Le beau mois de mai 1992


 

B - Afrique de l'Est

3) La découverte du Malawi

Le Malawi est un de ces Etats qui ont certes une réalité administrative, géographique, statistique et économiste, mais pas historique. La représentation qu'on se fait de ses 8 millions d'habitants, augmentés récemment paraît-il d'un million de Mozambicains fuyant les deux armées occupées à rentabiliser d'importants investissements militaires dans leur pays d'origine, ce qui fait un total double de la Bosnie-Herzégovine pour donner un ordre de grandeur, est nulle. Un fait des plus extraordinaires pour l'époque de Los Angeles l'atteste : il n'y a pas de télévision au Malawi !

Le Malawi est un long appendice au milieu de l'Afrique du Sud-Est, anglophone. Si les échanges extérieurs sont quasiment réduits à quelques étudiants construisant leur carrière au Royaume-Uni, et aux systèmes d'exploitation marchands que préconise le FMI, il s'y est quand même chuchoté qu'aucune dictature africaine n'était plus à l'abri de la convoitise des démocrates du parti de l'information occidentale. Et la dictature, légalement à vie, de Hastings Kamuzu Banda, octogénaire, était justement, peut-être parce que parmi les plus féroces, parmi les plus tranquilles.

Aussi, s'il y a eu des révoltes contre cet ex-étudiant britannique à chapeau melon, il est impossible d'en savoir quoi que ce soit ; sauf lorsque le parti de l'information lui-même manifeste sa convoitise en prêtant sa salive à l'opposition. Ceci arrive en mars 1992. Une lettre pastorale des évêques du Malawi est interdite comme séditieuse, et le 16 l'université est fermée après une grève et des « incidents ». A Zomba, des centaines d'étudiants auraient manifesté aux cris fort présentables de « nous voulons le multipartisme », d'où, dit l'information, fusillades. Ensuite, l'opposition demande une « conférence nationale », et un chef syndicaliste, Chakufwa Chihana, est arrêté. Le gouvernement des Etats-Unis, point fainéant, décide d'en exiger la « libération immédiate ». C'est donc officiel : le vieux monde a décidé qu'il pouvait parler et commander au Malawi. Le Malawi, si nous sommes bien informés, n'a du reste pas exigé en retour la libération immédiate d'un seul des 10 000 opposants arrêtés à Los Angeles, début mai.

Une fois n'est pas coutume, ce sont les ouvriers qui ont saisi ces velléités de changement de régime pour révéler leur volonté de changer le monde. C'est une manifestation de grévistes à Blantyre, ville principale du Malawi, le 6 mai, rejointe par d'autres ouvriers qui n'étaient pas encore en grève, qui est devenue la première émeute moderne que cet Etat ait connue : « On n'avait jamais rien vu de pareil depuis la proclamation de l'état d'urgence en 1959. » Le cortège, salarial au départ, devient pilleur et vandale, c'est-à-dire qu'il passe de la défensive à l'offensive au détriment du centre commercial qui est l'un des argents de poche du dictateur. La police ouvre le feu.

Le lendemain, devant le palais de justice de Lilongwe, capitale où doit être jugé Chihana, la multitude se rassemble. Déçue dans son attente, puis « rageuse, la foule s'est alors mise à renverser des voitures, incendier des bâtiments officiels et à piller le plus grand supermarché de la ville ». Au moment où toutes les télévisions du monde sont encore en direct à Los Angeles, ceux qui n'ont pas encore de récepteurs en imitent le scandale sans le savoir, et sans le scandale. Le cosmétique spectaculaire de l'information trouve sa vérité nue au Malawi. Ce monde a la gangrène, et la gangrène gagne. Les trois principales villes de l'Etat, Blantyre, Lilongwe et Limba, connaissent les affrontements entre gueux principalement encore ouvriers, et une police qui n'est qu'une sorte de garde du corps d'un clan. Le soir, à la radio, cet Etat bousculé, pris de court pour ajuster le ciselage de la démagogie et le verbeux du moralisme prudent, confirme que son analyse sur le rapport entre la grève et l'émeute est identique à celle de la Bibliothèque des Emeutes : « (...) le chef de l'Etat a lancé un appel au calme à la radio, et la police a diffusé un communiqué annonçant qu'elle ne s'opposerait pas au droit de grève, à condition que son application ne provoque pas de violences » ; la grève peut être inoffensive, l'émeute, non. Saluons donc l'article du 'Monde' qui confirme que l'irruption de la modernité est en même temps dans la rue et dans la police, et dont la première phrase est un mensonge : « Le calme était revenu, vendredi 8 mai, dans les principales villes du Malawi. » L'entrefilet du lendemain commence ainsi : « De violents affrontements, dont le bilan n'était pas connu vendredi 8 mai dans la soirée, ont opposé plusieurs centaines d'ouvriers d'usines de tabac en grève à la police anti-émeutes dans la journée, à Lilongwe (...). » Cette technique du calme-est-revenu est de plus en plus fréquente face aux émeutes qui durent. Elle agit comme une porte coupe-feu, c'est-à-dire que l'observateur extérieur ne peut même pas envisager de manifester sa solidarité en synchronie avec l'événement. Ces mensonges ne sont jamais suivis d'un démenti formel, qui éliminerait le doute, mais simplement d'informations contradictoires qui démentent de fait uniquement ; mais qui n'effacent en aucun cas l'impression laissée dès l'assurance péremptoire de la veille : le calme revenu, il est trop tard.

