Fin du voyérisme paisible, première partie


 

e) Adreba Solneman à Jean-Pierre Voyer, le 13 octobre 1991


 

Paris, le 13 octobre 1991


 

PREMIERE RAISON DU RETARD DE CETTE REPONSE 

Je suis perplexe. Votre second article confirme ce que j'attendais qu'il réfute. Pour la première fois, Jean-Pierre Voyer signe quelque chose qui ne dit rien de neuf ; il n'a plus même « pour but de supprimer quoi que ce soit ». Ceci mérite réflexion. 

Faut-il laisser ce monsieur, qui y est embourbé si profond, dans son grave dilemme, ou bien faut-il, (après l'avoir aidé de quelques questions à répéter à un public qui l'ignore la théorie qu'il avait fait connaître il y a dix ans), l'aider à en sortir, afin qu'il m'aide à résoudre les miens ? L'expérience que j'ai de ce genre d'entraide me conseille vivement de partir en courant m'occuper de mes propres dilemmes. 

Mais comme j'ai besoin d'aide et que l'occasion en est avare, il faut d'abord payer de la mienne si je veux démentir cette avarice. Ne craignez aucune conversation : je sais me taire quand je n'ai aucune nouveauté, rien de négatif à affirmer. Ne vous réjouissez pas non plus d'une polémique : je la réserve à mes amis, qui habituellement par elle cessent de l'être, et ainsi la cessent. Pour mes ennemis, la polémique ne me paraît pas une rigueur adéquate. Du reste, vous n'êtes encore ni un ami ni un ennemi : un allié possible. 
 

COMMUNICATION DIRECTE 

Votre concept de communication directe est bien imprécis. Soit il s'agit d'un commencement, soit il s'agit d'un résultat, soit des deux. Soit la communication directe est ce qui s'aliène (s'il existe une communication aliénée, il existe bien une communication qui ne l'est pas, à moins que la communication soit justement ce qui est aliéné, auquel cas communication et aliénation sont la même chose, ce qui est de plus en plus mon avis), soit la communication directe est le résultat de la communication aliénée, ce qui la dépasse, soit elle est le commencement et le résultat, comme Dieu dans le monothéisme. Vous donnez le même nom de communication à ce qui s'est éloigné dans une représentation, et à ce qui semble être le but (pratique, j'imagine) de vos trente dernières années, et à ce qui les sépare, la communication telle que nous la subissons, telle qu'elle nous empêche de communiquer « directement ». Il est difficile d'échapper au paradoxe lorsque le mot communication devient si vaste qu'il désigne l'apparition de la pensée, la médiation de cette pensée qui est son négatif, et le négatif de ce négatif, la suppression de cette médiation. Vous avez bien fait de relever que, contrairement à ce que j'affirmais, il ne s'agissait pas là d'une tautologie. Je voulais signifier : ne veut rien dire à force de généralité, ce qui, il est vrai, n'est pas la définition d'une tautologie. 

Je ne peux comprendre « communication directe » que comme communication privée de médiation, communication immédiate. Je ne pense pas qu'un tel hybride ait jamais existé ou existera jamais pratiquement. La communication est le mouvement qui transforme une pensée particulière (la perception, puis la conscience s'étant prises comme objets) en pensée universelle. Ce mouvement est nécessairement concept, dans l'élément de la pensée. C'est précisément le concept de la médiation, dans la pensée. Ce qui demeure étonnant est que nous ne connaissions pas, je veux dire consciemment, que nous ne reconnaissions pas, lorsqu'elle apparaît, la pensée qui s'aliène, qui se communique. Où, comment, pourquoi surgit-elle ?

Je regrette de n'avoir pu vérifier l'éclair et la douceur que j'imagine avoir été mai 1968. Mais je ne pense en aucun cas qu'il s'agissait d'une tentative de communication « directe », mais, au contraire, comme l'intervalle semble le vérifier, d'une profusion de pensée particulière bonne à communiquer. Si quelqu'un voulait mesurer l'importance des révoltes, il lui suffirait de mesurer le volume d'aliénation qui s'en échappe, pour ainsi dire. De ce que je connais des révoltes, l'aliénation y domine les acteurs, leur action y est un conflit entre leur pensée particulière et son aliénation, et pourtant l'ensemble paraît spontané, digne d'être protégé de l'aliénation. Mais il n'existe pas (malheur ou bonheur ? Evolution vers le mauvais côté ou vers le bon ?) de préservatifs pour ces éjaculations-là. Comment faire connaître le fondement authentique de la nouveauté d'une insurrection iranienne à une insurrection nicaraguayenne, et retour, sans l'aliéner ? C'est dans la mesure où votre dilemme rejoint ce problème pratique que nos intérêts communiquent, si j'ose dire. C'est pour réaliser cette subversion que j'ai, moi, besoin d'aide. 

