Le respect de la vie


 

 

Contre l'humanisme

Un des furoncles qui a le mieux éclos sur la face vieillissante de notre société est le décalage entre la morale professée et la pratique véritable. La morale des gérants de la forteresse Vieux Monde est un hybride infectieux de puritanisme corrompu, de modération fanatique et d'humanisme éventé. Le lacrymogène n'est pas que le discours des policiers contre les émeutiers, où il garde en passant sa plus grande franchise, mais le discours des gestionnaires aux gérés et des informateurs aux ignorants. Cette émotion, suscitée désormais avec routine, agit comme un signal, impose le silence, exige même parfois qu'on cesse de respirer et fonctionne comme un tabou. A chaque acte violent, l'argument est sacrifié aux larmes, préalable indispensable qui peut durer jusqu'au prochain acte violent, en quel cas, généralement, l'explication et la critique n'ont pas eu la permission de sortir des hommages et de la solennité qui singe nos dignités. Mais, à retenir ainsi par charges affectives de plus en plus accoutumées la réflexion, la prise de part et la négativité de la plèbe dans son ensemble, on l'unit dans la surdité de son courroux ; à forcer les pauvres sans célébrité ni gloire à pleurer plus souvent qu'à ce malheur, qui est le leur, on énerve exagérément leur apathie.

L'humanisme, qui dans cette boue glisse définitivement vers l'humanitarisme, est le courant d'idées que les gémisseurs et autres travailleurs de la glande lacrymale ont conservé à la base de leur justification et à la justification de leur base. L'humanisme des XVe et XVIe siècles avait réhabilité les penseurs latins et surtout grecs, fort déconsidérés dans les siècles du Moyen Age parce qu'ils n'étaient pas chrétiens, puisqu'ils étaient morts avant la naissance du Christ ; et avait placé l'humain au centre des préoccupations de la pensée renaissante, en opposition au triple dieu qui était jusque-là la référence obligatoire. Aujourd'hui, l'humanisme prétendu de nos ingérents humanitaires ignore Platon et Xénophon, et a perdu la qualité d'opposition à la pensée dominante d'Erasme ou de Rabelais. La seule survivance qui le relie au mouvement ancêtre des « Lumières » et qui usurpe son nom, est morale. L'humanisme prône la tolérance, car de Dante à Thomas More il en avait un cruel besoin, et le respect de la vie humaine, qui, de la Grande Peste au sac de Rome, faisait plus fréquemment un mouroir du servage qu'il n'en avait été un pour les esclaves d'Athènes ou de Corinthe. Mais, même cette tolérance n'est plus la même dans la dictature actuelle que dans la révolte de l'érudition d'alors : aujourd'hui la tolérance, telle que martelée par l'information dominante, est devenue une contrainte obligatoire et restrictive, qui interdit davantage qu'elle ne permet. En ayant caricaturé en nouveau combat entre le bien et le mal celui entre la tolérance et l'intolérance, les prétendus humanistes modernes oublient de dire que personne ne tolère tout, et que personne ne tolère rien ; tout un chacun tolère certaines choses et personnes et idées, et n'en tolère pas d'autres. Et, alors que la tolérance de l'humanisme de l'époque de l'Inquisition était un appel à le tolérer, lui, la tolérance du spectaculaire humanisme somali-bosniaque est, en vérité, l'intolérance de tout ce qui n'est pas lui, le critique.

Le concept dominant de « respect de la vie », pour sa part, est devenu une hypocrisie parce qu'il repose sur deux distorsions qui ont créé une séparation entre la phrase et le fait. D'une part, dans le concept dominant, ce qu'on appelle la vie n'est pas la vie ; d'autre part, la mort y est un interdit, un tabou.

 

Survie et vie

La séparation entre la vie et la survie s'est affirmée depuis son constat, il y a trente ans. Le concept de survie qui dénonçait les malheureuses prétentions préfabriquées de ces pauvres obligés de s'entasser dans des clapiers en béton a pris ses aises, en achetant du décor, dans une évolution parallèle à celle de l'urbanisme. Si les grands ensembles maintenant abîmés ne contiennent plus le premier surnuméraire de la population pauvre des villes, mais un substrat englué là, sédentarisé, les constructions à l'intérieur de la forteresse occidentale, dont l'explosion démographique semble passée, se préoccupent d'accès faciles et de jardinets, de centres de loisirs et de bricolage. Avec la disparition du tout va toujours mieux qui avait si bien enchaîné la survie dans la période précédente, la survie a annexé l'insécurité, qui imite cette impression de vraie vie si grossièrement absente jusque-là. La part de crème sur ce lait s'est elle aussi sensiblement diversifiée, de sorte à entretenir l'impression que l'existence est une course à cette petite part de crème, et que si tout va bien un jour, fort improbable il est vrai, la part de crème aura dépassé la part de lait, étant entendu qu'il ne peut pas y avoir que de la crème. Si l'on travaille, d'un côté paradoxalement c'est déjà devenu un privilège avec tout ce chômage, et de l'autre ce n'est plus pour aller au cinéma ou s'acheter sa voiture, c'est pour fonder un groupe de rock qui sera célèbre ou pour « explorer » la Chine. La misère en noir et blanc, dénoncée par Vaneigem, est devenue une misère en couleurs. Mais la survie est demeurée la priorité de l'espèce, et ce qui décore et distrait de ce constat d'échec ne fait que tourner davantage le lait.

