Du jeu


 

I) APPARITION DU JEU

Comme tous ces objets qui existent, mais qui n'ont pas encore de réalité, l'activité humaine est fondée dans son résultat. Pour comprendre l'activité humaine, c'est donc de son résultat qu'il faut partir ; mais l'activité humaine n'est aussi que ce qui fait ce résultat. L'intervalle entre cette finalité et son phénomène est le jeu. 

1) Apparition du jeu dans le temps

A la question de savoir à quand remonte le jeu, répondez à la fin du temps. Pris au jeu, en effet, rien ne résiste à en devenir. De sorte que le temps lui-même paraît un jeu particulier, le premier qui passe, le premier qui paraît. Avant même la présence d'esprit, le jeu de l'esprit dans le présent, ici et maintenant, le jeu chargé de toute la gratuité de sa gravité nous attire jusqu'aux profondeurs du passé, pour y choisir lequel de l'humanité ou du jeu, du jeu ou du temps se joue de l'autre ou de soi. 

Certes, prétendre que la communication est l'acte négatif qui distingue l'humanité permet de donner au temps le volume manquant à l'abstraite ligne chronologique découpée en intervalles infiniment petits. L'exacte mesure de l'histoire n'est pas un découpage de l'évolution, depuis un big bang fantasme de l'impuissance jusqu'à un paradis fantasme de l'indigence, mais la succession explosive de violentes palabres qui, partie de l'immédiat souverain, remonte à travers la discontinuité dialectique de la pensée jusqu'à l'origine finale. Aussi, le temps ne se mesure pas avec des additions, mais avec des révolutions. Voilà toute l'histoire. 

Aucune révolution connue n'a créé le jeu. Aucune ne l'a non plus aboli. Que l'on veuille que la révolution soit une affaire exclusivement sérieuse, ce qu'on ne peut dire du jeu, ou que le jeu soit une affaire exclue du sérieux, ce qu'on ne peut dire des révolutions, on trouve fort peu de jeu pendant les révolutions. Au sens du peu sérieux discours qui ne se veut que sérieux et qui domine ici et maintenant, le jeu suit un étrange pointillé qui le fait disparaître pendant ces événements qui font le temps, pour le restituer après, tel qu'il était avant, inchangé, immuable. Mais le négatif de cette discontinuité positiviste révèle le contraire : les révolutions sont elles-mêmes jeux par excellence, et le jeu ne change que là ; ce constat est même fondamental dans la compréhension de ce qu'est une révolution : que le jeu change devrait être le premier critère qui authentifie ces moments démiurgiques de l'histoire. Car en dehors de ces sexes du temps, le jeu n'existe qu'au bout des doigts, comme manipulation infantile, ou à la surface du regard, comme imagerie, insignifiante et toujours égale. C'est entre ces deux extrêmes que la compréhension du jeu commence, jouant du clair-obscur de son éclairage selon son concept, jusqu'aux limites du temps. 

En progressant à travers le passé, le jeu, qu'il soit invariable, révolution ou rapport réciproque entre les deux, est toujours pensée, et pensée par rapport à l'autre. Parce qu'il est pensée, le jeu est indissociable de l'humanité, et parce qu'il est rapport à l'autre, il est indissociable de la communication. Au-delà de l'écriture, jusqu'à la révolution la plus ancienne supposée, la présence du jeu ne se dément jamais. Cette révolution n'est connue que par son résultat, qu'il est convenu d'appeler le « patriarcat ». De l'événement lui-même il n'existe aucune trace concrète. Mais au simple fait que les principes distinctifs du « patriarcat » (introduction du profit, de l'investissement et de l'exploitation ; hiérarchisation de la société autour de l'homme, répression de la sexualité, et plus généralement du plaisir ; instauration du travail comme activité centrale et comme censure du débat sur l'humanité) n'ont été renversés par aucune autre révolution depuis, on peut mesurer le gigantisme de la déflagration. De la société prépatriarcale ne sont connues aujourd'hui que les « civilisations » antérieures qui par quelques particularités géoanthropologiques se sont conservées jusque sous l'observation des ethnologues de la première moitié de ce siècle ; et quelques vestiges d'organisation sociale en contradiction avec le patriarcat (comme il apparaît au travers des différences d'interdit sur l'inceste par exemple). 

