t é l é o l o g i e   o u v e r t e

 

 

 
         

 

 

 

   
Matrice téléologique

 
         
Matrice de Turin  
 
 
         
    I Le commencement de la pensée est dans la réalité  
         
           

 

 

1. Commencement

  

Tout est possible. Tout est pensée. « Notre hypothèse de travail est donc : tout est hypothèse de travail. »

La totalité est le ici et maintenant, le commencement. Tout est ici et maintenant. Tout commence.

La réalité est ce qui arrive, au commencement. La réalité arrive comme la destruction du possible. La réalité est la destruction du commencement, au commencement. La réalité est la fin de tout. La réalité est ce qui vérifie l’hypothèse de travail. Seule la réalité vérifie l’hypothèse de travail. La réalité détruit l’hypothèse de travail. Lorsque la réalité a vérifié l’hypothèse de travail, il n’y a plus d’hypothèse de travail. La réalité détruit effectivement l’hypothèse de travail. Effectivement, en réalité, veut dire : ce qui anéantit tout effet.

Ce qui arrive est ce qui est fait. Ce qui est fait est fini. Tout ce qui arrive est donc fini. Ou plus exactement : ce qui arrive, un fait, est ce qui finit quelque chose, du possible, de la pensée, de l’hypothèse de travail. Ce qui n’est pas encore fini dans ce qui arrive, ce qui s’échappe, ou plus exactement ce qui, dans ce qui arrive, échappe à la réalité, est ce qui change.

Dans le fait, dans ce qui arrive, dans la réalité, il y a ce qu’on ne peut pas changer. Changer c’est devenir différent pour la pensée. La pensée n’est rien d’autre que ce qui change. La pensée est tout ce qui est. C’est pourquoi tout ce qui est change. C’est pourquoi la pensée est tout ce qui échappe à la réalité.

Alors que la réalité ne peut pas être pensée, la pensée peut être réalisée. Au commencement, la réalité apparaît comme ce qui manque à la pensée. Le moment de la naissance de la pensée, le moment de la naissance de tout apparaît comme une scission de la réalité plutôt que comme une réalisation : tout s’est échappé d’un fait, qui peut même être un acte. Cette vision de la création est aussi bien celle du démiurge que du big bang.

La contradiction naît ainsi en même temps que l’acte initial, dont naît tout. Car si c’est bien tout qui naît, d’un fait ou même d’un acte, ce fait ou même cet acte doivent bien avoir un antécédent, un auteur, une cause. Mais s’il y a cause, auteur, antécédent distincts de tout, ce tout qui est né n’était pas tout. L’ontologie a tenté de résoudre cette contradiction, en instaurant l’évidence, l’a priori, le présupposé ; Hegel n’a pas tenté de résoudre la contradiction, mais de la décrire : le néant se scinde de l’être qui est le commencement, mais tous deux sont supprimés dans leur union.

A travers ces différentes conceptions du commencement et de la totalité, la pensée apparaît comme le négatif de la réalité. Et voici même comment la pensée a pris parti : la réalité est la position, la pensée est la négation. Le commencement, le ici et maintenant, est la contradiction entre la réalité et la pensée. De sorte qu’on a pu penser : puisque tout est pensée, la réalité est le rien, le néant ; et aussi bien inverser ces positions, pour faire jouer la négation : puisque la réalité est tout, la pensée n’est rien.

La contradiction est la métaphore du drame de la création qui est, en vérité, drame de la scission, projet non accompli. Les théologiens, les philosophes, les physiciens, et plus généralement tous les humains, ont cherché à comprendre comment, de la réalité, tout, a pu s’échapper quelque chose qui est rien, ou comment de la réalité, rien, a pu s’échapper quelque chose qui est tout. Comment le changement est né du définitif, comment la pensée a pu surgir de son absence, c’est-à-dire, pour la ramener à la trivialité biologiste, comment la pensée a pu surgir.

  

  

2. Tout est pensée

  

La pensée est tout ce qui s’échappe de la réalité, c’est-à-dire non seulement tout ce qui existe, mais même tout ce qui est. Et il ne s’échappe rien d’autre de la réalité que la pensée.

« La pensée est tout ce qui est » signifie d’abord, ici et maintenant, que la réalité aussi est de la pensée. La réalité, en effet, est très exactement cette pensée qui constitue la fin de la pensée. La réalité est la limite de la pensée, son principe. La réalité est cette pensée particulière qui est la fin de toute pensée. 

La pensée c’est la contradiction en actes, car la pensée est aussi ce qui commence, ici et maintenant, en s’échappant de la réalité. La pensée apparaît par conséquent comme issue de ce qui la finit. La pensée est cernée par son principe, la réalité. La réalité est cette pensée particulière qui limite tout.

La réalité, pour en finir provisoirement avec elle, n’est pas quelque chose dont le contenu est pensé. La réalité, du point de vue de la pensée, se présente comme une convention, comme une appellation, comme le nom de la fin. S’il y a des traces de réalité dans les choses, la réalité n’est pas pensable en tant que contenu : elle ne se décrit pas, elle ne se divise en rien, elle ne connaît pas le mouvement, elle ne change pas. Le contenu d’une chose est la vérité de son principe : la réalité ne manifeste pas de contenu et elle n’a pas non plus d’autre principe qu’elle-même. Elle est elle-même le principe de tout et de chaque chose, mais elle n’a pas elle-même de principe. La réalité de la réalité n’est pas autre chose que la réalité elle-même.

La réalité ne se laisse pas saisir, ne se laisse pas comprendre. En effet, la réalité est ce dont saisir et comprendre se sont échappés. Ils sont justement ce qui est hors de la réalité. L’une des versions du drame humain est que saisir et comprendre n’ont d’autre objet que la réalité, et que la réalité est précisément ce qui est refusé à saisir et comprendre, comme le ventre de la mère est refusé à l’enfant à partir de la naissance.

De là également apparaît que l’humanité n’est pas la réalité. Il y a sans doute de la réalité dans l’humanité, mais l’humanité, qui est toute pensée, n’est pas la réalité, qui est fin de la pensée. La réalité n’est pas non plus un objet, elle n’est pas non plus une chose, elle n’est pas non plus un acte, ou tout autre contenu d’un terme existant. La réalité est seulement la fin de la pensée, et cette fin ne contient pas de pensée en elle-même.

Tout acte ainsi est de la pensée. La pensée est d’abord et seulement acte. La pensée est tout ce qui change, tout ce qui bouge et tout ce qui ne change pas, tout ce qui ne bouge pas. La pensée est à la fois acte et contraire de l’acte, image, représentation, possible, fait. La contradiction est aussi une pensée. Alors que la pensée est facile à concevoir – elle est non seulement tout, mais chaque chose –, elle est difficile à comprendre et impossible à saisir, parce que comprendre et saisir sont des opérations de la pensée individuelle, alors que la pensée n’est pas surtout individuelle, mais avant tout collective.

Tout est pensée est la tautologie générique. Comme nous n’avons pas de représentation de quelque chose qui soit de cet ordre ou de cette nature, on pourrait dire que la pensée est une substance. Mais il n’en est rien : la pensée est une hypothèse, et tout est pensée est la réalité de cette hypothèse. Aucune pensée n’est sûre parce que la pensée en entier et en détail dépend de sa réalisation, qui seule peut lui rendre la certitude. Et ces affirmations sont, bien sûr, des hypothèses.

Dans la mesure où la pensée est tout et chaque chose, le terme pensée n’a d’intérêt dans l’usage que tant que cette conception est contestée, c’est-à-dire tant que la pensée rencontre une contradiction externe. Mais le terme pensée n’a pas seulement le sens de tout, dans la mesure où il est doué d’un double sens : elle est à la fois la totalité, et chaque chose, c’est-à-dire chaque acte particulier.

La pensée implique l’action, même lorsqu’elle représente son contraire, la pensée implique le changement, la pensée implique le mouvement. La pensée est toujours incertaine – il n’y a de certitude que dans la réalité. Le changement, le mouvement de la pensée sont sans arrêt possibles jusqu’à la réalité, qui achève le possible. C’est une autre version du drame humain que la pensée est tout, mais qu’il n’y a aucune certitude possible tant que la pensée n’est pas réalisée ; et quand une pensée est réalisée, elle disparaît. Tout est incertain se dit : tout est hypothèse. Le scepticisme de cette hypothèse va bien au-delà de ce qui est appelé scepticisme depuis l’Antiquité.

Le peu que nous savons de la pensée, l’hypothèse humaine sur tout ou hypothèse de tout, nous permet de la diviser provisoirement en deux : l’esprit, qui est la pensée collective, et la conscience, qui est la pensée individuelle. L’émission de la pensée semble au moins avoir lieu dans la particularité de l’individu humain, ce qui signifie qu’un individu humain serait capable de créer de la pensée à partir de la réalité. Rien de cela n’est encore confirmé, malgré plusieurs siècles de recherche en la matière, mais c’est certainement l’hypothèse la plus ancienne, sur la pensée, et la plus probable.