La vie se distingue de la survie par l'existence d'une perspective historique. C'est cette perspective historique qui détermine ma survie, nullement ma survie qui, une fois en ordre, me permettrait de voir si en surplus, en superflu, il n'y aurait pas quelque perspective historique à découvrir via, par exemple, un groupe de rock ou la Chine. Ma perspective historique n'est pas superflue, c'est au contraire ma survie qui me paraîtrait superflue si je n'avais pas de perspective historique. Mourir de faim m'est préférable à mourir de silence. Il se trouve que cette seconde mort, réputée à tort indolore, est la règle dans notre monde, qui passe à se battre contre la première, aussi bien pour notre société humaine que chez ses amis les bêtes.

L'humanité semble s'être toujours organisée autour de la survie de l'espèce. A la société construite autour du besoin de reproduction, sa priorité et sa protection, a succédé, lors d'une révolution qui a précédé l'écriture, notre société construite sur le besoin alimentaire. Il semble d'ailleurs que ce communisme primitif, où devait régner le matriarcat, ait eu le même but apparent de conservation de l'espèce que la société de l'accumulation des aliments, patriarcale, qui lui a succédé, probablement parce qu'assurer en priorité la nourriture était devenu plus sûr qu'assurer en priorité la reproduction. Ce qui atteste le mieux ce violent moment de l'histoire est certainement l'intense répression de la fonction reproductrice, enfermée encore dans des codes apparemment aussi absurdes que stricts (ainsi on reproche aux religions juive et musulmane d'interdire la viande de porc alors qu'on sait aujourd'hui en combattre la putréfaction trop rapide sous la chaleur du désert au moment de la naissance de ces dogmes ; mais l'inceste, qui n'est un interdit que parce que, dans des temps bien plus anciens, cet interdit semble avoir protégé la famille patriarcale naissante de certains croisements, reste rigoureusement interdit ; et le sexe est aujourd'hui si tabou que la simple idée d'en frapper un, ou à l'aide d'un, qu'on appelle un viol, est aujourd'hui considéré comme l'incompressible justification de l'existence d'une police). Cette mutation complète de la société, au moins dans sa deuxième phase dans laquelle nous sommes de mémoire d'homme, c'est-à-dire une organisation autour du besoin alimentaire, et qui a permis à l'humanité son explosion d'esprit, dont l'explosion démographique est l'apparence, a vérifié qu'il est possible d'atteindre entièrement l'objectif de la suffisance alimentaire, et que pour atteindre une suffisance alimentaire il fallait des motivations extérieures à celle-ci. Comme pour un individu particulier, atteindre un but pour l'espèce n'est presque toujours possible que si l'on prend pour horizon l'au-delà de ce but, et non pas ce but lui-même. Les Khmers rouges ont été les économistes les plus radicaux qu'ait connus l'humanité : si toute la population n'a besoin que de riz, organisons toute la population autour de la production de riz. L'expérience, que le reste du monde poursuit avec simplement moins de rigueur, a prouvé que, si l'on ne fait que du riz, on meurt de faim. On peut aujourd'hui affirmer que pour avoir suffisamment de riz le but du genre humain ne doit pas être de cultiver du riz, mais la culture du riz doit être une activité subalterne.

Car quelle que soit l'absurdité d'une organisation qui a élevé au rang de question centrale de l'espèce la distribution la plus juste et la plus égale de nourriture et de tous les « biens » qui permettent à la nourriture d'être considérée comme le bien central, du pétrole au microprocesseur, de l'or à la force de travail, la pratique expérimentale a supprimé l'objectif : si jamais encore autant d'individus n'ont été menacés de mourir de faim, le genre humain s'est tellement multiplié que lui, genre humain, n'est plus menacé d'inanité. Nous sommes donc dans un monde entièrement construit sur une base sur laquelle il n'a plus de raison de reposer. Le besoin alimentaire, qui a toujours été une servitude du pauvre, doit être considéré comme servitude de l'espèce tant qu'elle en accepte la tyrannie. L'organisation de la société autour du besoin alimentaire, qui présente sa satisfaction comme repoussée à l'infini, est cette tyrannie. La servitude qui en est notre expression est plus ancrée dans nos mœurs que la plus ancienne tradition, si bien que même la plus ancienne tradition y est rattachée. Cette habitude est la conscience qui se rétrécit, dans l'incapacité non de voir grand, loin, mais simplement dégagé. Les existences construites selon ce principe dominant de l'économie en général et de notre époque en particulier et en entier, comme quoi assurons d'abord le nécessaire et on verra pour la suite, constituons un bagage et on aura bien un voyage à faire, apprenons un instrument et on découvrira nécessairement la musique qu'on a à exprimer, sont les petites survies ; et les autres, vous n'en rencontrerez pas beaucoup, qui sont pris par un dessein d'ensemble qui les rend prodigues de leur conservation, qui ont une rencontre à préparer qui ne leur laisse que le dernier moment pour improviser le bagage, dont la musique qu'ils chantent ne s'entend que sur les instruments qu'ils sont obligés d'inventer exprès, ceux-là sont en vie.