Pour les économistes, cette révolution constitue volontiers un passage du « communisme primitif », qui prend parfois l'odeur rance des « âges d'or », à un capitalisme naissant. Le résultat aurait été une réorganisation autour du besoin dominant, tout au moins dans l'économie, le besoin alimentaire. A l'autarcie communautaire succède l'accumulation privative, à une division du travail égalitaire et éternelle, une division hiérarchisée et qui continue à se diviser en elle-même, et dont l'esclavage est la marque. Mais cette conception de cette révolution, où il serait bien vain de chercher la trace du jeu, est fortement contestée. Malinowski, par exemple, écrit que « le régime de la propriété en Mélanésie n'est pas plus communiste que celui d'une société anonyme moderne. D'une façon générale, toute description des sociétés primitives dans des termes tels que "communisme", "capitalisme", "société anonyme", empruntés aux conditions économiques de nos jours ou aux controverses politiques modernes, ne peut que créer des malentendus. » Et cette révolution n'aurait donc été qu'une réorganisation de la gestion, où l'humanité mue par sa survie remplace le système établi autour du besoin alimentaire par un autre, présumé plus efficace, autour du même besoin alimentaire. Cela ressemble davantage à un putsch, sauf pour des économistes fanatiques, qu'à la révolution qu'Engels appelait « une des plus radicales qu'ait jamais connues l'humanité ». 

L'idée selon laquelle le « patriarcat » aurait remplacé le « matriarcat » semble déjà un bouleversement d'une toute autre ampleur. Son fond est que le matriarcat est une société organisée autour du besoin de reproduction, c'est-à-dire que la reproduction est le besoin qui garantit en priorité la survie de l'espèce ; cette révolution aurait donc été le transfert d'une organisation autour de la reproduction à une organisation autour du besoin alimentaire. L'homme pourvoyeur de nourriture garantit mieux la continuité de l'humanité que la femme, relais biologique. Le centre de la société se déplace du foyer au lieu de travail. La femme et le principe dont elle est porteuse, la sexualité, sont violemment réprimés et réglementés. On a peine à imaginer les vives disputes, à l'échelle de l'espèce, de cette mutation de prééminence, parce que les plus anciens écrits, y compris ceux qui sont fondateurs des religions monothéistes, sont eux-mêmes post festum les avocats, voire les procureurs, des vainqueurs. Et, depuis, la dictature de l'alimentaire sur la reproduction, qui est tenue en quelque sorte en « résidence surveillée », a voulu se présenter comme rétroactive et éternelle. 

Il n'y a pas non plus de jeu dans ce changement-là, et il commence à s'avérer qu'il n'y a pas de jeu dans le besoin. Car même ce passage du « matriarcat » au « patriarcat » ne serait que le passage d'un besoin dominant à un autre, mais où le besoin lui-même serait toujours dominant. La profondeur de la fracture et le sens que nous connaissons aujourd'hui de la pensée en général permettent de supposer une transformation plus fondamentale encore : celle d'une société humaine qui n'était pas construite autour du besoin en une société humaine construite autour du besoin. La révolution primitive a, en fait, remplacé une société construite autour du jeu, et je veux dire construite explicitement autour du jeu, par une société construite autour du travail. 

Tout comme il est possible, à l'énoncé des connaissances essentiellement ethnologiques sur les primitifs d'avant ce cataclysme, de déduire qu'il y avait là un « communisme primitif » ou un « matriarcat » groupé autour de la fonction reproductrice, il est cohérent d'y reconnaître une société où le jeu domine toute autre activité, autant par sa noblesse que parce que toutes les autres activités destinées à satisfaire des besoins y sont subordonnées : copuler et manger sont des activités qui dépendent de l'organisation des palabres et non pas l'inverse comme aujourd'hui. Cette facilité à l'utiliser, cependant, discrédite plutôt l'ethnologie qu'elle ne soutient efficacement la thèse d'une société ludique. Les sociétés primitives rencontrées depuis un siècle sont aussi des excroissances de la nôtre, ce qui rend peu probante la généralisation des comportements qu'on y a recensés, d'autant que l'instrument d'observation, l'ethnologue, est toujours un instrument fort déréglé. Un phénomène comme celui où les individus observés rapportent à l'observateur ce qu'ils pensent qu'il attend, et que nous réfléchit quotidiennement et sans critique l'information dominante, n'est, par exemple, jamais pris en considération ; quant aux vestiges d'« avant », de nombreux jeux plus ou moins puérils, notamment dans le domaine du culte, pourraient fournir le fil rouge qui remonte à cette société ludique, s'ils ne pouvaient également passer pour le fétichisme de cette conviction. Son fondement ne doit donc pas se situer dans le travail des différents spécialistes évolutionnistes, qui n'accréditent que ce que l'on trouve chez les Trobriandais, dans la grotte de Lascaux ou sur le squelette de Lucy parce qu'ils y retrouvent finalement ce qu'ils sont eux-mêmes : du labeur, une survie complexe et peu satisfaisante, des besoins de reproduction et des besoins alimentaires. 

