A propos de Max Stirner


 

 

C'est l'époque où l'adolescence, de plus en plus précoce, entre dans la publicité organisée en gangs. C'est l'époque où le nombre d'individus de la planète est passé, en cent cinquante ans, de un à cinq milliards. C'est l'époque où la démocratie égalitariste bourgeoise a supprimé les héros et les conquérants. C'est l'époque où pour éviter d'être dégradé en image, il faut entrer dans la clandestinité de l'anonymat. C'est l'époque où l'histoire est mise en doute par l'incapacité de la mettre en route. Jamais encore l'individu ne s'est trouvé devant pareil dilemme : sa gloire immédiate, la célébrité, est le contraire et l'impossibilité de la gloire véritable, historique ; jamais encore l'individu ne s'est trouvé autant exclu de sa propre histoire.

A l'inverse, l'idéologie dominante, après une lutte stérile entre « individualisme » et « collectivisme », longtemps indécise sur le front des classes, a proclamé le triomphe de l'individu. L'individualisme a partout vaincu, chez les gérants de l'Etat comme chez ceux de la marchandise ou dans l'ex-classe ouvrière. Le libéralisme égalitaire issu de la contre-révolution bourgeoise et le subjectivisme le plus radical issu de la négation de la culture, et de la défaite de la révolution en 1921, se sont trouvés unis dans la promotion de l'individu, qui est maintenant étendu jusqu'aux insignifiants, aux animaux, aux marchandises elles-mêmes. Ainsi, alors que partout elle comprime, elle rétrécit, elle annihile, elle sépare, et elle aplatit l'individu en sa représentation, partout la communication moderne proclame, soutient, manifeste, construit et communique sur cet individu devenu monstrueux.

Ce déchirement du concept, triomphant au moment où il est nié, est source de doute et de confusion. La Bibliothèque des Emeutes est ainsi rapprochée de tendances ultra-individualistes, notamment néostirnériennes. En effet, ne nous satisfaisant plus des divisions de l'humanité telles qu'elles nous paraissent s'accomplir sur des fondements théoriques désormais réfutés, nous rejetons autant les divisions dominantes fondées sur le besoin de procréer (race, ethnie, nation) que celles fondées sur le besoin alimentaire (classes « sociales »), et l'indétermination qui en résulte ressemble, mais ressemble seulement dans le cours de notre observation, à une acceptation de l'individualisme ; comme, au profit provisoire de cette indétermination, nous pensons que le débat appartient encore à tous ceux qui s'y présentent, et la révolte à ceux qui se révoltent effectivement, nous avons quelque jalousie à défendre le respect de chacun de ceux-là ; mais comme ceux-là sont fort rares dans le monde, leur individualité compte d'autant plus pour nous, et nous en soutenons la liberté la plus étendue, d'autant que nous-mêmes sommes d'abord un nombre très restreint d'individus associés ; aussi, notre association soutient-elle un certain nombre de principes identiques à ceux de l'ultra-individualisme. L'égoïsme : si chacun savait compter sur soi et soi seul, si chacun se savait investi de toute la responsabilité, cela supprimerait au moins l'hypocrisie, qui est un frein, et un grand nombre de formes de soumission qui ont cours dans toutes les hiérarchies ; une solidarité fondée sur l'égoïsme, qui est donc hors de la morale, et de la culpabilité ; un accès complet à toutes les décisions pour chaque individu, et une forme de délégation où le mandaté n'est que l'exécutant du mandataire qui garde seul tout pouvoir, arbitraire et discrétionnaire, sur le mandat : mode de fonctionnement et de décision que nous appelons démocratie ; une prééminence accordée à la jouissance personnelle, malheureusement plus théorique que pratique, quoique cette prééminence ne prime pas tout ; et donc, ce qui nous semble aujourd'hui la liberté individuelle la plus large qu'il est possible de concevoir. Tous les excès, bizarreries, humeurs, irrationalités, inventions venant d'un individu nous paraissent bases possibles du débat que nous entendons promouvoir.

Cependant, nous soumettons cette tolérance générale à cette intolérance particulière : que ces expressions non conformes soient en cohérence avec les fondations déjà existantes de notre chantier théorique ou en démontrent l'incohérence, en d'autres termes qu'elles tendent concrètement à réaliser ce débat qui manque. De même, nous n'accordons nullement la primauté de l'individu sur l'histoire du genre, tant déjà l'évidence de l'histoire actuelle du genre ridiculise une telle prétention. L'individu ne compte pas dans l'histoire en tant qu'individu. Notre époque a très largement achevé de désarmer l'individu face à la société et au genre, par la magie spectaculaire de l'aliénation, dont la domination révèle désormais l'essence en des formes grandioses. Si c'est l'individu humain qui produit l'aliénation à la base (du cerveau et du cœur), c'est justement ce qui échappe à l'individu, comme le gaz en pétarade échappe à la pétrolette. L'aliénation est devenue la manifestation générique de l'individu et la manifestation du genre dans l'individu. C'est à ce paroxysme de l'histoire que nous sommes confrontés, ici et maintenant.