Dans la pensée dominante, la pensée est ainsi l’« ensemble des processus par lesquels l’être humain au contact de la réalité matérielle et sociale élabore des concepts, les relie entre eux, et acquiert de nouvelles connaissances ». Cette définition présuppose une réalité matérielle et une réalité sociale, qui sont peut-être la même réalité ; elle présuppose en plus un contact entre « l’être humain » et cette ou ces réalités. Mais au-delà de ces éléments définitoires rapiécés qui cherchent à refléter l’état actuel de l’idéologie sur ce terme, la pensée serait un ensemble de processus, non par l’humanité en général et en entier, mais par l’être humain en particulier. Si l’être humain est pris au sens d’humain à la fois en général et en particulier – il aurait mieux valu alors utiliser le terme « humain » tout court –, alors la définition du dictionnaire commence à avoir un sens, à condition de retrancher « réalité matérielle et sociale ». Mais ce n’est pas le sens de « pensée ». L’ensemble des processus qui élabore des concepts, les relie entre eux et acquiert de nouvelles connaissances est ce qui s’appelle constater, et constater n’est qu’une partie de ce qui s’appelle penser.

Dans la pensée dominante, la pensée est un ensemble de processus qui vont d’une ou de quelques têtes à ce qui est extérieur à l’humain, qui est donné et qui existerait indépendamment de l’humain. Or cette pensée individuelle, la pensée dans une seule tête, est bien aussi de la pensée, même sans élaborer de concepts, et sans acquérir de nouvelles connaissances. C’est en cela que le terme pensée est un terme utilisable : il va de tout à chaque émission particulière, en passant par chaque chose ; et toujours le terme pensée désigne une action, parfois seulement indirecte.

La pensée dans une seule tête est la conscience (il n’y a pas de « conscience commune », ou de conscience à plusieurs). La conscience est à la pensée ce que la photographie est à son objet : un instantané, un arrêt sur un état de fait, une médiation entre toute la pensée et chaque chose. La pensée qui produit la conscience et la pensée qui sort de la conscience est l’esprit. L’esprit est la pensée qui change et l’aliénation est ce qui change dans l’esprit : essentiellement, l’aliénation est le changement d’essence d’un objet alors que l’objet est resté identique en apparence à ce qu’il était dans son essence précédente. Alors que la réalité ne peut pas être aliénée, l’aliénation peut être réalisée. La réalité ne peut pas changer d’essence, l’essence est réservée à la pensée. Le changement d’essence de la pensée, en revanche, a pour objet et pour but son propre accomplissement.

La pensée, l’humanité, l’aliénation sont à la réalité ce que la peinture, le cinéma sont à la vie : une description, un projet, un programme, un écho, un nuage d’échappement, une représentation. Mais la pensée et l’humanité figurent aussi le contenu de la réalité. La réalité n’est rien que la forme indiscutable du contenu, de la pensée, de l’humanité.

Le drame de la pensée est que sa vérité est dans la réalité, qui la finit. On ne peut pas jouir de la vérité d’une pensée : avant qu’elle ne devienne vraie elle est hypothèse ; quand elle est devenue vraie elle n’est plus, elle est anéantie. Ainsi, l’humanité est un détour superflu de la réalité. Et la réalité est une procédure superflue de l’humanité, car si tout est réalisé, selon le but de l’humanité, il n’y a plus d’humanité. Ainsi, humanité et réalité sont à la fois l’une dans l’autre et s’excluent. L’une apparaît comme superflue pour l’autre, mais les deux sont indissociables. 

L’a priori est un terme inapproprié pour un fait qu’il est impossible de vérifier en théorie : l’esprit est présent avant la conscience. La connaissance a-priorique est bien empirique. Mais ce qui a arrêté tous les philosophes de Descartes à Kant en passant par Berkeley et Hume est la conception de l’esprit. Innée pour les uns, divine pour Berkeley, a priori pour Kant, la connaissance dont nous ne pouvons pas expliquer la provenance vient de l’esprit, qui est la connaissance commune à l’humanité ; il y a en cela peu de différences avec les « choses », qui sont seulement une forme d’esprit accessible à la perception, à l’entendement, à l’imagination. Cette façon de différencier entre « choses » et « universaux » par exemple est seulement due à l’ignorance de ce qu’est l’esprit, qui est la pensée qui valide, aussi bien les choses que les universaux.

  

  

3. Tout est possible

  

Toute la pensée est possible. Tout ce qui est, par conséquent, est possible. Et tout ce qui est possible est. L’ontologie est une ontologie du possible. La pensée, l’humanité, l’hypothèse sur tout, sont du possible.

On ne peut pas dire de la réalité qu’elle est. La réalité n’est du possible que dans la pensée, la réalité n’est du possible que dans le possible. Mais en réalité, la réalité n’est pas du possible tout comme le possible d’ailleurs n’est pas de la réalité. On ne sait pas ce qu’est la réalité, hors de la pensée. Tout ce qu’on sait, tout ce qui est, est pensé, que ce soit par moi, par nous ou par on. On est une caractérisation hypothétique commode pour désigner ce qui dépasse, dialectiquement, je ou moi, et nous. 

Le possible se modifie de deux manières : la réalité détruit du possible et souvent, par conséquent, ouvre un possible nouveau ; l’aliénation modifie du possible, mais ne détruit rien. L’aliénation conserve tout. L’aliénation transforme le possible sans le réaliser.

La pensée ne détruit même pas ses propres hypothèses. Elle les déifie, les cristallise, les modifie, les change, les dépasse, les aliène, les suspend, les occulte ; mais la pensée ne détruit pas les hypothèses. Seule la réalité détruit les hypothèses. Seule la réalité détruit. « Détruit » a ici le sens de « anéantit ».

Toute pensée est hypothèse. La pensée elle-même est une hypothèse sur elle-même. 

Il ne faut pas confondre présupposé, hypothèse et commencement.

Le commencement est l’apparition du phénomène. Le phénomène est le mouvement de l’objet pour la conscience. Le phénomène est le mouvement vers la raison, de l’objet dans le sujet. Il n’y a pas de phénomène hors du sujet observant. L’observation du phénomène est un moment indispensable du phénomène. La pensée est le phénomène générique.

Tout commencement connu est réalité ; et justement, tout commencement est inconnu, parce que la réalité est ce qui est non connu. La connaissance est une forme d’interprétation de la réalité, une forme d’aliénation du possible. La connaissance, en particulier, se présente comme un système de certitudes dans l’incertitude, comme un arrêt du flot de la pensée échappée de la réalité sans réalisation de ce flot arrêté. Le malheur de la connaissance, qui est nécessaire à la conscience, est qu’elle est un frein de la pensée qui empêche de la connaître.

La connaissance de la réalité se limite à la perception fugitive et imprécise de sa trace. Toute la pensée est la trace de toute la réalité. La pensée, qui est tout ce que nous connaissons (et tout ce que nous connaissons est pensée), est le mouvement de la transformation de la réalité en son contraire.

La réalité est contraire à la pensée en ce sens qu’elle la finit. L’humanité provient de cette scission : penser la réalité, réaliser la pensée. L’humanité est l’absence de réalité, le déni de la réalité, la recherche de la réalité à travers sa négation. 

La discussion sur la réalité est la tentative de transformer la réalité en possible.

Ce n’est pas l’humanité qui est une partie du monde animal, c’est le monde animal qui est une partie de l’humanité. L’animalité est une hypothèse de travail sur une forme d’humanité. Le credo initial de la biologie, l’évolution, est la représentation symbolique du mouvement de la conscience et de l’incapacité à fixer à la conscience des limites catégoriques. Situer l’humain, et son évolution, dans le monde animal, puis dans la nature, n’est qu’une façon de plus de situer la conscience dans le monde de l’esprit. L’animalité en particulier, et la nature en général, sont des formes d’aliénation de l’humanité.

Nous, humanité, qui pensons tout, nous ne pouvons pas penser notre commencement. Du commencement nous pensons des approches, des signes, des symboles. Nous, humanité, qui pensons tout, sommes le retard sur notre commencement. La première tragédie de l’humanité est d’être ce qui s’est échappé de ce que l’humanité ne peut pas rattraper, pas même saisir, c’est-à-dire pas même saisir en pensée, en connaissance, en connaissance de cause.

Le big bang est une allégorie de cette tragédie. Le commencement figuré par le big bang est un commencement absolu. Et le commencement de l’humanité – toute pensée, c’est-à-dire tout ce qui existe et tout ce qui est – est absolu dans la connaissance, dans la formulation même d’un commencement, qui est une idée. Mais le commencement, le même commencement, n’est pas seulement absolu : il est une multiplicité indéfinie de commencements. La réalité est ici et maintenant, ou plus exactement, ici et maintenant est la première trace de la réalité, sa première révolution sur elle-même dans la pensée, dans la connaissance. Chaque ici et maintenant est le commencement du constat sur la réalité.

L’univers des physiciens est une représentation allégorique de l’humanité, c’est-à-dire du mouvement de la pensée. L’immensité figurée, mesurée, en mouvement, pleine de mystères, de secrets et d’une terrible puissance est exactement la pensée. L’humanité chez les physiciens est l’exacte représentation de la conscience dans la pensée : minuscule, localisée, infiniment précieuse parce que c’est le point de vue subjectif des physiciens, et non seulement des physiciens, mais de la croyance dominante. Cette croyance se présente comme une somme de consciences dont personne ne connaît le total – voilà à quoi ressemble l’humanité dans la croyance dominante de notre temps : une somme de consciences, dont personne ne connaît le total, minuscule point d’une immensité de pensée, de connaissance, crue infinie, en évolution constante, pleine de mystère, de secrets et d’une terrible puissance, cette immensité étant elle-même issue d’une réalité absolue et inconnaissable.