Je n'ai pas réussi à démêler si ce que vous entendez par communication directe (la même chose que les situationnistes, pour qui la communication directe semble avoir été la communication sans médiateur plutôt que sans médiation, un commencement qui s'aliène, ou bien un résultat) n'a jamais été vécu, ou bien a été tenté en mai 1968, ou encore y a été vécu. Si l'on considère cette communication directe non plus comme commencement ou apparition, mais comme fondement (et cette apparition ne saurait être fondement je suppose), j'ai encore davantage de peine à la concevoir. Ailleurs existe le concept de communication totale qui est ce fondement. Si je considère que la communication directe est la communication totale (« regardez la Commune de Paris, c'était la communication totale » ; regardez le mur des Fédérés, c'était les lacunes et insuffisances bien contraires à son essence, de cette communication totale), il me faudra, selon ce but, communiquer sans cesse. J'en ai aussi peu le désir que la capacité. Que la possibilité, que la maîtrise de le faire me manque, je le ressens, il est vrai, comme une grave atteinte. Mais, comme me le commande toute immédiateté, la communication ne m'est pas un but, mais elle est bien un moyen pour atteindre mes buts. Rien ne m'attire (ni ne me repousse, d'ailleurs) dans le projet de diviser du travail à tour de bras, à l'infini, de manière directe. Directe, au sens situationniste, ou totale, la communication me demeure parfaitement étrangère comme but. Contrairement aux postsitus parisiens, je considère qu'une Commune de Paris ou un Mai 68 perpétuels ne sont qu'une vision de cerveau fatigué, c'est-à-dire qui n'est pas allé au bout de se la représenter : indépendamment de son impossibilité historique, une situation aussi inachevée ne pourra jamais contenir tout ce que je désire achever. 

Si la communication demeure scindée entre directe et non-directe, entre yin et yang, à la fois moyen et fin, ne se supprime pas, non seulement votre paradoxe est vrai, mais il risque fort peu de devenir un jour objet d'exégèse d'un émule de Léon Bloy.
 

L'ALIENATION DEMENAGE

Le mouvement qui fait sortir la pensée de la conscience et qui le fait passer dans l'esprit est le mouvement par lequel l'aliénation apparaît dans l'histoire. Depuis cette apparition, qui est assez curieusement une disparition, pour la conscience, le mouvement de l'aliénation ne s'est pas arrêté. Il faut supposer que l'esprit lui-même subit ce mouvement, devient étranger à lui-même. Mais ce mouvement-là ne peut être que supposé, puisqu'il n'est pas dans la conscience. D'autant que ce mouvement fait pénétrer de nouvelles manifestations d'esprit dans les consciences : ce qui revient à la conscience, lui est souvent méconnaissable, parce que aliéné dans l'intervalle de ce retour et peut-être à plusieurs reprises. L'éclairage de la conscience modifie considérablement le mouvement de l'aliénation issu d'elle, mais l'obscurité de son absence ne l'interrompt pas. L'information dominante (l'information est l'introduction de la nouveauté) nous livre chaque jour de ces mouvements de pensée fort curieux. Par exemple, à propos de la Roumanie ou de la guerre du Golfe, grands spectacles, l'information fournit en séance spéciale après le spectacle principal le spectacle de vérités cachées sur ces événements, qui détruit les présupposés de l'opinion générale, mais curieusement cette opinion que l'information a elle-même formée demeure intacte, immobile (quand en Roumanie on passe officiellement de 70 000 à 1 000 morts, on garde l'impression, déjà fausse quand seule l'importance de ce nombre lui servait de substance, qu'il y a eu un génocide, quand en Irak on passe de 300 Américains tués à 750 000 - sept cent cinquante mille - insurgés tués après la guerre, on continue de se souvenir de celle-ci comme d'une guerre chirurgicale, peut-être légèrement affectée de quelque bavure). C'est comme si cette opinion générale (Standart Total View - STV) était alors figée. Une pensée immobile, inaltérable, pas même par ce qui détruit ce qui la constitue ! Un autre exemple : des individus forts différents, ne se connaissant pas, vont décrire l'ambiance d'un lieu de la même façon, quoique leurs expériences y ont été tout à fait différentes, et qu'ils ne se sont pas concertés. Une ville est un lieu hanté, elle a une ambiance, un esprit. Il faut donc supposer que l'Etat et la marchandise ne sont pas les seuls moyens de communication. C'est que l'opération de la pensée continue hors des consciences, émetteurs qu'elle utilise comme des récepteurs, s'y rechargeant et s'y déchargeant, apparemment sans cesse. Ce mouvement est difficile à décrire, d'autant que j'essaye de le faire à partir de l'observation empirique, ce qui n'en facilite ni le vocabulaire, ni l'évaluation. 

