Correspondance avec un « marxien »


 

Réponse de la BE au « marxien »


 

Paris, le 2 mars 1993

Notre dernier courrier à l'ensemble des personnes rencontrées par des membres de la BE à Montréal émettait des réserves quant à toi. Non seulement tu n'as pas répondu explicitement à ces réserves, mais par le texte que tu as écrit à propos de la BE, tu les a implicitement confirmées, et même davantage. Cette lettre ne peut donc en aucun cas être considérée comme la poursuite d'un échange, que ton manque de franchise et d'honnêteté intellectuelle a définitivement interrompu. Si c'est à toi que nous l'envoyons en premier, c'est que nous ne concevons pas que tu ignores ce que nous pensons de toi et de ce que tu penses, à partir du moment où nous le faisons savoir à d'autres. Tes "Commentaires à propos de la BE" (qui sont davantage "commentaires" de l'ouvrage d'Adreba Solneman), en effet, ne constituent pas une critique, mais un dénigrement, et révèlent sous leurs camouflages une attitude assez répandue de nos jours, dont nous tenons à mettre en garde les ennemis de cette société, parce que c'est une attitude qui appartient au vieux monde en se donnant pour contraire. Ce n'est d'ailleurs pas cette duplicité, dont nous ignorons le degré de conscience, qui est nouvelle, mais bien cette attitude. La présente lettre ne t'es donc pas destinée autrement que pour la forme, et nous nous moquons parfaitement de ce que tu en penses. Du reste, on y vérifiera la conviction assez ancrée que cette réfutation de tes principaux arguments va à un destinataire qui pour toi seras toujours hors de Portet.
 

1- LA FORME DU COFFRET. La "forme" serait omniprésente. Chacun sait que la forme est l'apparition de la chose. La forme est donc omniprésente, jusqu'à ce qu'on en abstrait. Si tu avais franchi ce seuil minimum que dépasse chaque lecteur d'un ouvrage, particulièrement de celui-ci, pour en concevoir le fond, tu aurais oublié la "forme". Tu l'aurais ensuite reconsidérée par rapport au fond. Et tu te serais aperçu que l'immodestie du fond est telle que la forme de cet ouvrage est évidemment bien en-dessous de pareille prétention. Le coffret serait immodeste ? Il est inhabituel, sans doute, mais sa couleur, sa matière, son apparence, ce qui y est représenté, sa forme (géométrique), tout cela doit, hélas, être caractérisé de fort modeste. L'auteur espère vivement une édition ultérieure dont les dimensions et l'apparat te feront partir en courant.

Nous ignorions que les cartes étaient chères aux situationnistes : la majorité des ouvrages situationnistes n'en ont pas ; de nombreux ouvrages non-situationnistes, voire anti-situationnistes, mieux avisés, utilisent des cartes, pour permettre de comprendre la lecture.
 

2- LES FAITS. Les faits ne font pas partie de la forme, mais du fond. L'un des buts de cet ouvrage, qui est une raison fondatrice de la BE, est de faire connaître les faits. A part de toute évidence toi, personne ne connaît les faits concernant la révolution en Iran et l'insurrection au Nicaragua. Même les spécialistes n'en savent que des bribes, en outre des versions officielles, dont cet ouvrage montre quelques croyances vite généralisées et quelques incohérences comiques, ou tragiques. La seule présentation de ces événements est une énormité qui justifie l'ouvrage, ce que ses conclusions ne manquent pas de souligner de diverses manières. Nous brocardons d'ailleurs souvent cette habitude essentiellement marxiste, mais pas uniquement, de présupposer les faits connus. Ce qui était déjà une exception à l'époque de Marx qui, lui, se plongeait sans retenue dans le dépouillement des informations à ce que l'on sait, est devenu aujourd'hui la règle honteuse : l'ignorance préside à la réflexion. La lecture des deux pages de "Théorie Communiste" jointes à tes "commentaires" en atteste, si nécessaire. Non seulement les faits ne doivent pas beaucoup intéresser cette brillante théorie, mais ils doivent considérablement la gêner. Car pour vérifier dans l'époque, par exemple un prolétariat tel qu'il est conceptualisé par TC, il faut, avec une volonté sans faille, regarder dans la direction opposée.

Le tronc, aussi bien de l'ouvrage de Solneman que de la BE, est donc notre récit des faits, subjectif, parce que l'objectivité en la matière est la première hypocrisie, de sorte à ce que le fruit, la synthèse, soit à la fois vérifiable et contestable.
 