C'est au contraire dans la spéculation qu'il s'agit de fonder la société primitive ludique. Et c'est là qu'apparaît la plus délicate difficulté d'une théorie du jeu : nos outils théoriques mêmes sont aujourd'hui tous taillés dans le travail, tant depuis l'écrit ils sont la glorification de cette activité. Or, compte tenu de la place particulière du travail par rapport au jeu dans l'histoire, une théorie du jeu ne devrait en aucun cas être laborieuse, même si le travail ne doit pas en être exempt. 

Deux arguments soutiennent l'existence d'une société primitive ludique. D'abord, il est reconnu que le jeu est présent dans les plus anciennes formes de communication connues. La première phrase du seul ouvrage qui a tenté de saisir l'essence du jeu, 'Homo ludens', de Huizinga, en est l'hypothèse : « Le jeu est plus ancien que la culture. » De même, le parallèle entre les sociétés primitives et l'enfance, en tant qu'enfance de l'humanité, s'articule souvent autour du jeu. Que les primitifs jouent et que les enfants jouent est souvent considéré comme leur naïveté commune, sans considérer que les primitifs ne jouent pas à la même chose que les enfants des civilisés, sans conclure, de ce constat, au caractère originel du jeu ni même remarquer que plus on abstrait du quotidien, plus il y a de jeu. Une comparaison analogue permet de mesurer le degré d'évolution des animaux en utilisant le jeu comme une sorte de dernier palier avant qu'ils ne deviennent à leur tour humains, ou bien, dans une forme plus circonspecte de fanatisme animalier, le jeu comme un passage obligé de l'évolution, que l'humain a déjà franchi dans un stade très antérieur. 

La seconde raison de penser qu'une société organisée autour du jeu a existé avant la société organisée autour du travail tient dans la conviction que la communication est le résultat pratique qui distingue l'humanité ; et que la communication est la chose même du jeu, ce qui a du jeu par excellence. L'humanité ne se distingue de ce dont on la suppose extraite que par le jeu et son expression, la communication. La plus lointaine distinction de l'humanité dans le temps, ce qui l'y fait apparaître comme distincte, est le jeu. Si le besoin de reproduction ou le besoin alimentaire dominaient l'humanité comme il domine toute espèce animale, rien ne permettrait à l'humanité de se distinguer des espèces animales. La conscience, qui réalise cette distinction, est donc non seulement indispensable à cette activité de distinguer, mais est elle-même cette distinction. C'est pourquoi cette activité est générique : c'est le jeu, et non la communication, qui au sens propre n'est pas une activité, mais l'expression d'une activité. Comme il sera montré plus loin, le plus évolué des animaux donne au mieux l'impression de jouer, mais uniquement quand nous, humains, lui prêtons du jeu, le plus souvent par jeu.

Habitués à contempler l'humanité en progrès linéaire et constant, il nous paraît impossible que d'une société construite sur un principe supérieur à la survie elle ait pu déchoir à une société qui ne se propose pas d'autre but que de survivre infiniment. Mais ce serait là une profonde méconnaissance de ce qu'est le mouvement de l'humanité, de ce qu'est l'histoire et de ce qu'est le jeu. D'abord parce que le passage de l'apparition du jeu dans l'humanité à la société dite « patriarcale » constitue le mouvement le plus originel et le plus fécond de la pensée : c'est l'aliénation, grâce à laquelle l'humanité a explosé, en nombre et en intention, s'est divisée apparemment sans fin. L'écriture, la religion, l'économie, peut-être même un renversement de la conscience du temps pour le transformer en cette progression positiviste-mathématique si réfractaire au qualitatif, et certainement la capacité reconnue de se suicider entièrement en sont d'autres foudroyants résultats. Ensuite, la substitution du travail au jeu comme activité centrale de l'espèce a surtout permis au jeu de se fonder. Car la prééminence du travail est également un moment du jeu, qui, par le négatif, en indique l'immense richesse. Enfin, le négatif de ce négatif apparaît à son tour comme la révolution contre la société du travail, du jeu aliéné, que tant de nos contemporains croient éternelle, autant dans le passé que dans l'avenir ; avenir dont la fin est la partie qui contient toutes les parties. 
 