Ce qui est « physique » est possible, parce que ce qui est physique est d’abord pensé. Ce qui est physique n’est pas en soi réel, mais porte souvent la trace de la réalité, même si sa localisation, par la connaissance, la fait aussitôt disparaître. C’est le drame de la connaissance de ne pouvoir connaître que ce qu’elle est, mais pas tout son possible ; et encore moins son origine.

  

  

4. Commencement de l’esprit et commencement de la conscience

  

Ici et maintenant commence la pensée. Ici et maintenant est la particularité comme commencement. C’est le commencement du phénomène, c’est le commencement pour la conscience. La conscience est la pensée particulière.

Il n’y a pas d’immédiateté. On devrait commencer par le commencement. Or, le commencement est seulement ce qu’on constate après avoir commencé. Il est une hypothèse, le produit d’une médiation.

Dans le ici et maintenant, la réalité est la trace dont la pensée est originaire. C’est parce que, dans le ici et maintenant, la réalité préexiste à la perception, puis à la conscience, que la philosophie classique a pensé que la réalité est un donné. Mais la réalité n’est que le commencement du phénomène de la pensée, pas le commencement de la pensée. Le commencement de la pensée produit, après de nombreuses et complexes médiations, le commencement du phénomène de la pensée.

L’ensemble de la pensée, la pensée commune, est ce qui permet à la réalité de former la particularité. C’est de finir du possible de la pensée sans conscience qui permet à la conscience de former de la pensée particulière.

La pensée commune, l’esprit, est ce dont la conscience est un moment, non l’inverse. La réalité est la fin que l’humanité donne à la pensée – pour l’instant seulement en supprimant du possible dans les faits, mais pas tout le possible : l’humanité n’a pas encore donné sa réalité à l’esprit, à la pensée, à la conscience.

La réalité est un donné pour la conscience. Mais seule l’humanité, la pensée commune, l’esprit, a le pouvoir de donner. Pour la conscience, la réalité apparaît comme un donné objectif, comme le commencement du ici et maintenant. La réalité, dont le ici et maintenant lui-même est l’expression, est une fin d’esprit, de pensée commune. Le ici et maintenant est bien le commencement du phénomène de l’esprit, mais la réalité dont le ici et maintenant est l’expression est elle-même un résultat, sans contenu, de l’esprit.

C’est lorsque la conscience se surévalue qu’elle suppose que le commencement du phénomène de l’esprit est autre chose qu’un moment de l’esprit ; confrontée à la réalité, la conscience issue du ici et maintenant, dans son putsch contre l’esprit dont elle n’est qu’un moment, donne à la réalité tout l’empire : pour affirmer sa préséance par rapport à l’esprit, la conscience, tout au moins telle qu’elle apparaît dans le crépuscule de la philosophie occidentale de Locke à Marx, transfère à la réalité l’omnipotence qu’a l’esprit humain.

  

  

5. La réalité s’oppose à l’esprit, à la conscience, à la perception, et défie l’intelligence

  

« Macbeth a d’ailleurs raison, sur ce point du moins : la réalité est effectivement idiote. Car, avant de signifier imbécile, idiot signifie simple, particulier, unique de son espèce. Telle est bien la réalité, et l’ensemble des événements qui la composent : simple, particulière, unique – idiotès ‘idiote’. » (Clément Rosset ‘Le Réel et son double’)

La réalité est la borne, la limite, la fin de tout. La réalité n’a pas d’en soi. La réalité, ce casse-tête indestructible et indiscutable de l’esprit, est dépourvue d’esprit. S’il y a de la conscience dans la réalité, c’est une conscience qui ne se communique pas, ce qui est contraire à la conscience. Toute la pensée qu’il y a dans la réalité est celle qui y est mise lorsque nous essayons de saisir la réalité dans la connaissance, cette théorie du possible. La réalité elle-même, en tant que fin de la pensée, n’est pas de la pensée.

C’est comme la mort par rapport à la vie : est-ce que la mort fait partie de la vie ou s’y oppose ? est-ce que la réalité est l’extrémité indépassable de la pensée, ou son contraire ? Ce sont là des questions qui ont fait la pérennité des théologiens. Il faut dire, pour l’heure : il n’y a pas de frontière marquée entre la vie et la mort, entre la pensée et la réalité ; la pensée voudrait établir cette frontière pour exclure ce qu’elle ne connaît pas et ne peut pas connaître ; mais c’est surtout parce que nous faisons l’expérience de la réalité, c’est-à-dire de la fin de la pensée que nous ne savons pas comment cette pensée se transforme en son absence, comment finit la pensée ; parce que c’est par la pensée que nous savons, et la réalité est l’expérience qui nous mène là où la pensée s’achève, dans quelque chose que nous ne savons pas, et dont nous n’avons la mémoire que falsifiée ; le malheur de la pensée, c’est que lorsqu’elle se perd en route, elle ne peut jamais déterminer où et quand elle se perd, parce que l’outil de la détermination est justement ce qu’elle perd alors.

La réalité n’atteint ni l’ouïe, ni l’odorat, ni le goût, ni le toucher, ni la vue. Il n’y a pas d’expérience sensorielle de la réalité. Mais dans la vue, le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe, il y a la trace, indéfinissable, de la réalité. C’est parce qu’il y a cette trace que les sens aboutissent à la conscience. C’est pour connaître la réalité, pour extraire en pensée la trace de ce qui est fin de pensée, que nous analysons nos sensations. La perception, embouteillée par la pensée consciente et non consciente, véhicule le signal apparemment étranger et pourtant si familier de la réalité.

Tout le phénomène qui va de la perception à l’esprit est la remontée de la réalité à travers un émetteur de pensée, à travers une « entité actuelle » au sens de Whitehead. Chaque remontée de la réalité comporte la possibilité d’être radicalement neuve et différente ; chaque ici et maintenant comporte la possibilité d’être radicalement différent. Et radicalement différent signifie, ici et maintenant, différent pour le monde, qui est la représentation de la totalité, d’essence nouvelle. C’est parce que ici et maintenant apparaît comme indissociable de cette nouveauté radicale qu’il y a phénomène de l’esprit.

L’esprit est l’effet de la réalité. C’est d’abord la recherche inquiète de la nouveauté, la vérification de la validité d’une réalité. De la sorte, la réalité donne naissance au possible. C’est parce que l’esprit est toujours l’effet de la réalité que la réalité apparaît à l’esprit comme nécessaire, comme effective. Mais si tout esprit, toute pensée est un effet de la réalité, rien ne permet de supposer que toute réalité donne naissance à de la pensée.

La contradiction entre la pensée et la réalité est que la première est englobante et la seconde exclusive. Dans la pensée, la fin, essentiellement, participe du fait. De sorte qu’on a l’impression que la fin fait la pensée. Ce qui n’est pas tout à fait exact : c’est seulement à la fin que la pensée peut devenir fait. 

A cela s’ajoute un effet tiré de la perception courante de ce que serait une pensée. Dans cette perception, on imagine une pensée comme un tout clos et circonscrit. Or une pensée est traversée par de multiples autres, elles-mêmes en cours de réalisation. Avec ces pensées qui convergent dans celle que nous prenons pour objet, que nous constatons donc arbitrairement, il y a dans cette dernière des traces de réalisation, voire de réalité que nous prenons pour la réalité de la pensée prise pour objet. Par exemple, si je formule une idée en mots, chacun de ces mots est une relation de pensées dont certaines sont finies. La forme du mot par exemple est finie, elle indique qu’une réalité a eu lieu ; mon idée de départ apparaît donc comme contenant de la réalité. 

Un autre facteur qui laisse penser que penser est réalité est l’écoulement du temps pendant le penser. Le ici et maintenant change ou se renouvelle au cours de ce qu’on appelle d’ailleurs, de ce fait, une activité. Là encore on confond la pensée mise en hypothèse par la conscience avec les pensées de l’esprit qui la traversent ou la modifient.

La contradiction du monde actuel : le monde n’est que la représentation de la totalité ; ce qui est actuel n’est représentation que dans l’acte de se représenter, mais pas dans ce qui est représenté.

L’acte est ce qui transforme la puissance, le possible, le potentiel en réalité. Tout acte finit de la pensée : il faut un acte pour réaliser. L’acte tranche. L’acte est le bras armé du choix.

Dans l’acte, il y a toujours un acteur. L’acte est ce que fait l’acteur. Mais un fait n’est pas lié à un seul acte. Un fait est une somme d’actes et même une composition d’actes. Le fait n’est pas déterminé par un acteur, mais porté par plusieurs acteurs, qui peuvent se confondre : le fait est une somme d’actes dans un constat. Dans un fait il y a toujours au moins un acte décrit et l’acte de décrire ainsi que les règles générales de la description (langages, théories, divisions de la pensée), qui sont également des actes. Un fait ou un état de fait est une synthèse de diverses hypothèses.