3- DU COMMENTAIRE. Tu parles de la "rage" que tu éprouves face aux commentaires des journalistes. Tu parles  ! Cette rage est toute rhétorique, apparemment. Nous non plus n'apprécions pas les commentaires des journalistes ; mais non pas parce que ce sont des commentaires, mais à cause de ce qu'ils disent. Faudra-t-il interdire les commentaires pour t'épargner tes "rages" ? Mais toi, tu te permets bien des "commentaires" sur la BE. Ce qui ne te plaît pas ne sont pas non plus les commentaires, comme tu l'insinues sournoisement en rapprochant les nôtres de ceux des journalistes, mais nos commentaires.

Pour donner un fond en trompe-l'oeil, car pour une critique de nos commentaires il faut d'autres armes que "Théorie Communiste", tu leur reproches deux généralités : leur "liberté", et le fait de dévoiler le mensonge et de prétendre à la vérité. A cela, effectivement, rien à répondre. Nos commentaires continueront d'être "libres" et de dévoiler le mensonge et de prétendre à la vérité.

Tu affirmes, indirectement, que nous inventons, que nous mentons. Mais quand on arrive aux preuves d'une accusation si grave, au chapitre que tu intitules "en conclusion", il n'y a rien. Sauf ceci : ce qui te déplaît souverainement, c'est que nous osions dire : nous ne savons pas une chose, mais nous la supposons telle. Cette construction est justement le contraire d'un mensonge. C'est une hypothèse suivie d'une extrapolation, mais qui dit qu'elle est une hypothèse suivie d'une extrapolation. Evidemment, ça ne se fait pas. Même les journalistes n'y ont pas droit dans leur éthique. Mais à quoi sert leur éthique ? Comme les règles du jeu de leur société, qu'on appelle les lois, celles morales des journalistes ne leurs servent pas, comme tu sembles le penser, à ne pas mentir, mais à couvrir un mensonge. Leur éthique est un garde-fou de leur intérêt, elle exige comme les puritains d'être au moins aussi vertueux qu'elle, sinon on tombe automatiquement dans le péché, ou le mensonge. Il y a longtemps que cette morale de l'information sert à taire ce qui serait même embarrassant à laisser deviner. La BE interprète et spécule sur ce silence, et sur l'incohérence de ce qui l'atténue. Dans la BE, il n'y a pas de journaliste, et il n'y a pas besoin d'observer les règles de cette profession pour ne pas mentir. Nous savons mesurer le danger de ce détournement que nous pratiquons du silence de l'iformation. Mais nous refusons de laisser le monopole du commentaire à des journalistes, ou à toi. Qu'il s'agisse de notre part d'une technique volontaire et consciente, et même tout à fait nécessaire pour dire la vérité là où l'éthique des journalistes, ou la tienne, la dissimulent, est tellement évident qu'il est à peine digne de devoir y répondre. Mais voilà la vérité qui te gênes : que nous prenions avec le silence et les demi-mots de nos ennemis de franches libertés, quoique toujours annoncées, que nous refusions ce silence et ces demi-mots derrière lesquels tu crois pouvoir survivre tranquillement retranché, voilà qui t'inquiètes. Car voilà la vérité de cette vérité, le commentaire de ton commentaire : toi, qui nous traite si indirectement de menteurs, tu es une basse salope.

Il te manque de l'analyse dans nos textes. Tu as donc une bien curieuse acception du concept d'analyse. Après "De l'histoire" plus rien. Tu avais ta dose. Mets donc "De l'histoire" à la fin du coffret, tu comprendras comme ceux qui le lisent actuellement, que l'ouvrage de Solneman et ses parties, heureusement, est en entier une analyse, faits et forme compris. Et ils reconnassent facilement que chacune des parties est une analyse, et que chaque chapitre de chaque partie contient des analyses. L'analyse n'est pas un style, comme semblent le penser des GCI ou des TC, c'est la division en ses parties d'un ensemble, une idée, un discours, un fond. Ne peuvent se plaindre du manque d'analyse et de théorie, à juste titre, que ceux qui sont capables de critiquer celles qui sont là. Et sur cette exigence minimum, il faudra te faire, comme tu l'as déjà fait sur beaucoup d'autres choses, et en conséquence, une raison.
 

4- A QUOI EST SOUMISE L'ACTIVITE HUMAINE. Pour réfuter ce que nous pensons être l'essence de l'humanité, tu te suffis de rappeler ce que tu penses, toi, qu'elle est. C'est du sous-GCI. Tu traites de présupposé notre opinion à ce sujet, pour t'en débarrasser. Sauf que nous disons pourquoi l'essence de l'humanité est la communication. Ce n'est donc pas un présupposé, mais un résultat. Toi, par contre, te dispenses de dire pourquoi l'activité humaine est essentiellement soumise à l'organisation du travail et la collection des aliénations qu'on traverse tous les jours, etc. C'est là qu'est le présupposé.