Max Stirner a publié en 1844 son ouvrage majeur, 'l'Unique et sa propriété'. Son point de vue est simple : Moi. Son application, plus brillante que rigoureuse, est fort radicale. Rien ne dépasse Moi. Stirner entreprend une sorte d'inventaire de tous les concepts abstraits qui obligent l'individu, persifle et critique leur domination sur Moi, et renverse le rapport en les soumettant à Moi. Dieu, l'Etat, la société, l'amour, l'humain, la liberté, la vérité, etc. ne sont que des moyens d'asservissement de l'individu par une idée, pourtant créée par lui, mais qui le dépassent et échappent ainsi à sa propriété. Qu'est-ce que la propriété de l'individu ? C'est tout ce qu'il maîtrise, tout ce que sa force peut atteindre en propre. Ainsi, par exemple la vérité, tant qu'elle est un commandement extérieur auquel on croit n'est qu'un gage supplémentaire de ma soumission, alors que ma vérité est ma propriété, gage de ma liberté, qui s'étend, pour sa part, aussi loin que je peux, ou veux, ou désire. Ou bien la libre pensée : c'est, pour Stirner, la pensée libre de l'individu, qui le soumet, et qui s'oppose à la pensée maîtrisée par l'individu, auquel l'individu assigne les limites de la liberté, car l'individu n'est pas que pensée. Le but ? C'est la jouissance personnelle. La société est l'état originel des hommes, dont peu à peu l'individu s'extrait, se forme, se profile. La première objection venue à l'esprit de ses critiques, comme quoi Moi, l'Unique, est un nouveau concept abstrait qui se substituerait simplement aux autres, est repoussée par Stirner : l'Unique est justement unique, c'est le concept auquel on ne peut pas donner de détermination, de contenu, parce qu'il est privé de généralité. Cette première limite fait que ni Stirner, ni Mackay, qui a sorti Stirner de l'oubli il y a cent ans, ni les néostirnériens de 'l'Unique et son ombre' ne parlent d'eux-mêmes, comme si parler était déjà une généralisation, comme si parler de soi était déjà donner un contenu, une détermination, comme si la propriété de l'individu en excluait l'expression. Ainsi, dans la revue de ces derniers, un fort ennuyeux éloge de l'amour via Platon, Breton, Freud, dont est mesuré péniblement le plus ou moins de conformité à la théorie de l'amour que l'auteur suppose à Stirner, escamote ce qui serait beaucoup plus intéressant, l'expérience personnelle de l'amour de l'auteur, et sa théorie à partir de sa propre unicité ; d'autant que l'amour est précisément une des rares activités dont aucune théorie générale ne semble jusqu'à présent conforme à l'expérience particulière, ce qui la prédispose à être examinée selon l'angle de vue de Stirner. Mais l'amour, justement, n'est d'ailleurs pas la moindre ambiguïté dans l'œuvre de Stirner. Dans 'Quelques remarques provisoires concernant l'Etat fondé sur l'amour', il oppose avec la plus grande netteté l'égoïste, qu'il approuve, et l'amant : « Tout autre est l'amant. L'égoïsme ne change pas l'homme, l'amour le transforme. "Depuis qu'il aime, il est devenu une tout autre personne" a-t-on coutume de dire. C'est que, en amant, il fait réellement quelque chose de soi, il détruit en lui tout ce qui contredit à l'aimée ; consentant, et avec abandon, il se laisse déterminer et, transformé par la pression de l'amour, il se conforme à l'autre. » A l'égard des néostirnériens, cela signifie clairement que Stirner est opposé à l'amour, contrairement, semble-t-il, à ce qu'ils en ont compris. Dans 'l'Unique...', au contraire, il sous-entend que l'amour peut être un esclavage, et alors, si c'est par égoïsme ?

C'est là la première grande limite chez Stirner, qui dégrade son œuvre en pure vanité. Car, si l'on peut être esclave par égoïsme, chaque individu vit en fonction des préceptes de Stirner. D'accord, je crois en la Société, la Vérité, Dieu, l'Humain, la Liberté, etc. Mais c'est par pur égoïsme ! En effet, d'un côté Stirner reproche à ce monde le procès fait à l'égoïsme, de l'autre il répète qu'au fond tout le monde est égoïste. Ce procès fait donc partie de l'égoïsme. L'hypocrisie de ce procès, dans la mesure où Stirner rejette toute entrave morale, n'est qu'une expression de mon égoïsme, peut affirmer n'importe quel hypocrite. Si l'égoïsme est au fond de chacun d'entre nous, si l'esclavage, même à l'amour, est l'égoïsme, alors ce monde entier, jusque dans ses sacrifices les plus étourdissants, est égoïste. Ce monde entier est donc selon les vœux de Stirner. Ce n'est qu'une nouvelle version du meilleur des mondes de Leibniz, à moins que, plus simplement, ça ne sente le canular, ou plus sérieusement le sophisme.

