De l'histoire


 

C) LA PARTIE EN COURS

La définition de l'histoire est la thèse, la perte historique de la conception de l'histoire l'antithèse. L'unité de l'histoire et de la négation de l'histoire, qui supprime leur indépendance, la synthèse, est le monde actuel. Un dialecticien scrupuleux, si toutefois il en existe encore, pourrait facilement dénoncer des manques de rigueur méthodologiques dans l'apparition de cet ici et maintenant déterminé. Mais peut-être est-ce là précisément la vérité de notre temps. Dans l'aliénation surtout, la dialectique semble devenir la mesure du retard de la conscience. La dialectique est un moyen, historique, de la conscience. Mais si ce moyen, rigoureux, devient un corset, lourd et pénible à l'usage, s'il ne peut plus rendre compte de la nouveauté qu'avec retard, alors il devient impropre au parti de la nouveauté. Aussi, un discours où l'impromptu se mêle à la dialectique n'est pas nécessairement maladroit ou de mauvaise foi, car ainsi est le mouvement de l'esprit de notre époque. Le latin déjà mauvais de Grégoire de Tours authentifiait plus qu'il ne discréditait son époque si dense en miracles barbares. 

L'histoire est définie comme un jeu. Le quotidiannisme triomphant n'est pas d'abord l'ennemi dans le jeu, mais l'ennemi du jeu. Mais le rapport entre un parti qui joue et un parti qui nie le jeu est un jeu, ou plus exactement, une partie du jeu. Comme chaque commencement de l'histoire a la prétention d'être le commencement définitif de l'histoire, chaque partie de ce jeu commence dans la prétention d'être la dernière. Chaque partie contient la totalité de l'histoire, la perspective et la certitude de l'achever. Cette unique limite extérieure, si simple et absolue, se réfléchit dans la partie en cours comme division entre les deux partis, simple et absolue, comme unique règle du jeu. 

Cette règle, au fond, n'énonce rien d'autre que : le jeu est une guerre, ici et maintenant. La guerre n'est rien que la phase du jeu où les règles sont le moins bien établies, mais où celles qui le sont le sont le mieux. Aussi les concepts de la guerre sont-ils souvent les plus adéquats pour rendre compte de la partie en cours : stratégie et tactique, offensive et défensive, théâtre d'opération et terrain de bataille. Les catégories de la pensée y deviennent des armes. Malgré ou peut-être à cause qu'il soit aujourd'hui dénigré, le courage est ce qui manque le moins dans la partie en cours, à condition qu'il retrouve son orientation. Sang-froid, patience, intelligence de l'ensemble du théâtre des opérations, sont des vertus également tombées en désuétude dans les deux camps. Même organisation et rigueur ne sont qu'un résultat fortuit, obéissant à des motivations qui n'ont pas la victoire pour but. L'objet de la victoire, le but de la guerre, manquent autant que la conscience du jeu dans chacun des camps. Logiquement, enfin, le point culminant, où une offensive est dissoute dans la victoire ou dans la défaite, n'est plus observé, si bien que même lorsque les situations se renversent, les comportements restent les mêmes, comme si rien ne s'était passé. 

Il existe bien des lois, en telle profusion d'ailleurs que personne ne les connaît toutes, mais tombées dans l'irrespect elles ne sont plus que des armes sans tranchant, des massues. Il existe également une moralité, mais qui, elle aussi, transgressée par tous les partis et la plupart des individus, n'est plus qu'un épouvantail empaillé ou bien l'affiche de l'hypocrisie. Cependant, chacun des deux partis obéit à des principes évidemment issus du but qu'il a, sans se le donner, dans la guerre. Logiquement, le parti qui ne veut pas du jeu y triche, ce qui ne nuit pas toujours plus à son ennemi qu'à lui-même, puisqu'il ne peut tricher qu'avec les règles qu'il décrète lui-même ; conservateur, il manifeste souvent des répugnances, qui lui coûtent parfois cher à supprimer ; défenseur sans le savoir de l'aliénation, il refuse d'admettre l'existence de la partie en cours, et d'une manière générale ne voit jamais tout ensemble, pas même que l'histoire est ce jeu. Cela le contraint à paraître tout le temps à l'offensive dans un monde qu'il défend sans autre objectif. Cette prévention entraîne une myopie et une grande fragilité au moment où son ennemi lui saute aux yeux. Dans l'autre camp, les faiblesses de principe paraissent plus grandes encore. Le but inconscient y est d'organiser le débat sur l'humanité. D'une part ceci implique de s'organiser ; d'autre part de formuler le débat. Mais la conscience est devenue si universellement un moyen de l'aliénation que la négation de l'aliénation ne se situe presque qu'exclusivement en dehors de la conscience ; et même, que la négation de l'aliénation est récupérée par son contraire au moment où elle se prend elle-même comme objet, c'est-à-dire au moment où elle prend conscience d'elle-même. Ce renversement est aujourd'hui la contradiction de ce parti. Il invalide et condamne toute théorie révolutionnaire. Il est la malédiction qui a rendu insoluble la question de l'organisation dans le parti de l'histoire. Il est l'avant-poste de l'aliénation jusque dans la rue. Le débat est aujourd'hui ouvert de savoir s'il vaut mieux le contourner ou l'affronter. En attendant, ce sont les manifestations non conscientes, non médiatisées, qui seulement, mais immédiatement, s'opposent à la médiation aliénée. Elles constituent les événements de la partie en cours. Brèves et fulgurantes, sans conscience ni langage, ce sont des affrontements. Le concept de débat s'en trouve aliéné : c'est devenu une série d'actes sur lesquels se greffe un discours, mais jamais l'inverse. 