D'ailleurs, il te "semble" que c'est un ensemble de données "hasardeuses" et "objectives" qui ont conduit le "primate" à travers diverses étapes triviales jusqu'à "la fin de l'instinct". Tu te permets des hypothèses maintenant  ! Eh bien, nous qui en faisons sur les informations ennemies, nous n'en faisons pas sur l'essence de l'humanité. L'essence de l'humanité n'est pas une information ennemie, dont on puisse douter, mais un résultat. Et donc nous l'affirmons, jusqu'à preuve du contraire, mais qui ne risque pas de venir de toi, de Gros Curé Imbu, ou de Témoignage Chrétien. Et quand tu prendras publiquement la parole pour démentir cette présente assertion, ce nous semble, tu auras également la tâche cocasse de faire savoir au monde ébahi comment la "fin de l'instinct" peut s'accommoder d'avoir pour cause qu'il te "semble". Avant bien sûr d'expliquer comment "on peut supposer" que la division du travail, etc, est liée au manque et à la pénurie, toutes choses qu'il ne nous "semble" pas du tout.

Ta logique s'affirme comme peu divertissante parodie de logique : de l'hypothèse "on peut supposer que la division du travail..." tu arrives à l'affirmation "le travail n'est donc pas..." Ce qui différencie la BE du stalinien, c'est que lorsque nous émettons une hypothèse, la conclusion qui en découle doit être conditionnelle. Si la conclusion est affirmative, sans être soutenue par une autre preuve, elle a pour fonction de transformer en affirmation le conditionnel de l'hypothèse. Ce qui est évidemment un procédé d'une honnêteté toute policière.

Cette technique, tu nous en gratifies une deuxième fois, un peu plus loin, lorsque du XVIIe siècle on arrive à la Théorie du Prolétariat par l'hypothèse évolutionniste aujourd'hui dominante qui commence par "Oui, je pense que..." et qui s'achève par "c'est pour cela que l'économie n'est pas mensonge sur le capital mais science." Eh non. Il ne suffit pas que tu le "penses" pour que l'économie ne soit pas mensonge. Car le rapport de causalité n'est pas ici dans le raisonnement intermédiaire qui n'a de sens que parce que c'est ce que tu penses, et qui se substitue apparemment même pour toi au sujet de ce rapport, mais dans "je pense...c'est pour cela."

Même rigueur que dans ta logique, dans ta fade ironie tout au long, et dans l'usage des mots : "valorisation" n'est pas un mot barbare, mais un mot dont ni toi, ni GCI, ne connaissez le sens, apparemment ; "révolutionnaire" ne peut s'appliquer qu'à ceux qui font réellement la révolution, et donc certainement pas à "Théorie Communiste" et pas encore à la BE.
 

5- LA REVOLUTION. "Certes la BE n'emploie ce mot que pour critiquer la "vieille" et marxiste conception de la fin du monde." Quel plaisir d'être si bien lu ! Nous ne cessons d'employer le terme révolution dans au moins trois applications concrètes et datées, car passées : la révolution française, la révolution russe (qui est l'ensemble du mouvement révolutionnaire de 1917-21, en Europe) et la révolution iranienne de laquelle, tu ne l'as donc pas remarqué, un tiers du prétentieux coffret traite directement, et les deux autres tiers, indirectement. D'autre part, aucune conception marxiste, "vieille" ou nouvelle, ne nous semble identifier la révolution à la fin du monde, pour la simple raison qu'aucune conception marxiste, et pas même Marx, ennemi des marxistes sur presque tous les points, n'ont jamais fait connaître de conception de la fin du monde. C'est précisément ce que nous critiquons. Maintenant, que la révolution soit leur horizon provient principalement de ce qu'ils n'ont pas de conception de la fin du monde. Mais l'horizon n'est que la limite du champ de vision, pas la fin du monde, même les marxistes savent cela.

A la suite d'un commentaire aussi bâclé, est-il nécessaire de rappeler que "la transition entre un monde et un autre", si une telle chose existe, est une révolution pour tout le monde (exactement pour un monde et l'autre) et pas seulement "pour les communistes" ? Par contre, ça n'a absolument aucun rapport avec "la fin du monde". La fin du monde, par définition, n'est pas la fin d'un monde. La révolution n'est pas la fin du monde, et la fin du monde n'est pas la révolution. Là, le conservatisme de tes positions ancrées a apparemment bloqué la simple compréhension de ce que nous disons de la révolution, et de la fin du monde. Le retors et le sournois s'étalent ici comme dans le reste, mais n'accèdent même plus à la conscience. Il est comique de constater que dans un ouvrage où tu trouves qu'il manque d'analyses, même le peu que tu reconnais sont déjà trop pour toi.
 