Je voudrais ici insérer une courte parenthèse sur le nécessaire et le superflu. Le superflu a été honni par le puritanisme, puis par l'hypocrisie encore si manifeste dans le capitalisme paupériste, celui de gauche, le modèle social-démocrate égalitariste. Aussi, leur négation la plus vigoureuse n'a pas manqué de se féliciter du superflu et de honnir le nécessaire. Mais nécessaire et superflu sont toujours relatifs. Dans la dialectique de la survie et de la vie, ainsi, nécessaire et superflu s'inversent. Si la survie est nécessaire à la vie, dans le monde atrophié où la survie domine la vie jusqu'à l'exclure, la survie se transforme en superflu, et c'est la vie qui apparaît comme ce qui lui est nécessaire, son humanité. En vérité, du point de vue de la richesse sous lequel ces deux contraires sont généralement présentés, et même du point de vue de la richesse aliénée, c'est-à-dire la richesse marchande, le nécessaire a toujours été superflu ; et le superflu toujours nécessaire. Utilitarisme et antiutilitarisme, par extension de parenthèse, sont soumis à la même relativité : rien de plus utile que l'antiutilitarisme, et rien de plus inutile que l'utilitarisme.

 

La mort est un tabou

L'existence de ceux dont l'amélioration de la survie demeure l'objet non seulement affirmé, comme chez les politiciens qui depuis vingt ans ne savent pas encore que leurs améliorations du quotidien de leurs administrés sont perçues par ceux-ci comme une vis qu'on serre, mais véritablement le but le plus élevé auquel ils se consacrent parfois avec un étonnant acharnement, agit sur l'ensemble de la société, qui les y encourage comme un frein moteur, un ralentissement grandissant. Ce ralentissement n'est pas visible dans la perspective qui y préside où les détails de la survie s'équilibrent, hors du champ de vue, en tragédies immenses et en bonheurs absolus. La vision quotidianniste et paupériste tend à hiérarchiser les événements du monde en fonction de ceux de ce vécu quotidianniste et paupériste, et non l'inverse. Jean-Paul, qui n'est pas moins révolutionnaire que vous et moi, ne s'intéresse pas à l'Afrique du Sud parce qu'elle est très éloignée, et ne change pas sa vie, à lui ; Corinne ne conçoit pas l'intérêt de connaître les émeutes du Yémen, car pour elle, à partir de son vécu prédominant, une émeute c'est le mécontentement qui gagne une file d'impatients dans un bureau de poste. Ce peu de perspective historique les trompe fort : c'est précisément en Afrique du Sud que se joue la vie de Jean-Paul ; et l'émeute dont Corinne se réjouit dans un bureau de poste est précisément ce qui interdit celles du Yémen. Dans la perspective historique, c'est-à-dire ici et maintenant, des téléologues, leur mort est absolument indifférente. Je ne veux pas particulièrement tuer les malheureux Jean-Paul et Corinne que nous connaissons tous, ce qui ferait d'ailleurs que leur mort n'est pas du tout indifférente, mais je veux dire par là que leur existence ou son défaut rejoint ici la théorie dominante du minuscule de l'humain, être et genre interchangeables, qui ne peuvent donc rien changer, mais qui peuvent être changés pour rien. Leur mort ne change rien à la révolte en Afrique du Sud et aux émeutes au Yémen, alors que le sort de cette révolte ou de ces émeutes contient leur billet pour passer de la survie à la vie. Dans un monde où l'horizon de la conscience n'est pas l'histoire, où la survie rejette la vie dans la prison d'un temps libre obligatoire, où la vie est considérée comme récompense ou loisir de la survie, la survie empêche et étouffe la vie. A l'inverse, la vie, où la débauche remplace l'économie et la passion perfore la raison, est considérée comme ennemie de la survie, et c'est à ce titre qu'on lui donne des noms différents que survie : délire, folie, parfois terrorisme. Dans l'opposition entre survie et vie, il y a la même opposition qu'entre travail et jeu, baise et amour, quotidien et histoire. Et vue du point de vue de la vie, de l'histoire, la mort de tous ceux qui survivent est fort indifférente. Regardez les milliards de morts de ce siècle : le décès de l'un des anonymes de la guerre de 1939-1945 a-t-il affecté autre chose qu'un principe humaniste comme une petite gifle décoiffe la raie d'un yuppie ? Certes non. Et les plus regrettés des morts de cette guerre-là sont ceux qui sont revendiqués en tant que juifs, parce que les militants de la même ethnie leur ont gagné cet honneur, fort douteux. Mais si j'en veux aux militants juifs de leur ethnicisme, j'imite leur procédé. A l'indifférence que j'ai du carnage quotidien de tous les pauvres modernes, je retranche ceux qui se sont manifestés de mon parti, notamment dans les révoltes d'Afrique du Sud et dans les émeutes du Yémen, parce que leur action sur la base très générale qui s'y manifeste correspond encore aux buts et aux moyens des téléologues ; l'existence de Jean-Paul et de Corinne, en revanche, non. Qu'ils crèvent.