Ce qui m'étonne le plus dans cette observation, c'est d'abord l'effrayante explosion de pensée dans le monde, qui semble exponentielle et permanente, et dont l'individu est de plus en plus menacé. Mais aussi que la pensée apparaît comme s'altérant sans arrêt, mais non pas de manière exponentielle apparemment, puisqu'elle produit des phénomènes comme le STV, qui a justement de merveilleux qu'il semble rendre de la pensée inaltérable. Le monde dont Hegel a signalé l'apparition prend forme, Hegel n'est plus très loin de prendre critique. Ainsi, je ne conçois pas ce qu'on appelle une pure pensée. Ce ne peut être qu'une pensée qui ne s'aliène pas. Je n'en connais aucun exemple. Il me paraît même absurde d'envisager une pensée qui échapperait à cette puberté de la pensée. Que deviendrait-elle ! Rien dans ce monde ne s'anéantirait, sauf les pures pensées, qui retourneraient au néant ! Voilà bien une pensée de matérialiste, devenue aujourd'hui absurde lieu commun ! Au contraire, toute pensée s'aliène continuellement, non pas de manière continue, mais sans que rien ne permette de l'abriter de l'opération suivante. Il n'existe pas de pensée qui ne cesse de se transformer. Il n'existe pas de pensée qui n'existe pas. Tout et chaque chose se transforme, comment y aurait-il de la pensée qui soit pure ? Même la sottise la plus saugrenue, quand elle disparaît des consciences par un meurtre ou un éclat de rire, ne disparaît, à ma connaissance, que des consciences. 

La seule façon connue d'achever une pensée est de la réaliser. Mais même la réalisation d'une pensée continue de s'aliéner. Pourtant, la liberté sans bornes de la pensée, si toute pensée existe, s'achève dans sa réalisation. C'est pourquoi la fin d'une chose est le contenu de sa pensée. 
 

L'ECONOMIE EST UNE RELIGION 

Vous ne dites plus que l'économie est une religion. C'est moi qui le dis. On dirait que vous en voulez tellement à l'économie que vous ne voulez même plus lui reconnaître le rang de religion. 

Il n'y a pas besoin pour vérifier que l'économie est une religion de vous contredire. Il n'y a pas besoin de contredire ce que vous adoptez de la définition de Feuerbach : l'économie, comme la religion, n'existe qu'en tant que « première conscience de soi de l'homme, de l'homme non en tant qu'individu, mais en tant que genre, puissant, ubique et parfait ». L'économie n'existe pas ? L'économie, certainement, n'existe pas en tant que réalité, mais elle existe en tant que pensée, qui n'a rien de pur puisque, devenue religion, elle est un laborieux résultat. Il serait tout de même surprenant que la pensée dominante dans un monde aussi religieux que celui que vous décrivez soit autre chose qu'une religion. Vous êtes même obligé de nier jusqu'à l'existence de cette pensée, sans quoi on pourrait lui appliquer votre réfutation de la définition de la religion de Feuerbach : l'économie, comme la religion, « n'était pas l'objectivation du genre humain, mais au contraire son concept subjectif  ». A peu près tout ce que vous dites de la religion s'applique à l'économie. D'ailleurs, vous semblez avoir eu vous-même cette opinion. Vous me sommez, avec une étonnante légèreté, de citer le passage où vous l'exprimez, afin de pouvoir discuter sur pièces. Rapport sur l'état des illusions... page 118 : « Nous nous étions fixés comme but lorsque nous avons entrepris la rédaction de ce rapport d'en finir avec l'économie. Nous estimons que c'est chose faite. Nous avons estimé cette tâche d'autant plus nécessaire et urgente que cette religion moderne sévissait jusque dans les rangs de notre parti. » La suite du paragraphe parle encore de l'économie comme néoreligion et applique à l'économie, nommément, la critique que Marx a appliqué à la religion.