Non seulement tout fait apparaît, mais le fait est lui-même apparition. Le fait est une forme d’apparition de l’acte. Mais rien ne permet d’affirmer que tout acte apparaît.

Le fait est une médiation d’actes dans la conscience.

Tout ce qui apparaît est pensée. S’il y a quelque chose qui pourrait être considéré comme en soi, c’est seulement la totalité, c’est-à-dire toute la pensée. Pour Kant, ce qui est en soi n’apparaît pas. Or la pensée apparaît, toute la pensée apparaît. Ce qui n’apparaît pas n’est pas l’en soi, mais la réalité. Au mieux, la réalité transparaît (avec ce terme on retrouve la transcendance de Kant). Mais le discours, la pensée, tout ce qui est en soi, est précisément ce qui est intercalé entre l’observateur et la réalité. Vue ainsi, la pensée aurait pour fonction première, non comme on le pense de révéler la réalité, mais de l’éloigner dans une représentation. La pensée est le mirage de la réalité, l’apparition qui se substitue à la réalité.

Il faudra trancher si cette pensée qui se substitue à la réalité est elle-même réalité, ou si pensée et réalité restent, au cœur même de cette médiation qu’est l’apparence, irréconciliablement opposées, ce qui semble actuellement la meilleure hypothèse de travail. Il semble que dans cette zone interlope, où une réalité apparaît et où la pensée peut se prendre pour ce que représente cette réalité, il nous manque une terminologie adaptée pour exprimer la richesse des nuances de ces interpénétrations fondamentales.

Mais pour l’essentiel, la réalité n’apparaît pas. Ou alors : la pensée est l’incapacité ou l’empêchement de la réalité à paraître. La pensée n’est rien que l’activité qui réfléchit la réalité dans le possible.

La Selbstdarstellung de Bloch, la rencontre avec soi-même, est marquée par l’obscurité et l’inconnaissable. C’est ce qu’il est impossible de dédoubler dans la réalité : il y a une partie vécue que la pensée ne peut pas restituer, et cette partie vécue, qui est évidemment fortement ressentie par rapport à la mort, l’est aussi dans la vie dont la mort n’est qu’un cas limite et un exemple radical. L’amour, par exemple, est un vécu qu’aucun récit, qu’aucune analyse n’arrive à restituer dans son intégralité. Quelque chose échappe toujours à la conscience.

Bloch semble aussi avoir beaucoup tourné autour du concept de raison : la raison, qui est l’ordre de la conscience, n’est pas dans les faits, à moins qu’on l’y mette. Rendre les choses raisonnables participe de la falsification de la réalité que le concept de fait entreprend. Pour une théorie du fait, il faudrait décrire les faits comme les fines gouttes trompeuses d’un brouillard qui s’étend entre la conscience et la réalité. Le fait aurait un peu quelque chose du Wachtraum de Bloch, de la rêverie : transcendant la conscience, mais pas réalité tout de même, parce que trop façonné par la conscience et par l’esprit qui le traversent de part en part.

L’idée est une forme de la pensée, un type de pensée déterminée et particulière. L’idée est nouveauté, et elle est la synthèse de deux pensées ou de plusieurs pensées séparées, et elle est elle-même pensée. De sorte qu’une chose est pensée, mais l’idée de la chose est bien différente de la chose comme pensée. Car, dire qu’une chose est une pensée signifie qu’elle n’est qu’une hypothèse, un possible, une division de la totalité ou le résultat d’une division de la totalité (on pourrait d’ailleurs distinguer entre ces deux types d’idées, l’une portant sur la méthode, l’autre sur le contenu). Toutes les divisions de la totalité ne sont pas accessibles à la conscience, ou bien le deviennent après avoir été accessibles à la pensée collective, à l’esprit. Le genre humain fait des divisions dans la totalité (dans la pensée) que l’individu ne découvre pas au moment de la division. La conscience, si imbue d’elle-même, attribue à Dieu, à la nature ou à la réalité ces découvertes du découpage de la pensée dans l’esprit, parce que l’idée comme quoi l’esprit peut diviser de la pensée, même accessible à la conscience, n’est pas encore reconnue. Exemple : une montagne est une division de la pensée. Cette division de la pensée est opérée par le genre humain, avec de fortes variations qui, ensemble, constituent l’idée commune d’une montagne. Cette division du tout, appelée montagne, reconnue comme une montagne, a une existence « en dur », hors de ma conscience. Cette existence n’est en fait que dans l’esprit, la pensée générale et collective. Il n’y a pas de montagne en dehors de la pensée ; mais il y a fort bien une montagne en dehors de ma conscience. Si bien que la chose, montagne, est une chose qui appartient, comme une de ses divisions, à la pensée collective, et l’idée de cette chose est la façon dont ma conscience va la communiquer, c’est-à-dire la présenter aux autres consciences.

La preuve d’une chose, sa vérification pratique, est sa fin. Tant que la fin de la chose n’est pas faite, la chose est pensée, et seulement pensée, possible sans doute, mais seulement possible. L’idée est une hypothèse en tant qu’elle est pensée, mais elle est un constat, une affirmation, une proposition, ou un projet, et en tant que tels, elle peut apparaître comme le contraire de l’hypothèse qu’elle est en tant que pensée. L’idée d’une chose est donc la synthèse de plusieurs pensées qui ont concouru dans cette pensée qu’est la chose.

Est-ce que la fin est fin de tout, ou est-ce qu’il existe des fins séparées ? Faisons l’hypothèse qu’il existe des fins séparées, des réalisations. Ces réalisations sont la nourriture de la pensée. Mais il y a deux façons de se nourrir des réalisations : l’une est le constat, qui se nourrit d’une réalisation partielle et passée ; l’autre est le projet, qui se nourrit d’une réalisation en puissance, à venir.

  

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 
    II Passage de la réalité à la pensée  
         
           

 

 

1. Médiation et division

  

Tout, la pensée, apparaît comme une fissure de la réalité. Ici et maintenant, il y a d’abord tout. Tout est d’abord tout sauf la réalité. Tout est ce qui s’échappe de la réalité, qui n’est encore rien.

Même quand tout apparaît, l’apparition n’est pas tout. Dans l’apparition de tout, il manque la réalité. Tout, la totalité, n’a pas de réalité. Ce qui apparaît ici et maintenant, la totalité, est d’abord une apparence.

Nous ne disposons pas de terme plus adapté pour décrire le mouvement de la pensée : il apparaît d’abord, et n’est qu’apparition. Mais il apparaît comme tout. La pensée qui apparaît d’abord est comme tout, parce que c’est d’abord toute la pensée qui s’échappe de la réalité. Ce phénomène valide la profonde différence entre apparence et essence, comme dans la dialectique de Platon à Hegel ; et il affirme que la pensée ne commence pas par la conscience, mais par toute la pensée, par l’esprit, contrairement à ce que semble avoir pensé Hegel.

La contradiction de la scission de la réalité en pensée est d’abord la contradiction suivante : la pensée la plus immédiate est la médiation. La première pensée est tout, c’est-à-dire aussi bien toute la pensée qui échappe et tout ce qui sépare la réalité de nous. L’aliénation est ainsi le principe de la pensée. C’est l’aliénation – le fait que l’essence de ce qui est pensée change – qui est première. C’est l’aliénation qui génère d’abord la conscience et non l’inverse. C’est à travers l’aliénation que la conscience devient. C’est ensuite à travers l’aliénation que la conscience vise la réalité. Et c’est dans cette aliénation qui la sépare alors de la réalité que la conscience se dissout.

L’immédiateté est une apparence. On peut toujours trouver une médiation à quelque chose. La seule pensée sans médiation est toute la pensée, encore qu’il ne s’agisse là que d’une hypothèse de travail.

Le fait est une médiation entre réalité et pensée. En effet, la réalité apparaît comme un fait, mais comme le fait contient la pensée de cette réalité, il n’est déjà plus cette réalité ; et penser est un fait, mais faire une pensée, c’est déjà la réaliser, la finir. Le fait participe donc de la réalité et la nie, et de la pensée et la nie. C’est pourquoi le fait est devenu une hypothèse de travail si essentielle dans le drame de l’humanité.

Dans le fait, il y a l’irréversible, qui est la trace de la réalité et de la conscience. Le fait est un événement qui s’est produit dans l’esprit, et qui est transformé dans la conscience. Le fait est véritablement le phénomène : c'est le constat d’un événement qui n’est plus possible par la pensée individuelle.

On pourrait penser, si l’aliénation est bien l’immédiateté de la pensée, que la conscience est l’aliénation de l’aliénation. Mais le fait, la réalité, s’interposent aussi entre l’aliénation et cette pensée particulière de l’esprit qu’est la conscience. Le fait, en effet, est l’apparition de la réalité dans l’esprit. (L’apparition d’une réalité dans l’esprit est ce que Hegel a appelé la perception se prenant pour objet.) C’est la conscience. On commence à l’apercevoir : la réalité est ce qui divise la pensée.

Toute l’activité de la pensée apparaît ainsi comme l’activité de médiatiser et de diviser. La richesse de ces activités n’est qu’apparente. La véritable richesse, celle qui combat et qui traque l’insatisfaction au plus près, est la réalisation. Rendre réel, voilà la richesse. Mais elle ne donne rien, elle échappe à l’humain, qui essaye de la rattraper dans le constat.