La mort est un tabou. Il participe certainement de la nécessité de conserver l'espèce que, depuis cinq mille ans, les religions et plus généralement toutes les professions de foi, à d'intéressantes exceptions près, considèrent la mort de l'individu comme une priorité à éviter. Mais même pour Gilgamesh, l'impossibilité d'échapper à la mort semble au moins liée à l'impossibilité de réaliser le destin collectif. Le scandale de la mort ne provient pas d'un prétendu instinct de conservation, mais d'une nécessaire insatisfaction de n'avoir pas réalisé tout ce vers quoi chacun tend. Cette totalité, impossible à réaliser aujourd'hui, est d'ailleurs ce qui rend toute mort, sans exception, insatisfaisante. Jean-Paul et Corinne, en éliminant de leur existence un horizon dont ils redoutent la distance, n'échappent pas à cette insatisfaction par l'opération d'en effacer la conscience. La mort, évidemment, n'occupe pas la même place dans la forteresse naissante dont l'idée est d'arrêter le temps et où se nie l'histoire, et sur les terrains de jeu où se font le temps et l'histoire. En Somalie, où l'on meurt aussi bien de faim que par les armes, il serait impossible de faire croire aux pauvres, comme en Europe, que l'on puisse mourir satisfait en ayant vécu insatisfait ; que la mort est une calamité, indifféremment des victimes ; et même probablement qu'il faille repousser la mort, au prix de sa vie, c'est-à-dire qu'il puisse y avoir quelque intérêt à prolonger la survie sans autre but. L'idée que la survie est la vie est policière en ce sens qu'elle tente de supprimer la vie. La survie, en effet, arrête le temps, mais la vie, au contraire, le précipite vers sa fin. La mort fait partie de la vie, mais elle est interdite de séjour dans la survie.

L'abus de l'interdit que notre société fait peser sur la mort a pour conséquence la Standard Total View comme quoi la vie et la mort sont des contraires. Rien n'est plus nocif à la vie que de considérer la mort en dehors d'elle : la mort fait partie de la vie en tant que sa fin, sa limite, sa frontière. Donner la vie n'a de sens que pour ceux qui la prennent. La survie, érigée en sacré, prive l'humain de la maîtrise de sa vie, et donc de la maîtrise de la vie en général, en le privant de la maîtrise de sa mort, et donc de la mort en général. D'où les interdits pesant sur le meurtre (résultat des réactions sur « Vol, viol, meurtre sont des délits d'opinion », cf. 'Bulletin de la BE' no 4 : quelques approbations pour le vol, une levée de boucliers indignée contre le viol, et un silence de mort sur le meurtre), l'avortement, l'euthanasie, le suicide. Ce qui scandalise dans le génocide n'est pas l'aberration de la division ethnique, mais la préméditation du massacre, le délit d'opinion. Si j'estime que pour parvenir à la réalisation de l'humanité une partie de l'humanité doit être supprimée avant cette réalisation, qu'en est-il ? Dois-je poursuivre mon but ou bien céder à un principe qui lui sera donc supérieur, mais sans la moindre justification de sa supériorité, comme quoi la vie de chaque individu humain serait sacrée ? Je ne pose pas cette question parce que j'ai envie de supprimer une partie de l'humanité (encore que celle qui regroupe tous les gestionnaires et leurs alliés uniformés nous gêne considérablement pour tenir le débat sur la meilleure façon de parvenir à ce but), mais pour profaner le tabou de la mort, qui est une entrave à cette réalisation [1]. Quand la vie est sacrée, elle n'est plus que la survie. Parce qu'elle est privée de la mort, celle qu'on reçoit comme celle qu'on donne, la survie est l'absence de vie. La mort, qui aujourd'hui est l'échec de la survie et de son projet d'éternité, est crue l'échec de la vie dans une société qui substitue la survie à son contraire, la vie. Et c'est donc aussi bien la mort reçue et la mort donnée qui sont soumises à de graves interdits, à de grandes culpabilités et à de grandes peurs. Après Lucrèce, entreprenons de chasser des cœurs « cette crainte de l'Achéron qui trouble jusqu'au fond de la vie humaine ».

 

• Tuer

Le refus forcené de la mort est d'autant plus singulier que personne n'y échappe. La mort étant inéluctable, seules la façon de mourir et l'époque de la mort importent.

La mort d'un humain ne constitue un événement que pour les autres. Les circonstances et l'intérêt de sa mort ne sont donc évalués que par ceux qui ne meurent pas, y compris par l'anticipation du mort lui-même. L'importance actuellement accordée à cet événement commun ne dépend donc pas d'abord de cet événement, mais de l'idée de la mort pour ceux qui la manifestent. C'est bien ainsi que le sacré s'autoalimente.

Une différence capitale est faite dans cette idéologie de la vie sacrée entre la mort dite naturelle et la mort dite violente. Sans gloser sur le ridicule de ces deux appellations, elles signifient qu'il existe une mort, en quelque sorte légitime, celle qui est « naturelle », et une qui serait en quelque sorte artificielle, la « violente ». La mort violente elle-même se subdivise en deux : celle par « accident » et celle qui provient du résultat de l'opinion d'une conscience, que ce soit celle du mort (suicide) ou celle d'une autre personne (assassinat). Les frontières entre ces différentes qualifications de la mort fluctuent selon les circonstances, mais elles expriment principalement la hiérarchie morale des façons de mourir.