6- IL Y A DE L'ABUS. S'il y a un seul point sur lequel nous sommes d'accord, c'est qu'il n'y a pas de complot. Cela vient de ce qu'il n'y a aucune conscience de l'unité dans chaque camp (aucune conscience de "classe" chez ceux qui pourraient manipuler), aucune conception de la totalité, aucune stratégie. Nous l'avons toujours affirmé, particulièrement contre les communistes et autres rats d'organisation, vite prisonniers de la paranoïa qui accorde à un ennemi par ailleurs présenté comme un imbécile total, un cynisme génial. Mais tu es tellement fiérot de cette conception effectivement marginale, que tu en dénies par avance et sans examen le partage, a fortiori à une conception, la nôtre, que tu t'emploies à dénigrer pour tout le reste.

Cependant nous pensons effectivement qu'il y a des batailles qui font des vaincus, et que les vaincus sont des gens abusés. Ce qui différencie cette opinion de la vieille trouille pseudo-révolutionnaire de la manipulation, c'est que les vainqueurs aussi sont abusés. Contrairement à ce que tu penses, les gestionnaires de ce monde mentent, écrasent et trompent leurs ennemis, les entraînent sur des voies de garage, mais la plupart du temps ils y viennent eux-mêmes car ils le font à la poursuite des intérêts les plus immédiats. Ici, ta conception diverge de la nôtre. Tu sembles soutenir que personne n'est abusé, nous soutenons au contraire que tout le monde l'est. Les prétextes des révoltes modernes, c'est-à-dire des émeutes, sont presque toujours des révoltes contre des abus. L'aliénation n'est d'ailleurs rien d'autre que l'abus de la pensée au-delà de la conscience. L'aliénation est ce en quoi vainqueurs et vaincus sont abusés, ensemble, mais différemment.
 

7- C'EST LA GUERRE. Nous trouvons donc qu'il y a aussi de l'abus à être battu : le "rapport social" dont parle la BE est une guerre. Nous employons le mot guerre au sens de Clausewitz. Pour Clausewitz, la guerre est un jeu, comme pour Huizinga ou de Bidet, et probablement Marx, qui avait apprécié Clausewitz. Dans la guerre, le jeu (d'échec ou autre), le "rapport social", un adversaire détermine l'autre. Clausewitz, comme Marx, reprend en cela le terme dialectique utilisé aussi par Hegel "Wechselwirkung", littéralement "effet changeant", "effet réciproque". Cependant, pour ces trois-là et pour nous, mais pas pour toi ou TC, cet effet qui détermine des antagonistes a une fin. La suppression est le moment essentiel de ce mouvement de bascule ; l'antagonisme est donc essentiellement déterminé par son dépassement, et seulement de ce fait par la Wechselwirkung, également soumise à ce dépassement, des antagonistes : si ce dépassement est l'unité des contraires supprimés, ce dépassement est déjà dans l'antagonisme. Chez toi et TC, aucune mention du dépassement, prolétariat et bourgeoisie, comme ying et yang, se déterminent réciproquement à l'infini et pour toujours.

C'est selon ce double principe de la contradiction et de son dépassement, que nous examinons la ligne de partage dans le genre humain. Car le dépassement est dans le principe, et le principe de la contradiction n'est rien d'autre que sa ligne de partage. La conception du communisme, chez Marx en tous cas, ne correspond pas à une autre dialectique. Ce qui à toi, petit positiviste évolutionniste, "semble" être l'origine, est chez nous en tous cas (pour Marx il faudrait le vérifier, mais il serait surprenant qu'il soit aussi peu dialecticien que toi ou TC), le résultat, la déclinaison logique.

Si on analyse la ligne de partage en fonction du principe qu'elle est, on peut, certes, dire que tout ce qui est d'un côté de cette ligne de partage s'appelle, par définition, prolétariat, surtout si, comme Voyer, on élargit ce mot jusqu'à l'acception qu'il avait dans l'Antiquité. Mais l'inconvénient est que ce que définit l'autre côté de cette ligne de partage ne peut pas être seulement appelé "bourgeoisie". En effet, si l'on examine les situations où cette ligne de partage devient floue, Rostock par exemple (dont nous disions selon cette conception ce que nous pensions, pendant que tu te contentais de te réjouir que nous n'en disions rien), "bourgeoisie" est au moins impropre, sinon complètement abscon. Les deux groupes humains antagonistes aujourd'hui, surtout si la ligne qui les sépare, le principe de leur antagonisme, est la communication, ce qui n'est pas encore réfuté, sont donc encore très généraux, dans l'avancement actuel de leur "lutte", ou mieux, de leur guerre, ou encore mieux, de leur jeu. Prolétariat, s'il a le sens opposé à Bourgeoisie, est impropre à décrire cet antagonisme ; et sinon ne veut rien dire à force de tout dire.

