Albanie 1997


 

I – Le pays le plus riche d'Europe

Entre 1990 et 1992 les Albanais avaient acquis le titre enviable de « Terreurs de l'Europe ». Dessoudant le plus étroit des Etats staliniens (même devant la Corée du Nord), poussés par les seuls goûts de la liberté et du plaisir, ils avaient entrepris de voyager jusqu'aux limites extraordinairement étroites de la société occidentale, qui parle de plaisir avec ennui, et qui se dit libre parce que policée. On a alors vu l'Etat italien s'ériger en garde-fou d'une misère antialbanaise, mouiller jusqu'au fond de sa Botte, mentir et s'en vanter, s'humilier en humiliant. Avec autant de ruse que de violence, les turbulents albanais furent renvoyés dans leurs frontières d'Etat, où ils se reposèrent sans méditer la suite, mais non sans roter, rire, parler haut.

Depuis, la guerre de Bosnie a servi à miner la route du nord, à l'est Kosovo et Macédoine étaient fermés par le début du match entre l'irrédentisme albanais et sa réaction, l'Etat grec tenait la frontière qui coupe l'Epire au sud, et l'Italie patrouillait à l'ouest, dans le canal d'Otrante. Ces deux Etats occidentaux ont soutenu activement la restauration d'un semblant d'Etat en Albanie, restauration qui s'est surtout matérialisée par quelques stages accélérés de corruption active et passive et par la réactivation d'une police secrète, le Shik, qui ne différait fondamentalement de la police secrète stalinienne que par le nom. Ces deux Etats, qui font profession de démocratie – on ne sait plus trop ce qu'ils entendent par là –, furent ainsi les premiers garants de l'arrivée au pouvoir d'un « démocrate » contre les ex-staliniens, le cardioloque Sali Berisha, sans mettre en avant que ce salaud bourrichon avait été lui-même stalinien tant que sa carrière l'avait exigé, et que les chefs de l'ex-parti stalinien n'étaient pas moins « démocrates » que le bourrichon, puisque leur carrière l'exigeait maintenant. Mais, à l'aide de l'Occident et du Shik – le premier armait le second –, le régime politique de l'Albanie ressemblait à une vraie petite dictature personnelle.

Tout porte cependant à penser que ces petits abus qui devenaient grands ne touchaient pas encore ces Albanais qui étaient devenus des albanais, c'est-à-dire des fêtards repus au franc-parler, qui continuaient leur sieste derrière les barreaux du zoo dont Berisha était le directeur despotique, quoique privé de la distribution des vivres et des plaisirs, donc plutôt despotique avec son personnel qu'avec son fonds de commerce. Il est d'ailleurs improbable que ces albanais n'aient fait que la sieste pendant quatre ans, non qu'ils ne soient pas paresseux à un point agaçant, mais ils sont au moins autant turbulents. L'information occidentale, cependant, qui est la maîtresse absolue et non démocratique de l'information dans le monde, n'apprécie pas qu'on rit de ses valeurs, et en punit les coupables soit par la calomnie, soit comme en Albanie par l'isolation et le silence. Ne pas travailler, forcer l'Europe à les nourrir, découvrir du possible non sans colère, c'est avec cette attitude bien peu conciliante pour l'éthique étriquée de nos informateurs aux culs serrés que les albanais étaient retournés dans le cagibi administré par Salaud Bourrichon. Quoique bien peu offensifs, ils avaient été les seuls ennemis européens de l'ennui dans le monde marchand depuis… depuis je ne me souviens plus quand. Ces gueux auxquels la liberté de circuler est résolument interdite ont bien tenté quelques évasions, non plus spectaculaires et par milliers, mais anonymes et par petites poignées. Mais bon, parmi les 300 000 immigrés (un dixième de la population), un grand nombre est revenu de lui-même, dégoûté par la fadeur du vaste monde, par la lâcheté laborieuse des pauvres qui le peuplent, en particulier en Europe, et par les chicanes et humiliations qu'infligent les gestionnaires, depuis les administrations des douanes jusqu'aux employeurs au noir, qu'on appelle des négriers. Quant aux autres, nous imaginons bien qu'ils n'ont pas tué le temps qu'en racontant leurs exploits de 1991. Leur grasse digestion indolente a sans doute été interrompue par ces accès de fureur et de fou rire qu'ailleurs on appellerait des émeutes, mais qui offensent tellement la vertu de notre information dominante qu'elle préfère leur tourner le dos quand elle ne peut pas activement contribuer à leur tordre le cou. Le seul événement de ce genre qu'elle a laissé filtrer parce que les gueux peuvent y paraître pauvres est la prise d'assaut de l'ambassade des Etats-Unis le 25 mars 1995. Une rumeur avait permis à 500 furieux de supposer que l'on y cherchait des travailleurs immigrés. Mais même les Etats-Unis savent que les albanais sont aux antipodes des travailleurs qu'ils importent pour faire baisser les salaires. Il y eut donc 1 mort ce jour-là, et plusieurs blessés le lendemain, lorsque la foule des assaillants, dont les objectifs avaient sans doute changé, doubla.

Depuis 1978, deux grandes vagues de révolte dans le monde ont secoué nos puces. Elles ont été si brèves et si dures que nous n'avons pas encore compris leur tourbillon fertile. On se rend à peine compte d'un tremblement sous nos pieds, et déjà on se retrouve dans l'intervalle, interminable, mou, sec et sans goût. Peu d'oasis jalonnent cette étendue maussade qui s'est épaissie depuis 1993. Et elles fleurissent dans des coins de la planète et de la société où leur vitalité est empêchée d'extension, par leur propre minuscule ou par leur distance aux capitales du monde. Ainsi, l'insurrection au Bahreïn a-t-elle eu lieu dans une presqu'île close, qui ne compte même pas un demi-million d'habitants ; ainsi, l'insurrection en Indonésie est-elle aussi prisonnière d'avoir lieu dans un archipel, presque aux antipodes des centres d'observation de la planète ; enfin, l'insurrection de 1997 en Albanie a-t-elle pour scène « le pays le plus pauvre d'Europe », aride et laid, en bordure de l'incompréhensible morcellement territorial des Balkans, sans passé ni présent ni futur. Et il nous faudra un jour comprendre si ces révoltes isolées contribuent davantage à la résignation des pauvres ou bien à poser ces célèbres germes invisibles qu'on ne découvre jamais que lorsqu'ils deviennent des fleurs, quelques années plus tard. Si ces révoltes isolées nous apportent peut-être davantage que nous ne l'avouerons jamais, leur isolement joue contre eux, aussi bien dans l'information qui les moule que dans les perspectives dont elles sont trop vite le sommet. En attendant, il faut reconnaître que l'inhospitalière Albanie a été pendant quelques mois le seul territoire ensoleillé de notre monde, précisément à mi-chemin entre Al-Manama et Jakarta.

