Après l'émeute


 

2) Silence

Quand il y a à dire, le silence s'apparente toujours à une répression ; et toute répression, même la plus bruyante, est toujours construite sur des couches de silence. Si dans cette rapide analyse le silence est traité à part de la répression, c'est en vertu des multiples ambiguïtés inhérentes au manque de parole.

Tout d'abord, il faut reconnaître que non seulement le silence appartient aux deux partis opposés dans une émeute, mais que sa présence est encore plus nette, pour ne pas dire systématique, du côté des émeutiers. Tout le flou, qui interdit de mesurer la spontanéité, de connaître les faits, de construire les perspectives, est issu bien davantage de ce vide que des mensonges ou occultations ennemies. La liberté de se taire, une sorte de droit de réserve, police malheureusement notre parti dans le sens de ses insuffisances. Qu'est-ce qu'une émeute sans rapport ? Une promesse ou une défaite ? Qu'est-ce qu'une absence de réponse à une question posée ? Du mépris ou de l'incapacité ? Depuis que vers 1968 le parti de l'émeute a commencé à sortir de la visibilité et des rodomontades mécaniques de feu le mouvement ouvrier, la dérobade et la dissimulation y sont des règles de base, parfois des titres de gloire, qui n'ont pas manqué, lors des rares débats d'importance, de nuire à leurs conclusions. Sans vouloir y édicter une obligation de réponse, il serait en tout cas grand temps qu'une certaine rigueur dans la parole se substitue à l'infirmité actuelle de l'expression, où les questions de forme et les velléités particulières étouffent, dans des silences déçus ou des malentendus définitifs, les projets de dépassement de l'émeute. La responsabilité de la parole appartient à ceux qui la manient. De notre côté de la barricade, où l'on entend souvent dire n'importe quoi, comme dans un salon, et où l'on se croit libre de ses silences, comme dans un boudoir, cette responsabilité semble avoir disparu des consciences.

Ensuite, le silence ennemi après l'émeute n'est pas toujours, et même de moins en moins souvent, une occultation volontaire de l'événement. Il reflète principalement l'ignorance de l'information dominante sur ce qui s'est passé. Cette information, de plus en plus attaquée et rejetée quand elle s'approche d'une émeute, semble avoir décrété une sorte de puéril black-out de représailles ; mais les conséquences paraissent plus graves pour elle que pour nous : car cette information est devenue une base beaucoup plus solide pour l'information de l'Etat que les services et commandos spécialisés de celui-ci. Si l'information dominante ne sait pas, non seulement l'Etat et les gestionnaires de la marchandise ne savent pas, mais ils ne comprennent pas, parce que l'information n'est plus seulement l'éclaireur de ce camp, mais son théoricien.

Toutes les grandes insurrections des dernières années dont la suite est passée sous silence sont ainsi rentrées en coin dans les convictions affichées par l'ennemi, quand elles n'ont pas, dans son même mutisme, mis à jour un désarroi qui va jusqu'à la contradiction. Certes, ce silence a plusieurs aspects néfastes pour le mouvement qui le force : la répression quand même s'y ménage une zone d'ombre ; la distorsion des événements, et donc l'impossibilité de les comprendre dans l'histoire, est favorisée ; des spectacles, durs à subir, sont montés pour les effacer ; l'effet d'imitation, « copycat riot », disparaît. Mais quand on voit la petitesse et les contorsions nécessitées par cette volonté d'amnésie administrée, la bonne humeur ne peut que prolonger la tentative de révolte. Que de réformes attribuées à des politiciens quand c'est l'émeute qui les y a contraints ! Que de grandes insurrections disparues du jour au lendemain, comme si elles n'avaient pas eu lieu, ou comme si elles n'avaient aucune conséquence ! Que d'ouvrages sur le « nouvel ordre mondial » qui n'y comptent la révolte que pour ce qu'ils sont eux-mêmes, c'est-à-dire rien ! Ces efforts, mi-ingénus mi-malveillants, des techniciens de l'oubli (qui démentent la formule choc de l'un d'entre eux, Paul Virilio : l'image c'est l'oubli, l'écrit c'est la mémoire ; les procès-verbaux de la presse écrite servent également l'oubli) minent leur lucidité davantage que la nôtre ; de plus en plus, les émeutiers modernes savent lire sans se tromper entre les lignes du silence ennemi, savent tirer des hypothèses d'une occultation, savent interpréter une invraisemblable omission.