Les gueux d'Iran n'ont pas ramené la religion dans le monde, ils ont seulement ramené l'islam, et plus exactement le néo-islam, dans le monde. Ils ont critiqué la religion dominante. Et c'est la religion, rénovée, de leurs ancêtres qui leur a fourni les réponses que l'économie leur refusait. Le débat théologique qui a lieu depuis deux siècles, et qui divise les ennemis des gueux d'Iran, consiste à décider si Dieu existe, autrement qu'en concept d'absolu, si Dieu peut être réalisé. L'économie est la religion qui fait l'économie de Dieu. La critique de la religion du point de vue de l'économie a d'abord consisté à ridiculiser de nombreux dogmes déistes, devenus insupportables, prétextes à révolte. Arrivée à la domination, cette religion, qui apparaît comme une apostasie, a d'abord toléré toutes les autres religions avec la même certitude intéressée qu'elles prouvaient sa jeunesse, sa vigueur et son intelligence, que notre société met à conserver ses vieillards. Mais la révolution de 1917-21 l'a obligée, là où elle menait la contre-révolution, à interdire toute autre religion. Cette véritable scission dans la religion, comparable à celle de la chrétienté avec Luther, connaît toutefois un déroulement inédit. D'abord, elle concerne le monde. Ensuite, on assiste aujourd'hui au reflux du protestantisme matérialiste, l'économie, qui avait conquis le monde, moins, semble-t-il, la majorité de ses habitants. Son encadrement des consciences a été débordé par l'esprit, puis même par la conscience, tout au moins en Iran, pas en France. L'économie, puissamment secouée, est aujourd'hui obligée de se défendre avec des fatwas (guerres Iran-Irak et Golfe, répression de l'insurrection irakienne). Elle est aujourd'hui loin de le faire comme lorsqu'elle se portait partie civile, avec Marx comme procureur, en argumentant, en recherchant la vérité. Il est vrai qu'aujourd'hui où s'affaiblit cette religion moderne, nous oublions un peu qu'elle a été la première à conquérir la croyance universelle (car, ayant été tolérante, elle reste tolérée, et même les déistes comme Shari'ati essayent d'annexer ses dogmes, y croient), et cette croyance, comme celle qui est le sceau de chaque religion, n'est que la croyance en sa propre éternité.
 

LE CONTENU DE LA COMMUNICATION

Marx et Engels ont cherché le commencement de l'économie, ou plus exactement le commencement du règne de l'économie. Ils ont donc découvert les traces plutôt que les preuves d'une révolution qui aurait fait passer l'humanité du matriarcat au patriarcat, d'une organisation autour du besoin de procréer à une organisation autour du besoin alimentaire. La religion du monde de la consanguinité est polythéiste, celle du monde alimentaire est athéiste. Le monothéisme n'est que le bâtard, le compromis, le médiateur de ces deux-là. Le monothéisme n'a pas disparu parce que les partisans de l'organisation autour du besoin alimentaire n'ont pas complètement vaincu ceux de l'organisation autour du besoin de procréation. 

Ces deux besoins sont des besoins animaux. La communication est le besoin spécifiquement humain. Ce que vous appelez la division du travail (en somme toute activité humaine) procède apparemment du besoin. Fort curieusement il procéderait non pas du besoin de communication, qui est son résultat, mais des besoins qui fondent les religions précitées. Le besoin d'inspirer et d'expirer, besoin animal, absolument vital aux humains, mais autour duquel aucune société humaine n'a jamais été organisée, fait bien partie du « cycle complet de dissipation d'énergie, de dégradation d'énergie nécessaire à la conservation de l'organisme ». Or, jusqu'à fort récemment pour tous, et encore pour la plupart de nos contemporains, inspiration et expiration sont absolument indifférents à l'idée de l'échange par laquelle vous fondez la division du travail. Si l'esprit s'empare aujourd'hui même de la respiration, de sorte à la soumettre à l'aliénation générale de la pensée, c'est que ce n'est pas de la pratique du cycle complet d'assimilation et de dissipation que provient ce qui va bientôt nous faire payer de respirer, mais au contraire que cette colonisation du besoin a son origine hors de lui.