A cette hiérarchie, j'en oppose une autre. Tout d'abord la mort met fin aussi bien à la survie qu'à la vie, ce qui constitue sa première division : la mort des survivants est indifférente, à l'exception de ceux que je pense pouvoir être des alliés des vivants, par conséquent en devenir eux-mêmes, la mort d'un vivant est la fin du jeu de sa vie, a un sens historique déterminé. Achever une survie est un acte de conséquence nulle, sauf une vengeance toujours possible quoique rarement justifiée de ceux qui ne sont pas de l'avis de la nullité de cette survie, alors que tuer un vivant est une grave décision, puisque l'histoire en dépend.

On voit que lorsque je parle de la mort telle qu'elle existe dans notre société de survie, ma perspective est celle de la victime, et dans le cas inverse, elle devient celle, généreuse, de qui donne la mort, de qui donc ne pense que maîtriser la vie. Mort « naturelle », « accident », « suicide » ou « meurtre » ne peuvent transformer ce renversement qu'exceptionnellement, dans le cas où donc cette circonstance de la mort transformerait la qualité de la vie (ou de la survie) qu'elle clôt, par exemple en révélant que ce qu'on avait cru une vie n'était en fait qu'une misérable survie, ou l'inverse, qui menace d'être plus rare. La mort est une fin, et cette fin est beaucoup trop importante, pour une vie, pour être laissée au hasard. Avis aux amateurs.

 

• La peine de mort

La question de la peine de mort est de savoir si l'Etat a le droit de tuer. On sait déjà, par l'exception qu'est la « légitime défense », que l'Etat accorde ce droit au particulier qui n'attaque pas ; et c'est en invoquant la même exception que l'Etat justifie les guerres qu'il entreprend, au besoin par des régimes d'exception, où il s'autorise au raisonnement qui annule l'exception en prétendant la confirmer : l'attaque est la meilleure défense. Pour que la guerre que l'Etat entreprend ne soit pas la peine de mort, l'Etat doit prouver qu'il défend ; quand l'armée américaine bombarde l'Irak ou la Somalie, c'est ainsi pour défendre un principe. Cet exemple meurtrier vérifie que toute offensive peut être appelée défensive, car une offensive défend toujours un intérêt « supérieur » ou un principe. Mais la nécessité de justifier la défensive, de prouver que l'autre est l'agresseur, le tricheur, n'est qu'une casuistique, n'est que la nécessité d'accorder les actes avec les règles du jeu qui, dans la société démo-libérale, ne se fait plus principalement par l'Etat mais par l'information.

Pour ma part, je n'ai pas choisi d'aliéner la responsabilité sur ma vie à l'organisation de la communauté qu'est l'Etat, mais on m'a confisqué cette responsabilité, sans rien me demander, pas même ou surtout pas si j'avais une idée meilleure, et pour cette responsabilité et pour cette organisation ; et c'est fâcheux, car je pense que justement, oui. L'Etat est donc d'abord confiscation, et confiscation de ma vie, ensuite confiscation de la vie des autres, et somme de ces confiscations. Cette somme de confiscations fabrique des règles du jeu qu'elle appelle des lois, auxquelles elle me soumet et auxquelles je me soustrais, non pas à telle ou telle quand j'en ai l'occasion, ou parce que je serais en désaccord sur un détail, mais en entier et par principe : aucune loi de l'Etat ne me convient parce qu'elles sont basées sur l'usurpation de ma complicité, et, de fait, le fait que l'Etat légifère ne me convient pas, puisque l'Etat même ne me convient pas.

Je n'entre donc dans le débat de la peine de mort qu'en dénonçant son cadre actuel, puisqu'il sert d'abord à renforcer l'Etat. En reconnaissant ou en refusant telle ou telle prérogative à l'Etat, on reconnaît l'Etat. Maintenant, si je continue à pénétrer dans cette problématique, c'est pour en souligner l'hypocrisie moraliste. Les partisans de la peine de mort tiennent le discours de Rousseau dans 'Du contrat social' : si la peine de mort empêche qu'un humain en tue plusieurs autres, il y a bénéfice arithmétique en « vies humaines ». D'ailleurs, les adversaires de la peine de mort souscrivent volontiers, selon le même calcul, à l'assassinat d'un tyran. D'autres partisans de cette peine la considèrent dissuasive, c'est encore le même calcul, mais qui n'est plus vérifiable. D'autres, beaucoup plus rares encore, dont moi, approuveraient la peine de mort pour les mêmes raisons que Lacenaire, à savoir qu'ils trouvent la mort préférable à la prison. En face, les adversaires de la peine de mort, qui l'ont maintenant emporté dans la plupart des quartiers de la forteresse, n'ont pas d'arguments. Ils n'ont que le précepte moral du caractère sacré de ce qu'ils appellent la vie, et ils mêlent à ce commandement religieux l'hypocrisie d'une mansuétude laïque. Ils ne prétendent même pas que c'est parce qu'eux-mêmes seraient en danger de mort si cette loi existait, ce qu'ils auraient certainement beaucoup de mal à soutenir. Cette tolérance et ce pardon se vivent infailliblement, pour celui qui a commis l'infraction qui pourrait conduire à la mort selon les règles du jeu de l'Etat, comme le visqueux bourbier de l'humiliation. Car il va lui falloir mériter cette répugnante générosité, pleine d'arrière-pensées éducatives.