Un des passe-temps albanais de 1993 à 1996 s'est révélé dans les derniers mois de cette année-là. En français, on appelle ce tour de passe-passe une martingale : vous créez une entreprise capitaliste ; vous recueillez des fonds de particuliers, que vous promettez de rémunérer à 30 % par mois ; et vous pouvez tenir votre engagement autant de mois que l'apport de fonds couvre ce que vous versez, plus la part de profit que vous, vos protecteurs fiscaux et tous ceux qui pourraient expliquer ce mécanisme touchent au passage ; ensuite filez vite. Voici comment ‘Herald Tribune', fin janvier 1997, décrit le système : « In each case, companies bombarded people with promotions that guaranteed phenomenal returns on their investments – 30 percent a month, in the case of one Albanian scheme. The schemes have typically had a carnival quality : they were not predicated on investing in a new company or real estate, but rather on the magical allure of making money from nothing. » Voilà un journashit qui sait évidemment aussi bien que nous tous à quoi sert l'argent qu'il a lui-même déposé à sa banque, parce que sa banque ne fait pas dans le carnaval, pour peu qu'elle ne soit pas le Crédit Lyonnais, et que la transparence de ses investissements est ouverte à ce journasaittout, comme à nous tous. « By Western standards, the schemes are breathtakingly transparent. Pyramid or Ponzi schemes have been a part of the history of the United States and other developped capitalist countries. Most of them outlawed these operations a long time ago, but they continued to crop up in new variations. Strictly defined, a pyramid scheme is an enterprise that rewards initial investors or customers with the money paid in by later customers. » « The guarantees of huge profits in Albania were impossible. The promoters offered no explanations for how profits would be made. The advertisements, dwelling on images of fast cars or exotic beach vacations, would raise an immediate red flag in the United States or Western Europe. » L'impudente condescendance pour la bêtise des Albanais dans cet article intitulé « Duping the Desperate » n'est qu'une espèce de pose prétentieuse a posteriori, car il a été rédigé après les émeutes de janvier (ce qu'indique d'ailleurs le terme « Desperate » : s'il y a eu des désespérés parmi les dupés albanais, ce n'est pas, comme dans le titre de l'article, des pauvres du désespoir duquel on aurait profité, mais des pauvres qui paraissent désespérés parce qu'ils se mettent en colère une fois qu'ils s'aperçoivent qu'ils sont dupés). En effet, quelques semaines avant l'émeute, au moment seulement où FMI et Banque mondiale « se sont émus des conditions de rémunérations offertes sur les dépôts détenus par les ménages albanais », alors qu'en conséquence le président Berisha, le 7 octobre 1996, tenait un discours de mise en garde à ses administrés qui ont hué ce rabat-joie sur-le-champ, le journal ‘le Monde', plus sérieux tu craquelles, publiait le 19 octobre sous la plume avisée d'Hubert Balaguy, « économiste de banque », une tonalité fort différente : « Reste une énigme. Quelle activité économique rend-elle l'opération de collecte de dépôts profitable pour les sociétés commerciales ? En d'autres termes, quels investissements proposent-ils des taux de rentabilité supérieurs aux taux de rémunération offerts sur les dépôts ? Une première réponse consiste à nier la rentabilité immédiate d'une telle opération de collecte, en privilégiant la thèse de la fuite en avant. C'est la “martingale”, ce que le FMI et la Banque mondiale appellent le “pyramidal scheme”. Dans une telle hypothèse, les dépôts nouveaux permettent de rembourser les dépôts arrivés à échéance, après perception d'une marge par le collecteur. » On voit que ce qui, cent jours plus tard, avec ‘Herald Tribune' était devenu une étape vraiment basique de « l'apprentissage du capitalisme » était alors encore une énigme. En effet, « Une seconde réponse consiste à prendre acte du caractère apparemment profitable de l'opération de collecte. Cela revient à supposer qu'il existe, en Albanie, des opportunités d'investissement de nature à engendrer un rendement annuel supérieur, dans les cas extrêmes, à 1 350 % (si l'on retient le taux actuariel cité plus haut). De telles opportunités existent incontestablement en Albanie, pays économiquement arriéré, sorti au début des années 90 d'un isolement quasi total d'environ un demi-siècle, et ayant connu, de 1989 à 1992, une récession forte et continue (des baisses du PIB de 10 % en 1990, 28 % en 1991, 10 % en 1992). Tout reste à construire ou à reconstruire, dans un pays qui ne possède quasiment pas d'infrastructures. Les ménages étaient, il y a peu encore, dénués des équipements les plus élémentaires d'une société de consommation. Leur revenu est alimenté, en partie, par les transferts des expatriés résidant en Italie, en Grèce ou dans d'autres pays – environ 300 000 Albanais ont quitté le pays entre 1990 et 1994 – et, indirectement, par l'aide multilatérale. Les commerces en tout genre ont donc pu se développer à une vitesse vertigineuse au cours des quatre dernières années, sur fond de frénésie de consommation de la part des ménages relativement solvables, de spéculation immobilière, voire de trafics avec les pays belligérants au cours de la guerre en ex-Yougoslavie – trafic d'essence, entre autres. » Voici un économiste de banque, pas même nécessairement le Crédit Lyonnais, qui croit, au même titre que les Albanais dupés, et veut nous faire croire, au même titre que les arnaqueurs albanais, que les pyramides sont viables et fondées ; et c'est parce qu'il est parfaitement conscient de la ressemblance avec la martingale, qu'il est d'autant plus crédible.

Huit ans plus tôt, en France en 1988, je me suis trouvé sollicité pour participer à ce type d'arnaque, appelée alors « l'avion » : chaque « passager », recruté par un « membre d'équipage » versait 200 francs au « pilote », après quoi il devenait membre d'équipage, recrutait six passagers, puis devenait le pilote des passagers de ses passagers et empochait, en principe, trente-six fois sa mise ; et, au même moment, des « avions » identiques planaient chez les cadres de la culture (journalistes, cinéma, publicité), mais avec des mises quinze fois plus élevées. J'avais tenté de comprendre alors le système, et j'avais pris un certain temps pour formuler qu'il était construit sur une croissance exponentielle dont la courbe allait évidemment s'inverser tôt ou tard, laissant les derniers payeurs dupes de tous les encaisseurs. Aucun « red flag » ne fut brandi, et l'illégalité incontestable de ces « avions » ne fut jamais même évoquée lors des fiévreuses réunions style Tupperware rénové où le système ne s'expliquait qu'à travers ses bénéfices et sa convivialité. Je fus stupéfait de voir ces petits employés comme moi ne jamais essayer de connaître la logique de l'ensemble du système et croire qu'ils allaient réaliser d'importants profits sur quelque mystérieuse faille du système financier, probablement liée à l'énergique solidarité entre quelques bons amis décidés, dont eux. Mais le plus étonnant était que ma courte et simple démonstration du fonctionnement de la pyramide fut mal accueillie, non pas parce qu'elle mettait en fâcheuse posture ceux qui nous recrutaient, mais parce qu'elle rompait l'ensemble du charme, qui était dans la fièvre des fantasmes de profits incroyables, et de la complicité soudaine et passagère de particuliers qui avaient alors l'impression de s'entraider avec une générosité payée en retour. Et, apprentissage de l'économie capitaliste ou pas, comme en Albanie et pratiquement au même moment, les pauvres de France payaient alors pour un moment qu'ils passaient ensemble à s'enivrer de fortune hypothétique, et il reste discutable que ce soit là leur argent le plus mal placé.

D'ailleurs, à chaque fois que le capitalisme génère un filon de gros profits, les rationalistes ne manquent pas d'en faire le procès. Parfois ils ont tort, l'irrationnel devient le rationnel, la spéculation boursière en offre d'innombrables exemples, parfois ils gardent raison, après la faillite, et se vantent hautement de leur lucidité, dont ils soulignent eux-mêmes alors la trivialité, comme ‘Herald Tribune'. Mais je pense qu'on commet la même erreur que moi en démontant « l'avion » si on ne tient pas compte que le vrai bénéfice de ce type de frénésie n'est que figuré par le profit en argent, parce qu'il est dans le plaisir électrique, plein de fétichisme, de magie, de communication ; d'ailleurs c'est évidemment parce que j'ai pris un plaisir proche du vertige à démonter le vertige, par goût du négatif, que j'ai exposé le mécanisme du système, bien davantage que pour éviter aux autres petits employés sollicités la perte d'une petite somme, et l'humiliation d'une désillusion. Les pyramides albanaises, qui ont donc servi de prétexte à l'insurrection, ne sont qu'une forme d'expression de cette turbulence gueuse qui distinguait les albanais, et comme l'a montré leur haine de Berisha dès son discours du 7 octobre, c'est d'avoir arrêté le jeu qui lui a été reproché ; et en se soulevant, les albanais n'ont que transposé le même goût intense de la vie et de la communication, d'un jeu achevé, la martingale, à un jeu ouvert, l'insurrection. L'ensemble de la société capitaliste est d'ailleurs elle-même construite sur une somme de spéculations, d'irrationalités, et quiconque se dit économiste, quiconque croit en ce système, devrait être pour les mêmes raisons traité avec la même condescendance que les Albanais par ‘Herald Tribune'. La société capitaliste en entier est elle-même une martingale, une pyramide, un Ponzi scheme. Je pense que sa critique n'est pas possible si l'on n'y tient pas en compte le plaisir de participer dans la frénésie de cette arnaque, en tout cas si l'on résigne au moment de la faillite, comme les petits employés et cadres français en 1988, au lieu de transposer cette frénésie dans un autre jeu, comme les albanais de 1997. Il est vrai que ces albanais ont l'avantage sur les défenseurs de la société capitaliste d'être capable de changer assez facilement de jeu favori, parce qu'ils n'ont pas cette crispation aigre et intransigeante sur la moindre sottise qui leur fait plaisir, comme les raisonnables gestionnaires de notre planète, ou leurs employés, moins raisonnables, mais plus soumis.