  

  

2. Théorie du constat (du latin « constare », être d’aplomb avec)

  

Le constat est l’affirmation que quelque chose s’est passé. Par rapport à la réalité, le constat est la validation de son passage dans la pensée. 

Le constat est la tentative de la pensée de saisir la réalité par le fait. Constater est la contradiction interne de la pensée : il s’agit de saisir la réalité, d’en finir avec la réalité, alors même que la réalité est ce qui saisit la pensée, ce qui en finit avec la pensée. Le constat est le préservatif de ce qui a été fait.

Mais le constat est la tentative de la pensée pour abolir la division entre réalité et ce qui s’est échappé de la réalité. Le constat est d’abord constat d’insatisfaction. Ensuite, il est la tentative de renverser cette insatisfaction en satisfaction dans la pensée. Alors même que la pensée est toute l’insatisfaction humaine. Il n’y a pas de satisfaction réelle dans la pensée. Toutes les satisfactions séparées qui apparaissent sont des constats sur l’échec de la suppression dialectique de l’insatisfaction générique.

Dans le cours du mouvement de la pensée échappée de la réalité semble se produire ce hoquet dans le flux qui est le constat. Soudain, la pensée ralentit, se dédouble et prend un objet pour objet. Le constat est le mouvement de la pensée qui arrête de la pensée. Le constat a deux conséquences, à ce stade.

La première, c’est que ce qui apparaît dans le constat est un objet, et cet objet peut devenir une chose. Toute chose est d’abord constatée. Aucune chose n’apparaît indépendante d’un constat. La seconde conséquence du constat est la division de la pensée. D’une part il y a la pensée qui constitue le constat, l’objet devenu chose constatée ; et d’autre part il y a la pensée qui constate, et qui, pour correspondre à la chose constatée, devient sujet, puis pensée particulière.

La détermination de l’objet en chose à travers le constat ne doit pas laisser croire que le constat aurait un autre objet que la réalité. Initialement, en effet, le constat est la tentative, dans la pensée, de saisir la réalité. C’est le drame de l’humanité que la pensée essaye de saisir la réalité, qui est sa fin. Aussi constater la réalité apparaît immédiatement comme contradiction. La réalité est justement ce qui ne se constate pas. Si la réalité arrive dans le constat, c’est en temps que fin du constat, et il n’y a plus de constat.

La réalité ne peut pas être constatée parce que le constat est la négation de la réalité. La réalité est ce qui finit, or constater une réalité, c’est la continuer sous une autre forme, c’est nier sa fin. Le constat est l’opération par laquelle la pensée tente de nier la réalité en l’affirmant. En constatant, la pensée tente non seulement d’abolir la réalité, de déplacer la fin dans la pensée et de lui donner là une pérennité, un infini, mais même de déplacer la fin, de l’installer au centre de la pensée.

La fin de la pensée ne peut pas être pensée. L’exemple le plus célèbre en la matière est la mort d’un individu humain. On peut penser ce qu’on veut sur la mort, et on ne se prive pas, mais c’est toujours sur une mort qu’on ne connaît pas. Le contenu de la mort ne se constate pas, parce que le constat est une opération après coup. C’est parce que le constat est l’activité de pensée la plus courante, la mieux connue et reconnue par l’humain (en partie en tant que pratique de l’individu), que la pensée apparaît comme une opération après coup. 

La pensée constate aussi la pensée. C’est même la seule activité possible dans un constat : constater de la pensée. C’est pourquoi la théorie, qui est d’abord le constat de la pensée dans la pensée, est perçue comme n’étant pas une pratique, et comme venant toujours après coup.

C’est à partir du constat de la pensée sur la pensée – cogito ergo sum –que l’humain a commencé à prétendre à la maîtrise sur la pensée. La méthode de cette maîtrise est d’abord empirique : c’est de l’individu, c’est de l’expérience que part le constat sur le constat. Ceci est déjà un renversement : c’est à l’individu, à l’expérience qu’aboutit le constat. L’expérience et l’individu sont des résultats de l’activité de constater. Tous les résultats de l’activité de constater sont des hypothèses.

On parle souvent de chose et de pensée de la chose, alors que la chose est une pensée au même titre que la pensée de la chose. Il est plus juste d’opposer la chose et le constat de la chose, qui sont tous deux des pensées. Mais le constat de la chose est la pensée qui donne une extension à la chose, et cette extension est un écho, et une perte de l’unicité de la chose. C’est en tant que négation de la chose, c’est-à-dire en tant que négation de la réalité de la chose, que le constat s’oppose à la chose : c’est seulement dans l’insatisfaction devant l’irréversible que constat et chose se scindent de manière irréversible et insatisfaisante. C’est par le constat que l’universalité, et la médiation, se construisent dans la conscience. Et le constat est le rapport entre la réalité et la conscience et inversement, mais aussi entre l’esprit et la conscience et inversement.

L’humanité est le constat sur la réalité. Le constat est le devenir autre de ce qui est constaté, son aliénation. C’est d’abord ainsi que l’humanité est aliénation. Dans l’activité de prendre pour objet de la pensée, de constater, il y a le drame de l’aliénation : car, dans la vision inversée de l’individu qui constate, la réalité échappe toujours. L’essence de la réalité apparaît toujours comme autre que ce qui est constaté. Alors que constater, que penser, sont des activités pour saisir la réalité, pour en finir avec elle, c’est toujours la réalité qui échappe au constat, c’est toujours la réalité qui finit la pensée.

Le constat est incapable de finir. Il y a toujours un constat de constat. Une théorie peut toujours être vérifiée, et sa vérification peut toujours être vérifiée aussi. Cette régression infinie est la limite de la théorie. Dans le constat d’infini gît l’incapacité de l’humain à saisir la réalité. La vérification théorique est une satisfaction illusoire.

Le temps, l’espace, l’espace-temps sont des constats sur la réalité. Il en va de même pour 7 + 5 = 12 et pour le rapport entre être et néant. La pensée dite « scientifique » n’est au mieux qu’une pensée qui tente d’établir la cohérence la plus large pour la conscience dans ses hypothèses sur la réalité ; et, au pire, un système de critères arbitraires émis par une spécialité qui tente ainsi de rendre absolues ses propres hypothèses sur la réalité. 

Le constat n’aboutit pas à la certitude espérée sur la réalité. Le constat aboutit à une hypothèse sur la réalité. C’est la maladie ordinaire du constat d’aboutir à une hypostase, c’est-à-dire de croire à la réalité de ce qui est constaté. Il n’y a pas de vérités absolues ou éternelles. Il y a deux sortes de vérités : la vérité pratique, qui est la réalité, évanescence de ce qu’elle rend vrai ; et la vérité théorique, qui est la nécessité d’une cohérence dans un système d’hypothèses. Dans un autre système d’hypothèses que celui de l’humanité d’aujourd’hui, contrairement à ce qu’affirmait Frege, 7 + 5 = 12 ne serait pas faux, mais ne serait tout simplement pas. 

En tant qu’affirmation, le constat est la suppression du doute. Dans l’affirmation du constat, il y a d’abord la communication d’une certitude. Le constat s’oppose fondamentalement à la nature hypothétique de ce qui lui permet d’exister. La nature impérative et affirmative du constat est à la fois usurpée et nécessaire. Usurpée parce que, en l’absence de vérification pratique de ce sur quoi il porte, le constat n’est lui-même qu’une hypothèse (et quand la vérification pratique a lieu, elle supprime et peut-être même anéantit le constat) ; nécessaire, parce que le constat se donne comme la base solide de la construction de nouvelles hypothèses. Nous sommes apparemment très peu capables de construire des hypothèses sur des hypothèses : nous construisons des hypothèses sur des certitudes, et des certitudes sur des hypothèses. Nous avons donc besoin de croire en des certitudes alors que, véritablement, tout ce que nous pensons, la pensée elle-même, et l’humanité, et tout, sont toujours des hypothèses, c’est-à-dire des divisions de la pensée qui attendent leur réalisation.

La certitude que nous avons par rapport au constat n’a pour toute validité que la vérification des règles formelles que nous appliquons au constat ; dans l’autre sens : si le constat est posé dans les règles, nous en sommes sûrs. Mais la certitude du constat, qui nous permet la préparation d’actes, s’installe en certitude absolue, alors que le constat lui-même, son contenu (le fait ou l’état de fait observé, le passage de la réalité rapporté), les règles de sa présentation (logique formelle, langue, rites, connivences, jeu) ne sont également qu’une constellation de divisions de la pensée, d’hypothèses. Par son affirmation, le constat devient la matière première du présupposé.

Ainsi, nous remplaçons l’irrémédiable de la réalité, que nous ne savons pas penser, par un reflet pensé : le constat se substitue, dans la pensée, à la réalité qu’il tente de rapporter. En validant, à travers le constat, des pensées qui oublient leur nature hypothétique, nous singeons la réalité et son caractère irrémédiable, indubitable. La certitude du constat raconte l’irrémédiable de la réalité, et nous avons besoin de ce récit de l’irrémédiable pour envisager et préparer nous-mêmes des réalisations ; mais l’orgueil conscientocentrique étend la certitude du constat à la certitude de son contenu et de sa forme : et nous oublions que ce contenu et cette forme restent seulement hypothétiques.