Dans la guerre contre l'Etat, tuer et être tué sont la logique qui font de l'indignation contre des bavures policières de si mauvais prétextes de révolte, alors que, comme en Algérie et maintenant en Egypte, ils forment de si bonnes raisons de vengeance. Que l'Etat puisse tuer par inadvertance, par excès ou par raison d'Etat est juste, non pas selon les règles qu'il proclame, mais selon la guerre qui est en cours. La victoire des adversaires de la peine de mort est la victoire d'une mesure préventive pour éviter cette guerre par celui des deux partis qui ne peut pas anéantir l'autre, c'est-à-dire le parti de l'Etat. Elle substitue la prison à la mort (quand un criminel risque la mort, il risque donc aussi la vie, quand il risque la prison, il risque seulement d'être condamné à la survie) et elle feint de retirer, même à l'Etat, le droit de tuer. Ce qui, en vérité, interdit la vengeance et surtout protège l'Etat contre l'offensive de ses ennemis en plaçant un interdit encore plus grand sur le fait que ces ennemis tuent ses partisans. Si la plupart des Etats occidentaux ont supprimé maintenant la peine de mort (presque partout contre la majorité des citoyens, là aussi contrairement à la règle du jeu établie), c'est le signe que cette guerre est loin d'être ouverte, et même, a probablement reculé si loin dans les consciences que l'Etat peut installer des bastions prophylactiques jusque dans les rangs de ses ennemis, qui presque tous, par contradiction politicienne, sont adversaires déclarés de la peine de mort.

 

• Avortement

Pour finir l'humanité, il convient de déterminer les moyens d'y parvenir. Or, comme il est impossible, dans l'absence de débat actuel, de déterminer si dans ce but il faut prendre la vie d'une partie de l'humanité, il est impossible de déterminer s'il faut donner la vie à une partie de l'humanité. Il est cependant implicite que, si cette deuxième possibilité devait correspondre à ce but, cela signifierait simultanément que ceux qui en prennent la décision tolèrent que l'humanité continue au-delà d'eux et ils prendraient ainsi en même temps la décision de mourir insatisfaits.

Si la reproduction paraît immédiatement contraire à la téléologie, c'est aussi parce que cette reproduction, telle qu'elle est subie aujourd'hui par les pauvres qui la pratiquent, est la renonciation avouée de finir soi-même la vie, est une résignation, une abdication. Elle stipule d'emblée, dans l'état d'organisation particulière de notre société, la prise de responsabilité de l'humain qui procrée pour l'humain procréé sans l'accord préalable de celui-ci, donc contre celui-ci jusqu'au moment de la révolte du procréé contre le procréateur. Cette révolte (si le procréé ne traite pas le procréateur de salopard et de con, c'est lui qui en est un) est actuellement si morcellisée que jamais encore le quorum de ses participants n'a été suffisant pour donner lieu à une émeute, tant il est lourdement anticipé par les réseaux coercitifs spécifiques, comme la famille et l'école, et généraux, comme l'information, l'Etat et la marchandise. Faire un enfant, comme on dit aujourd'hui, c'est l'offrir à la société, le pouvoir parental séparé dont il est le précipité en étant le premier témoignage, ce qu'assez impudiques de leur misère la plupart des parents nient par définition. Alors que, pour ceux-là, c'est hypothéquer plus ou moins complètement leur temps, leur capacité d'engagement, de critique. Seuls ceux qui font des enfants par erreur, ou par malheur, peuvent être des parents dignes de la fin de ce monde. Mais tous ceux qui les font par soi-disant amour (« c'est parce que nous nous aimons »), par goût (« j'aime les enfants »), par soi-disant instinct (« j'ai la fibre maternelle ») ou pour se fabriquer un petit jouet rêvé (« j'en ferai un révolutionnaire ») sont déjà en train de nous tromper comme ils se trompent et tromperont leur malheureuse progéniture. Ceux-là auront longtemps ce résultat à conserver. Ils sont aussi hostiles à faire la fin du monde que ceux qui, dans la forteresse occidentale, font valoir l'excuse démographique pour prolonger en d'autres corps leur chair et leur sang lâches, leur irresponsable refus d'analyser l'avenir (« on ne peut pas savoir »). Dans la partie du monde où la contraception est généralisée, faire un enfant, comme se marier, sont des concessions qui interdisent de penser en finir.

Comme le « débat » sur la peine de mort est une fortification de l'Etat, le « débat » sur l'avortement est d'abord la pilule contre le débat sur la procréation. Ensuite, il exclut le débat sur le plaisir qui pourtant, dans le phénomène de reproduction et de reproduction avortée, est le mobile prépondérant ; là se perd, comme en Iran en 1979 dans le voile du débat sur le voile, le plaisir du débat sur la satisfaction, le désir, l'amour. Enfin, la question de l'avortement est une façon d'éluder la question de la vie, quel peut bien être son but, et de la mort, car sur ce point central en l'occurrence les deux partis sont d'accord : donner la mort est interdit.