II – De la guerre des slogans à la guerre des pierres

C'est le 15 janvier 1997, lorsque s'effondre la société financière de Souda (qui n'est alors portraiturée que comme une grosse gitane semi-illettrée qui lit l'avenir dans une boule de cristal – comme si ce n'était pas le descriptif précis de nombreux chefs d'entreprise respectables de notre société, et comme si une apparence aussi suspecte aurait forcément mis la puce à l'oreille de tout épargnant non désespéré, ou qui bénéficie de deux siècles d'apprentissage capitaliste), qu'a lieu, à Tirana, la première émeute de dupes aux cris de « Sali Berisha, vous êtes un voleur ! A bas la dictature ! ». La vieille salope qu'est Ismaël Kadavré dira des albanais – auquel il est aussi étranger qu'un Bourdieu aux gueux de banlieue ou qu'un Mike Davis aux gangs de Los Angeles – que c'est « un peuple fatigué, qui mérite de vivre et non de continuer à mourir » et que la seule chose qui intéresse ce peuple « est que l'Albanie soit gouvernée de façon sérieuse ». On appelle « syndrome de De Gaulle » lorsqu'un homme public prétend parler de l'unité commune identitaire qu'il revendique pour ne parler en fait que de lui-même. C'est bien entendu Kadavré qui continue de mourir, qui pense qu'il mérite de vivre (probablement par les niaiseries qu'il a écrites), et qui ne s'intéresse qu'à un gouvernement sérieux. Rien d'étonnant : cet exilé de luxe, pour qui les frontières se sont toujours ouvertes tant il ne les menaçait en rien, ressemble davantage aux floués de « l'avion » en France, qui ne se sont pas révoltés lors du crash, qu'aux albanais qui n'ont pas encore fait cet « apprentissage » de l'économie de marché et de la démocratie par-dessus le marché, qui n'est que l'apprentissage de la résignation. Et on sent se hérisser toute la connerie du vieillard médiatisé lorsqu'il témoigne, et il témoigne beaucoup et souvent : « Je l'avais senti à cause de la radicalisation de la pensée, une violence verbale, un langage inacceptable dans la presse. Auparavant, l'offense verbale dans le code coutumier était passible de peine de mort ; après, tout le monde a commencé à parler contre tout le monde. J'ai pensé que cette violence privée allait prendre des proportions colossales. » Quel tarin !

Cependant, l'émeute du 15 janvier est restée presque ignorée des médias occidentaux, qui ne s'attendaient pas, eux, à ce que la violence privée prenne des proportions publiques ; et celle du 16 à Vlorë, où 2 000 manifestants attaquent la mairie, n'est pas davantage évoquée. La première manifestation qui intéresse l'information occidentale est celle du 19 janvier à Tirana parce que l'opposition politique, le parti socialiste, y tente de raccrocher son wagon à la queue du mouvement, c'est-à-dire à la tête du cortège. Dans une manifestation qui peut devenir émeute, c'est souvent comme au rugby : les défenseurs sont devant, les attaquants partent de derrière et débordent sur les ailes. Mais ce jour-là n'est pas une émeute, parce qu'on ne peut pas appeler ainsi l'attaque par la police d'une manifestation passive, affaiblie par la présence ostentatoire de politiciens, même si elle était interdite.

En Albanie, depuis 1992, deux partis se partagent le discours politique : le PDA de Berisha, qui fait profession d'anticommunisme primaire et viscéral, et l'ex-parti communiste, le PSA, qui tente de montrer combien il est maintenant libéral et occidental. De ces deux fractions occidentalisées de l'ancien régime stalinien, le PD est le plus incisif, puisqu'il commence à éliminer le PS (dont le chef, Fatos Nano, est en prison pour une accusation de corruption plus que douteuse), et bénéficie du Shik et du soutien italo-grec, c'est-à-dire mondial. Le PS, en challenger, a donc pensé profiter de la colère, lors de l'effondrement de la pyramide Souda, pour en accuser le PD, qui aurait largement soutenu (au sens souteneur) les arnaqueurs. Ramener la dispute albanaise dans le verre d'eau de la politique institutionnelle n'a pas tant servi aux politiciens albanais qu'aux informateurs occidentaux, qui ont abrité leurs rapports derrière cette diversion classique, et c'est la seule caractéristique plate et vieillotte qui a paru dans le mouvement subséquent.

Le 23 janvier, une semaine après ce second jour d'émeute à Vlorë, le gouvernement, prenant note de la faillite de deux des principales « sociétés d'investissement » comme on les appelle, Xhaferi et Populli, interdit toutes les sociétés pratiquant les systèmes de pyramides. Mais c'est trop tard : le 24 janvier, 2 000 manifestants mettent le feu à la mairie de Lushnjë, 12 policiers sont blessés, et le ministre des Affaires étrangères, Tritan Shehu, président du PDA de Berisha, est pris en otage et copieusement baffé. Le lendemain, 25 janvier, des émeutes ont lieu dans neuf villes, dont Tirana, Vlorë, Lushnjë, Patos. Partout on attaque les bâtiments publics, parce que partout les responsables publics sont tenus pour les délégués, non de la rue, mais des fraudeurs. Et le 26, à Tirana, la police menacée (84 policiers blessés) est contrainte de tirer en l'air pour disperser 20 000 manifestants, de nouveau conduits par l'opposition, qui ne cherche déjà qu'à les éconduire. Le gouvernement s'engage à rembourser les spoliés et renforce les pouvoirs du président, qui s'avère une petite gouape bornée dont la phobie de l'opposition a relégué hors de portée la lucidité analytique. Le 28, il fait manifester 5 000 à 10 000 de ses partisans dans la capitale, et dès le lendemain commence une razzia policière parmi les militants de l'opposition, dont 200 sympathisants sont sauvagement tabassés par la police. Le PSA affaibli n'en continue pas moins de se comporter comme le fusible de l'Etat : le 30 janvier, il fonde un « Forum pour la démocratie », qui est l'alliance de cet ex-parti stalinien relifté avec six autres petits partis d'opposition, qui seront ainsi maintenus dans l'insignifiance, mais maintenus.

Les derniers jours de janvier et les premiers de février sont plus calmes, et c'est à ce moment-là que l'information occidentale fait ses « non-mais-j'te-jure », ses hochements de tête « c'était-quand-même-prévisible » et ses yeux au plafond « quand-même-qu'est-ce-qui'-sont-naïfs-je-rêve ». Les commentaires tournent autour de « folie collective », « l'Albanie liquide sa folie capitaliste », « cinq années d'hystérie collective bâtie autour d'un mensonge », comme si le capitalisme n'était pas une folie collective, comme si la folie capitaliste ne continuait pas après la liquidation des pyramides, et comme si l'hystérie et le mensonge n'étaient réservés qu'aux pyramides albanaises, et non pas à toutes les Bourses sur toutes les « places financières ». Grossièrement, l'information dit : l'abus était tellement gros qu'il faut être un peu con, enfin il y a eu des émeutes, bonnes douches froides, mais maintenant c'est terminé, retour au travail, et la note va être salée. Et ‘le Monde', toujours aussi Balaguy, c'est-à-dire impeccablement à côté de la plaque, titre une interview avec Salaud Bourrichon : « Il n'y aura ni instabilité économique ni instabilité politique ». Puisque je vous le dis !

Le 5 février est à la fois le jour où le gouvernement commence, non sans démagogie, à rembourser « les plus démunis » des lésés et où l'on peut lire, dans les mêmes journaux, combien les albanais ont adopté le mode de vie rêvé des situationnistes : « Nous sommes devenus un peuple qui ne travaille jamais et vit dans les cafés. » Mais c'est aussi le jour où la société Gjallica fait faillite à son tour, et comme c'est la plus grosse des pyramides, et comme elle est connue pour être sucée par le PD, les gueux de Vlorë sortent des cafés et attaquent la police, bien surprise de se voir tirer dessus à balles réelles après les insultes et les pierres. On ne connaît malheureusement pas le détail de ce qui s'est passé à Vlorë ce jour-là et on n'en sait guère davantage sur les émeutes des 6 et 7 février 1997. Mais le 8, c'est à nouveau l'affrontement et, à Tirana, la police antiémeute bastonne la foule éconduite et conduite par l'opposition. Le 9 février, maintenant que les émeutiers de Vlorë sont passés de 2 000 à 10 000, ils attaquent les commissariats : il y a un premier mort (la cause du décès sera « crise cardiaque », ce qui est évidemment du meilleur humour noir pour une manifestation contre un chef d'Etat qui est justement cardiologue de profession !)

Au bout de cinq jours d'émeute consécutifs, généralement, l'Etat prend la mesure d'une telle agitation. A Vlorë, ce sont les émeutiers qui ont pris la mesure de l'Etat. Le 10 février, sixième jour d'émeute, les affrontements commencent à coups de pierres dès la matinée. 50 policiers capturés sont obligés de se déshabiller, leurs casques et boucliers brûlés, humiliez ceux qui vous humilient. Les manifestants dressent des barrages tout autour de la ville. Tous les immeubles où des forces de l'ordre sont retranchées sont assiégés. L'Etat a perdu Vlorë. L'émeute est devenue une insurrection. A la fin de la joyeuse journée du 10 février, qui a fait 3 morts et 136 blessés, « La ville est contrôlée par les émeutiers », ce qui veut dire qu'elle n'est plus contrôlée par quiconque. Le gouvernement consterné reste sur son anticommunisme basique en accusant on ne sait quelle « extrême gauche », pendant que l'opposition plus lèche-botte que jamais du démocratisme à l'occidentale réclame la formation d'un gouvernement de « techniciens » d'on ne sait quoi.

