Fin du voyérisme paisible, première partie


 

Epilogue

Je voudrais rappeler à Jean-Pierre Voyer que généralement l'oppresseur est celui qui impose le silence ; que lorsque l'oppresseur force à parler, cela peut difficilement être autrement qu'en utilisant des bouts de bambou qu'on enfonce sous les ongles, et que je n'ai pas de bouts de bambou ; et que si j'étais tortionnaire, avec le pouvoir d'enfoncer des bambous sous les ongles de Jean-Pierre Voyer, j'obtiendrais peut-être quelque réponse, mais en aucun cas celle que je demande, une réponse intelligente

La vieillesse, hélas, ronge les meilleures têtes, et souvent les attaque par la mémoire, comme cela semble être le cas chez Jean-Pierre Voyer. Il avait déjà fallu, comme il l'exigeait fermement, que je lui cite le propre passage d'un de ses livres où il dit que l'économie est une religion (et d'ailleurs, il y dit aussi « Nous nous étions fixés comme but ... d'en finir avec l'économie. Nous estimons que c'est chose faite ». Par ailleurs il dit que l'économie n'existe pas. Comment peut-on en finir avec quelque chose qui n'existe pas ?) ; il faut maintenant que je lui rappelle une de ses lettres : « En vertu des motifs évoqués plus haut et de tes propres exigences maintes fois affirmées, je ne suis pas décidé à te laisser libre de ne pas te déclarer sur ces différents points. Je saurai me faire entendre avant que ne s'écoulent quatre décennies. » Si la liberté de se taire est la moindre des libertés, et que ceux qui ne veulent pas laisser cette liberté sont des oppresseurs, Jean-Pierre Voyer est l'oppresseur de son correspondant (Guy Debord) et je veux bien être, moi, l'oppresseur de l'oppresseur. 

Il n'est pas facile d'exprimer tout le mérite d'un des uniques théoriciens contemporains sans le déprécier. Il suffira de savoir que l'auteur de 'Révélations sur le principe du monde' est le seul exégète de Hegel en son siècle. De là à se vanter de n'être discuté qu'à la fin du siècle suivant, on glisse dans la bravade d'histrion : si c'est vrai, il sera applaudi alors, mais si c'est faux, qui le sanctionnera ? A ce compte-là, qu'est-ce que je risque à affirmer qu'on ne parlera que de moi dans mille ans ? Tout simplement de voir ma vanité prendre le dessus sur mon intérêt ; j'ai bien envie d'achever l'humanité au moment de ma mort, et c'est bien avant cent ans. 

Je tiens donc à reformuler la question de fond de ce débat, qui, j'espère, intéressera davantage ceux qui prennent à la lettre la pensée de Jean-Pierre Voyer que Jean-Pierre Voyer lui-même, qui n'en est plus là. Est-ce que la communication a une fin ? Si oui, laquelle ? Si non, qu'est-ce qui la différencie de n'importe quelle religion ? Je regrette que cette critique de fond (en comble !) de la théorie de Jean-Pierre Voyer ne soit pas celle que Jean-Pierre Voyer désire entendre : prouver l'existence de l'économie (rien de plus simple, en passant. Le premier syllogisme venu y suffit : l'économie est une pensée. Toute pensée existe. L'économie existe.) La pensée humaine n'a pas encore eu de théorie critiquée à partir du point de vue proposé par celui qui l'a élaborée. Evidemment banane : sinon il l'aurait fait lui-même, eh l'autre ! 

Adreba Solneman 

(Extrait du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, 1992.)


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