L'argument des opposants à l'avortement est : il est interdit de tuer un être humain et l'avortement tue un être humain. A cela les partisans de l'avortement rétorquent que le fœtus n'est pas vraiment un être vivant. Si la mort doit être interdite, les opposants de l'avortement ont entièrement raison : l'avortement est un meurtre. Le fœtus est un être humain dont il est indiscutable qu'il est déjà en survie. Il est tout aussi indiscutable qu'il n'est pas en vie. L'avortement est un assassinat d'un être humain qui survit sans vivre. Ensuite, les partisans de l'avortement déplacent le centre de la discussion pour plaindre la mère, pour qu'elle soit enfin libre de son corps. Rien n'est plus hypocrite que de prétendre que l'avortement rendra quelqu'un « libre de son corps », ce qui ne veut strictement rien dire, comme ne veut rien dire plaindre une mère quand on n'est pas opposé à toute maternité. Comme le parti contre la peine de mort, le parti pour l'avortement a, en guise d'argument, sa position novatrice, de gauche, mais tout aussi morale et conservatrice de ce monde.

Si j'avorte, c'est parce que je ne veux pas payer mon plaisir de la charge d'un être humain. Et quand j'avorte, je tue, et alors ? Si je ne suis pas opposé à l'avortement, c'est parce que je ne suis pas opposé au meurtre.

 

• Euthanasie

L'interdit sur l'euthanasie est le plus flagrant témoignage de la sacralisation de la mort. Entre la douleur et la mort, arbitrairement, il est décidé a priori, donc en dehors de la personne concernée, que la douleur est préférable. Lorsque quelqu'un se trouve devant le choix d'être handicapé au point de ne plus pouvoir atteindre les buts qu'il s'était proposés, ou bien d'achever d'un coup l'inutile tourment qui le lui rappellera jusqu'à une autre mort, inévitable et qu'il n'a pas choisie, il est pressé par tout ce qui respire autour de lui l'interdit de la mort, par la loi, par la superstition, par la détermination existentielle d'un corps médical alors omnipotent, de réviser ses buts en ersatz à portée de fauteuil roulant ou d'une cécité inévitable. Il existe des individus dans le coma depuis des années, maintenus dans cette survie au nom de la prééminence religieuse de la survie, alors qu'ils sont définitivement incapables d'avoir une vie, et que leur réveil les tuerait aussitôt. Pour ma part, je pense que l'euthanasie devrait être exécutée non seulement si celui qui en est l'objet en donne l'ordre, mais sur l'avis du conseil de ceux qu'il aura préalablement désignés comme amis, ce qui permettrait d'avoir de l'amitié un compte plus attentif que la lâche inflation qui en est le cours actuel. De ce conseil devraient être exclus, par principe, les membres de la famille, tant que la famille a des droits et des intérêts légaux, qui renforcent sa tyrannie sur les individus et son conservatisme sur la société. Les erreurs et les excès ne seraient certainement ni plus tragiques ni plus nombreux que l'acharnement thérapeutique, qui confond vie et survie au profit exclusif de cette dernière, et qui s'applique aujourd'hui avec toute la violence d'un exécutif médical qui ne tient ses pouvoirs que d'un savoir sommaire, imprégné à chaque article de l'anthropologie la plus conservatoire.

 

• Suicide

L'euthanasie, acte de donner la mort, est à la frontière entre le meurtre et le suicide, puisque l'objet de l'euthanasie peut être aussi bien autrui que soi-même. Meurtre et suicide ne sont d'ailleurs antinomiques qu'en vertu de l'axiome de l'indépendance de l'individu, car dans la morale et dans la loi dominantes, ils sont également réprouvés ('Suicide, mode d'emploi' est un des très rares livres que la censure a interdits en France, où l'on se goberge tant de la liberté de tout publier, et où l'on roule des yeux si furibards à l'interdiction des 'Versets sataniques' dans d'autres parties du globe). Contre le suicide également, l'idée sous-jacente est la conservation de la vie dégradée en survie. Et il faut bien supposer que si une inversion de perspective, qui ne pourrait pas être moins qu'une révolution, rendait à la survie, jusque dans l'organisation de l'espèce, sa place d'appendice de la vie, les ruptures qualitatives ayant un but, qui seraient l'essence révélée de cette organisation, consacreraient le don de la mort à autrui et à soi-même comme actes d'égale importance, le respect de la vie impliquant une responsabilité de chacun, qui oblige chacun bien au-delà de la masse physique à laquelle il est identifié aujourd'hui.