Les 11 et 12 février, les émeutiers de Vlorë vérifient la libération de leur ville : ils sont 30 000 aux funérailles du premier manifestant tué l'avant-veille, dont plusieurs milliers ayant fait en cortège les quarante kilomètres depuis la ville de Fier. Le siège du parti démocratique est détruit. Et les coupables ne sont pas les membres du parti socialiste, comme le reconnaît l'information occidentale, qui pourtant partage l'anticommunisme primaire de Berisha : « Il semblerait au contraire que le Parti socialiste et ses alliés, réunis au sein d'un forum pour la démocratie, aient des difficultés à canaliser le mécontentement du peuple albanais à leur profit. » Toutes les nouvelles vont maintenant dans le sens d'inquiéter profondément la middle class, dont cette information est elle-même l'épicentre social et idéologique : « (…) une ville livrée à elle-même et soumise au saccage de groupe de jeunes gens tandis que les policiers se débarrassaient précipitamment de leurs uniformes ». Les 13 et 14 février, il y a encore des affrontements à Vlorë, mais dont les contours s'estompent, alors qu'on apprend qu'on se bat à Fier, dont le nom mérite maintenant d'être lu en français. Et, à Tirana, la police est obligée de combattre pour obtenir la dispersion de 5 000 manifestants.

Puis, c'est le silence. Alors qu'une ville de 70 000 habitants – la cinquième en importance (après Tirana, Durrës, Elbasan et Shkodër) d'un Etat dont les habitants viennent de déculotter puis de chasser les représentants, qui n'ont pas trouvé les ressources pour la reprendre – s'est autonomisée, l'information occidentale n'en parle plus. L'omnipotence de cette information dans notre société ne se lit nulle part mieux que là : on se dit qu'il y a donc eu erreur, incompréhension, optimisme hâtif. Un fait aussi énorme ne peut tout de même aboutir à l'indifférence. Par conséquent, l'insurrection n'aura été qu'une émeute, la victoire sur la police aura été éphémère, un ou deux soirs, voire quelques heures, et nous devons à quelques distorsions sensationnalistes ou à une lecture subjective d'avoir cru qu'un mouvement majeur avait commencé. En effet, les jours suivants, l'information se retire à nouveau de l'Albanie comme une petite bite se retire d'un mauvais coup, et se penche sur une partie plus suggestive pour ses pervers fantasmes, le procès de l'ex-Gorbatchev local, Ramiz Alia, qui commence le 18 février ; et cette information a même le culot prophylactique d'imprimer l'avis de cet ex-stalinien qui a compris que son procès « vise à détourner l'attention de l'opinion de la grave crise qui secoue le pays ». Car dans l'information dominante, rapporter la dénonciation d'une diversion peut soutenir cette diversion, et mettre une vérité dans la bouche d'un menteur notoire transforme cette vérité en mensonge notoire.

III – Guerre des armes

A part pour signaler, le 20 février, le début d'une incompréhensible grève de la faim menée par des étudiants de Vlorë, on n'entend plus parler de cette ville jusqu'à fin février. On apprend enfin (dans le contexte du spectacle suivant celui du procès Alia : l'élection présidentielle du 3 mars) que 20 000 personnes manifestent dans le principal port méridional contre Berisha le 27 février. Et puis « Des milliers de manifestants ont attaqué, vendredi 28 février, une caserne de l'armée albanaise à Vlora (sud de l'Albanie) et se sont emparés de centaines d'armes », sans que les soldats ne résistent. Ce n'est que par bribes étalées dans le temps qu'un observateur très attentif pourra comprendre, d'abord, que Vlorë était resté depuis près de trois semaines sous l'autorité des vainqueurs du 10 février, ou plus exactement sous leur absence d'autorité, et ensuite que l'attaque de la caserne, qui est d'abord comprise comme l'arbitraire le plus tyrannique d'une foule sans freins, n'a été, hélas, qu'une contre-attaque après une tentative de reprise de la ville insurgée par des unités du Shik venues spécialement et en secret de la capitale. Berisha, en effet, voulait enfin effacer cette tâche, dans la préparation du triomphe de sa réélection quasi certaine, puisque les électeurs sont les parlementaires, et que son parti est majoritaire au Parlement. Ce n'est donc que pour achever manu militari la contestation passive des habitants de Vlorë que celle-ci est devenue active, et c'est parce qu'on voulait les faire taire par les armes qu'ils ont commencé à prendre des armes. Et à la double surprise du gouvernement et du monde, les militaires de Vlorë semblaient plutôt d'accord avec les insurgés, se laissant dépouiller sans résistance, et le Shik s'est fait battre à plate couture, ses commandos repoussés dans leur bâtiment officiel qui a été détruit (9 tués : 6 Shik et 3 insurgés). Ce même 28 février, l'état d'urgence est décrété sur Vlorë.

Il faut donc constater que pendant trois semaines une ville a vécu sans Etat, et sans qu'il en soit fait état. Nous ne savons rien sur l'organisation éphémère que se sont donnée les insurgés avant de s'emparer des armes, et même dans quelle mesure ils étaient organisés. Nous ne savons pas s'il y avait un débat, et si oui, ce qui est probable, sur quoi il a porté. Nous ne savons pas comment les insurgés évaluaient leur insurrection, comment ils pensaient l'Albanie, l'Europe et le monde, ce qu'ils pensaient de la marchandise et de l'information occidentale, de la vie et de l'amour. Et nous ne savons pas comment la contre-offensive contre le Shik s'est décidée, par qui et avec quelles idées principales : peur des représailles ? Honneur bafoué par cette attaque sournoise ? Concours de circonstances ? Dans tous les cas, ces albanais de Vlorë, que la suite n'a pas permis de distinguer des autres gueux qui vivent sur le sol de l'Albanie, ne pensent pas que l'Etat ait le droit de leur imposer sa volonté et manifestent, au contraire, que l'Etat est leur commis, qui doit se plier à leur volonté. Les albanais sont cependant des gueux fort indolents et bien peu offensifs puisque, ayant libéré Vlorë de l'arbitraire, ils n'ont pas semblé avoir aperçu l'immense brèche qu'ils venaient de tailler : jamais le chemin du centre de l'Albanie aux centres de l'Europe et du monde n'avait été aussi court. Ils se sont ainsi exposés, seuls contre le reste de l'Albanie, contre le reste de l'Europe, contre le reste du monde, dans une situation classique de double pouvoir que l'Etat ne peut évidemment pas tolérer. Et ce qui est surprenant, ce 28 février, n'est donc pas l'attaque du Shik sur Vlorë, mais que la défense se soit alors élevée à une contre-attaque, et que cette contre-attaque ait été aussi victorieuse que l'insurrection dix-huit jours plus tôt, et aussi paresseuse ! C'est une fréquente faiblesse gueuse que la paresse dans le travail se prolonge en cas d'offensive gueuse.

Des événements du 1er mars, à travers la stupéfaction et l'impréparation de l'ensemble du vieux monde, on sait aujourd'hui seulement que le gouvernement Mekshi a démissionné et que plusieurs hauts militaires ont été arrêtés, apparemment en conséquence de la reddition de la caserne de Vlorë. Mais le 2 mars la situation s'est forcément aggravée pour marchandise, Etat et information dominante, puisque le Parlement décrète l'état d'urgence sur tout le pays, avec un couvre-feu de 20 heures à 7 heures, et un ultimatum pour la reddition des armes. En effet, à Sarandë et à Delvinë les manifestants incendient les sièges du Shik, les tribunaux, les banques, à Gjirokastër la préfecture de police est attaquée, à Fier les dépôts de l'armée sont pillés, dans le village de Levan une caserne de l'armée est prise sans résistance, et sur la plupart des routes au sud de Vlorë se sont formés des barrages d'insurgés. A Vlorë même, les affrontements continuent (2 morts), la maison de fonction de Berisha est incendiée, et les émeutiers armés affirment vouloir marcher sur Tirana. Dans la capitale, les journatouristes, plutôt inquiets, entendent des rafales de mitraillettes.