Au Malawi, après trois jours d'émeute, le repli se fait dans la grève générale. Il y a eu 42 morts officiellement (quand nous disons officiellement, il s'agit du bilan de l'Etat, ou de l'un de ses organes inféodés) dans la seule ville de Blantyre. Le nombre d'arrestations est inconnu (2 000 ?). Une terrible répression a été aussitôt encouragée par les Etats occidentaux qui stoppent leur aide pour le Malawi, ce qui veut dire famine pour les vaincus. Kamuzu Banda est toujours dictateur. Chihana libéré retourne en prison en juillet, ce qui permet à l'information occidentale de continuer à renifler bruyamment sans parler de la véritable révolte qu'elle hait tant.

Terminons par cet extrait paru dans 'le Monde' du 8 août qui commence à propos du dictateur : « Le culte obligé que l'on voue au “Ngwasi” (le Sauveur) semble aussi inusable que son chasse-mouches ou ses chapeaux melons. Et aussi bien ancré dans les habitudes malawites que le recrutement des “Mbumbas” – les danseuses officielles dont la présence est rituellement requise lors des cérémonies publiques.

Les coutumes tribales ont été perverties au profit d'un seul homme, commente un étudiant. Dans les régions du Sud et du Centre, le personnage important, ce n'est pas le père mais l'oncle.” Chaque fois que se produit un événement, les neveux et nièces du chef du village dansent en son honneur. “Banda a su très vite utiliser cette tradition ; il est 'l'Oncle numéro un', et les femmes du pays doivent danser pour lui comme si elles étaient ses propres nièces”, conclut-il.

D'un glissement à l'autre, le sens du mot “Mbumba” s'est élargi. En plus de leur virtuosité chaloupante, les danseuses se sont vu réclamer une autre prestation plus insidieuse : le mouchardage.

Les émeutiers de Blantyre, la capitale économique, ne s'y sont pas trompés. Durant les troubles du mois de mai, plusieurs “Mbumbas” ont été agressées, et parfois violemment molestées ; certaines auraient été violées. “Depuis le temps, les gens savent où se trouvent les maisons des 'Mbumbas'. Ils n'ont pas loupé celles qui font du zèle !” » Voilà un viol exemplaire qui, contrairement à celui de Bosnie, est une vengeance. Nous tenons à témoigner des coups dans les parties qui se donnent dans notre société du con sacralisé. Nous les approuvons ou désapprouvons, non pas selon le geste en lui-même, qui est comme un coup de poing, sauf qu'il est généralement accompagné d'un orgasme, mais selon leur idée, leur finalité, et si elle y est liée, leur exécution ; comme pour n'importe quel coup douloureux et humiliant, un viol sera soutenu sur nos ennemis, et vengé sur nos amis.

4) Au nord de l'Afrique de l'Est

Au nord de l'Afrique de l'Est, bordant le champ de bataille et d'exploitation de l'information occidentale qu'est la terrible Somalie, où l'on est en train de confisquer les armes qu'on vient de vendre, pour les revendre à ceux auxquels elles viennent d'être confisquées, on se révolte aussi. Au Kenya, où « environ 280 000 Kenyans meurent de faim dans l'indifférence générale », la répression contre les insurgés de 1991 en Somalie, qui consistait à garantir une famine conséquente, déborde légèrement vers le sud. C'est ce qui sauve la dictature d'Arap Moi contre son opposition du parti de l'information : les interventionnistes militaires et humanitaires dans la Corne de l'Afrique ont besoin de silence sur leurs bavures d'envergure. Ce régime opaque aux ondes a même le droit de commencer, car lorsque l'opposition démocratique lui reproche cela et nous partageons son avis, une petite guerre « ethnique » dans l'ouest du pays, pour le plus grand profit d'un régime qui a de plus en plus besoin de ce genre de paratonnerres d'attention.

Car l'émeute moderne est là aussi. Ainsi, à Nairobi, le 18 mai, la police tire dans une foule agglomérée par la rumeur d'un meurtre d'écoliers, d'une « ethnie » par une autre ; et les 19 et 20, deux jours d'émeute dans le port de Mombasa sont attribués à des jeunes qui protesteraient contre l'arrestation de prédicateurs islamiques. L'obscurité d'entrefilets parcimonieux empêche encore de savoir depuis où la police des idées vêt ces colères que nous connaissons bien en « ethniques » ou « religieuses ». Mais si cette police a là un court pas d'avance sur l'émeute, celle-ci lui marche déjà sur le lacet. Deux nouveaux manifestants sont tués le 25, lors d'une nouvelle émeute à Mombasa, à l'occasion de laquelle on apprend que ce serait le quatrième incident du genre en deux semaines ; que, donc, l'information n'en a pas vraiment tout rapporté, ne parlons pas des intervalles, ni du détail de cette agitation, encore moins de sa fin.

5) Septembre et octobre 1991 sont dans toutes les têtes

A l'ouest du Kenya, et au nord du Malawi, le mois de mai n'a pas manqué de marquer la « zaïranisation » de l'Afrique. C'est au Rwanda, déchiré par la guerre ethnique entre Tutsis et Hutus, probablement le 30 mai à Ruhengeri et à Gisenyi, sur la frontière zaïroise, que la troupe s'est mutinée et a procédé au pillage en règle de tout ce qui lui était dû, compte tenu de la corruption de l'Etat, et de la séduction de la marchandise.


 

(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)


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