Le constat est aussi nécessaire parce que le constat est une scission dans la pensée. Non seulement cette scission est une cassure du flot de l’aliénation, non seulement il est une particularisation de la pensée jusqu’à la pensée individuelle qui fonctionne alors comme l’apparence d’un atomisme de la pensée, mais il y a également une pensée qui s’échappe du constat et qui le nie.

La pensée du fait échappe au constat, continue hors du constat (1, parce que la pensée ne connaît pas l’immobilité nécessaire et artificielle du constat, 2, parce que le constat est un point de vue, une appréciation subjective, une approche relative, qui laisse hors de lui tous les autres points de vue, approches, appréciations, qui ne manquent pas de se manifester dans l’observation d’un même fait et 3, parce que le fait est au constat ce que le phénomène est à la perception et à la conscience, et que le constat n’est donc que l’hypothèse sur quelque chose qu’on appelle un fait, et qui n’est également qu’une hypothèse aux contours incertains). C’est la manifestation première, jusqu’à preuve du contraire, de l’aliénation.

Il faudra vérifier si le constat est un attribut de la conscience, ou s’il y a des constats collectifs ; a priori, le langage n’est pas nécessaire au constat, mais le constat est le résultat d’un recul par rapport à ce qui est constaté, d’une médiation, et d’un acte de diviser ; dans la médiation et la division, il y a sa part de pensée collective, et dans le recul, il y a une part de conscience.

La négation du constat est le projet.

  

  

3. Constat et observation

  

Le but du constat : nier la réalité (rassurer la conscience), construire de la réalité (projeter), participer de la réalité (connaître et reconnaître).

Le constat est d’abord une négation de la réalité. En affirmant, par le constat, ce qu’a été une réalité, on transforme cette réalité en quelque chose qu’elle n’est pas, affirmation, constat, dit. Le constat révoque, en apparence, la fin contenue dans la réalité : après la réalisation, il n’y aurait rien ? S’il y a le constat, le constat affirme que la réalité ne finit pas la chose qui a été réalisée. Alors qu’il n’y a pas d’au-delà à la réalité, le constat se présente comme cet au-delà, saute dans la brèche comme étant la continuité interrompue, nie effectivement l’abrupte finitude.

Le constat est immédiatement constat de ce que la fin constatée dans l’acte n’est pas la fin de tout, une fin absolue. Le constat est le soulagement de la pensée (conscience et esprit) face à sa propre fin, dont on n’a pas la maîtrise : si je constate la mort de quelqu’un, je dis d’abord que moi je ne suis pas mort. Le constat est l’annonce que la réalité constatée n’est pas la réalité dernière et définitive. La différence entre une réalisation partielle et toute réalisation est que dans la réalisation de tout le constat est anéanti. Le constat est l’apparence de contradiction interne de la réalité. Apparence seulement : parce que le constat d’une réalisation n’est pas la réalisation. Le constat du fait n’est pas le fait : il est sa mise en cause, sa mise en scène, sa mise en pensée.

Mais puisque ce qui a été réalisé n’est pas tout, tout continue, en puissance. C’est donc ce qu’annonce le constat. Le constat est donc aussi le premier état des lieux après la fin d’une chose. Cet état des lieux est-il donc nécessaire ? Oh, oui, il l’est : tout est fondamentalement identique à soi-même, mais la division de tout change du fait d’une réalisation partielle. Le constat est la première formulation de ce changement dans la pensée. Constater un fait c’est signaler une modification (ou une modification possible) dans la division du monde, c’est dire « attention, le monde vient de changer ».

Sans qu’une herméneutique des faits en tant que commencement possible de pensée ne soit imaginable, dans l’état des connaissances, on peut constater que les réalisations, en finissant de la pensée, libèrent de la pensée, sans doute plus ou moins. Le constat est aussi l’annonce et la preuve de cette libération. Il claironne que des perspectives sont ouvertes.

Ces perspectives sont d’abord dans la compréhension de la réalisation constatée. A travers le constat, le regroupement d’actes et de tous autres éléments de pensée qui ont contribué à une réalisation, sous la forme particulière du constat, lui-même acte, descriptif, analyse, synthèse, prophétie, etc., la réorganisation nécessaire par la réalisation s’esquisse ou, parfois, s’achève. Le constat a pour vocation de formuler l’héritage et de délimiter le possible, de délimiter l’héritage et de formuler le possible.

Le constat, en effet, est l’ouverture du possible induit par une réalisation. Quelque chose est fini ; tout n’est pas fini ; le constat dit aussi, ou peut dire, comment utiliser cet état de fait pour tout finir. Il dit : ainsi a été réalisé ; ainsi peut être réalisé ; et parfois même : réalisons ainsi.

Le phénomène du constat est le phénomène de la pensée : de la réalité à la réalité en passant par l’esprit, la conscience et l’esprit. En choisissant le terme constat comme constat de ce qu’est la pensée dans son phénomène, il devient possible de montrer comment la pensée, dont on vient de voir qu’elle constitue le projet de la réalisation, perd ce projet.

D’abord, le constat est souvent perçu comme la réalisation elle-même. C’est l’absurde adage policier : quelqu’un n’est mort que quand la police l’a constaté. Même si on sait que le constat n’est pas la réalisation, il en est la validation, et on va jusqu’à penser qu’il en est la vérification. Ainsi, le constat, qui est une proposition sur une réalisation, l’énoncé d’un possible après une fin, est perçu comme la vérité de cette fin, comme une sorte de fin ultime de la fin.

Si le constat est la vérité de la fin, et non plus seulement une interprétation, une conséquence d’une fin partielle, alors, comme le montrent les conséquences inhérentes au constat, il n’y a pas de fin, puisque le constat est lui-même une conséquence inhérente à la fin. A cela, il est urgent d’ajouter que, outre qu’il existe des fins sans constat (c’est ce qu’on peut par exemple constater à travers une technique perdue, comme le moulage sur les porcelaines Ding, où une technique a fini sans que le constat en ait été fait), il y a bien entendu une séparation entre une réalisation et son constat : dans le constat, la réalisation est racontée dans la perspective qui la supprime, et le constat est évidemment dépendant de la réalisation ; alors que la réalisation, inénarrable, et inconnaissable en elle-même, est une expérience sans écho, absolument indépendante de tout constat, même lorsque le constat est le but recherché d’une réalisation.

  

Les différents types de constats conscients :

Approche du fait

Relevé

Analyse, synthèse

Mensonge (pourquoi est-ce que le mensonge est possible ? parce qu’il exprime la contradiction du constat, parce qu’il exprime l’aliénation)

Le constat conscient aboutit à une théorie de la conscience dans l’aliénation et par rapport à la réalité. Cette théorie est une théorie du choix. Principales notions : vérification, choix, rupture, qualité

C’est le choix qui décide du constat, qui « réalise » le constat, qui permet de constater.

C’est aussi le choix qui permet de réaliser, qui permet de transformer le projet en réalité (il y a un choix théorique, comprendre, et un choix pratique, finir).

  

Les éventuels constats collectifs (non conscients), les constats de l’esprit :

Comment l’aliénation est un constat, et de quoi elle est constat

Comment les choses en dur (nature, table, coups de poing) sont des constats collectifs, à moins qu’ils ne soient des juxtapositions de constats individuels, dont les différences sont trop infimes pour être généralement considérées

  

L’aliénation, finalement, emporte toujours le constat.

L’infini est la métaphore métaphysique de l’aliénation. Ce qui est remarquable dans l’esprit, dans la pensée collective qui méprise sa propre essence, c’est que l’infini a été pris pour la réalité, comme si la tentative de le pénétrer jouait comme un labyrinthe : la conscience se perd dans la distance sans fin de l’esprit, puis, de guerre lasse, lui attribue la réalité.

« Quant au monde matériel, les plus anciennes Upanishads l’acceptent comme une réalité donnée.

A mesure que la pensée brahmanique cherche à se rendre compte de la portée de l’idée que tout ce qui existe est issu de l’âme universelle, elle aboutit à la conclusion que le monde matériel lui aussi doit être regardé comme une manifestation de l’âme universelle. Une fois engagée dans cette voie, elle ne peut faire autrement que de la suivre jusqu’au bout et d’en arriver à considérer le monde matériel comme une illusion. (…) 

Dès lors il ne reste plus qu’à considérer le monde sensible comme un jeu magique (…) que l’âme universelle se joue à elle-même. L’âme individuelle, ensorcelée, est entraînée dans ce jeu. » (Albert Schweitzer – ‘Les Grands Penseurs de l’Inde’)

On voit que la pensée brahmanique a buté sur le monde comme réalité, et l’a renversé. Schweitzer montre ensuite comment la métempsychose, qui n’est pas d’essence brahmanique, vient s’opposer à la vision de l’unité de l’individu avec l’âme universelle : la métempsycose est justement valorisation de l’âme individuelle, et l’indifférence par rapport à la perception, au monde matériel, s’affaiblit.

Et l’aliénation aboutit à la réalité. 

