Retraite et rupture


 

 

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Pour Raclure de Bidet, par contre, je peux même vous fournir une explication qui engage la BE.

Nous avions en effet été avertis avant que cet ex-situationniste ne le reconnaisse lui-même qu'il allait signer chez Gallimard, assez comiquement par des gens soit furieux, soit narquois. En effet, avec le viol, Debord est le sujet le plus prisé de nos correspondants ; la presse à sensations n'a plus le monopole du ragot et du scandale depuis que ceux qui se croient les plus radicaux de notre temps font partie du même petit peuple que ses lecteurs. Quoi qu'il en soit, notre position était de répondre : ce ne sont là que des rumeurs, colportées qui plus est par des journalistes, et la chose, toute accessoire qu'elle est, nous paraît invraisemblable ; cela dit, si malgré tout cette rumeur se vérifiait, si elle n'était pas démentie par le héros du fait divers, nous conviendrions alors, et publiquement, que c'est une salope.

Pourquoi tant de haine, nous demandez-vous ! Les situationnistes, Debord en tête, ont tenté dans une période de déliquescence avancée de la parole et de la vérité, de rendre à celles-ci un tranchant qui est leur principe. Cette précision du verbe et cette intégrité appelée « honnêteté intellectuelle » donnaient même son sens et son étoffe à l'IS, leur crédibilité aux audaces vertigineuses de ses assertions. Contrairement à la « pensée rampante » contemporaine de cette organisation, lorsqu'elle émettait une idée, il fallait se déterminer pour ou contre, à ses risques et périls. Et ses phrases devenaient des choix, des actes, des ruptures. Ce n'est donc pas un hasard que les situationnistes aient rompu avec Gallimard, qui mentait, et c'était un choix décidé, tendu, exemplaire. Cette rupture a été rendue publique à la dernière page du dernier numéro d'une revue qui pendant douze ans avait eu seule le danger des mots pour programme.

Personne n'obligeait les situationnistes à une violence ouverte, si haute et méprisante, contre l'éditeur de deux d'entre eux. Mais bon, hardis et généreux comme ils étaient, ils l'ont commise. Debord était alors le directeur de cette revue qui se terminait donc par : « On t'a dit que tu n'auras plus jamais un seul livre d'un situationniste. Voilà tout. Tu l'as dans le cul. Oublie-nous. » Personne ne s'est opposé à cette promesse. Nous fûmes même nombreux à l'avoir applaudie et vantée, et je ne doute pas que vous fussiez du nombre, au cours des années qui ont suivi.

Depuis quelques années qu'elle existe, la BE a également mené quelques ruptures. Nous sommes un peu moins rigoureux que l'IS, parce que nous ne pouvons pas soutenir la rigueur qu'affichait l'IS. Mais il paraît très improbable que nous revenions jamais sur une rupture, car nous nous déterminons à partir de ces choix ; et si une telle révision survenait, nous serions en même temps obligés de reconnaître que nous nous étions trompés, pourquoi et comment, et publiquement si la rupture avait été publique, parce que, comme sur nos ruptures nous engageons nos amis, sur nos retournements de position nous aurions à les désengager. C'est pourquoi nos ruptures sont dangereuses pour nous : nous tromper nous humilie, nous rejette, nous divise et nous retarde. C'est pourquoi nos ruptures ne sont pas farfelues et velléitaires comme elles paraissent à beaucoup de leurs victimes, mais bien pesées et portées par une grande expérience, moindre certes que nous paraît encore celle des situationnistes en la matière.

Maintenant Debord donne des livres de situationniste à Gallimard qui, théoriquement, l'a dans le cul (nous ne jugerions même pas nécessaire ici de réfuter la loufoque objection situ-intégriste comme quoi Gallimard, le gros commerçant, l'aurait dans le cul parce que Debord qu'il consent à payer lui soumet ses livres, si elle n'avait pas été, sérieusement, émise). Techniquement, c'est là un mensonge : le directeur de la revue du parti de la vérité est revenu sur la parole donnée. Principiellement, ça ridiculise cette rupture. Et comme le personnage ne condescend à s'en expliquer nulle part, il faut donc en conclure que la rupture situationniste n'était pas aussi terrible et irrémédiable qu'elle paraissait, et voilà qui soulage bien tous ceux qui la craignaient, mais une sorte de fumisterie pour la galerie, ou plus exactement une suspension, pour laquelle il y a prescription à la retraite. Le « jamais » de « tu n'auras plus jamais un seul livre d'un situationniste » ne vaut pas véritablement « jamais », ouf, mais vingt-quatre ans. La différence n'est pas quantitative, comme vous l'avez compris, mais qualitative : vingt-quatre ans est le contraire de jamais, les prisonniers le savent, comme le mensonge est le contraire de la vérité.