Faut-il mettre l'accent sur le fait que la BE ne nie pas le "prolétariat" par mode, comme les communistes conservateurs voudraient le faire croire, mais parce que, partie simultanément du principe de l'antagonisme central de notre société, et de son observation empirique et expérimentale, le concept ouvriériste de prolétariat ne correspond plus, ni à ce prin-cipe, ni à cette observation ? Ceux qui voudraient conserver un prolétariat aujourd'hui, procèdent exactement à l'envers : il partent du prolétariat à la pèche des "luttes" qu'il mène ; et forcément, prétendent que ces "luttes" confirment leur prolétariat. C'est ainsi que, a contrario, les anticléricaux ont raté la révolution iranienne, qu'ils sont, du fait de leur infaillibilité scientifique, contraints de continuer à nier : comme le prolétariat est nécessairement anti-clérical comme eux, il n'y avait donc pas là de prolétariat, donc pas de révolution.

Dans la BE, nous avons toujours été très prudents dans les dénominations du "sujet de l'histoire" (que nous appelons plus volontiers notre parti tant que sa capacité à faire l'histoire est encore accidentelle), et beaucoup hésité sur les limites de leurs usages. C'est que nous pensons, plutôt que de définir une identité à la place de ceux dont la négativité l'épellera, devoir et pouvoir signaler la ligne de partage selon l'analyse du principe, vérifiée, démentie, ou transformée par les mouvements de révolte que nous observons. La mise à disposition de notre matériau et de notre analyse peut d'ailleurs être compris comme le reflet de cette hésitation. L'attitude post-situ ou vieux-communiste, pétrie de certitudes invalidées, d'oeillères méthodologiques, d'ignorance et de manque de rigueur est un puissant repoussoir qui nous rappelle deux impératifs : il faut aller chercher la critique puisqu'elle ne vient plus toute seule ; et la théorie doit marcher avec les faits, et non pas les doubler, encore moins les précéder.
 

8- LE TRAVAIL. Je ne connais personne, dit le trivial serviteur de notre société, qui soit défini hors du mode de production capitaliste, hors du travail. Nous ne connaissons personne qui soit défini hors de son sexe. Personne qui soit défini hors de l'Etat où il est né. Hors de sa religion. Hors de sa race, hors de la couleur de sa peau, hors de sa taille, hors de celle de son nez. Hors de l'égoïsme, de l'intelligence, de la vérité. La définition d'un individu par rapport au travail n'est donc pas davantage que sa définition par rapport à sa croyance religieuse, à moins que le travail ne soit quelque chose d'essentiel, et la croyance religieuse, pour ne citer qu'elle, non. Où le prouves-tu ?

Nous comprenons ta "honteuse" et "secrète" (si secrète que tu l'étales) "admiration pour le travail", par exemple dans la BE. Cela donne la mesure de ce que tu as compris du travail, et de ce que tu as compris de la BE : il n'y a pas de travail dans la BE. Un membre de la BE ne peut pas se définir par son travail. Incompréhensible, hein ?
 

9- L'EMEUTE. Que l'émeute ne soit pas notre marotte te paraît une sale petite ruse. Qu'importe, tu fais quand même comme si.

Nous n'avons jamais essayé de faire comprendre pourquoi cette forme de combat attaquerait plus le Capital qu'une autre forme dans le passé, pour deux raisons. Nous ne la comparons à des formes passées que pour la différencier, et elle n'attaque pas le Capital, mais le monde dont le capital est une catégorie de la gestion. Nous montrons, comment à terme régulièrement, et avant terme souvent, elle fait l'affaire de ses ennemis. Même toi pourrait y trouver ton compte. C'est pourquoi nous ne nous faisons pas d'illusions sur les faiblesses immenses de l'émeute moderne ; par contre, nous nous réjouissons tout autant de ses forces immenses, celles auxquelles tu n'as pas accès.

