Individu et genre


 

VICTOIRE PROVISOIRE DE L'INDIVIDU

Une notion, pas un concept

L'individu humain est une notion récente. Comme pour de nombreuses notions récentes, sous la dictature de l'information dominante, il est déjà surprenant de constater que la notion d'individu est une notion récente. Pour l'individu, comme pour d'autres notions aujourd'hui absolues ou en expansion, mais apparues depuis peu, tout a été fait pour qu'elles paraissent avoir été présentes de tous temps.

L'individu n'est pas un « concept » au sens où l'on entend concept depuis Hegel, c'est-à-dire une chose qui serait en et pour soi. La notion d'individu est d'abord et seulement une catégorie de la division de ce qui est là, c'est-à-dire un outil pour diviser la pensée, qui est tout ce qui est là. L'individu est une façon de voir ce qui est là. Si la notion d'individu a pu être élevée au rang de concept, c'est parce que tout ce qui est là est la pensée humaine, rien que la pensée humaine, et qu'on confond pour l'individu humain ce qu'il est, l'outil de division, individu, avec ce qu'il divise, l'humain. Si l'on considère que l'humanité est tout ce qui est là, alors la notion d'individu permet en effet de diviser tout ce qui est là. En tant qu'outil de division de la pensée, l'individu est compris et perçu comme une division absolue.

L'individu, contraire de l'universel

L'individu est d'abord opposé à l'universel. Au-delà même de l'étymologie, l'individu procède de la logique de l'atomisme, et c'est à l'époque du triomphe de l'atomisme que l'individu prend son essor, en tant que notion. Il s'agit de tout diviser en parties indivisibles. L'indivisibilité de chacune des parties en fait l'égale de chacune des autres. La somme de ces parties est le tout, l'universel.

Ce fondement de l'individu, comme unité indivisible de l'universel, est essentielle dans l'acception de l'individu qui nous intéresse ici, l'individu humain. En effet, l'atomisme renouvelé depuis Gassendi et au siècle des Lumières, qui triomphe encore dans la pensée commune aujourd'hui, a été contredit par sa vérification. L'atome est divisible et ses divisions sont à leur tour divisibles, apparemment à l'infini. L'universel n'est pas la somme de ses parties indivisibles, puisque la vérification aboutit à nier l'indivisible. Et tout comme l'atome et ses divisions sont des opérations de la conscience, et non pas de la matière en dur, foyer de l'indivisible, l'individu est une opération de la conscience, et non pas le foyer de l'indivisible humain.

De même que l'indivisibilité de l'atome est contredite par sa vérification, l'unicité de l'individu est contredite par la même vérification, l'aliénation.

Individu et collectif

L'opposition entre individu et collectif recouvre la dispute sur l'individu dans l'histoire. L'individu apparaît dans l'histoire en tant que notion et non en tant qu'individu, en tant qu'idée et non sous la forme de ce qu'elle représente : il n'y a pas un individu, particulier ou générique, au commencement de la notion d'individu dans l'histoire. La division humaine de la pensée qu'est l'individu, au contraire, est la part humaine non historique par définition. L'individu est la part anonyme de l'humain, qui participe à l'humanité, mais pas à l'histoire. L'individu n'est pas un protagoniste du débat sur le devenir du genre humain, mais un gestionnaire et un réceptacle nécessaire de l'absence de débat.

La façon de voir l'humanité avant le triomphe de l'individu est mal connue, en partie parce que la propagande individualiste a effacé cette façon de voir, mais surtout parce que l'humanité semble n'être une préoccupation de l'humanité que depuis l'apparition de l'individu. Il semble que jusque-là les humains se sont essentiellement compris à partir d'identités communes et proclamées. Le lien du sang et la pyramide sociale déterminent l'humanité ; plus on est, d'une part, éloigné du lien du sang connu, vérifié, ou plus on est, d'autre part, proche des extrêmes de la pyramide sociale, plus on est éloigné de l'humanité : le barbare, le demi-dieu et l'esclave sont fondamentalement différents de la société qui les produit. Le monothéisme, et en particulier le christianisme, qui proclame l'égalité des hommes sous Dieu, et qui introduit par avance les autres dans son discours, ébranle la perspective identitaire et verticale de l'humain où l'on monte de l'esclave au demi-dieu, du serf au seigneur, de la multitude indistincte à la distinction incomparable, du corps à la tête, du commun au particulier, et annonce le succès de l'horizontalité de l'individu. L'individu ne se conçoit que dans l'égalité des individus.