  

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 
    III Passage de la pensée à la réalité : la téléologie pratique  
         
           

 

 

1. Théorie du projet

  

Le projet est la négation du constat en ce qu’il refuse l’arrêt de la pensée, la certitude dans la conscience. Le projet est l’activité consciente qui prend en compte le changement dans la pensée, l’aliénation. L’aliénation est la pensée qui ne tolère pas le constat, et qui impose à la certitude l’accélération de l’hypothèse. L’aliénation est la critique de l’hypostase par l’humanité, la certitude ridiculisée. C’est l’aliénation qui fonde la nécessité du projet, comme prise en compte du mouvement général de la pensée. Le projet est une métaphore de l’aliénation dans la conscience. Le projet est ce qui entrevoit la fin de la pensée, la fin de l’humanité.

Le projet part de l’hypothèse. Son but est le fait. Le fait est ici entendu comme l’aliénation de l’hypothèse, sa forme finissable, le terrain possible d’une réalisation.

Il n’y a pas de projet sans constat. Le constat fournit au projet son hypothèse de départ. Le constat et le projet forment les deux moments internes du mouvement de la pensée qui va de la réalité à la réalité.

Le passage du constat au projet est une rupture. Alors que le constat se suffit en et pour soi, le projet dépend d’abord du but, ensuite du constat, enfin de la réalisation. Le projet est immédiatement une critique de l’en et pour soi.

Dans la pensée occidentale, Marx représente la critique du constat dont Hegel a été l’apogée. La théorie de Marx introduit une perspective qui n’a plus son essence dans l’être-là. Toute la philosophie classique, et les néophilosophies analytique et phénoménologique du début du XXe siècle, sont des théories de l’être-là, des constats. De même toutes les « sciences » s’arrêtent au constat, et définissent leur but comme la « connaissance humaine ». Prise en ce sens, la connaissance humaine est le constat théorique, un en et pour soi hypostasié. 

La théorie de Marx tire son sens de ce qui n’est pas encore là. Dans cette pensée apparaît la rupture avec les théories de la connaissance et avec le constat en tant quen et pour soi. Ce que la perspective de Marx ainsi a de plus riche est qu’elle est, au sens téléologique du terme, une théorie de l’insatisfaction.

La société actuelle du constat, qui se donne pour but et pour objet de constater seulement, et qui fait du projet un superflu inessentiel, est une société de la conservation : elle cherche à conserver l’être-là, elle affirme la satisfaction dans ce qui est là. En pérennisant le constat, en le divinisant, en lui ôtant tout but explicite, elle tente d’assurer la conservation de l’humanité, contre son projet même : l’infini est une métaphore de la satisfaction dans l’être-là. C’est dans le renversement de cette logique, en plaçant l’humanité dans la perspective de son projet, de son accomplissement, que le passage du constat au projet est d’abord rupture. La rupture est, fondamentalement, l’irréversible. Dans la critique de l’insatisfaction, l’irréversible est une trace principale de la réalité.

L’irréversible n’est pas un témoignage de la réalité que dans le temps. Il est aussi le garant qu’un fait ne se reproduira pas, qu’il ne suffit pas qu’une expérience soit vérifiée théoriquement. L’irréversible porte l’anticipation de l’accomplissement. Il marque la dangerosité de l’humain pour lui-même, et la faillibilité de l’humain face à son projet.

Le projet est la découverte de la réalité pour but. Ainsi, la réalité n’est plus un donné. La réalité n’est plus dans le constat. Ou, plus exactement : le constat et le donné sont les apparences de la réalité. L’ensemble du mouvement de la pensée n’est pas conduit par son commencement, mais par sa fin.

La réalité comme commencement, ici et maintenant, est une apparence. Ce qui est au commencement est une trace de réalité. Une trace de réalité est l’impression de quelque chose d’inconstatable, dans une tentative de constat. Mais la réalité ainsi retracée est elle-même seulement un résultat : une pensée finie. C’est seulement un reflet de réalité qui constitue le commencement. Le commencement indique seulement qu’il y a scission entre la réalité et la pensée, parce que ce qui est constaté est l’impression fugitive d’une réalisation. Si la réalité est donc perçue comme un donné, au commencement, elle s’avère, dans le projet, n’être toujours qu’un résultat de la pensée.

Ce résultat est primordial : la réalité est le résultat, et seulement le résultat, de la pensée. La réalité comme donné est l’origine du phénomène de l’apparence, où l’apparence est dialectiquement opposée à l’essence. Le mouvement de la pensée allant vers la réalité est l’essence de l’humanité, et la réalité, son résultat, est la contingence.

En commentant Leibniz, le néophilosophe Bouveresse affirme le constat qui est resté celui de la pensée dominante : « Pour nous, êtres humains, le possible est d’une certaine façon postérieur au réel dans l’ordre de la connaissance, et la possibilité est, dans de nombreux cas, dérivée en dernière analyse de l’existence constatée. » C’est cet ordre, réalité, existence constatée et possibilité, qui est aujourd’hui hypostasié.

Le projet permet ce renversement qui est un approfondissement : dans le projet, le constat est devenu l’apparition de la réalité qui n’est pas encore, ou qui n’est encore qu’hypothèse, projection. La réalité, en fait, n’est pas un donné, comme on le pensait. La réalité n’est que le résultat, la fin.

Le projet s’est manifesté d’abord négativement comme ce qui manque au constat, comme l’insatisfaction du constat. Le projet promet l’accomplissement qui manque au constat.

A travers la médiation de la conscience, le projet devient positif. Le projet jette le constat dans l’esprit à la recherche de son but. Il donne à l’esprit son enveloppe et sa grandeur : le projet est d’abord « tout est possible ».

Tout est possible est la liberté : la liberté est d’abord l’irrationnel. La liberté se manifeste dans l’espièglerie du négatif, dans la négation du constat, dans l’affirmation de l’insatisfaction, seul maître de toute pensée. La liberté ensuite est souveraine par rapport au projet : ceux qui le conçoivent sont toujours libres d’accepter, ou non, le projet. Le moment du projet, qui est la liberté de concevoir, de proposer, d’accepter, et déjà de choisir, est le moment de l’imagination. L’imagination, qu’on trouve déjà sous forme d’esprit dans le constat, est nécessaire à la conception du projet.

La liberté telle que le projet la crée est une liberté sensée, intentionnelle et orientée, une liberté qui a un sens et un but. La liberté, tout est possible, est précisément la découverte, la détermination et la présentation du sens et du but du projet. Il n’y a pas de but immanent. Il n’y a pas de but a priori. Se donner un but, refuser un but, constater un but, projeter un but, et refuser chaque but au nom de l’insatisfaction, voilà la liberté.

L’exigence à l’esprit et à la conscience est d’aller au terme, d’accomplir. La qualité du projet tient dans la qualité du choix. Le choix est l’exigence de la réalité dans le possible, de l’insatisfaction dans l’imagination. 

A côté de la conservation constatante, l’insatisfaction est l’autre borne de la liberté : dans le projet, c’est l’insatisfaction qui propose – et parfois impose – les priorités dans l’immensité indéterminée du possible.

Le constat apparaît maintenant comme la nécessité du projet. C’est parce que la pensée constate d’abord qu’elle est capable de projeter. Le constat permet de déterminer un rapport à la réalité, une image de l’état de la pensée et en particulier de l’aliénation, une logique du langage, du discours et un certain nombre de techniques qui sont nécessaires à la formulation provisoire d’un projet.

Le constat ne suffit pas pour établir un projet. L’insuffisance du constat est exprimée par l’aliénation qui porte la pensée au-delà du constat. La pensée constatée et non constatée sont traversées de matériaux également nécessaires au projet : le rire, le désir, l’imagination, l’aventure et tout ce qui est irrationnel participent pleinement de cette nécessité au projet.

L’humanité n’est pas un constat, mais un projet. L’humanité est la division du résultat en projet. C’est dans le projet de la fin de la médiation entre toute réalité et toute réalité que la division de l’humanité et de sa réalité prend son sens. Le sens est toujours et seulement déterminé par le but.

De même que l’histoire classique s’arrête au constat, l’histoire téléologique commence par le constat et se détermine par le but. De même que l’histoire classique recouvre le passé, jusqu’au présent, l’histoire téléologique est le futur qui commence ici et maintenant. L’histoire est le projet de l’humanité, qui est la forme projet de la pensée.

Le constat est la part inessentielle, mais nécessaire du projet : le constat constitue une hypothèse de travail du projet. Le sens d’un constat est dans son but. Le projet indique le sens du but. Un constat qui ne serait pas inscrit dans un projet aurait un sens qui n’est pas déterminé ou partagé par ceux qui font le constat. 

Alors que tout constat ne porte que sur des hypothèses au moyen d’hypothèses, et n’aboutit lui-même qu’à une hypothèse, le projet est une hypothèse qui se sait, mais qui aboutit à la réalité. Les « sciences », la connaissance, l’observation n’ont pour conséquence que des constats. Les projets au contraire, aboutissent ou non, mais ils ébauchent le processus de vérification pratique des constats. Dans notre monde, l’idéalisme honteux conduit à la croyance inverse : on tient pour assurés et solides des constats, et pour secondaires et sans consistance des projets qu’on croit greffés sur ces constats, comme le loisir sur le travail. 