"La forme d'un combat n'a jamais été la condition de la radicalité de ses combattants" ; sauf quand c'est eux qui déterminent cette forme, et non pas leur avant-garde, ou quelque autre division ennemie. Il te sied bien, à toi qui spécules sur la libération magique de tes propres entraves lors d'une "situation révolutionnaire", (on se demande vraiment de quoi tu parles !), de faire la fine bouche devant la radicalité de ceux qui, dans notre époque, sont les seuls à créer des situations au moins insurrectionnelles, au péril de leur vie.
 

10- LA DEMOCRATIE PARLEMENTAIRE. Le passage contre la démocratie parlementaire (hyurk, hyurk, hyurk) n'est pas écrit pour des vieux libertaires comme ceux qui sommeillent en toi, mais pour des jeunes libertaires qui sommeillent moins ; la longue citation date effectivement des années 70, mais du siècle précédent : elle est de Taine, ce que tu ne pouvais pas savoir. Le reste du paragraphe traite précisément des années 70, et a été rédigé fort peu après, fort loin des chapelles que tu courrais alors, et pour lesquelles tu sembles avoir la vulgaire ironie des branchés d'aujourd'hui pour les années 70.
 

11- L'INFORMATION EST EN BAS DE CHEZ TOI. "L'information" selon toi "n'a pas de rôle plus fondamental aujourd'hui qu'hier l'Ecole ou l'Armée." Si nous pouvions simplement faire comprendre cela : l'information a un rôle aussi important que l'Ecole sous Socrate et que l'Armée sous Alexandre !

Nous n'essayons pas seulement de dire : il y a un camp ennemi. Nous essayons de montrer comment il est structuré. La répartition de ses compétences, que les éducateurs soient sur l'aile gauche et les communistes dans l'avant-garde nous est bigrement utile pour le combattre. Que l'information prenne de plus en plus de pouvoir dans ce camp, ses faiblesses et leurs raisons, voila évidemment une observation que les vieilles jumelles du prolétariat ne peuvent plus permettre, pas davantage que son appareil auditif ne peut entendre que l'information est le parti de la communication chez l'ennemi, et ce que cela signifie, notamment pour la perfusion de ce prolétariat, dans un monde dont la communication, justement, est le principe. Que le parti de ce principe ait pris le pouvoir sur l'asile de vieillards où est reléguée la toile d'araignée au chômage du prolétariat n'a pas de réalité pour lui qui sait pour toujours que c'est la Roue de la Fortune du Capital qui fait tourner son temps, pauvre PP. En bas de "chez toi", à Aix, il y avait marqué "Vive la juste lutte du peuple cambodgien". A ton avis "ça mange pas de pain !". Eh bien si, justement, ça mange du pain. Il y a au moins trois grossièretés flagrantes dans cette information ennemie : 1- Vive, 2-juste lutte, 3- peuple cambodgien. C'est donc nettement moins amusant que toi, Pauvre Plouc, en train d'en ricaner.
 

12- LE CONFORMISME DU "PETIT MILIEU". Les Situationnistes disent quelque part qu'ils n'ont pas eu plus d'une ou deux idées ; la Bibliothèque des Emeutes ne peut même pas encore prétendre à pareille originalité. Tout ce qu'elle a fait jusqu'à présent est de reprendre les idées des autres : celles de Voyer pour en développer certaines conclusions ; la téléologie, que Cieszkowski avait appliquée à Hegel et qui a été abandonnée depuis sans être réfutée, et que nous appliquons à la critique de la société ; celles, enfin et surtout, qu'expriment les révoltés modernes, et qui nous paraissent plus dignes d'examen que les théories qui les ignorent.

Même ce peu est déjà très choquant pour les milieux qui se disent révolutionnaires. Chaque révolution, pour l'insuffisance qu'elle révèle de ses devancières, émet sa théorie, en rupture avec la théorie la plus radicale de son temps. Cette nouvelle théorie, particulièrement ses lignes de rupture, rencontrent un enthousiasme logique de la part de la jeunesse de ce moment. Mais rien ne se dégrade plus vite que cette jeunesse et ce moment. Et lorsque surgit la rupture par rapport à cette dégradation, l'enthousiasme s'est transformé en aigreur, la radicalité dans la rupture en louvoiement, et la théorie hardie et novatrice en orthodoxie à défendre et à conserver coûte que coûte. La social-démocratie, le léninisme, l'anarchie, le surréalisme, le lettrisme, et aujourd'hui le communisme anti-léniniste et le post-situationnisme en sont les expressions les plus connues en notre siècle. Ces "révolutionnaires" conservateurs pensent tellement être une élite minoritaire, en avance sur la conscience du monde, qu'une attaque sur leur théorie de ce monde, ne peut venir que de ce que eux nomment "conservateur", ou, ce qui en est une variante encore plus abjecte, "opportuniste", "à la mode".