C'est la bourgeoisie, la classe économique des marchands, qui consacre la notion d'individu dans l'histoire. La bourgeoisie est la révolte contre la hiérarchie pyramidale, la décapitation du chef, la fin du héros tel qu'il est représenté chez Carlyle (dieu ou prophète, poète ou prêtre, homme de lettres ou roi). L'ennemi de la bourgeoisie, les gueux anonymes – et non pas le prolétariat qui, en tant que classe économique, était l'opposition apprivoisée de la bourgeoisie –, a soutenu la décapitation de la pyramide sociale pour obtenir par la fin de l'esclavage et du servage, c'est-à-dire par l'interdiction de vendre ou de tuer un être humain, l'incorporation d'une sous-humanité à la base de la pyramide dans la société, dans l'humanité, c'est-à-dire sa participation aux règles du jeu. L'individu humain, l'alliance dans laquelle se retrouvent et se divisent les bourgeois et les gueux, est loin en dessous du demi-dieu, héros ou chef, dont la renommée absorbe celle de tous les autres, et bien au-dessus de l'obscurité de l'esclave, dont l'humanité était niée.

Il s'agit maintenant, pour la bourgeoisie, de définir cette notion nouvelle et souveraine, et de la faire contresigner par les gueux. L'individu est essentiellement l'accession de l'humain non historique à l'humanité, aussi bien pour les bourgeois que pour les gueux. L'individu devient le figurant de l'histoire, la partie de l'humanité qui fait tout sauf l'histoire, où elle figure seulement. L'individu est le noyau du silence, il n'a même pas, en tant que tel, voix délibérative dans le débat sur l'humanité. A chaque tentative d'individus de participer à l'histoire en tant qu'individu s'oppose toujours l'impératif égalitaire de la notion d'individu, le nombre de tous les autres individus égaux. Au moment où l'histoire cesse d'être faite dans le huis clos des héros, au moment où l'individu devient son public, agglutiné dans la séparation, elle commence à être représentée par des peuples, des classes sociales, des partis politiques, mais n'est véritablement que le violent et anonyme débat entre ceux qui veulent conserver et ceux qui veulent en finir.

C'est dans le parti informel des gueux, presque entièrement embrigadé dans la classe ouvrière, qu'a d'abord eu lieu le débat entre individu et collectif. Le terrain lui-même était déjà collectif, et l'idée même de la liberté individuelle était déjà trop une idée défendue par l'ennemi désigné par les deux camps, la bourgeoisie, pour que l'individualisme anarchiste puisse triompher du collectivisme communiste. Les anarchistes soutenaient que l'individu pouvait faire l'histoire, les collectivistes et le monde ont prouvé que non. La guerre d'Espagne a été le point d'orgue de la vérification pratique de cette dispute.

Ensuite, les collectivistes ont perdu le débat contre les descendants de la bourgeoisie, les valets gestionnaires du monde d'aujourd'hui. Les premiers soutenaient qu'il fallait faire l'histoire et renoncer à l'individu ; les seconds soutiennent qu'il faut faire l'individu et renoncer à l'histoire. Les ennemis farouches de l'histoire ont réussi à vaincre les ennemis relatifs de l'individu.