2) Apparition du jeu ici et maintenant

Le jeu ici et maintenant n'apparaît nullement comme un rapport entre toute activité et son résultat. Le jeu apparaît comme une activité séparée et subalterne de l'activité humaine. La mesure du respect pour le jeu est proportionnelle à la qualité et à la quantité de la théorie du jeu. Il faut reconnaître que la théorie du jeu est presque nulle. 

Je ne parle pas de la théorie de von Neumann et Morgenstern, tentative de calcul de probabilités sur le bluff, étendue aux « comportements économiques », et dont les développements paraissent plus aptes à démontrer les puériles inepties des mathématiques que l'intérêt du jeu, malgré son appellation de 'Théorie des jeux'. Je parle du jeu comme moment dialectique du monde. Je parle du jeu comme activité humaine identifiée comme telle, ayant donc un fond, ayant une différence avec l'activité en général et contraire à une autre activité en particulier, du jeu comme mode de pensée. Je parle du jeu à la fois comme il est dans toutes nos têtes, et précisément comme il n'est pas dans toutes nos consciences. C'est pour ça que j'en parle. 

En 1958, Roger Caillois a commis l'un des rares ouvrages qui sont considérés comme une théorie du jeu. Dans 'les Jeux et les hommes', le jeu est défini ainsi : « [C'est] une activité : 1) libre : à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perde aussitôt sa nature de divertissement attirant et joyeux ; 2) séparée : circonscrite dans des limites d'espace et de temps précises et fixées à l'avance ; 3) incertaine : dont le déroulement ne saurait être déterminé ni le résultat acquis préalablement, une certaine latitude dans la nécessité d'inventer étant obligatoirement laissée à l'initiative du joueur ; 4) improductive : ne créant ni biens, ni richesse, ni élément nouveau d'aucune sorte ; et, sauf déplacement de propriété au sein du cercle des joueurs, aboutissant à une situation identique à celle du début de la partie ; 5) réglée : soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui instaurent momentanément une législation nouvelle, qui seule compte ; 6) fictive : accompagnée d'une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante. » 

Une telle description signale d'abord combien il est difficile de décrire le jeu. En effet, de ces six points, il n'en est aucun qui ne soit réfutable, en entier et en détail. J'examinerai le premier point de cette définition sans polémiquer sur ce qu'un universitaire académicien peut appeler la liberté. Je signalerai seulement la situation très fréquente où l'on est défié à un jeu, qui, tout en restant un jeu, n'est alors plus un divertissement, et auquel on aurait comme possibilité de se soustraire que le choix des vaincus : l'aveu que toutes les victoires précédentes ne comptaient pas, ou la fuite. Que le jeu soit séparé ou plus exactement donné dans le temps et dans l'espace se heurte évidemment à de multiples contre-exemples dans tous les jeux où le but à atteindre ne dépend pas du temps (le tennis, par exemple) ou d'un périmètre (le jeu de chat, par exemple) ; mais, au-delà, le jeu lui-même, en tant qu'activité générique, contredit absolument et par essence toute limite connue qui aurait pu être déterminée à l'avance. Sur le fait qu'il soit une activité incertaine, je suis en vérité d'accord. Mais c'est là une telle banalité qu'elle ne saurait figurer dans une définition du jeu. Quelle activité, même non ludique, ne serait pas incertaine ? Quant à prétendre à une nécessité d'y inventer « obligatoirement » (pour renforcer le nécessaire), il est difficile d'imaginer une formule plus antinomique. De plus, de multiples jeux (sans même parler du « mort » au bridge) fournissent de consternants exemples du refus d'inventer, ne serait-ce que, d'une part, par la peur de perdre et, d'autre part, par le jeu contenu dans l'imitation, et qui souvent sert d'excuse ludique au refus de jouer. Dans le jeu peut-être plus que dans le monde policé, le suiviste et le subalterne se découvrent jusqu'à la caricature. Seul un parti pris forcené peut laisser affirmer calmement que le jeu serait improductif, même du point de vue marchand, et je ne parle même pas ici des « jeux » considérés comme directement marchands, par exemple les loteries et paris maqués par l'Etat, puisque, contrairement d'ailleurs à Caillois, qui s'en émerveille longuement, je ne les considère pas comme des jeux. Je citerai seulement comme exemple l'origine du wargame, Kriegspiel, que l'état-major allemand avait introduit auprès de ses officiers pour augmenter la productivité de leur métier. Il n'est même pas la peine de répondre à l'énormité absolutiste comme quoi le jeu ne créerait aucun « élément nouveau d'aucune sorte » tant les seules affinités et inimitiés qui se créent entre les joueurs suffisent déjà à réfuter cette calomnie conservatoire. Tout aussi discutable apparaît le point suivant, comme quoi le jeu serait une activité réglée. Si l'on examine les jeux qui ont effectivement des règles, aussi bien la création que l'évolution ou la dissolution de celles-ci font partie du jeu, mais non de ses règles ; de nombreux jeux n'ont pas de règles, comme celui de l'enfant cherchant à déjouer un regard, et dans d'autres les règles sont fictives, comme à la guerre, où elles sont un jeu par rapport au jeu de la guerre lui-même ; enfin, l'absence de règle connue du jeu en général est justement ce qui nécessite une théorie du jeu, et ce à quoi la « définition » ici discutée est si loin de répondre. Et s'il suffisait de jouer pour «  instaurer momentanément une législation nouvelle, qui seule compte », il y a bien longtemps que la législation de l'Etat aurait été abolie et oubliée dans le joyeux tumulte déréglé des législations se chassant les unes les autres. Que le jeu soit fictif par rapport à la vie courante, ce qui d'ailleurs s'inverse avec justesse, veut dire en réalité que vie courante et jeu sont séparés. Là encore, c'est une apparence un peu courte : d'une part la trace du jeu pénètre profondément la vie courante et, d'autre part, la vie courante elle-même fait partie du jeu. 