Une petite partie des vaincus de 1968 a longtemps résisté au monde des vainqueurs. Anarchistes, vieux-communistes, post-situs, ont passé le dernier quart de siècle à se retrancher, en nombre toujours décroissant, de ce qu'ils avaient attaqué pendant quelques semaines. La première conséquence est que la plupart nie toujours que 1968 est une défaite. La seconde en est la constitution d'un "petit milieu". Occidental à outrance, car 68 qu'on finira bien par réussir oblige, ce "petit milieu" se comporte peu à peu comme une colonie pénitentiaire, ce qui lui évite probablement d'être actuellement dans une vraie prison : des murs extérieurs élevés, une cour intérieure étroite, un ou deux jours de visites familiales par semaine ; des caïds, des militants de base, des clans, une incessante guérilla avec les matons (un exemple : alors que dans la BE il n'y a pas de travail, les membres de la BE savent que dans la société il n'y a pas d'alternative entre travail et suicide. Ce n'est pas la règle dans le petit milieu, où tout un chacun est fier de travailler peu, voire de ne pas travailler, comme si quelques petits vols, le chômage, des royalties, un héritage ne sont pas des aspects du travail) ; des règles de langage, de comportement, d'avancement social (il y a deux classes : la noblesse et la plèbe. Ecrire distingue la noblesse. Tout un chacun dans le "petit milieu" essaye d'écrire. La musique et le bon vin, bien manger et les week-ends à la campagne font partie des "débauches" prisées. On discute beaucoup. La sexualité est très libre, comme chacun sait, mais ne doit pas enfreindre les règles du féminisme dominant. L'amour tient une bonne place, juste derrière la discussion. La sociabilité est exigée, que de gens "intéressants" à rencontrer, à faire connaître. Lire tout le temps est obligatoire, mais il serait impensable de refuser une "rencontre" parce qu'on a à lire. Faire des enfants, oui, on en fera des révolutionnaires, comme si les révolutionnaires s'étaient jamais faits par les parents ! Les sports de combat, le maniement des armes sont généralement estimés. Bricolage, mécanique, toutes les activités manuelles, car on est un peu ouvrier, et puis on est pauvre, on ne peut pas sous-traiter certaines activités, sont prisées, parce qu'elles sont utilisées les uns par les autres, sur le mode communautaire) ; la prudence, la méfiance, et des haines qui éclatent de moins en moins (les disputes et les coups ont tendance à diminuer. Le "petit milieu" pense, en proportion à l'âge, qu'il faut resserrer les rangs, que l'union doit primer la dispute, que conserver ses copains vaut mieux que les critiquer, d'où une hypocrisie presque généralisée). Au fur et à mesure de sa constitution, ce "petit milieu" s'est trouvé devenir un bloc incritiqué, durci comme de la merde sèche, mais bien plus odorant. On y méprise le monde extérieur et son retard, et on attend, on attend la "situation révolutionnaire" où enfin tous les camarades de plus de 40 ans et les recrues de choix qu'ils ont fait le long de leur vie de retraite, révèlent enfin leur vraie valeur. Pourtant, cette colonie pénitentiaire volontaire a déjà une valeur aujourd'hui reconnue pour la société qu'elle prétend combattre : sa noblesse sert de comité de lecture et de correcteur à toute idéologie, sa plèbe sert de filtre à colère, de fusible à révolte, aiguillant aimablement les émotions fortes des révoltés ignares vers ses conceptions périmées, ses pratiques ennuyeuses de militants vaincus qui ne se l'avouent pas.

Aussi, la résignation y est-elle depuis longtemps la première hypocrisie. Les petites satisfactions énumérées plus haut y sont encouragées comme des décorations de cellule. La liberté viendra, certes, et même si ce n'est que pour nos enfants. On conserve un optimisme fort nuancé, qui ne s'exprime plus justement que dans ces petites satisfactions quotidiennes que la théorie la plus critique permet. Evidemment, ce que cette théorie interdit, est interdit, ou doit se trouver de bonnes justifications : télévision, sport de masse, mauvais vin, voiture, jeux d'argent, drogues, en un mot, tout ce que les pauvres hors de cette colonie préfèrent pour tromper leur ennui ; le tourisme, par exemple, ne se fait que sous couvert de rendre visite et d'être hébergé par des "camarades".