Dans l'histoire, les disputes autour de la notion d'individu sont provisoirement terminées par la victoire complète des partisans de la notion d'individu, c'est-à-dire d'une organisation de la société à partir et autour de l'individu. Cette notion n'est guère plus discutée, alors même que son sens n'est pas clarifié et reste soumis à une multiplicité elle-même contraire à l'unicité explicite de l'individu : aujourd'hui encore, la notion se dérobe à une définition rationnelle et universelle, comme en témoigne l''Encyclopédie Universalis' à l'article « Individualité » : « La notion d'individualité ne se laisse définir ni par les procédés étymologiques habituels aux philosophes depuis que Platon en a établi la coutume dans le Cratyle, ni par une axiomatique rationnelle. Lorsqu'on s'y attache, c'est pour trouver des différences, lui opposer d'autres notions ; tout se passe comme si elle relevait de plusieurs champs sémantiques, sans qu'au premier abord il existe des liens entre les éléments de ce pluralisme. Ainsi parle-t-on d'individuation et d'individu en biologie ; pourtant, selon le Vocabulaire de Lalande, c'est à la personnalité et pour l'en distinguer qu'il faut se référer ; mais encore, l'individu est partie prenante de la société. »

Le sens trivial d'individu est nécessaire pour comprendre cette notion, parce qu'il décrit bien ce que les autres tentatives de signifier l'individu n'osent pas, ou ne parviennent pas à exprimer. Au sens trivial, un individu humain est égal à un corps humain, c'est-à-dire tout ce qu'on suppose qu'un corps humain contient : de l'eau, des os, des sens, un sexe, de l'esprit, une « âme ». Le corps humain est l'indivisible de l'humain, conformément à l'atomisme, et l'inviolable de la loi bourgeoise. Habeas corpus est la proclamation de l'individu. Le corps, physique, concret, est la base matérielle indispensable et intangible de l'individu.

Individu et conscience

La conception triviale de l'individu présuppose connu l'humain dont l'individu est la division. En vérité, ce qui distingue aujourd'hui encore l'humain, le véritable contenu de l'humanité, n'est encore qu'un projet. Que ce soit le langage, la mémoire, l'abstraction, le rire, la capacité de choisir sa fin, rien ne permet de décider qu'il y a là quelque chose de fondamentalement distinctif de l'humain. Ou plutôt : ce sont là des apparitions de ce qui est distinctif. La division de l'humain en individus procède d'une analogie avec l'atomisme superposée à une supposition sur l'humain. L'individu n'est pas une déduction depuis l'ensemble dont il serait la division, il est une induction d'un moi invérifié sur soi. La notion d'individu est une description de la conscience se prenant pour objet, en donnant une substance corporelle à cet objet.

Dans la conscience, l'individu est capable de distinguer immédiatement un autre corps humain. L'individu est l'humain divisé en corps humains par la conscience. Le détour par le corps humain, qui définit l'individu, est nécessaire à la conscience pour se saisir elle-même, parce que le corps humain est directement perceptible à la conscience, c'est-à-dire sans équivoque. Le corps humain est à la fois l'autre et soi, immédiatement identique, et aussi immédiatement différent, immédiatement égal et immédiatement autre.

Avec l'individu, la conscience ne fait rien d'autre que se donner un corps. Le corps, en effet, est compris comme le siège indispensable de la conscience, par conséquent comme son apparition immédiatement perceptible. Dans l'individu, le corps humain est d'abord la médiation nécessaire entre la conscience et la conscience. Le corps de l'individu humain n'est d'abord que l'apparition de la conscience à la conscience, son apparition triviale. En réalité l'individu est une description de soi de la conscience à laquelle est superposée une analogie avec l'atomisme, avec le corps humain comme preuve et comme base, dont l'égalité est le principe, et l'universalité la généralité.

L'utilité du corps pour décrire la conscience consiste, ensuite, en ceci que le corps est tangible, une limite, une frontière. Il s'agit en fait de donner une vérité tangible à la conscience, une limite, une frontière. Dans l'individu, l'unité de la conscience et du corps est cette superposition qui permet de définir la conscience selon les règles qui s'appliquent au corps : séparé et inviolable, comme la propriété privée définie par la bourgeoisie. A travers l'individu, ce mouvement particulier de la pensée qu'est la conscience est limité par l'enveloppe du corps, mais il est aussi sacralisé, éternisé, inamovible. Le corps comme frontière de la conscience est aussi ce qui exclut de ma conscience la conscience de l'autre. Dans l'individu le corps a la fonction de dire où commence ma conscience et où s'arrête la tienne.

Parce que la conscience est la forme de la pensée autour de laquelle la société s'organise, l'individu devient la forme humaine autour de laquelle la société s'organise.