De ces quelques difficultés, parmi les plus criantes, se conçoit que la partie en cours ne fait encore que chercher son début. 

1) Du théâtre opérations

La partie en cours est loin d'être jouée. Jamais l'humanité n'a été plus jeune et puissante. Partout de timides émotions d'adolescents annoncent des passions, inconnues jusque-là, mais qui veulent faire voler en éclats les mystères de celles du passé. 

Depuis 1945 a commencé la première guerre mondiale. C'est vraiment une guerre moderne : ni déclarée, ni reconnue, menée encore avec honte et retenue. Contrairement aux deux meurtriers conflits entre Etats auxquels a été prêté le qualificatif de mondial, dans celle-ci tous les hommes sont concernés et responsables. Car le conflit est entre tous. Lentement, en plusieurs générations, ils vont tracer la frontière de leur dispute nouvelle qu'en attendant ils ne peuvent s'avouer. Mais de brusques étincelles de même couleur se sont déjà multipliées, éphémères, dans les endroits les plus éloignés, les plus reculés. Voilà qui arrête le regard et détermine la direction (1953). Puis, certaines de ces étincelles deviennent des flammes, tièdes mais claires, brèves mais hautes. Au loin déjà, une sorte de tambour, rire et fureur mêlés, se fait l'alphabet d'une nouvelle langue dont l'origine est dans l'avenir (1968). 

A la faveur de cette confusion nocturne, les premières silhouettes se distinguent, élevant une barricade au-dessus des consciences. En pillant le temps des supermarchés, les uns pour détruire les supermarchés, les autres pour tuer le temps, se reconnaissent ceux qui vont utiliser la barricade comme base d'opérations. Maintenant l'émeute commence la guerre. D'autres silhouettes apparaissent dans le petit matin de la bataille (1976). L'insouciance est passée. La bataille s'engage, acharnée, sourde, obscure (1978-1982). Comme pour jauger leurs forces, les deux partis ne s'emploient pas à fond. Pourtant, jamais plus ils ne se regarderont sans haine. La jeunesse a été battue, les vaincus de la bataille s'évanouissent comme après une émeute isolée, la police démantèle les petites barricades et construit un musée autour des plus grosses ; elle n'ose pas conclure en achevant sa victoire au fond des bidonvilles et des banlieues, où la retraite s'est réfugiée en désordre. 

Toujours rien n'est donc joué. Un silence gêné suit ce premier engagement majeur, couvert par un babil précipité où il est question de tout sauf de cela. Certains sont abusés par cette assurance de faible qui dissimule mal la peur. Mais les sillons de la bataille marquent pour la première fois la frontière entre les camps. 

D'un côté le parti quotidianniste, de l'autre ceux qui s'affranchissent de ce temps en l'attaquant ; d'un côté la vieillesse qui voudrait vivre éternellement, de l'autre la jeunesse qui ne craint pas d'envoyer sa tête dans ces murs ; d'un côté des bourgeois dégradés, des fonctionnaires corrompus, des aspirants à tout vedettariat, de l'autre des sauvages hurlants, vociférants, gravement malades de la pauvreté inutile de leur vie ; d'un côté une armée de sous-officiers hiérarchisés, secs et bas, de l'autre une horde de barbares sans chefs, avinés et orgueilleux ; d'un côté le mensonge est toléré, de l'autre la vérité pratique est le but. 