Dans l’idéalisme hypocrite, il faut généralement attendre la phase du projet pour que la question du but devienne manifeste. De nombreux projets échouent parce qu’ils sont posés sur des constats sans but explicite. Une approche téléologique des constats empiriques les présenterait par définition comme des hypothèses ; les buts qui en découlent imposeraient la révision des constats : les hypothèses de travail sont des moyens pour le but, mais la désignation du but implique la cohérence des moyens pour y parvenir. Toute la démarche empirique repose sur le présupposé inverse : le but se déduit des hypothèses de travail, et en dépend. Dans cette logique, les moyens que sont les constats sont souvent hypostasiés.

L’histoire, ou l’humanité, est le projet de toute la pensée. Si l’histoire est le débat sur la réalisation de l’humanité, c’est l’humanité entière qui est requise dans ce débat. Nos constats ne permettent pas, actuellement, d’endosser ce projet par délégation interposée. Pour construire le projet de l’humanité, une assemblée générale de tous les individus concernés est nécessaire. 

La dispute sur le projet de l’humanité est le débat des humains. C’est en cela que l’histoire est un jeu. Indécise et essentielle, l’histoire est une rencontre de plans, d’arguments, d’utopies, de batailles, de directions, de guerres, de constructions, de destructions, de propositions, de vérifications. 

Le projet se divise en construction et en réalisation. La construction est la tentative empirique et déductive de prévoir et de projeter, la réalisation est la tentative de la pensée de se nier pratiquement. La réalisation nie la construction en l’achevant. 

C’est dans sa réalisation que le projet trouve son incertitude, et vérifie sa nature hypothétique. C’est dans la réalisation que le projet aboutit ou échoue. La réalisation est ce que nous ne connaissons pas. La réalisation est fondamentalement ce qui est inconstatable.

  

  

2. De l’insatisfaction

  

L’idée de Heidegger comme quoi la « Sorge » est cette inquiétude du non-être exprime la mollesse ennuyée de l’intellectuel qui réduit le monde à son lieu de réflexion. C’est bien plus qu’une angoisse qui meut l’humain dans sa quête de sens, et c’est bien de cette angoisse, de cette terreur, de ce désir, de ce besoin d’accomplissement, qui est aussi délices, vengeance, découverte, projet, que surgit le but. Cette angoisse noyée dans tout ce qui porte au-delà de ce qui est n’est pas angoisse de l’être, du fait accompli, mais au contraire du fait d’être inaccompli et, par extension, sans doute, que quelque chose demeure inaccompli. L’angoisse et toute l’excitation qu’elle représente est toute l’angoisse et l’excitation de ce manque générique qu’est l’insatisfaction. 

L’humain est mu par la recherche incertaine de son propre fondement – recherche dont il n’a jamais réussi à déterminer si elle correspondait à une découverte de quelque chose de caché qui reste à révéler ou, comme en voici l’hypothèse, à quelque chose à créer. Une assemblée générale du genre humain aurait pour but générique de former le projet de créer le fondement de l’humanité. Et son cahier des charges n’aurait que deux têtes de chapitres, qui sont des synonymes : anéantir l’insatisfaction et accomplir l’humanité.

L’hypothèse de l’humanité comme créatrice de tout ce qui est, est ce qui différencie fondamentalement la téléologie moderne de la téléologie classique. Le but de l’humanité ne se découvre pas dans le sens où il serait déjà là, mais seulement privé de constat ; il se découvre dans le sens qu’il est entièrement à créer. La réalisation de ce but, la fin de l’humanité, n’est pas dans la téléologie moderne une fatalité ou un accident, mais un projet à réaliser.

Le projet de la téléologie moderne différencie fondamentalement entre les deux fins possibles : la catastrophe, qui est la fin qui n’est pas selon le projet, la fin qui laisse insatisfait, et l’accomplissement, qui est l’anéantissement de l’insatisfaction. La catastrophe et l’accomplissement n’ont pas de sens séparés, en et pour soi, ils ne sont que relatifs l’un à l’autre. La pensée qui différencie la catastrophe et l’accomplissement est un vaste éventail de possible dans le projet, qui va de comportements trop hypothétiques pour former une éthique à l’usage jusqu’à l’épuisement de la création, dont la pensée humaine semble inépuisable comme son insatisfaction.

Le partage de l’insatisfaction est ce qu’on peut appeler la société : c’est à travers cette communauté que l’homme amortit l’insatisfaction, mais c’est ainsi aussi qu’il l’augmente. Le mouvement de sa propre pensée vers son extrémité est ce qui produit toute réalité et, en passant, de nombreuses irréalités, comme la conscience, qui est le moment de la particularité de la pensée collective se prenant pour objet.

La construction téléologique est une construction de l’insatisfaction prise pour objet : elle part de la réalité, qui libère de la pensée, qui est constatée ; le constat est transformé en projet, et le projet, par l’assemblée générale du genre humain, devient création du fondement de l’humain, sa réalisation pratique, effective.

La caverne de Platon peut être elle-même prolongée : c’est l’ensemble du dispositif, ce qu’on voit dans la caverne et ce que voit Platon qui est l’apparence. Car toute la pensée, c’est-à-dire toute l’humanité, n’est qu’une apparence – une apparence de la réalité. Or, ce qui fait de l’apparence une tyrannie, c’est le constat de l’apparence. Seule la réalisation de l’humanité aboutit à l’anéantissement de tout constat.

A travers la réalité comme but, l’humanité procède de son but. La réalité comme commencement n’était que l’apparence dont le ici et maintenant est la corne d’abondance. Ce qui est réalisé génère des constats, de la pensée, mais une réalité qui génère de la pensée s’avère elle-même une apparence, se révèle une hypothèse de travail. Seule la réalité qui ne génère plus de constat est ce qui fonde la pensée, c’est-à-dire l’humanité, c’est-à-dire tout.

C’est de son but que provient tout. La scission de la pensée et de la réalité est l’hypothèse de la pensée, ou encore ce qu’on peut appeler l’insatisfaction. C’est la réalité qui vérifie cette hypothèse. Voilà le projet.

  

  

3. Tout accomplir

  

Tout accomplir commence ici et maintenant.

Tout accomplir est le projet qui contient tous les constats. Tout accomplir est le projet qui contient tous les projets. Tout accomplir est l’épuisement de tout le possible. Tout accomplir est la fin de l’insatisfaction.

Tout accomplir est la réalisation de la réalisation.

L’accomplissement se différencie de la réalisation par la maîtrise de la fin. Actuellement, la maîtrise de la fin de tout n’est pas pensable tant que les individus mesurent cette maîtrise à l’aune de la conscience.

La réalisation est la transformation de possible en réel, la satisfaction d’une fin particulière, qui peut générer des insatisfactions ; mais l’accomplissement est une satisfaction sans déchet.

Tout peut être réalisé sans maîtrise de tout : le cas extrême de ce cas de figure est la catastrophe. Tout ne peut être accompli que dans la maîtrise de tout. L’acquisition de cette maîtrise est le contenu du projet téléologique de l’humanité.

Tout réaliser peut être un accident de la pensée ; tout accomplir c’est tout réaliser en dépassant le dernier constat, en vérifiant la réalisation du dernier projet, en supprimant l’insatisfaction. Pour tout réaliser il n’y a pas besoin de tout accomplir. Tout accomplir, c’est tout réaliser en atteignant toute satisfaction.

Dans la réalisation, il y a l’urgence, dans l’accomplissement, il y a l’envergure. La réalisation est tournée vers la fin, l’accomplissement cherche à embrasser la totalité. La réalisation a une connotation quasi technique, l’accomplissement est la prise en compte du contenu.

La réalisation traite de la forme du mouvement de finir, l’accomplissement traite du contenu. C’est là que réalisation et accomplissement se confondent aussi.

Tout accomplir, c’est accomplir toute la pensée. Actuellement, la fin de la pensée n’est pas pensable tant que les individus refusent de considérer la conscience comme une forme d’aliénation de la pensée.

Dans tout accomplir, la pensée devient orgasme. L’une des fonctions principales de la religion est de projeter cette fusion, ce dernier mouvement de la pensée, hors de l’humanité. La résignation conscientocentrique est la raison, qui se contente de peu, et qui gère ce peu, en admettant humblement sa petitesse par l’interdit de concevoir la maîtrise de tout comme son but ; l’orgueil téléologique de l’humanité, au contraire, projette d’accomplir la totalité, dans une réalisation qui ne cesse de douter d’elle-même, dans sa propre vanité, dans son autoréflexion s’aliénant et dans la vérification pratique de ses présupposés : c’est l’ultra-scepticisme optimiste.

Tout accomplir est un synonyme de l’histoire. Tout accomplir est la vérité du jeu.

Tout accomplir est plus vaste que ce que l’humanité, dans l’état actuel de son débat sur sa totalité, peut concevoir. Tout accomplir est le contenu non encore créé de l’humanité.

  

  

Alliance des ultra-sceptiques optimistes

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 2006

     
         

 précédent

 

 

 

 

suivant

       
         
     

 

 
     

 

 
     

 

 
         

 

 

 

 
 

Téléologie ouverte

 

téléologie ouverte

 
  Belles Emotions  

troubles de l'ordre

 
  observatoire de téléologie  

turn over

 
  Nous contacter

 

time out