L'individu est donc une opération de la conscience se matérialisant ; et cette matière se spiritualise à son tour : l'individu se reconnaît conscience de soi ; c'est ainsi la proclamation de l'individu comme identité avec soi-même, comme égal à soi-même. C'est, dans le même moment, l'individu proclamé comme toute humanité – tout est atome – et comme unique – il n'y a pas d'autre à l'individu dans l'humanité ; c'est pourquoi l'individu est différence absolue, sujet unique et permanent de l'humanité, personne.

Pour Hegel, l'individu n'est d'abord que la nature en tant que pensée opposée à la pensée dans l'humain, et plus précisément ce qui permet la différenciation du mouvement de la pensée dans la nature. Le rapport entre conscience et individu commence à apparaître chez le théoricien de la conscience bourgeoise. Pour Hegel, l'individu est une détermination, sans doute universelle et en soi, nécessaire, un moment du mouvement de la substance, donc un négatif qui se supprime et se réalise dans l'universel. Hegel est le premier à avoir conçu (ou plutôt entrevu) essentiellement l'individu humain comme un moment de son genre. Il n'est pas allé jusqu'à situer ce moment du genre dans l'histoire parce que le genre n'est pas encore chez lui une catégorie de l'histoire.

Le hégélien Stirner a développé la théorie la plus radicale de l'individu devenu personne, c'est-à-dire moi agissant, sujet agissant. Dans 'l'Unique et sa propriété' l'individu est perçu comme sujet, fondamentalement différent de tous les autres individus-sujets. C'est une projection des perspectives d'un monde construit autour de l'individu comme priorité intangible, comme essence différenciatrice, comme identité fondamentale, comme sujet absolu.

Les marxistes, et en particulier Lukács, ont tenté de donner du sens à l'oxymoron de « conscience collective ». Ce que la notion d'individu, en effet, apporte à la conscience est justement que la conscience est individuelle. L'individu est justement l'union d'un corps et d'une pensée. Une pensée collective n'est pas une conscience. Depuis l'homme total de Marx jusqu'à la figure romantique du voyou théoricien de Debord, la théorie la plus radicale, c'est-à-dire la plus proche de vouloir en finir, a toujours tenté de réconcilier la conscience avec l'esprit, c'est-à-dire l'individualité de la pensée avec son aliénation, la pensée qui se prend pour objet avec la somme des pensées qui se prennent pour objet, et qui n'ont encore jamais fait une somme, mais, dans le meilleur des cas, une violente dispute.

Dans le parti gueux, les échecs du collectivisme, dont l'essence s'est peu à peu avérée policière, et de l'organisation, qui représente toujours une forme d'atteinte et de restriction à l'individu, ont peu à peu contribué à une glorification de l'individu, jusqu'à la forme la plus absolutiste de glorification de la pensée de l'individu : la conscience est l'arme absolue.

Le rejet horrifié de l'aliénation – qui est le dépassement de la conscience – a fini par rallier définitivement les ennemis du monde instauré par la bourgeoisie à la division de la pensée bourgeoise initiée par Hegel. L'apologie de l'individu dans la société bourgeoise, puis gestionnaire, est véritablement une apologie de la conscience.

La victoire de la bourgeoisie, aidée dans cette réorganisation de la pensée humaine par les gueux de son temps, a eu pour conséquence l'établissement et la prééminence de l'individu, qui a permis à son tour une véritable explosion quantitative de la conscience. La conscience est devenue la pensée particulière, la pensée spécialisée, contre la pensée générale, la pensée universelle. La particularisation et la spécialisation de la conscience ont fait, en retour, exploser quantitativement et qualitativement la pensée universelle, comme l'expose fièrement et justement l'individualisme triomphant. De même, la mise en sujet de l'individu, et de la pensée individuelle qu'est la conscience, a permis un essor considérable de la pensée de notre temps, dont l'horizon porte désormais bien au-delà de toute pensée individuelle, de toute conscience.

Comme le travail est un moment du jeu, dans l'histoire la conscience comme essence de l'individu est un moment de la pensée du genre.