La révolte initiale s'est donc scindée, dans le "petit milieu". Dans l'existence quotidienne, elle n'existe plus comme perspective, mais comme habitude, c'est-à-dire qu'elle s'est inversée ; mais dans la pensée, qui est précisément le lieu où elle est devenue cette habitude, elle continue de se croire souveraine. Comme cette colonie pénitentiaire est dans le monde, la révolte y est dans la pensée. C'est-à-dire enfermée par de hauts murs, avec une cour intérieure restreinte, difficile d'y entrer, difficile d'en sortir. Pendant que chez chacun les loisirs autorisés ont acquis des statuts, puis des parcelles officielles, la "pensée révolutionnaire" s'est retrouvée également sur une des parcelles de cette existence quotidienne. Bien entendu, de manière souterraine elle communique avec toutes les autres. Doutons seulement qu'elle les irrigue, ce seraient plutôt ces autres parcelles du vécu quotidien qui assèchent celle-là. 

Cette séparation d'avec le monde extérieur, et de la pensée, en eux-mêmes, chez tous ces "révolutionnaires", est évidemment fatale à leurs capacités critiques. Que se passe-t-il lorsque des éléments théoriques novateurs, comme ceux de la BE, apparaissent ? D'abord, par l'ensemble de la société, y compris de la colonie pénitentiaire, ils sont immédiatement étiquetés "petit milieu", en premier par ce "petit milieu" lui-même, ce déversement automatique dans la fosse à purin ne leur nuisant pas peu, soit déploré en passant. Ensuite, le "petit milieu" fait des recherches policières sur le passé "petit milieu" des auteurs de cette nouvelle théorie. Si on ne trouve rien, la tendance au rejet succède à l'intérêt premier, qui était l'espoir d'une nouvelle "rencontre", car ça ne peut être qu'un sous-marin moderniste du monde extérieur, bourgeois. Dans ces prédispositions là, on approche le contenu, avec le museau le plus méfiant. Si on y trouve tout de même quelque chose, disons de troublant, on essaye de le caser dans la parcelle "pensée révolutionnaire". Allons bon, ça ne rentre pas. Pas grave, on va limer les coins, on va amoindrir, minimiser, réduire cette théorie encombrante (la rigueur intellectuelle dans le "petit milieu" est depuis longtemps relâchée par la tolérance réciproque des pires hypocrisies : cette rigueur est à champ avec celle exigée dans l'information dominante, et d'une manière plus générale, dans la gestion de l'entreprise capitaliste d'aujourd'hui, dont la corruption a tant progressé). Ca ne rentre toujours pas. Alors, on est obligé de rejeter. Ce sont des "menteurs". Ils "inventent".

La Bibliothèque des Emeutes ne ment pas. Dire qu'elle ment est la pire insulte, tout à fait impardonnable, qu'on puisse lui faire. Réaliser la vérité est son objet. Mentir correspond toujours à un but, avoué ou secret. Nous voudrions bien savoir quel est le but qui justifierait un mensonge dans la BE. Nous cherchons, justement, à redonner son tranchant à la parole. Ce tranchant est double : si nous nous trompons, nous avons intérêt à le reconnaître, et vite. Maintenant nous montrer que nous nous trompons est ce que nous appelons une critique. Or, pour critiquer une pensée, il faut au moins essayer de saisir sa cohérence interne. C'est devant cet effort minimum que GCI et toi ont préféré ne pas comprendre, ont préféré les arguties et les mises en conserve, dont la pitoyable logique était couverte par les allégeances réitérées et creuses à la cohérence qu'il s'agissait de conserver. Car, il y avait évidemment quelque danger à s'approprier une cohérence si contraire aux indiscutables habitudes "communistes". "Pour finir, c'est toujours intéressant de se confronter à des points de vue différents mais il faut quand même rester dans des eaux minimalement connues, on ne va pas chaque fois tout remettre sur la table et refondre les concepts." Surtout pas ! On va pas commencer à tout changer ! Ca serait la fin de la tranquillité ! La révolution permanente ! Pire : le chaos, le bordel !

Mais ton petit conformisme pantouflard s'illusionne. Ce que nous disons est coupant, engage ou tu dégages. D'ailleurs, on nous le dira certainement le jour où nous nous serons usé à tolérer des croûtes honteuses comme toi. Toi, qui nous traite de menteurs, pour conserver ta petite théorie de merde, ton petit communisme passe-temps, peut-être même un petit prestige de connard, nous engageons ceux qui nous connaissent et te connaissent à trancher : soit tu es une basse salope avec qui il faut rompre, soit c'est nous.
 
 

Pour la BE

Chrétien Franque, Francis Philip
 
 

P.S : L'argent ci-joint est le remboursement du prétentieux coffret. Tu n'y as rien compris. Retourne-le à l'envoyeur, d'autres sauront le lire.


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