Un autre contre-exemple à la division du travail comme contenu de la communication est la critique de l'aliénation. La révolte spontanée, directe, a certainement une conséquence dans ce que vous appelez la division du travail, mais n'est pas elle-même contenue dans cette division du travail. Cette simple négativité est précisément ce dont l'échange n'a pas idée. Elle est le contraire de ce que vous appelez division du travail. Et pourtant elle donne bien un contenu à la communication. Regardez la Commune de Paris et Mai 68, qui en sont issus. 

Je ne vois pas pourquoi, en outre, cette division du travail devrait être infinie. Je lis « ce cycle est divisé à l'infini puisque son accomplissement présuppose un monde divisé à l'infini ». Cette ville est pleine d'habitants puisqu'elle présuppose des quartiers pleins d'habitants. Passons, si vous le voulez bien, sur cette logique spéciale qui me rappelle celle par laquelle l'information occidentale a introduit son spectacle de 1989 en Chine : manifestation monstre de 300 personnes, disait le téléjournal, habitué à la fois à ce qu'on soit incapable d'évaluer un chiffre et à ce qu'on s'abandonne sans critique à l'impression. (J'en profite pour signaler ce curieux phénomène : c'est principalement à cause de ce monstre souligné que cette manifestation est effectivement devenue un monstre d'un million de personnes quelques semaines plus tard.) Mais si j'essaye de suivre plutôt l'idée que la lettre, je ne vois toujours pas pourquoi ce monde serait divisé à l'infini. La beauté du jeu d'échecs réside dans la multiplicité de ses combinaisons. Chacun sait, pourtant, que ces combinaisons sont en nombre limité. Le jeu d'échec est un jeu fini, quoique personne n'en connaisse la fin. Je ne vois pas pourquoi il n'en irait pas de même pour le monde. 

Entée sur les besoins animaux de l'humanité et infinie, donc infinie dans le temps, éternelle, la division du travail telle que vous l'entendez paraît une synthèse des principes polythéiste et athéiste. Pourtant, je suis d'accord pour dire que l'opération que vous décrivez, en partant de celle décrite par Marx, se vérifie dans la réalité. Mais elle n'est qu'une des figures de l'aliénation moderne, puissante, certes, mais ni unique ni infinie. Je continue donc d'appeler travail l'activité désignée sous ce nom par la pire économie politique : toute activité donnant un salaire. 

Les propriétaires de la division du travail sont bien ceux que vous nommez. Mais ils ne sont pas les maîtres de la communication. Si la communication directe existe, la maîtrise de la communication inclut la maîtrise de la communication directe ; et si les propriétaires de la division du travail maîtrisaient la communication directe, cela se verrait, cela s'entendrait, cela se saurait. Si la communication directe n'est qu'un soupçon, un espoir ou un leurre, si donc la communication est toute pensée aliénée, toute aliénation, la communication a une fin, et pour la maîtriser il faudrait connaître cette fin, pratiquement. La fin de papy Dassault le prouve : lui et les siens ne sont pas cachottiers au point de connaître ce secret-là et de le taire jusqu'au bout. Les propriétaires de la division du travail gèrent ce monde, mais ne le possèdent pas. Ils sont au monde comme les banquiers cadres sup à la banque : ils paraissent posséder, ils croient posséder, ils ont l'odeur et la couleur de la possession, ils pensent même connaître l'ivresse de la possession, mais ils ne sont que du vulgaire Canada Dry. Permettez-moi de vous faire remarquer qu'à propos de la question que vous posez vous-même, les maîtres du monde sont-ils heureux ou non, jouissent-ils de ce qu'ils possèdent ? vous omettez de donner votre avis. 