 

DU GENRE HUMAIN

Tout est pensée. Cette affirmation n'a d'ailleurs d'intérêt que tant qu'autre chose que la pensée est admis à côté d'elle, que tant qu'au principe absolument souverain de la pensée est apposé ou opposé un autre principe absolument souverain. Mais si l'on admet une unité universelle, au sens de Spinoza, ce qui importe n'est plus cette unité, mais ses divisions. Car la réalisation de toute chose dépend de la maîtrise de la division de toute chose.

Ce n'est pas la pensée qui est de la matière, mais la matière qui est de la pensée. L'indivisible de l'atome est une pensée. La divisibilité infinie est également une pensée. La divisibilité est une pensée. L'infini est une pensée.

Nous ne connaissons pas le mouvement de la pensée. Nous distinguons pourtant des moments inhérents à la pensée : l'esprit est le mouvement de l'apparition de la pensée indifférenciée, dans les choses ; la conscience nie l'esprit parce que la conscience est la perception se prenant pour objet et la raison, qui en est le résultat, est la conscience de soi se prenant pour objet, se reconnaissant ; l'aliénation de la conscience, l'esprit, est à son tour la négation de la conscience dans l'aliénation, et devient la pensée des consciences aliénées, amalgamées plutôt que synthétisées. La conscience, on le voit, est un moment de l'esprit, le moment qui fonde son apparition, mais l'esprit est aussi ce qui transcende la conscience, ce qui la fonde hors d'elle ; la conscience est cernée par l'esprit : elle en vient, elle y retourne.

Nous savons seulement que les divisions matérielles que nous constatons ne sont que des divisions de la pensée. L'individu n'est qu'une proposition monadique de division de la pensée. Le genre, qui dans notre proposition de division est la forme sous laquelle l'individu apparaît mais aussi ce en quoi l'individu retourne, ce qui le transcende, le genre est précisément la pensée divisée, ce en quoi la pensée se divise et s'unifie. Le genre est un projet dont l'individu est un moment nécessaire, un négatif.

La conscience est l'individualité de la pensée. C'est dans l'expérience que la conscience mesure la singularité. C'est en vérifiant sa différence que cette différence acquiert de l'individualité, que la conscience se distingue de l'esprit.

Mais la conscience non seulement est un moment de l'esprit, comme avait tenté de le montrer Hegel, mais elle est encore déterminée, traversée, aliénée continuellement par l'esprit, contrairement à ce qu'avait tenté de montrer Hegel. La pensée de l'individu est le contraire de l'intégrité de l'individu, la conscience est un lieu de rencontre de l'esprit, un carrefour qui n'est fermé que par le corps, cette idée de soi, mais qui sinon est un carrefour battu par les vents violents de l'esprit. La conscience n'est que le moment particulier de l'esprit se prenant pour objet ; de même et à cause de cela, l'individu est le moment objectivé du genre, l'expression de la différenciation. Mais comme cette différenciation est un moment du mouvement de l'esprit, la conscience se fond à nouveau dans l'esprit qu'elle n'a quitté qu'en apparence. De même et à cause de cela, l'individu est essentiellement genre et individu essentiellement en apparence. La pensée de l'individu ne s'arrête pas à la conscience. La continuation de la pensée de l'individu hors de l'individu est la perte de l'individu, en tant que conscience. L'aliénation, non pas seulement la pensée autre de la conscience, mais cette pensée autre mise en puissance, la totalité autre, emporte la conscience et l'individu et les supprime. Dans le genre, la conscience et l'individu sont conservés comme supprimés.

La pensée du genre est l'esprit. La pensée de l'individu est la conscience. Ou plus exactement : le phénomène du genre humain est le mouvement de sa pensée qui est l'esprit ; la conscience est le moment de cette pensée dont l'apparition est cette proposition de pensée particulière qu'on appelle l'individu humain.

Ce constat implique plusieurs considérations essentielles :

Tout d'abord, individu et genre humain ne sont pas réalisés, n'ont pas de réalité : ce sont des apparitions de divisions de la pensée, des hypothèses de travail, à savoir la conscience dans un corps et l'esprit dans tous les corps, dans toutes les choses, dans tout. Mais ces divisions de la pensée ne sont elles-mêmes pas réalisées pratiquement. Nous disputons ici de divisions possibles, à réaliser, mais non réelles. Individu et genre sont des formes de projet.