Construite sur un socle si bâclé, la suite de l'ouvrage de Caillois se dérobe à l'examen. Il y est surtout tenté de classifier tous les jeux en quatre catégories : « agôn » (compétition), « alea » (hasard), « mimicry » (simulacre) et « ilinx » (vertige). Ces trouvailles de sociologue, fantastiques et arbitraires au point que la définition initiale semble taillée pour s'y prêter, sont ensuite appareillées et opposées deux à deux. Les combinaisons abstraites issues de ces couplages sont alors décortiquées. Des catégories issues de cette analyse, et c'est l'objet de l'ouvrage, l'auteur prétend nous emmener dans une explication du développement des civilisations. Dans 'les Jeux et les hommes', le jeu sert seulement de prétexte à découvrir des principes qui s'avèrent en même temps ceux des développements des civilisations. Pourquoi le même principe meut ces deux choses distinctes, jeu et civilisation ; quelles sont les places réciproques du jeu et de la civilisation (le concept tarte à la crème de civilisation n'est pas mis en cause, ce qui laisse craindre que celui de jeu y devienne un sous-ensemble de la tarte à la crème) ; quels sont l'intérêt, le but et l'objet d'une telle « démonstration », l'auteur n'en dit rien. Il est donc difficile de s'empêcher de penser, devant tant de péremptoire objectivité, que cet étalage de semi-érudition, probablement moderniste en ce temps-là, n'avait d'autre raison d'être que de se faire valoir. Et, la facilité allègre et la désinvolture insolente d'une plume aussi mercenaire rappellent cette brève période entre 1945 et 1968 où, principalement à Paris, s'est jouée la décomposition accélérée de l'intellectualisme séparé. 

C'est en tant qu'elle révèle l'importance accordée au jeu à un moment où une théorie lui semble nécessaire que la définition de Caillois mérite qu'on s'y attarde. D'autant plus que cet auteur a véritablement l'impression d'accorder à cette activité une place bien supérieure à celle qui lui est reconnue en son temps. C'est pourquoi, sur les six points de la définition, trois - « libre », « incertain », « fictif » - sont des qualificatifs d'ouverture. Ces audacieux destructeurs de limite sont aussitôt bridés par les trois autres points - « séparé », « improductif », « réglé » -, qui ramènent le jeu à « un îlot réduit », on ne sait pas au milieu de quoi. En 1958, où le stalinisme commençait à être secoué par une vague de révoltes ouvrières ouvertes, de Berlin à Budapest, où apparaissaient les signes avant-coureurs de l'émeute moderne et où l'agonie de l'art s'accélérait, le jeu commençait à reparaître sous des formes et en une profondeur qui contraignaient de l'affubler d'une définition plus vaste que le costume étriqué qui lui était communément consenti. Caillois s'acquitte de ce travail en policier libéral, en récupérateur averti : concéder que le jeu est davantage que ce que l'on pense pour confirmer, officiellement et théoriquement, qu'il est bien peu de chose. Au terme de cette castration de la dangereuse activité, selon la vieille méthode syndicale où un petit acquis apparent masque sa réalité de grand interdit, le jeu reste une activité subalterne, un amusement secondaire, un loisir de seconde classe. 