Si la communication telle que vous l'entendez est un livre, la division du travail telle que vous l'entendez est la division en pages de ce livre : aucune qui ne présuppose toutes les autres, aucune qui ne présuppose le livre. Et les maîtres des pages du livre, les éditeurs, possèdent toutes les pages, tous les livres. Pourtant la division en pages du livre n'est pas le contenu du livre. Le contenu du livre porte au-delà du livre, le dépasse. Et ceux qui en sont propriétaires ne maîtrisent que très rarement ce contenu, vous l'avez, ce me semble, vérifié.
 

LE PRINCIPE DU MONDE EST L'IDEE DE SA LIMITE. LE CONTENU DE LA COMMUNICATION EST LE PROJET DE SA REALISATION, L'IDEE DE SA FIN.

Si la communication était éternelle, et son contenu la division du travail infinie, qu'importe ce qui se dit. Tout ce qui se dit serait une question de goût, certains l'aiment chaud, certains l'aiment froid, certains trouvent leur moi profond dans la peinture qui en fait bâiller d'autres. Tout ce qui se dit est conversation. Les actes de révolte, de polémique, de dévotion, d'ennui, de jouissance sont de la conversation. Rien de ce qui est là ne va changer fondamentalement, puisque de toute éternité nous voilà condamnés à cette communication directe ou aliénée. Enfer, purgatoire, paradis ? Enfer pour les esclaves, paradis pour les bourgeois, purgatoire pour ceux qui oscillent entre les premiers et les seconds. La vérité tolère son contraire, plusieurs vérités. Quelle importance a ce que dit Jean-Pierre Voyer si on peut remettre sa critique à dans cent ans ? Vergangenheit vergeht nicht. Ce qui est passé ne passe pas davantage que ce qui passe. 

Si au contraire le contenu d'une chose est bien l'idée de sa fin, le projet de sa réalisation, la communication n'est pas éternelle. Cieszkowski l'a bien exprimé par rapport à Hegel, auquel il reproche uniquement de ne pas aller au bout de sa logique dans la catégorie centrale qu'est l'histoire. Il ne dit rien d'autre que ce que vous avez dit aussi : Hegel est modérément hégélien. Posez cette question autour de vous : l'humanité a-t-elle une fin ? La trivialité et la réflexion, la colère et la sagesse, l'impatience et la résignation, la connaissance, l'ignorance, la grossièreté, la finesse, la religion et sa critique y produiront la même réponse : elle en a une, monsieur, comme le jeu d'échecs qu'elle a inventé. L'éternité demeurera éternellement sans expérimentation, sans réalité, sans concept. 

La question de l'humanité, du monde, de la communication est donc : quelle fin ? 

La communication n'est rien d'autre que cette question posée, inlassablement, dans toutes ses implications. Cette question est posée hors des consciences, qui non seulement ignorent la première syllabe de la réponse, mais même que cette question est leur monde, est ce qu'ils sont, y compris ce qu'ils ne sont pas, ce qu'ils font, y compris ce qu'ils ne font pas, ce qu'ils pensent, ce qu'ils rêvent, ce qui se pense d'eux, ce qui se rêve d'eux ! Eh oui, c'est ce que vous avez si bien montré : la communication est le principe du monde. 

Mais la communication n'est pas une fin en soi, la communication n'est pas la réponse, mais bien la question. La communication est bien le moyen de l'histoire, le milieu de l'histoire, son sang et son moteur, mais pas sa fin. 

Maintenant, cette question, ce débat, comment a-t-il lieu aujourd'hui ? C'est là où les choses se compliquent légèrement, s'aliènent, pourrais-je dire pour plaisanter un peu. Car ce débat n'a pas lieu encore. C'est ce qui gâte sa visibilité. Le débat qui a lieu aujourd'hui n'en est que le débat en quelque sorte préparatoire. En effet, d'un côté il y a ceux qui servent cette communication apparemment infinie, qui y croient, de diverses manières, qui sont engagés entièrement dans sa conservation, dans l'impossibilité du débat (et soi dit en passant : l'impossibilité du débat augmente le risque d'une fin du genre sans maîtrise de cette fin par le genre, c'est-à-dire une catastrophe) ; et en face, ceux qui cherchent le débat sur la maîtrise du genre, sur la réalisation du genre, sur la fin du genre. La plupart des premiers ne savent même pas qu'ils défendent une citadelle, et les seconds n'imaginent pas le trésor qu'elle contient et qui est l'objet de leur assaut. La ligne de frontière passe entre ceux qui veulent de ce monde pour toujours, et ceux qui veulent en finir. 