Mais tant de monde encore oscille entre les camps : rien n'est joué. Cela ne durera pas. Bientôt les valets subalternes, comme les pseudo-révolutionnaires (n'est révolutionnaire que celui qui fait une révolution et non celui qui prétend vouloir la faire) qui ont manqué la bataille parce qu'ils n'ont même pas vu qu'elle se jouait et qui par conséquent nient qu'il y en ait eu une (comment pourraient-ils, eux, l'avoir ratée ?), se retrouveront à leur tour apostrophant ou apostrophés, déchirant ou cousant des galons. 

La partie où tout se joue est en cours. L'ennemi n'est ni omnipotent ni impotent. Et le parti de l'histoire n'est ni si fort ni si faible. Ses éclaireurs d'aujourd'hui seront peut-être les martyrs de la partie, c'est vrai ; mais ils deviendront peut-être aussi ceux auxquels revient la gloire de fixer les règles du jeu. C'est la guerre. Les premiers y sont ceux qui disparaissent ou qui en allument la lumière. 

2) Du terrain de la bataille

Le temps historique, contrairement au quotidien, est en relief. Certaines périodes s'y détachent comme des montagnes dont certains instants seraient les cimes. 1978-1982 est une de ces périodes dont la grandeur ne sera mesurée que dans l'éloignement, mais qu'on peut déjà affirmer avant que ses conséquences ne soient des avalanches. Sa durée non plus n'est pas arbitraire. Beaucoup de choses s'y terminent ou s'y révèlent terminées. Tout autant de nouveautés s'y affirment. 

Il y eut d'abord une offensive double, longtemps prévisible et partout imprévue. La première surprise est qu'elle fut double, c'est-à-dire que deux offensives simultanées se soient ignorées. Quoique leur coïncidence s'explique, leur complémentarité change tout. Ainsi, elles ne s'expliquent que l'une à côté de l'autre, l'une dans l'autre. Car leur but s'avère identique, comme leur esprit. Ce sont des humains qui ont attaqué à première vue d'autres humains, mais en réalité ce que ces autres humains défendaient. Ni les uns ni les autres n'ont embrassé la mesure de l'enjeu. Pourtant dans leurs émotions, dans leurs actions et réactions, jamais rien n'a davantage ébranlé la fragile communauté des hommes, ne l'a autant balayée de la vérité de leurs possibilités devenues prodigieuses. 

Ensuite, toujours dans le même brouillard des consciences, l'attaque a été contrée. L'hésitation est née partout. L'offensive doutait, trop faible pour avancer, trop forte pour reculer. La jeunesse du débat butait sur l'articulation à donner à la suite la plus ambitieuse. Dans ce balbutiement timide et maladroit, la sensation du point culminant s'est perdue : était-il passé ou se préparait-il ? 

Il se préparait. Deux autres fronts s'ouvrirent au même débat, avec des forces neuves, des arguments nouveaux, des espoirs de conclusion renouvelés. A ce canon-là on pouvait entendre la première offensive tonner toujours, d'autant plus menaçante qu'aussi bien renforcée. L'été et l'automne 1981 firent trembler le monde, mais pour longtemps. Les quatre offensives y furent vaincues en quatre points, presque simultanément et tout à fait séparément. Et la défaite la plus extraordinaire, celle de la cinquième colonne de l'époque, a été que cela ne soit ni su, ni compris, ni mémorisé. 

La répression fut plus embarrassée que cruelle, quoique le sang d'un sommet spirituel ne coule souvent que longtemps après, et qu'il soit donc trop tôt pour signer un bilan. Aussi  peu l'offensive n'avait su frapper droit, aussi peu la défensive ne sut nommer ceux qu'il fallait défaire. Tout s'évanouit dans l'hésitation qui avait tout fait naître, sauf le changement rampant dans les ruines qui sont sa première demeure. L'occasion était passée, le parti de l'occasion décapité. Mais sa tête avait été si peu de chose que la perte de cette tête n'arracha depuis qu'un sourire amer à la menace. 

Pour cette pose, qui est si douce et qui est si dure, glacée comme le sommet quitté et brûlante comme le centre de la Terre, la suite, malheureuse et redoutable, mérite aussi d'être dite. Tout y est rétréci. Le point de vue s'est écroulé. Dans la retraite, le regard est bas, contraint d'embrasser la petitesse. La grâce et la colère s'écrasent sur l'esprit du temps sans pitié. L'aliénation, en reprenant l'amour, manie ce lent tourbillon irréversible qui occupe l'absence de l'histoire.

(Paru dans 'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979', texte de 1990.)


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