Le 3 mars, l'insurrection a réussi à repousser dans l'anecdote la réélection à la présidence, pour cinq ans, de Berisha par son Parlement. Ce qui retient maintenant l'attention de l'information, ce sont les contre-coups de l'insurrection perceptibles à Tirana : alors que les rafales de mitraillette continuent, les écoles sont fermées, les prix augmentent de 30 %, un journal indépendant est incendié (l'information suspecte le Shik) et, surtout, la presse occidentale reçoit l'interdiction d'aller dans le sud du pays. Un tel éclairage indirect ne peut que grandir encore la cause de tout ceci, l'insurrection. Ce 3 mars, cependant, les chars loyaux au pouvoir central entrent dans Gjirokastër, mais Sarandë devient la deuxième ville à s'être affranchie de l'Etat. La télévision grecque rapporte des pillages dans plusieurs localités de la minorité grecque.

Le 4 mars, les combats de Vlorë semblent s'être déplacés vers les barrages des insurgés autour de la ville. Le centre de gravité de l'insurrection se déplace vers Sarandë, où un policier est brûlé vif, où la base navale est prise à son tour, où 300 prisonniers s'évadent de la prison, et où les insurgés forment une « Communauté municipale autonome », dans le but de devenir un « exemple pour toute l'Albanie ». C'est la première indication concernant une organisation insurgée (quoique la Commune de Vlorë semblera s'être donnée quelques jours, voire quelques semaines plus tôt, un organisme équivalent), et elle est d'autant plus remarquable qu'elle vise tout de suite l'exemplarité. Par ailleurs, ce même jour, on parle de « plusieurs dizaines de tués » à Delvinë, où des hélicoptères auraient tiré sur la foule ; il n'y a eu, par la suite, ni confirmation ni infirmation de ce carton en dehors duquel le bilan officiel depuis quinze jours s'établit à 15 morts.

Le 5 mars, repoussées de Vlorë, de Sarandë et de Delvinë à son tour « incontrôlable », les forces armées albanaises sont contraintes de se replier partout. Les Shik n'ont pas tenu le choc et la base de l'armée est davantage composée d'insurgés en puissance que de flics virtuels. Dans le meilleur des cas, dans la perspective du Bourrichon, elle ne rallie pas l'insurrection (l'information tait encore pudiquement l'étendue des désertions), dans tous les autres cas, sauf à Gjirokastër, elle est battue. Même les bombardements aériens ne paraissent plus que comme le dépit du Shik, qui « a pris le commandement des opérations et ne rend compte de ses activités qu'à la présidence de la république ».

L'information occidentale a été tout à fait incapable de raconter un tel mouvement, d'en déterminer les moments principaux, la progression et les limites, et ne serait-ce même que l'épisode du 28 février au 5 mars, qui est l'offensive de l'Etat, vaincue et renversée en contre-offensive de l'insurrection. Elle a oscillé entre la « recherche d'angles », qui en devient une succession de déformations, les rapports sur la politique institutionnelle, qui s'est justement effondrée, et le sensationnalisme qui tend à diffamer ce qui est devenu un soulèvement. Sa propre indignation vertueuse traduit exactement sa peur. Elle a donc commencé d'abord à signaler une sorte d'image d'Epinal de l'anarchie. Vlorë sera ainsi régulièrement décrit comme un repaire de contrebandiers, puis de mafias. Ce serait le règne de l'iniquité, du mieux armé, du plus fort, comme dans un ultralibéralisme qui aurait le loisir de s'en prendre à la journamerde elle-même. Mais cette information ne peut s'imaginer que des rapports sociaux construits sur l'argent et l'exploitation. Il est certain que des mafieux, armés, ont participé à l'insurrection. Mais c'est, tout au moins début mars, en désertant et dissolvant leurs mafias, comme les soldats qui sont passés à la rébellion ont conservé leurs armes mais sans la structure ni les objectifs militaires qu'ils venaient d'abandonner. Comme toute organisation en Albanie, à part les services secrets du dictateur qui sont la continuité des services secrets staliniens, les mafias sont très récentes, leurs patrons et employés sont fluctuants, et l'escroquerie, qui est leur fonds de commerce, permettait d'entrevoir de bien moins riches plaisirs, ce 5 mars, que l'insurrection.

Le 6 mars, la victoire militaire des émeutiers est analysée dans les deux camps, sauf par la préposée théorique à l'analyse, l'information dominante. Dans le camp de l'Etat et de la marchandise, Bourrichon « consulte » l'opposition qu'il diabolisait encore une semaine plus tôt, et les deux partis d'arrivistes émettent un appel commun au calme, et à la remise des armes dans les quarante-huit heures, qui est d'abord à comprendre comme un aveu d'échec de l'ultimatum parlementaire du 2 mars, et comme une incapacité commune des partis d'Etat à noyauter le mouvement. Dans le camp des vainqueurs, le débat porte sur la façon et les risques de pousser l'avantage. Ce sont maintenant au moins six villes libérées, Vlorë, Sarandë, Delvinë, Memollaj, Himarë et Tepelenë, où la prison de Berça est prise d'assaut et forcée. A Sarandë, le « conseil des insurgés » harangue la ville tous les matins. On apprend maintenant comment s'est constituée la « Commune de Vlorë », avec un comité de salut public de trente et un membres issus du comité des épargnants grugés, rejoints par dix-sept partis politiques et les étudiants qui avaient lancé la grève de la faim le 20 février : les jeunes loubards, tape-dur, pilleurs et mafieux, n'ont visiblement pas trouvé place dans cet organisme radical à composition modérée. Et la nullité de l'information va jusqu'à l'incapacité à structurer le mouvement, même lorsque les insurgés confirment son étonnante progression en plateaux : « En un mois il y a eu trois guerres ici, celle des slogans, celle des pierres, et maintenant la vraie, celle des armes. » Datons : guerre des slogans : du 15 janvier au 4 février ; guerre des pierres : du 5 février au 27 février ; guerre des armes : depuis le 28 février.

Un bilan officiel monte maintenant à 25 morts, y compris les balles perdues et les règlements de comptes. La rubrique « balles perdues » ressemble un peu à celles des accidents de voiture dans l'Europe plus pauvre, occidentale et carapacée de tôle et de soupapes, de clignotants, de rétroviseurs, et de pots d'échappement : c'est un peu le four crématoire des cadavres déplaisants ou encombrants, et il y est fait bon marché des causes de ce qu'il y ait, justement, des « balles perdues », comme si cela allait de soi : maladresse, bêtise, alcoolisme. La peur et le plaisir sont occultés, et l'habileté des tireurs est gravement sous-estimée : il y a fort à parier que de nombreuses « balles perdues » méritent de rentrer dans l'autre rubrique, « règlements de comptes ». Ce mot-clé-là ne fait allusion, quant à lui, qu'à la basse crapule qui profite d'une situation anarchique pour quelque revanchisme sordide et inavouable. C'est oublier que cet ex-Etat stalinien avait eu une des polices politiques les plus odieuses que la planète ait connue, et que le ralliement rapide de ses membres avait réussi, soit par leur passage dans le Shik, soit par leur mutation vers d'autres postes protégés de la société, à faire l'économie de la vengeance. Quoique cette vengeance en refroidissant était devenue en partie du revanchisme, elle gardait encore beaucoup de spontanéité, notamment après avoir été réchauffée par l'apparition au moins arrogante du Shik. Mais d'autres « règlements de comptes » avaient forcément lieu, ne serait-ce que contre ceux qui s'étaient emparés avec insolence ou bassesse des places honteuses, libérées par les staliniens qui n'avaient eu ni le temps de remonter les braguettes ni celui de tirer la chasse, justement ces mafias, commerçants, néopatrons convertis au libéralisme occidental dans quelque « société d'investissements ». Enfin, le nombre des seuls règlements de comptes que sous-entend l'information lorsqu'ils lui permettent d'expliquer le nombre de morts, les règlements de compte privés, n'est malheureusement pas connu, malheureusement parce qu'il donnerait une indication importante sur le degré de passion avec lequel les gueux d'Albanie menaient leur débat. C'est évidemment dans le tiroir « règlements de comptes » que l'information rangerait les disputes d'amour mortelles, ou les différends théoriques irréconciliables, que les insurrections ne manquent pas de générer.

Le 8 mars, malgré une trêve annoncée par le gouvernement, le Shik envoie six hélicoptères à Gjirokastër, qui devient aussitôt la septième ville insurgée, alors qu'au même moment il y aurait 5 morts lors du soulèvement de Përmet. Le 9, Gjirokastër et Përmet sont libérés, au sens spirituel, physique, technique, social, ludique et festif du terme : « La révolte populaire se transforme en anarchie totale, il n'y a plus de police, plus d'Etat, plus de règles. La ville s'enthousiasme, s'épanouit, se prend au jeu de la rébellion. » Ce jour-là, on en serait à 2 000 désertions dans les rangs de l'armée.