Un tiers de siècle plus tard, ce mépris du jeu est toujours valable. Tout au plus peut-on constater une sollicitude légèrement accrue, parce que la quantité et l'intensité des « jeux » organisés par l'Etat, la marchandise et les moyens d'information dominants ont augmenté. Ces composantes du parti gestionnaire, le parti conservateur du besoin alimentaire comme ancrage prioritaire de l'humanité, ont également fait l'expérience de ce que le défoulement bien encadré apaise le refoulement sans libérer sa menaçante négativité. Le même changement de gestion policière se vérifie par rapport au jeu et par rapport à la sexualité : une offre marchande, légalisée et largement colportée a constitué un ersatz qui, s'il ne satisfait pas entièrement, apaise. Ce jeu et cette sexualité de synthèse, privés seulement de leur essence mais doués de toute leur apparence, sont en passe de se substituer à la chose même. Leurs promoteurs feignent en effet de s'étourdir à ne pas maîtriser la virtualité, dans l'espoir pas si vain que la non-maîtrise de la virtualité (de l'image de synthèse à la biologie assistée) puisse s'imposer comme un jeu-écran rendant fatales les importantes manipulations qui y sont possibles. Dans le même mouvement, le jeu et la sexualité ont perdu leur infamie morale. Non pas entièrement : mais le mal contenu dans ces anciennes promesses de plaisir y a été banalisé en proportion du plaisir qu'offre le défoulement autorisé. 

Il participe de cette évolution récente que quelqu'un d'aussi hostile au jeu que Caillois se charge de sa théorie. L'hostilité consiste principalement à délimiter ce qui doit apparaître de cette activité sans que l'organisation de la société où elle apparaît ainsi soit remise en cause. Pour cela il faut d'abord priver le jeu du négatif. Le jeu est une activité positive, tout comme tente de paraître la société qui tente de le faire paraître ainsi, séparé de la véritable activité, grandie de ne pas être nommée, de cette société : le travail. Le jeu est ici une activité soumise au travail, comme le premier primitif prépatriarcal, capturé au lieu d'être tué, est soumis au patriarche. Le jeu chez Caillois est le jeu esclave. Captif, positif, dressé, mais collaborateur, joyeux, discret, il travaille pour le travail. Sa domesticité est présentée comme immuable et définitive. La seule négativité impossible à nier est rejetée dans les ténèbres des formes archaïques – c'est à cela que correspondent les catégories « vertige » surtout et « simulacre », par opposition à « hasard » et « compétition » –, dans le mauvais sauvage, à la nuit des temps. Il faut ensuite homologuer la perte de l'unité du jeu. Le titre déjà l'affirme : 'les Jeux et les hommes' est une modestie dilatoire qui dissout la grandeur et la gravité qu'aurait obligé le singulier, « le jeu et l'humanité ». Cette pluralité permet d'éluder toutes les propositions concernant la généralité : le jeu. Prisonnier de la quantité, l'objet ne peut plus s'élever à la qualité de l'activité générique. Ce diviser pour régner n'est pas le machiavélique stratagème d'un disciple du Roi-Soleil, mais un des mouvements principaux de l'aliénation, qui substitue l'apparence éclatée d'un objet à l'objet, l'exigence implicite d'exploration exhaustive de toutes les parties éclatées interdisant de dépasser l'apparence.

Ainsi, la première limite du jeu est le travail. Mais, parallèlement à « ce n'est qu'un jeu », devise d'une pensée où le jeu paraît comme l'impubère progéniture du travail, activité centrale et éternelle de l'humanité, le travail paraît à son tour comme la complexe médiation qui dépasse le jeu éclaté dans l'apparence. En tant que ce dépassement, le travail est nécessaire au jeu. Limite de l'apparence du jeu, le travail paraît ainsi d'abord lui-même comme un jeu, mais en contradiction avec l'essence du jeu. En effet, le travail est le jeu dont la nécessité se substitue au but. Lorsque la nécessité du jeu supprime ainsi le jeu comme moyen, lorsque la société humaine s'organise ainsi selon le besoin, lorsque l'enfant soumet les perspectives délirantes de son imagination au cadre médiocre de la raison, l'essence du jeu s'est scindée d'elle-même. Le travail est l'aliénation du jeu.


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