Mais qu'il s'agisse là d'un vœu pieux ou d'une exigence minimale, cette conception porte au-delà de l'espèce de contrition confuse dans laquelle est enveloppé aujourd'hui le suicide. Du courage ou de la lâcheté à se suicider, l'éternelle controverse, il sera fait table rase aussitôt que sera reconnue la relativité du courage et de la lâcheté : de nombreux héroïsmes le sont par lâcheté, et certaines débandades ne sont que la protection d'une volonté hardie qui, pour ne pas hésiter au centre de l'engagement, en fuit les bordures. Les différentes formes de suicide, de la pendaison au médicament, en passant par l'héroïne et le crash automobile, contiennent toutes l'impossibilité reconnue de la vie, alors que très peu d'affamés se suicident par impossibilité de survivre, bien évidemment. C'est la principale raison du tabou sur le suicide. Car l'incapacité d'accomplir sa vie, si elle était discutée en priorité sur la place publique, menacerait de renverser ceux qui gèrent par ce secret celles des autres en évitant de sonder d'éventuels remèdes. Le suicide, pourtant, si l'on considère qu'aujourd'hui aucune existence n'atteint le terme de son possible, devrait être le geste qui honore l'éclair de conscience de cette résignation. En d'autres termes : lorsque le débat sur la finalité de l'espèce sera l'agora de la république humaine, tous les humains, sauf peut-être ceux qui parachèveront l'œuvre commune et ceux qui auront été tués, se suicideront, non pas d'un coup, comme une hécatombe, mais en leur temps, variable selon les circonstances et les capacités, l'état d'avancement du débat et le plaisir à le mener. Si le suicide, en effet, marque d'abord l'absence de maîtrise de la vie, comme l'exprime convulsivement la fascination morbide d'un Jacques Rigaut, il en marque aussi la maîtrise en ce sens qu'il préfère sa fin à son devenir autre, son aliénation, sa continuation sans maîtrise possible. C'est pourquoi, mieux que celle du fondateur célébré des surréalistes de 'l'Agence générale du suicide', la mort de l'auteur du 'Droit à la paresse', Paul Lafargue, est la vérité de cet ouvrage et même de la vie. En voici le plus beau des testaments : « Sain de corps et d'esprit, je me tue avant que l'impitoyable vieillesse qui m'enlève un à un les plaisirs et les joies de l'existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi et aux autres.

Depuis des années, je me suis promis de ne pas dépasser les soixante-dix années, j'ai fixé l'époque de l'année pour mon départ de la vie et j'ai préparé le mode d'exécution pour ma résolution, une injection hypodermique d'acide cyanhydrique.

Je meurs avec la joie suprême d'avoir la certitude que, dans un avenir prochain, la cause pour laquelle je me suis dévoué depuis quarante-cinq ans, triomphera.

Vive le communisme, vive le socialisme international ! »

La fin appartient à celui qui la fait. Dans l'hébétude statique de notre misère perpétuelle, nous sommes privés de cette propriété, et la vie est niée jusqu'à refuser son accomplissement au responsable de son contenu. Dans la survie, qui fait de nous des métayers, des serfs de l'existence, particulière et collective, le suicide est le déni du mirage de la récompense, communisme et socialisme international, que Lafargue, au moment de partager son suicide avec la fille de Marx qu'il avait épousée, exhorte à vivre, ou paradis ; dans la vie, le suicide est le dernier acte de prise à partie de l'histoire.

Peu importe la foi quand j'examine le possible. Aujourd'hui il mérite ma vie comme demain il l'achèvera. Dans la balance de ce jugement qui est ma vie, les émeutiers du monde entier remplissent en bonne partie le plateau qui doit toujours être le plus lourd.

 

 

[1] La calomnie la plus facile et la plus courante face à la téléologie moderne, jusqu'à maintenant, est celle qui cherche à profiter du tabou de la mort et tend ainsi à le renforcer. Puisque la téléologie moderne projette de tout finir, et que tout est l'humanité, alors les téléologues posent logiquement la question de la mort de tous les petits êtres humains. Cela suffit souvent à la mauvaise foi pour transformer, par extrapolation, la téléologie en fantasme morbide, ou en caricature de secte projetant quelque holocauste ou grand massacre rituel. Nous pensons au contraire que ne pas envisager la fin de l'humanité dans son projet est soit une inconséquence et une irresponsabilité puériles – ce manque de maturité que partagent les héritiers de l'idéalisme et du matérialisme avec les héritiers du déisme – soit dû à un fétichisme de la mort, qui l'oppose et la sépare de la vie, et qui la cristallise et la mythifie. La mort, qui est ce qu'on ne peut pas se représenter, qu'on ne peut pas reconnaître pour soi, qu'on ne peut pas vérifier théoriquement, est par conséquent une chose fort simple et fort peu importante. Mais le contenu qui mène à cette fin, la réalisation de ce contenu, est précisément la vie (et non pas la survie). Et, quoique le genre humain ne soit que projet, ce rapport entre la vie et la mort peut aussi se dire pour le genre. En d'autres termes : l'importance de la fin de l'humanité est contenue dans sa capacité d'accomplissement, repoussée dans l'éternité et la contemplation par tous les infinitistes, et la mort est la fin de l'humanité, soit inaccomplissement, soit accomplissement, mais parfaitement inessentielle : la mort n'a pas d'en soi, ni de pour soi, sauf dans les fantasmes nécrophiles partagés, il est vrai, par la superstition la plus répandue à notre époque. L'objectif de nos calomniateurs, en jouant de ce tabou, semble être de marquer une borne dans la compréhension de ce qu'est la téléologie moderne, au-delà de laquelle celui qui s'aventure risque trop de se perdre. Et à l'analyse, il semble que cette réaction de garde-fou, pruderie et fausseté mêlées, relève davantage de l'autosuggestion que de la volonté de tromper des tiers qu'elle est par ailleurs : c'est surtout à eux-mêmes que ces bas fétichistes de la mort veulent éviter d'entendre un discours qui met nécessairement en cause toute leur vie. Le tabou de la mort, ainsi hurlé, leur suffit en effet pour se débarrasser hâtivement de cette dangereuse théorie, comme si elle consistait essentiellement dans cette désacralisation si mal vécue ; et les exonère, comme on l'a vu, de comprendre son sens, et même ses banalités de base. (N.d.E.)

 

(Extrait du 'Bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes', texte de 1994, annoté en 2001.)


 

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