Le 10 mars, Berat, Poliçan, Kuçovë et Iskrapami se soulèvent, on se bat à Lushnjë et Gramsh, et nous ne pouvons que nous étonner de la beauté de ces noms de villes inconnus. Le 11, les premiers pillages massifs des casernes ont lieu dans le nord de l'Albanie (Tropoje, Bajram Cutri, Kukes) sans davantage de résistance qu'au sud. Tous les hommes du Shik qui, à découvert, ne sont plus qu'une provocation ambulante et paniquée, se retirent au nord de la rivière Shkumbin. L'ex-maire PS de Gjirokastër, dont les habitants n'ont plus besoin d'un tel fonctionnaire, Bashkim Fino, est nommé premier ministre, après huit jours de vacance du poste. Huit comités populaires de villes insurgées, Vlorë, Sarandë, Tepelenë, Delvinë, Memollaj, Gjirokastër, Berat et Kucova, se réunissent à Gjirokastër et forment un « Front national de salut du peuple » qui ne fait « pas plus confiance à l'opposition qu'au pouvoir ».

Le 12 mars, ce sont Elbasan et Cërrik, plus près de Tirana que de Vlorë, qui sont gagnés par l'insurrection. A Shkodër, pour la première fois, des militaires défendent leur caserne : 4 morts. Mais tous les bâtiments publics de cette ville, la plus importante du Nord, sont incendiés et détruits. Ce pillage, qui a semblé exemplaire en vigueur et en fureur, sonne le glas de l'une des tentatives de l'information de combattre le mouvement : une ethnicisation entre Sudistes et Nordistes, qu'apparemment le gouvernement a reprise avec gourmandise pour distiller la crainte, au sud comme au nord, d'une guerre civile. Les dénominations de « Guègues » et de « Tosques », ces divisions sous-ethniques, n'ont eu d'autre usage que celui de diviser les gueux du Sud de ceux du Nord, en leur prêtant des identités opposées. Et cette menace de guerre ethnique, si près de la Bosnie, a probablement freiné l'offensive des insurgés. En effet, l'option d'une marche sur Tirana avait été discutée sur la place publique dès le 2 mars à Vlorë, et ensuite probablement tous les jours, mais a été déboutée à chaque fois, probablement parce qu'une telle offensive était jugée trop risquée, en partie par conséquent pour ne pas paraître comme une marche guègue sur pays tosque, ce que l'information dominante n'aurait pas hésité à affirmer. La mise en échec de ce seul projet offensif connu, s'il a permis de rendre absurde l'interprétation ethnique, a permis aussi aux légalistes et modérés d'affirmer leur autorité dans les comités populaires des villes insurgées qui prirent ainsi le costume d'une ligue défensive, arc-boutée sur son indignation, sa bonne foi et son bon droit, moralisme qui sent à pleines narines son croisement entre paysan et petit commerçant ou, si l'on préfère, entre épargnant spolié et étudiant, assaisonné d'un zeste d'officier à la retraite, ou de déserteur gradé.

Le 13 mars, ceux parmi les gueux qui n'en avaient pas encore prennent les armes partout. De Durrës, Shkodër, Korçë, on rapporte des pillages massifs, principalement des dépôts d'armes et des casernes. A Lezha, la banque d'Etat est pillée, ainsi que le bâtiment du Shik, puis le reste de la ville. Les premiers pillages collectifs commencent à Tirana. La principale prison y est prise d'assaut, 600 détenus sont libérés sur-le-champ, dont Fatos Nano, chef du PS, qui venait d'être transféré de la prison de Berça, elle aussi dissoute, et qui ne sera plus enfermé, parce que, en Albanie, il n'y a plus de prisons. Autour de la capitale, « Tout au long de la nuit de mercredi à jeudi, des groupes ont dévalisé des armureries et des magasins militaires dans les banlieues ». Gazmir, 20 ans, explique pourquoi à un journafion médusé : « Avoir une arme, c'est d'abord un plaisir. » Cette journée aurait fait 15 morts et 200 blessés.

Le 14 mars, l'extension du mouvement est à son apogée. C'est la ville de Durrës qui est transformée en terrain de jeu : « (...) la grande ruée sauvage des milliers d'habitants de Durrës qui pillent tous les bâtiments administratifs et les entrepôts du port. La fête dure depuis deux jours dans le fracas des armes et tout est bon à prendre. » Et c'est la même chose à Tirana : « Les pillages se multiplient, opérés par des hordes de miséreux ou par des bandits. Personne ne se cache, et il y a parfois un air de fête populaire. » Il est vrai que les défaites de la marchandise ont toujours un air plus digne, plus humain, plus réjouissant que le spectacle de ses triomphes. Le général Gazidede, chef haï du Shik, démissionne. Son gang réussit à reprendre le centre de la capitale le soir, mais le pillage et sa fête populaire se déplacent vers les banlieues. Le 15, du reste, de nombreux villageois du Nord viendront, un peu tard, se rincer des miettes marchandes de Tirana.

En Albanie, l'ordre marchand est empêché au point qu'il n'y existe plus de ces gestionnaires qui ne sont pas dans l'Etat : l'entreprise est effondrée, le commerce est nul, le patronat en fuite et les mafias, qui n'ont plus de profits en vue, implosées. L'information albanaise à l'occidentale est interdite par les deux partis en présence, l'insurrection qui la tient pour un vassal du dictateur, et l'Etat qui la censure, parce qu'elle dit n'importe quoi, tant elle est scandalisée et apeurée. L'Etat lui-même ne survit plus que par défaut, parce qu'il n'est pas frontalement attaqué, et parce que le reste du monde maintient ses représentants chancelants en leur promettant un soutien qui n'est pas encore vraisemblable.

C'est donc le reste du monde qui doit maintenant monter en première ligne. Mais l'information occidentale reste éberluée, et comme elle n'arrive pas à retrouver des porte-drapeaux de la middle class parmi les pauvres d'Albanie, et comme ses propres représentants ont été attaqués physiquement et rossés dès le début de l'insurrection de Vlorë, et comme tous ses raisonnements sont réfutés par les faits (les causes économistes, comme la faillite des épargnants, sont depuis longtemps dépassées, sauf par la fraction la plus conservatrice des insurgés ; la guerre civile ethnique entre Guègues et Tosques n'a pas pris), elle se contente d'aligner des faits et témoignages incohérents et stupéfiants, elle photographie seulement, mais depuis un mauvais observatoire, un mouvement qui a largement dépassé son imagination, sans qu'elle s'en aperçoive ; car, comme les fossiles communistes ou postsitus, elle pense avoir atteint le plus haut degré de conscience, et c'est sur ce pic, qu'ici elle a dans le cul, qu'elle attend avec fébrilité et dédain que les pauvres viennent la rejoindre. Aussi son discours décousu erre-t-il entre un « terrain » auquel l'accès lui est refusé et d'archaïques spéculations politiciennes d'un Etat qui ne peut même plus compter sur son armée.

Les autres Etats du monde sont tout aussi perplexes que l'information, a fortiori parce qu'ils dépendent d'elle pour comprendre ce monde. Les Etats-Unis, les premiers, avaient désavoué Berisha après les législatives de mai 1996. L'OSCE les avait d'abord trouvées bonnes, parce que l'anticommunisme primaire est si fort que l'on préfère cautionner quelques tricheries électorales que de laisser les moins visiblement repentis des récupérateurs staliniens l'emporter, avant de condamner à son tour ce scrutin, tout en continuant de soutenir le Bourrichon. Sale Bourrichon avait fort bien compris qu'en utilisant un anticommunisme viscéral et même un peu inique, il aurait l'appui de l'Europe occidentale, et celle-ci en était encore, après le dépassement de la guerre des slogans en janvier, et après le début de l'insurrection de Vlorë pendant la guerre des pierres en février, au bout de deux semaines de guerre des armes, à se demander si les communistes ne tiraient pas les ficelles ou, en tout cas, comment sacrifier Berisha sans que ceux qu'il avait appelés les « Brigades rouges » ne reviennent aux affaires. Seul l'Etat italien (et probablement à un degré moindre, les autres Etats limitrophes) agitait une autre obsession, tout aussi mesquine et schizophrène : la peur d'un exode massif de boat people. Mais non seulement l'exode massif n'avait toujours pas lieu, mais l'exode perlé en cours depuis 1991 se ralentissait ! En effet, ce qui se passait en Albanie était bien plus passionnant que la fuite !