Ainsi comme le contenu de la communication procède de sa réalisation et non pas de je ne sais quel cycle de dissipation ou de dégradation d'énergie, la division des humains, dans leur situation historique actuelle, est entre ceux qui veulent un débat pour réaliser la fin de l'humanité et ceux qui empêchent ce débat. L'humanité empêche l'humanité d'être l'humanité : ce n'est pas un paradoxe, c'est une contradiction, la guerre. Je ne me scandalise pas de ce que vous appeliez esclaves les premiers et les subalternes des seconds, mais je trouve ce terme impropre quoique, en effet, certains tatouages et attitudes de ces modernes ressemblent à ceux de ces anciens. La grande différence entre la dénomination des classes sociales avant la révolution française et après est qu'à peu près jusque-là les classes sociales étaient fixées par la loi, par l'Etat. Marx et les économistes ont montré que la loi, l'Etat étaient partisans, donc que cette division était impropre au monde de Marx et de l'économie. La division des humains selon l'économie, universellement admise depuis Marx, n'est pas dans la loi. Vous dites fort justement qu'il faut hériter de l'habeas corpus et de l'anonymat (dont vous voudrez bien considérer au passage mon nom comme la preuve). C'est justement ce qui distingue le pauvre moderne de l'esclave et du prolétaire de l'antiquité. Bien entendu, les divisions en classes sociales selon le besoin alimentaire existent, notamment tant que cette société demeure organisée autour du besoin alimentaire où elles contribuent à cette organisation. D'ailleurs, les vieilles divisions selon la consanguinité, les divisions ethniques, existent aussi. Je dis simplement que ces divisions-là, entre classes selon les moyens de production, ou entre ethnies, ou entre gens au grand nez ou au petit QI, ne sont pas les divisions selon le principe du monde, mais des pièges à cons. Mais quand vous parlez d'esclaves ou de bourgeois de « grande classe », j'y trouve un terme plus en rapport au principe de leur monde que quand vous parlez de « classes sociales ». Pour ma part j'appelle ceux qui défendent ce monde (papy Dassault compris) des valets, et ceux qui l'attaquent, des gueux. Cette appellation, pourtant, ne me satisfait pas non plus : si valet convient relativement bien aux défenseurs d'un château, dont le maître, celui qui maîtrise et qui les paye, est le fantôme, l'esprit, gueux ne convient aux pauvres modernes que lorsqu'ils attaquent, ce qui, malheureusement, est l'exception. 

Cette division est selon le principe du monde, la communication, entre qui porte la livrée et qui ne la porte pas (soit qu'elle ne va pas, soit qu'on n'y a pas accès). Les premiers sont en pleine réorganisation, de Berlin démuré à Bassora bombardé, réorganisation d'ailleurs plus indécise que construite, sans maîtrise ni projet, et qui, néanmoins se présente non pas comme la réorganisation de l'ennemi, mais comme la réorganisation du monde. Il en émerge une tendance qui rend urgent de critiquer les insuffisances de la théorie de la communication de Jean-Pierre Voyer. Car, entre les héritiers de la bourgeoisie et du prolétariat, entre ceux qui conservent et ceux qui suppriment, s'installe aujourd'hui un fort parti (et c'est bien parti !) dont l'unique préoccupation semble être de séparer les combattants, et qui donc est la forme la plus moderne de la conservation. Cette nouvelle première ligne du parti de la religion contre le parti qui veut supprimer toute religion est le parti de la communication. Il peut très bien adopter une théorie qui prétend justement que la communication est éternelle, que le malheur des temps est que la communication directe est devenue introuvable, et que papy Dassault jouissait pleinement de la richesse inépuisable issue de la division du travail. Ce parti ne connaît pas encore cette théorie, ses grands yeux globuleux fouillant plutôt la pratique, mais un des problèmes principaux de sa croissance est justement son manque de théorie, sa réduction idéologique à de ridicules recettes (à propos : quand je parlais de recettes dans ma première lettre, c'était au second degré ; si vous connaissez des recettes signifie que je suppose qu'il n'y en a pas, et non pas que j'en attends ; maintenant, si malgré cela vous me proposez une recette pour le bonheur, waow, je vais de ce pas à la cuisine aiguiser mon grand couteau). Ce parti est pour l'instant largement identique, mais sa réorganisation va bon train, à l'information occidentale, dont les progrès fulgurants se mesurent depuis le spectacle monumental de Chine en 1989 jusqu'à l'occultation complète de l'insurrection irakienne en mars 1991. A la retraite précipitée, suivie de reconversions bâclées, des populeuses polices staliniennes, ce parti a pris beaucoup de bonnes places. Entre ses cadres sup athées à l'ancienne et le néo-islam, il lui manque une idéologie de la conciliation, qui relativise l'économie politique et le judéo-christianisme, et qui ne fonde pas à travers les brèches ouvertes lorsqu'elle était théorie, c'est-à-dire lorsque Jean-Pierre Voyer recherchait encore la suppression des présupposés (« je n'ai pas pour but de supprimer quoi que ce soit », « mes amis me liront dans cent ans », il n'y a pas besoin d'être un récupérateur bien habile pour faire monter sur ce genre de désinvoltures la bonne mayonnaise entre la théorie de la communication comme principe du monde et l'information occidentale). 