En vérité, dans sa tentative de se mettre au centre, mais au-dessus du monde, Stirner accomplit deux erreurs de manipulation. La première est dans ce que ce posthégélien pense curieusement que la pensée ne peut être qu'une pensée dans une tête, donc rien. Cette méconnaissance de l'aliénation, fort en vogue chez les matérialistes du XIXe siècle, a toujours cours aujourd'hui, et pas seulement chez les cadres. La pensée, dans une tête, n'est pas rien. Et le fait qu'une pensée quitte une tête pour devenir autre se vérifie notamment dans ce que critique principalement Stirner, l'abstraction qui la met au-dessus de nous pour nous asservir, figure très courante de l'aliénation. De même, Stirner, en postulant la société comme initiale, dont l'individu se sépare en prenant forme, n'explique pas comment et pourquoi s'est constituée cette abstraction initiale, ni non plus en quoi la théorie de Hegel sur la progression vers l'origine est donc fausse. Il n'explique pas davantage par quelle aberration les hypocrites non-égoïstes croient en l'humain, Dieu, l'amour, la vérité, toutes choses à réaliser. La vérité, en particulier, lui échappe dans le sens où rendre vrai quelque chose est le réaliser, qui contient la différence entre existence et réalité. Une idée n'est vraie que réalisée, même si elle existe. Le communisme ou l'individu, par exemple, sont loin d'être réalisés, donc vrais. C'est une méconnaissance fondamentale de la pensée qui permet à Stirner de placer Moi non seulement au centre de la totalité, mais en totalité elle-même. L'au-delà du Moi existe (on ne saurait en dire pour l'instant autant de la pensée), c'est l'aliénation.

La seconde présupposition erronée paraît fort de l'époque ouverte alors, puisqu'on la retrouve chez Marx, et dans tout le matérialisme. Stirner, comme les matérialistes avec l'atome, trouve dans l'individu la plus petite partie indivisible, et c'est à partir d'elle, fort logiquement, qu'il construit tout le reste, trouvant simplement scandaleux et ridicule que des parties de ce reste se soient émancipées au point de venir se substituer à l'essence indivisible qu'est l'individu. Cette volonté positiviste de construire sur un positif solide, une sorte d'unité de base, nécessite cependant l'opération qui justifie toute l'œuvre de Stirner : il faut expurger l'individu de tout ce qui n'est pas l'individu dans l'individu. Aussi, la pensée du genre, de Dieu, de l'Etat, etc., doit être rigoureusement dénoncée, séparée, rejetée de l'individu, avant qu'il ne s'en réapproprie ce qui convient à sa jouissance personnelle. Mais moi, je ne suis pas d'accord avec la division de Stirner : cette pensée extérieure qui est en moi, c'est également moi. Le moi augmenté du genre n'est pas ce que j'ai pour but de séparer, mais au contraire d'unir, dans un rapport que déterminent ma vie et mon rapport aux autres vies. En d'autres termes : moi, individu particulier, n'est pas séparé de ce qui lui est étranger. Au contraire, ce qui est étranger m'attire, comme si ma réalisation ne trouvait sa vérité que là. Et bien loin d'admettre comme partie indivisible l'Unique de Stirner, je prétends que cet Unique est lui-même également divisible. La seule chose qui n'est plus divisible en elle-même est celle qui est finie. Si donc l'Unique de Stirner était indivisible, c'est qu'il serait fini.

Stirner ne peut donc que nier que l'humanité ait un but, que moi en tant qu'individu poursuive un but générique, en dehors de ma volonté, tel qu'il se révèle à ma conscience, qui en conséquence oriente ma volonté. Stirner ne peut donc que nier l'histoire, ou la réduire à sa représentation perpétuellement achevée : ce passé singulier qui est le mouvement du général vers le particulier, de la société vers l'individu. Son but est le même que celui de Sade : la jouissance personnelle. Mais la différence entre les deux est que chez Stirner la jouissance personnelle est soumise à Moi, alors que chez Sade Moi, je suis soumis à la jouissance personnelle. Nous sommes d'ailleurs très reconnaissants à Sade d'avoir parlé de la jouissance personnelle, nous regrettons que Stirner n'ait pas parlé de sa jouissance personnelle, ni de Sade, que, nous supposons, il connaissait. Mais une fois de plus, en parler, c'est la nier. C'est pourquoi, en matière de but, je vais plus loin : il faut terminer par la fin.

(Extrait du 'Bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes', texte de 1993.)


 

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