Dans cette division, cependant, l'esprit (dont le genre humain est une forme d'apparition) est le sujet, et son moment, la conscience (dont l'individu humain est une forme d'apparition), est son objet qui ne s'élève soi-même à la subjectivité qu'en se prenant pour objet lui-même. Mais en réalisant cette opération, la conscience se supprime dans l'esprit (et l'on peut dire, par extension, que l'individu se supprime dans le genre), alors qu'il n'existe pour l'instant aucune suppression imaginable de l'esprit et de son apparition particulière que nous appelons le genre humain. La fin de l'humanité n'est pas sa suppression, mais sa réalisation.

Tout ce mouvement de la pensée est connu, non pas par sa totalité, mais seulement sous l'angle d'un de ses moments spécifiques. Le malheur de l'esprit, de la pensée du genre, est que nous ne le connaissons justement que par la conscience, par la pensée de l'individu. Nous ne savons pas penser en esprit, nous, somme d'individus, ne savons pas dépasser nos pensées conscientes. Ainsi, si on peut imaginer l'anéantissement du genre humain, non seulement la suppression du genre humain n'est pas imaginable, mais on ne peut même pas encore imaginer sa réalisation, parce que même cette réalisation est en dehors et au-delà de la conscience qui est, à cet instant de l'histoire, la seule possibilité de l'envisager.

La prééminence de la conscience sur toute autre forme de pensée est souvent affirmée, non complètement à tort d'ailleurs, puisqu'elle est, aujourd'hui encore, la seule pensée par laquelle le genre humain conçoit quelque maîtrise que ce soit. Mais ceci a conduit aux cultes de la perfection de la conscience, de la perfection de l'individu : la reconnaissance, la célébrité sont des glorifications conservatrices de la conscience, de cette façon de réfléchir l'individu qu'est la conscience. La reproduction, qui est l'extériorisation de la pensée générique de l'individu est, de même, un aveu d'incapacité de se donner pour but la réalisation de soi, c'est-à-dire de toute chose, dans la perspective de l'individu triomphant. Reconnaissance et reproduction sont la réalisation différée, l'abdication de la réalisation, des manœuvres dilatoires face à l'aliénation, et deviennent, dans notre monde riche où le genre n'est perçu pauvrement que comme la pauvre somme des individus, les buts les plus élevés de l'individu. L'absence de projet pour le genre, pour la part générique de chaque individu, n'est que ce dédoublement de soi, dans la célébrité (qui est devenue une forme spectaculaire de la reconnaissance) ou dans la génération.

De même, l'individualisme est allé jusqu'à occulter l'esprit comme pensée dont la conscience n'est qu'un moment. Au contraire de l'individu, qui n'est jamais sujet de l'histoire, l'individualisme est un moment de l'histoire. Il y a d'abord eu l'exacerbation de l'opposition entre conscience et esprit (dont le déisme est le principal épisode symbolique) ; il y a eu, ensuite, la négation de la conscience comme détermination de l'être, c'est-à-dire la négation de la pensée comme réalité (dont le matérialisme est le principal épisode symbolique) ; il y a, comme synthèse de ces deux moments de la victoire actuelle de l'individu dans l'histoire, le rejet de toute aliénation.

Seule la conscience peut se penser rationnelle. Il n'y a de logique que dans la conscience. Mais contrairement à ce que pensaient Hegel et Wittgenstein, la conscience n'est pas essentiellement logique, parce que la conscience n'est pas l'essence de la pensée, mais seulement son moment individuel, son moment rationnel, son moment logique : l'esprit, sous sa forme de conscience aliénée, est présent dans la conscience, parce que la pensée aliénée revient dans la conscience, mais sous sa forme aliénée. L'aliénation n'est pas rationnelle, elle échappe à la conscience. Si la conscience est logique et rationnelle, le monde est bien plutôt comme l'esprit, impensable pour la conscience. C'est pourquoi la logique formelle ou la dialectique peuvent être des outils pour la conscience, mais non pour le monde lui-même.