Là où les gueux, donc, attaquent, ils parlent un langage nouveau et singulier, celui de cette attaque. Une émeute moderne est pratiquement antithétique à une émeute planifiée par Blanqui il y a un siècle et demi. C'est que la nouveauté change. Ce discours est fait de peu de mots, ce sont plutôt des cris et des coups. Ce n'en est pas moins le début du débat. je ne sais si c'est ce dont la tentative vous est apparue en 1968, et si cela se rapproche de la « communication directe ». Mais des événements de ce type, il en commence actuellement plus de cent par an dans le monde. C'est là que se joue la fin des paradoxes, la fin des lieux communs.
 

DEUXIEME RAISON DU RETARD DE CETTE REPONSE

'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979' est un ouvrage que je viens de signer. J'ai attendu sa parution, pour pouvoir la joindre à la lettre présente. En effet, comme elle, ce texte comporte d'amples développements à la fin de ma lettre du 23 juin, que vous dites n'avoir pas comprise, et qui fondait les questions qui la précédaient. Je me permets donc de vous infliger cette volumineuse lecture. Comme son index vous le signalera rapidement, vous êtes d'ailleurs nommé dans cet ouvrage.
 

TROISIEME RAISON DU RETARD DE CETTE REPONSE 

La façon dont 'L'Imbécile de Paris' a publié ma lettre m'a paru fort insatisfaisante. Je désapprouve cette mauvaise habitude de magasine, qui consiste à truffer d'intertitres ridicules un texte qui n'en comporte pas. Si j'estime qu'il faut des intertitres, comme dans cette lettre-ci, je sais les mettre moi-même. D'ailleurs, votre réponse n'en avait pas. 

D'autre part, j'ai bien reçu de vous une lettre datée du 28 juin 1991. Je vous en rappelle le texte : Monsieur, J'accuse réception de votre lettre et je vous en remercie. J'y répondrais dès que possible. Je vous prie d'agréer, Monsieur, mes salutations distinguées. Celle qui est datée du même jour, et qui est parue dans 'L'Imbécile de Paris', je n'ai jamais pu la lire que lorsque j'ai acquis ce journal, c'est-à-dire à sa parution, le 5 septembre. Pour le maigre public de cet échange, je ne trouve pas conforme à la vérité que vous paraissiez me répondre du tac au tac, et que mon temps de réflexion se trouve additionné du vôtre ; à moins que PTT se soit une fois de plus avéré négligent, voire indiscret, ce que vous seul pouvez m'apprendre. 

Dites aux opérateurs de saisie et aux correcteurs, si vous les voyez, que je n'écris pas histoire avec une majuscule. 

Etant donné que je tiens ce fade journal pour responsable de ces petites libertés (je comprends mieux en quoi consiste l'ambitieux programme de l'éditorialiste : prendre librement la parole), je préférerais n'y plus paraître. C'est pourquoi cette lettre est envoyée après le numéro 3, et en partie pourquoi elle est si longue. 

Adreba Solneman


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