Mise au point


 

But, sens et méthode de la Bibliothèque des Emeutes ne paraissent pas clairement compris. Cela provient jusqu'à maintenant d'un défaut d'explication.

1- L'émeute n'est pas notre marotte. L'émeute n'est pas notre loisir du samedi soir. L'émeute n'est pas notre fantasme de révolutionnaires dépités. L'émeute n'est pas notre sujet de thèse. L'émeute n'est pas un palliatif à la misère de nos rapports affectifs. L'émeute est un moment dialectique précis et essentiel dans l'époque historique qui est la nôtre. Notre époque est celle où toute tentative de révolte est réfugiée dans l'émeute, qui nierait son sens moderne si elle cessait d'être incontrôlable. Et c'est un malheur de cette époque que son repère négatif le plus radical soit un acte aussi infime et difficile à dépasser que l'émeute.

L'émeute n'est pas la seule forme de révolte de notre temps, mais la seule qui porte au-delà. Toute révolte majeure manifeste aujourd'hui sa vérité dans l'émeute (on nous objecte la Pologne ; mais justement, cette révolte de 1980-1982 tient son échec dans son absence d'émeute, et ne risque donc plus de se reproduire ; le monde qui l'a permise a disparu alors). L'émeute est devenue une forme de balbutiement, de débat qui se cherche, de discours. L'émeute d'aujourd'hui est neuve dans la négation simple de l'infinitude du monde.

En elle-même, l'émeute est une angoisse et un plaisir. Les militants la font échouer et les idéologues la falsifient. Ceux qui la font sont ceux qui sont là, et ceux qui sont là suffisent amplement à la faire. Faites l'émeute où vous êtes plutôt que d'aller là où elle se fait sans vous. Ceux qui la pensent ne savent pas la raconter, ceux qui la racontent ne savent pas la penser. Méfiez-vous de ceux qui parlent au nom d'une émeute.

2- Le dépassement de l'émeute est l'affaire des émeutiers. La Bibliothèque des Emeutes se propose deux objectifs : faire connaître aux émeutiers ce que font les autres émeutiers ; et conclure. Raconter et penser. Donner le mode d'emploi de l'arme qui manque à l'émeute, puis proposer nos cibles.

L'information dominante est devenue le seul matériau efficace. Non que cette information ne mente pas ou dise tout ; mais elle est elle-même protagoniste, de plus en plus déterminant, dans et autour des émeutes. Nous voulons d'abord démontrer que tout est compréhensible à partir du discours ennemi. Il ne suffit pas de lire le journal pour comprendre ce monde, mais à peine plus. Ce " à peine plus ", base même de notre activité, est la division de l'information dominante en dossiers de presse par émeute. Cette division rétablit, du point de vue négatif, l'unité dont cette information est la destruction. Cette activité méthodique (nous privilégions l'unité conceptuelle du propos par rapport à l'exhaustivité) est plus passionnante que fastidieuse, car plus éloquente qu'aucune autre approche contemporaine. Elle est aussi simple que savoir lire.

Tirer les conclusions d'une méthode de renversement de l'information est donc à la portée de tout émeutier. La profusion étonnante des émeutes nous force à répéter que ce n'est pas le courage des bras qui manque, mais le courage de la pensée. Et le courage de la pensée commence, non pas par penser des choses extraordinaires, mais par persévérer dans des conceptions qui ne sont pas partagées dans le conformisme ambiant. Dans chaque événement qu'elle analyse, la Bibliothèque des Emeutes ne cherche pas à confirmer ce qu'elle pense déjà, comme la quasi-totalité des analystes, mais à découvrir la nouveauté, ce qui dérange, à commencer par ce qui la dérange elle-même. Ces quelques préceptes ne sont pas moraux. Ils ont pour objet qu'on s'intéresse et s'approprie davantage nos méthodes que nos conclusions. Les fruits poussent facilement une fois l'arbre planté.

Maintenant, ceux qui nous feront l'honneur de discuter nos conclusions seront entendus, et ceux qui peuvent les pousser seront bienvenus, tant les perspectives théoriques et pratiques d'une Bibliothèque des Emeutes débordent nos forces et nos capacités actuelles. Ce bulletin en témoigne. Mais nous ne voulons pas créer des liens entre les émeutiers pour faire la théorie des émeutes, nous faisons une théorie des émeutes pour créer des liens entre les émeutiers : la théorie est un moyen, pas un but.

3- Le but de cette démarche, est donc de supprimer ce qui sépare les courages physiques, généralement adolescents : Etat, marchandise, information dominante. L'émeute, en tant qu'expression immédiate du débat entre ceux qui sont réduits au silence, est l'expression de la dualité de notre espèce. Lorsque l'émeute contiendra la conscience d'elle-même, ceux qui la font la supprimeront, et, probablement avec elle, la dualité de l'humanité. A ce moment-là, une ou plusieurs Bibliothèques des Emeutes n'auront plus de raison d'être.

La Bibliothèque des Emeutes est l'expression d'un monde divisé entre ceux qui veulent son éternité et ceux qui veulent sa fin. Nous pensons que les émeutiers modernes sont ceux qui veulent sa fin.

(Extrait du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, 1992.)


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