 

Nous appelons genre humain ce en quoi la pensée naît, jaillit, la forme sous laquelle la pensée cherche sa réalisation. Mais la source de la pensée, son origine, reste à découvrir et à réaliser. C'est précisément le sens et le contenu de l'histoire.

La difficulté de la vérification théorique d'une telle prémisse est que nous ne savons saisir la plupart des pensées, en particulier des pensées aussi complexes et construites que celles qui dépassent la conscience, qu'avec la conscience. Nous butons donc bien sur la contradiction pointée par Lukács, même si nous le formulons différemment que lui : comment prendre conscience de quelque chose qui dépasse la conscience ? Ou comment accéder à ce qui dépasse la conscience en conservant la conscience ?

Nous ne savons pas ce qui produit la pensée. Nous sommes réduits à des hypothèses, fort difficiles à vérifier. La capacité de produire de la pensée semble réservée aux humains ; mais nous ignorons si les humains sont capables de former d'autres producteurs de pensée (parmi les animaux, les choses) ; nous savons que les humains prêtent de la pensée à ce que nous appelons animaux, choses selon des différenciations non vérifiées, utilisent animaux et choses pour faire circuler des formes déterminées de pensée. Il semblerait que la capacité de transformer de la pensée, donc de produire de l'aliénation ne soit pas réservée à la conscience, mais que la capacité de concevoir de l'aliénation, qui est pour l'instant l'apanage de la conscience, est nécessaire à produire de la pensée. C'est là l'état actuel des connaissances conscientes sur la production de la pensée ; cette infirmité, qui ressemble à contempler le monde à travers un trou de serrure, est peut-être le meilleur exemple des limites de la conscience.

L'aliénation est présente dans la conscience, et la conscience semble opérer dans la pensée du genre, mais pas telle que nous en avons conscience. Si la pensée triviale dresse un fossé infranchissable entre individu et genre, tous ceux qui ont pris l'individu comme objet sont contraints de considérer que l'individu n'est fondé que dans l'autre et que, par conséquent, l'individu ne peut pas se passer du genre, contrairement à ce qu'affirme ou tolère l'idéologie dominante.

De même que l'aliénation est nécessaire à l'esprit, de même la conscience lui est aussi nécessaire. La conscience est en effet la particularité de la pensée, la pensée particulière se mouvant en elle-même. La particularité de la conscience n'est rien que le mouvement, si extraordinaire, de se prendre soi-même comme objet.

L'aliénation est apparemment le mouvement de l'esprit qui dépasse la conscience. L'aliénation nuit, dit-on avec justesse. Mais l'aliénation ne nuit qu'à la conscience, c'est-à-dire à l'individu. L'aliénation est un mouvement essentiel et nécessaire à l'esprit, c'est-à-dire au genre humain. La diabolisation de l'aliénation est le véritable conservatisme de l'individualisme triomphant. Tant qu'aura lieu une lutte acharnée contre toute forme d'aliénation, tant qu'aura donc lieu une lutte contre tout dépassement de la conscience, l'histoire, c'est-à-dire la maîtrise humaine de son propre phénomène, reste épisodique et intermittente.

Au point où nous sommes, l'aliénation apparaît comme la véritable pensée du genre humain, alors que la lucidité concentrée de la conscience apparaît comme sa limite. Mais, une fois de plus, nous en sommes réduits à comprendre cela à partir de notre propre conscience, depuis cette limite qui tente de s'installer, dans l'histoire, comme division totale. Les dernières révolutions et mouvements de révolte connus, qui ont révélé cette frontière, ont ainsi déjà eu pour but de la dépasser.

La différenciation de la conscience tient dans sa capacité à s'objectiver, à se diviser, à se singulariser. C'est par là qu'elle est moment de l'esprit. Dans l'affirmation de son individualité, l'esprit se révèle moment de la conscience : c'est par son but, par son projet, que l'individu constate la présence du genre. Se réaliser soi-même n'est possible qu'en réalisant le genre en entier, qu'en réalisant tout. Le projet de la réalisation de l'individu est compris dans le projet de la réalisation du genre, mais ne peut se concevoir sans la réalisation du genre.

(Observatoire de téléologie, texte de juin 2001.)


 

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