Un autre danger cependant guettait maintenant les gardes-frontières internationaux du monde, cette clique d'Etats qui s'auto-intitule la « communauté internationale » : la contagion du plaisir et de la liberté, le mauvais exemple de gueux en armes, qui ne travaillent pas et qui pillent tout ce qu'ils trouvent, qui dissolvent une armée et qui reconnaissent si peu l'autorité de la « communauté internationale » que celle-ci ne trouve même pas, parmi eux, d'interlocuteurs. Le 8 mars ainsi, jour où l'Italie « ferme ses frontières » (comme si elles avaient jamais été ouvertes aux albanais), l'ex-chancelier autrichien Vranitzky est envoyé à Tirana par l'OCDE, mais n'y trouve pas d'insurgés qui voudraient l'écouter. Le 10 mars, l'Etat italien négocie avec le comité de Vlorë, qui atteste par là à la fois une modération maintenant suspecte et l'irrespect face à son propre Etat de tutelle, les modalités sur le contrôle des armes, et l'on n'entend pas Bourrichon et son Finaud protester contre une ingérence si contraire aux droits des Etats, ni d'ailleurs aucun membre de la belle et vertueuse « communauté des Etats » demander à l'Italie : de quoi je me mêle ? Et trois jours plus tard, au cœur du pillage pantagruélique de Tirana, Bourrichon et Finaud, la main dans la main, demandent une intervention militaire européenne, donc contre leurs propres administrés : d'autres gueux, deux siècles plus tôt avaient guillotiné leur roi pour la même trahison. Le 14, alors que l'information parle surtout de l'évacuation des Occidentaux, parce qu'elle pousse ainsi l'alternative au bord de la panique, si elle doit les accompagner, notre Brunswick en costume, Vranitzky, approuve en exigeant une police internationale : « C'est le chaos, ils pensent qu'ils peuvent en venir à bout, s'il y a un soutien de l'étranger. » Ils : Bourrichon le président, Finaud le premier ministre d'opposition, le comité de Vlorë et les comités qui le soutiennent, le Shik et l'état-major de ce qui reste d'armée, tous ceux qui « estimaient ne pouvoir gérer seuls la situation ». Rarement, trop rarement, a-t-on vu en ce siècle, tous les gestionnaires désavoués à tel point que tous ne crient d'abord, et ouvertement, qu'à la police. Et jamais, depuis qu'elle s'est donné ce nom convivial et égalitaire qui est déjà tout un mensonge, la « communauté internationale » n'a été réduite qu'à sa fonction utile : justement, la police.

C'est donc au sommet de la vague, lorsque tous les gestionnaires du monde, d'Europe (qui finance déjà un tiers des dépenses publiques albanaises) et d'Albanie ont trouvé dans la nécessité de monter une opération de police, sans légalité ni raison, sans analyse des causes, du déroulement et des perspectives du soulèvement, que ce soulèvement commence à refluer. Le 15 mars – on se demande bien avec quel argent –, les salaires des militaires et policiers sont triplés : « Il s'agit d'attirer dans l'orbite de la légitimité étatique tous les ions libres », dit un diplomate occidental avec cette rare franchise des situations extrêmes, où le conservatisme fanatique est attesté par le contresens sur l'adjectif libre, qui montre bien que les diplomates d'aujourd'hui sont devenus de pauvres ions. Les 15 et 16 mars, il y aurait eu, si l'on croit la propagande italienne, 4 500 Albanais refoulés des côtes italiennes et, en effet, une sorte d'exode endémique semble recommencer. Le 19 mars, autour de Vlorë, les émeutiers se laissent remplacer sur les barrages par la police. Le même jour, l'Italie décrète l'état d'urgence sur toute la Botte, soit par goût fellinien de la dramatisation, soit qu'il se soit passé quelque chose qui serait resté censuré. Le 20, notre Finaud de chef de gouvernement déclare que « Tirana a fait du rétablissement de l'ordre “une priorité avant même l'envoi d'aide humanitaire” », là non plus, aucune vertu Organisée Non Gouvernementalement pour s'indigner d'un pareil cynisme, qu'on pourrait traduire par : s'ils ne se rendent pas, affamez-les. Et pour bien rassurer le journaflic qui l'interviewe, ce politiflic ajoute qu'« une première prison devrait ouvrir ses portes ce week-end ». Le 23 mars, beaucoup de police italienne arrive en éclaireur à Durrës, en faisant semblant de protéger quelques sacs de farine. Le 24, l'aéroport de Tirana est rouvert. Les journaclowns retrouvent leur morgue, courte et économiste : « Razzia d'un peuple au dénuement extrême, trop occupé à survivre pour s'offrir le luxe d'une révolution », ce qui est précisément (au mot razzia près) la définition du petit peuple de la middle class occidentale dont est issu ce Didier François, qui mérite d'avoir son nom ici, comme une des taches les plus honteuses qui ont tenté de souiller la révolte la plus joyeuse de la seconde moitié de cette décennie. Et ils sont nombreux, ceux qui méritent le traitement qu'a subi une journaconne américaine qui s'est prise une balle, ce jour-là, quand on lit : « Des meurtres, des viols et des vols sont signalés de plus en plus fréquemment par la police (...) », ce qui veut dire seulement : la police refait son travail, elle a repris le monopole de la diffamation des mœurs, et toute cette insurrection n'est qu'une banale délinquance à grande échelle. Signalons au passage que pour nous qui n'avons rien contre meurtres, viols, vols en eux-mêmes nous savons parfaitement que lorsque nos ennemis journalistes les dénoncent sur la base de rapports de police invérifiables, c'est uniquement pour calomnier.

La même dégradation de l'explosif entre détermination et plaisir se lit aussi si l'on se place dans la perspective de l'insurrection, pour autant qu'on puisse. Le 16 mars, les affrontements de Korçë font encore 4 morts, et laissent supposer que c'est là une des dernières villes à commencer son insurrection. Le bilan officiel (donc émanant de la police et de l'Etat albanais) est maintenant grimpé à 75 morts et 600 blessés depuis le 28 février. Le 17, les insurgés du Sud exigent encore la démission de Berisha avant le 20, menaçant dans le cas contraire de marcher sur Tirana. Et le 19 mars, un journarat albanais constatait encore et déjà : « Il n'y a plus aucune règle, plus aucun pouvoir. C'est encore le chaos, moins spectaculaire parce qu'il n'y a presque plus rien à piller. » Même s'il veut dire par là, attention camarades conservateurs du monde entier, nous n'avons pas encore battu cette rébellion, il n'en pose pas moins la question centrale de toute insurrection victorieuse : au-delà de l'abolition de l'Etat sur l'essentiel des zones urbaines du pays, au-delà de l'abolition de l'échange marchand sur l'essentiel du temps vécu, au-delà de l'abolition de l'information dominante sur l'essentiel des débats en cours et possibles, quelle perspective ouvrir ? La vraie pauvreté est que le point où sont parvenus les albanais à la mi-mars 1997 est tellement inconcevable pour tous les pauvres modernes, y compris les albanais, que l'au-delà n'est jamais anticipé. Comme à Bamako ou à Kinshasa en 1991, il y a ces instants de repos après le pillage, après la victoire militaire sur l'Etat, qui sont plus dangereux que la répression parce qu'ils marquent la limite interne, invisible, du mouvement. C'est là qu'il manque un projet, une théorie, issus du mouvement, c'est là que les idées neuves se noient dans la résurgence des conservatismes.

Le 20 mars, par conséquent, passe sans la reddition des armes – exigée comme une fanfaronnade pour cette date par le gouvernement –, mais surtout sans marche sur Tirana, alors que Bourrichon ne fait même pas mine de démissionner. On ne sait presque rien sur le débat pour et contre cette marche, qui aurait été accompagnée de graves inconvénients et dangers, et en effet rien ne prouve qu'elle eût été praticable. Mais elle était la seule proposition offensive du mouvement, et son rejet signifie d'abord la fin de l'offensive et condamne le mouvement à reconnaître son propre zénith dans l'extension maximale du pillage maintenant achevé. La décision n'a sans doute pas été facile : le chef, à moins qu'il ne fut que le représentant, ou délégué, ou commis du comité de Tepelenë a appelé à la marche, et s'est trouvé contredit par ses collègues de Vlorë et Sarandë. Sur les éventuelles disputes entre comités et leur base, le 24 mars, rien n'est connu que cette phrase rapportée dans la même édition du même torchon dans lequel s'illustre Didier François : « Les comités et les partis essayent de calmer le jeu, rigole Fimas, mais personne ne les écoute. » Le 26 mars, ce sont maintenant dix-huit villes insurgées qui se réunissent à Vlorë avec, comme principale revendication, qui sonne déjà comme une mazarinade de frondeur vaincu, la démission de Berisha.