Voilà, semble-t-il, une bien longue réponse pour une résignation somme toute insignifiante. Mais elle n'est pas destinée au résigné, à Debord. Vous avez utilisé mot pour mot dans votre formulation du droit à la retraite les termes d'un fervent guyernestiste moyen, que nous avons été obligé de jeter. Il a à peu près votre âge. C'est que toute la génération qui a réussi à rester dans l'ombre de Debord en évitant ses foudres (ni surréaliste, ni pro-situ, ni curé, ni militaire, ni artiste, ni cadre, ni étudiant, appréciant le bon vin et les déclassés, et délaissant la dérive pour la campagne), mais aussi en ne sortant jamais en vingt-quatre ans de cette ombre, car ç'eut été s'opposer, voire s'exposer à un lanceur d'anathèmes dont personne n'était jamais revenu avant Gallimard, commence à vieillir. Or, signer un billet de retraite à Debord, c'est s'en garder un tout pareil, de Debord, en blanc. Si Debord a droit à la retraite, et si je peux faire passer que sa vie est estimable toujours, et qu'il reste rebelle quand même, alors je peux moi-même, un jour (et le temps passe vite maintenant), être à la fois estimable, rebelle et retraité. Si en plus on oublie que Debord n'avait pas la moindre indulgence pour ceux qui « faisaient vieillir » quand lui avait trente-sept ans, on était alors en 68, la préretraite s'annonce douce. Voilà tout le fond de cette polémique. Tout comme Debord obligeait à trancher quand il était radical, il permet de retrancher quand il résigne.

Les membres de la BE ont pris au mot ce que les situationnistes appelaient la vérité. Bien avant que Debord ne devienne Raclure de Bidet, bien avant qu'il ne se corrige en se préfaçant sous le label mensonger de « l'homme qui ne se corrige pas », nous pensions que le minimum d'honnêteté que ces gens-là nous avaient enseigné était de leur appliquer leurs propres critères, de critiquer leurs insuffisances. Selon ce principe, moi qui ai trois ans de plus que vous, je considère, pour ce que j'en sais, que Debord mérite au moins le respect jusqu'en 1980 ; et au moins l'insulte à partir de 1993. Vous semblez avoir moins lu qu'admiré nos textes si vous pensiez que nous reconnaîtrions à quiconque un droit à la retraite, sans même qu'elle fût rentière, ou putassière. Les lettristes, Debord en tête, n'avaient pas non plus renié le mérite de Breton, bien au contraire, en l'insultant pour ses soixante ans ; les situationnistes, Debord en tête, n'avaient pas non plus renié le mérite de Lukács, en fustigeant ses retournements d'intellectuel vieillissant, bien au contraire. De même je serais bien inutilement sorti d'un silence, qui était tout aussi honteux que celui que vous semblez trouver honorable chez Raclure de Bidet au début des années 80 (le secret du silence, le voici : ni lui ni moi n'avions alors rien à dire), si un furieux charitable ne me colle pas une balle au moment où je commencerais à mériter une retraite ! Vous vous trompez : Debord n'est plus un rebelle. Debord n'est plus honnête. Raclure de Bidet est l'insulte que les situationnistes avaient signée contre Gallimard. Il a mérité aujourd'hui de l'essuyer à son tour.

Vous voudriez que nous le lui fassions savoir. La BE ne s'adresse nommément qu'à deux types d'interlocuteurs : ceux auxquels elle répond (rares), et ceux à qui elle propose quelque chose (très rares). Nous n'avons rien à proposer à aucun ex-situationniste. Et nous serions fort surpris de la réciproque, tant le peu que nous savons sur leurs destins particuliers nous paraît malheureusement méprisable.

Soyez assuré, après cet exposé, que si votre prochaine communication à notre intention ne marque pas un net revirement par rapport au tranquille ticket de sortie de vie que vous signez, pour services rendus, à une raclure de bidet s'il en fut, elle sera la dernière à pouvoir se rêver conciliante.

Pour la BE,

Chrétien FRANQUE.

 

(Extrait de correspondance, publié dans le 'Bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes', texte de 1994.)


 

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