parallélisme avec la révolution iranienne. Voilà deux remises en cause, non seulement de valeur et d’importance bien inégales, mais aussi de sédiments d’histoire différents.

Que l’observation influe sur l’événement, idée fort bien acceptée par le sens commun, pourvu que ce soit dans des proportions non essentielles, est le carrefour de crise de la théorie des quanta, le signe avant-coureur de la révolution iranienne. C’est là que se situe le « paradoxe » de Heisenberg. Au moment de constater que l’objet de la science exacte était sans frontière avec ce qui permettait d’observer, c’est-à-dire la pensée, c’est-à-dire l’objet même de la métaphysique (le terme métaphysique est lui-même un terme allégorique), les théoriciens des quanta, timides ou conservateurs, sont restés dans la perception de la physique classique : d’un côté le monde en dur, qu’il est prioritaire d’observer, de l’autre le monde en vent, avec lequel on observe, celui de la pensée. Et il est vrai que si on voit cette théorie de cette manière – c’est la conscience qui prend l’esprit pour objet, en découvrant que la physique, le monde en dur, l’extériorité n’était qu’un oubli de l’hypothèse, qu’une manière d’hypostasier, ou qu’un détour nécessaire mais désormais dépassé – la physique elle-même, qui triomphait et triomphe encore, quoique moins depuis qu’elle est moins lisible, la physique donc, n’avait plus de raison d’être, ou du moins d’être séparée, d’être même appelée physique. La tendance d’Einstein avait suffisamment de profondeur pour sentir ce danger, celle de Copenhague-Wittgenstein suffisamment de morgue Bohrnée pour l’ignorer. Il n’y a pas eu, malgré les résultats accablants de la théorie des quanta, de physicien suffisamment courageux pour remettre en doute la physique ; et, par voie de conséquence, le monde qui est construit sur cette science, le monde physique.

De la théorie des quanta je reprendrais volontiers pour l’arsenal conceptuel de la téléologie le principe d’indétermination, plus justement appelé principe d’incertitude, avec une variante duquel – le dilettantisme – j’ai moi-même abordé la théorie des quanta, qui découvre avec une modestie adaptée à la misère de nos consciences la grande incapacité des humains à être certains de la mesure d’un fait. Du point de vue de la téléologie, un fait, par son constat, devrait également être soumis à un principe d’incertitude, qui est non seulement la mesure de notre incompréhension ou ignorance, mais de notre parti pris, et qui pourrait – hypothèse de travail – s’énoncer ainsi : le degré d’incertitude d’un fait est fonction de l’importance du constat.

Il faut se demander ce qui, dans cette façon de voir, ne serait pas une hypothèse de travail. Mais rien, justement, sauf ce dont la fin est vérifiée, mais qui n’est donc plus vérifiable. Comme dit le proverbe, ce qui est fait est fait, est sûr, au contraire du constat sur ce qui est fait, du constat sur ce qui est fini. Du reste, toute pensée n’est d’abord que constat, c’est-à-dire hypothèse de travail, sur ce qui est fait, sur ce qui finit. L’humanité, la pensée, n’est que le monde allant vers sa réalité, l’hypothèse et le présupposé se dissolvant l’un dans l’autre. La pensée n’est pas seulement hypothétique par essence, elle est elle-même hypothèse d’elle-même. Dans l’empire du possible qu’est la pensée dans son mouvement, il n’y a rien qui ne soit sûr, si ce n’est la conformité d’hypothèses entre elles. Mais même une telle conformité ne garantit pas la vérité de l’une ou de l’autre de ces hypothèses, qui ne peuvent trouver leur vérité fondamentale, pratique et sans appel, que dans leur fin.

 

 

 



III. La théorie de la relativité

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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