IV – Enlisement

Le 28 mars, le naufrage d'un navire de boat people albanais en collision avec une vedette militaire italienne fera 87 morts. Le spectacle de l'indignation de l'Etat albanais contre l'Etat italien, qui conformément à sa réputation d'Italia puttana avait commencé par démentir et minimiser, va supplanter le débat interne de l'insurrection et se substituer à lui. En parallèle à cette bonne grosse diversion, l'information occidentale prépare maintenant l'arrivée de la bonne grosse police internationale : « Une dizaine de personnes au moins sont tuées chaque jour par des balles perdues ou dans des règlements de comptes. Cette insécurité générale crée à terme des risques de pénurie alimentaire et c'est la principale raison de cette intervention. » La pénurie alimentaire, qui s'avéra être un véritable fantasme de journabouffe, est maintenant la raison de l'envoi de la police, parce qu'il faut bien protéger cette aide contre l'insécurité ; à part ça, non, aucune raison d'envoyer une police en Albanie, pourquoi ? Après de telles affirmations, il est devenu illusoire d'espérer connaître par les sources de ce genre ce que pensent, disent, jouent, disputent les albanais entre eux. Et les désaccords organisationnels, théoriques ou stratégiques qui ne manquent de diviser des mouvements de révolte qui n'avancent plus ont désormais rejoint sous les rubriques balles perdues et règlements de comptes les disputes d'amour et la vengeance.

Maintenant intronisé patron de la police internationale, Italia puttana prépare son arrivée : le 2 avril, Romano Prodi, président du Conseil italien, aurait été en visite à Gjirokastër ; le 10 avril, il obtient l'accord du Sénat romain (à ne pas confondre avec le Sénat romain) pour l'envoi de troupes ; le 13 avril, Prodi se fait gieux, acclamé par 10 000 personnes à Vlorë ; le 15 avril, c'est le début de l'opération Alba avec Italiens en tête et Grecs en queue. Le 17, les législatives anticipées sont fixées au 29 juin et, le même jour, les Forces spéciales albanaises reprennent Shkodër. Mais le couvre-feu reste en vigueur. Alba devient le filtre par lequel l'information parle désormais de l'Albanie, et c'est logique car Alba nie les albanais.

La différence entre les insurgés et l'armée d'occupation tient pratiquement en ceci : les premiers ne savent pas ce qui s'est passé en Somalie quatre ans plus tôt, alors que la seconde y était. L'opération Alba (qui a repris la ridicule habitude américaine de donner un nom de code public à une aventure militaire) se place tout de suite en défensive, ne tente même pas de reprendre les armes aux gueux d'Albanie. Elle perfectionne une méthode expérimentée dans la guerre contre l'Irak, puis en Somalie : capter le spectacle, mais avec plus de rigueur, parce que c'est son unique objectif. Visiblement, les gueux d'Albanie n'ont pas compris la fonction de cette armée, et comment sa seule véritable mission, paratonnerre à information dominante, était une offensive autrement dangereuse qu'une intervention où les armes auraient servi. Le mépris profond que se sont acquis les hommes de cette police internationale tient dans le nom que leur ont donné les albanais : « les touristes armés ».

Ce que cette manœuvre a dissimulé et étouffé ne se lit nulle part mieux qu'à travers les bilans que l'information continue d'avoir l'imprudence de publier, probablement parce que, à travers le nombre de morts élevé, elle pense justifier la présence de l'armée d'occupation. Au 16 juin, le bilan de l'AFP est de 1 500 morts alors qu'au sommet de l'insurrection, le 16 mars, on en était à 75 morts. Ce qui veut dire que 95 % des tués l'auraient été depuis le point culminant ! Même si le score du 16 juin (le 3 juillet, ‘Libération' parlera même allègrement de 3 000 morts) est sans doute grossi de tous les chiens écrasés dans le genre des 87 boat people noyés le 28 mars, et que ces totaux étant invérifiables il n'y a aucune raison que nos journagonflettes se soient privées de les augmenter confortablement, cette hécatombe n'est expliquée que par balles perdues et règlements de comptes. Armée d'occupation et insurgés vivent donc un parallèle, les touristes armés s'occupant de toute la partie visuelle de l'Albanie, les insurgés de toute la profondeur de la dispute que nous ne connaîtrons donc pas : « La situation demeure anarchique en Albanie, où les violences continuent, en particulier dans le Sud, qui échappe totalement au contrôle du pouvoir central » (19 mai).

Enfin, les élections du 29 juin prennent le relais dans le spectacle de l'information. La campagne est évidemment « émaillée d'incidents » comme on dit dans le vocabulaire normalisé, puis d'« irrégularités » comme on le déplore non sans soupir. Le propriétaire des élections, l'OCDE, nous en explique l'objet par son Vranitzky de service : « Nous avons besoin de gouvernants qui soient choisis par le peuple et qui, de ce fait, puissent être des interlocuteurs solides pour les institutions financières et pour les pays qui voudraient intervenir dans la reconstruction de l'Albanie. » Les insurrections ont au moins ceci de bon que leurs ennemis se croient obligés de parler simple et franc, ce qui étale leur cynisme ou leur inconscience.

L'intermède postélectoral mérite d'être conté. Certes, Bourrichon reconnaît l'enculage de son PD ; mais il s'agit, avant de sortir, de se couvrir les arrières qui ne sont pas très solides. Le 1er juillet, il nomme donc un candidat bien à lui pour le poste de ministre de l'Intérieur, et il est vrai que dans l'avenir immédiat il vaut mieux avoir choisi le chef de la police. Mais Finaud refuse le candidat de Bourrichon. Bourrichon ordonne à la Garde présidentielle et au Shik de prendre position autour de la Banque centrale (quelqu'un voit le rapport ?) et de s'emparer du centre de Tirana. Mais la troupe, mieux informée du rapport de force issu des élections de l'OCDE, obéit au contrordre de Finaud et empêche ainsi ce « véritable coup d'Etat contre le gouvernement de coalition ». Notons que l'information occidentale n'a jamais parlé de putsch et que Bourrichon n'a jamais été poursuivi pour son dernier effort de se raccrocher à sa dictature. Non moins ubuesque, la manifestation royaliste du 3 juillet (les législatives étaient couplées avec un référendum sur le retour à la monarchie que l'aventurier Leka Ier affirmait avoir gagné) se termine dans l'affrontement (1 mort). Le 18 juillet, les résultats donnent 117 PSA contre 27 PDA sur 155 députés. Le 23, Berisha démissionne. Le 24, Fino l'imite et est remplacé par Fatos Nano. Le 11 août, les derniers touristes armés quittent l'Albanie sans s'être fait dérober leurs appareils photo. ‘Le Monde' comptabilise 1 800 morts depuis le 28 février.

La limite de l'insurrection en Albanie est entièrement comprise dans son absence de conclusions. L'information dominante avait d'abord tu la victoire de l'insurrection de Vlorë à la mi-février, davantage par une irrationnelle attitude semi-hostile et semi-boudeuse que par une stratégie clairvoyante pour vaincre un dangereux ennemi ; de fait, rarement encore a-t-on vu les explications de cette information aussi en dessous d'un événement social qu'elle narre. Mais ce premier silence n'a pas véritablement nui aux albanais, comme on l'a vu dès le 27 février, mais ne s'est pas non plus retourné contre l'information qui continue, dans notre société, de jouir sans pudeur de l'impunité des bouffons. Après l'insurrection généralisée de mars, c'est donc un silence analogue qui a pu venir censurer la fête, avec plus de succès cette fois : car là encore, les gueux d'ailleurs que d'Albanie, qui auraient pu étendre cette fête, ont prématurément pensé que tout était terminé, et qu'il n'y avait là que le contenu trivial qui justifiait le silence dominant, aucun débat, aucun sens, aucun possible.

Les insurgés, quant à eux, se sont montrés fort indifférents à la publicité, et compte tenu de ce qu'est la publicité dans notre monde, c'est tout à leur honneur. Mais cette incapacité à faire connaître l'état de leur pensée au moment du négatif relève d'une faiblesse rhédibitoire des révoltes des vingt dernières années. Car autant le silence est la plus parlante des armes au milieu du piaillement du poulailler, autant lorsque l'ennemi se tait, parce qu'il est réduit au silence, il faut parler pour attaquer et il faut attaquer pour parler. Aussi ne savons-nous pas si, après la mi-mars, le mouvement s'est effondré dans l'épuisement pantagruélique du pillage ou dans sa propre timidité, c'est-à-dire l'incapacité d'exprimer pratiquement ce qu'il avait dans le ventre. Il ne s'agit pas tant de regretter que la marche sur Tirana n'ait pas eu lieu que de s'inquiéter que cet acte-là ait été le seul qui mérite qu'on le regrette.


 

(Texte de 1999.)


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