Un certain nombre de grands mouvements de ces dernières années ont subi cet effacement qui travestit leur importance. Parmi eux figurent également des événements dont le travail préparatoire au silence avait été un bruit exagéré. Ainsi en va-t-il des révoltes de Chine et de Roumanie. On trouve ensuite toutes les grandes insurrections dont l'écho a été coupé le plus près possible de l'explosion initiale : celles en Albanie, Venezuela, Madagascar, Mali, Thaïlande, Inde et dans tous les principaux Etats de la forteresse, à savoir au Royaume-Uni, en France, en Allemagne après Rostock, et aux Etats-Unis après Los Angeles ; enfin, plus près dans le temps, les deux grandes révoltes de l'été 1993, à Lagos et à Moscou.

Dans cette volonté de survol mondial on ne manquera pas de reprocher ses propres silences à la Bibliothèque des Emeutes. Ces détracteurs-là seront bienvenus là où ils sauront nous démontrer l'oubli ou une erreur d'estimation concernant les vagues de révolte depuis 1988. Ils feront alors la preuve de notre ignorance que nous ne redoutons que trop. Par contre, ceux qui se plaindraient de ne pas voir traités telle ou telle grande grève, ou les efforts de guérilleros comme ceux du Sentier lumineux, d'un Khalistan libre, ou du Chiapas, n'ont pas compris ce que nous disons.

Les mouvements que l'ennemi a appelé, respectivement, le « printemps de Pékin » et la « révolution roumaine », en 1989, sont morts et enterrés, et leurs funérailles avaient commencé dans l'exagération qui les avait présentés. En Chine, quelques étudiants carriéristes avaient monopolisé l'attention d'un mouvement plus lent, plus lourd, plus redoutable, qui se mettait difficilement en branle à l'ombre du battage pour les facéties pseudo-démocratiques. C'est cette menace moins ostentatoire que les staliniens au pouvoir ont violemment stoppée en juin 1989. Depuis, l'Etat chinois soutient ouvertement les positions démo-libérales qui furent les mots d'ordre que l'information occidentale avait enseignés alors aux marionnettes étudiantes de Tian'anmen : le développement d'un capitalisme sauvage, d'autant plus percutant qu'il est fermement encadré par une police stalinienne. L'information occidentale, un peu radoucie par ce changement de cap, dissimule encore derrière ses molles protestations pour les « dissidents » arrêtés à l'époque que le mouvement n'était plus un mouvement dissident, et même qu'il commençait à déborder cette dissidence si domestiquée. Ce que ce silence couvre encore, ce sont les désastreux déséquilibres qui s'accélèrent dans la poussée de ce capital oriental, dont les ennemis migrent déjà massivement, et non sans s'émouvoir dans la rue, de campagnes surpeuplées vers des villes au bord de l'explosion. Il y a autant de distance entre la face immergée de l'iceberg de 1989 à Chengdu, Guangzhou, Shanghai et les résultats de sa fonte, au grand jour assez proche, qu'entre la passivité des Birmans quand Orwell les a connus et ceux mitraillés par Ne Win : les Chinois, maintenus en classes paysanne et ouvrière depuis un demi-siècle sont, dans la rouille du stalinisme, en train de devenir des gueux modernes.

Quant à la soi-disant révolution roumaine, après avoir été présentée comme une sorte d'apocalypse de violence, elle avait été ramenée à un vulgaire complot où tout était faux, les cadavres, les fusillades en direct, les procès, les comptes rendus. Après que la baudruche non moins artificielle des « golans » de la place de l'Université s'est dégonflée à la première élection, et que les mineurs honnis (parce que dans sa dérive délirante l'information avait fait du vainqueur de l'élection, Iliescu, l'auteur honni du complot) se sont retournés contre Iliescu, l'information, qui avait essayé de se dédouaner par le spectacle de son autocritique, commençait à être accusée de falsification. Pour se sortir du guêpier, elle a liquidé le dossier : Roumanie, quelle Roumanie ? Il n'y a jamais rien eu en Roumanie, sauf quelques Rom, vous faites erreur, allez, circulez.

Ainsi, ces deux grands fracas se sont résolus dans le vide. Et cette alternance semble bien, surtout en Roumanie, avoir agi contre ceux qui s'étaient alors insurgés contre le monde. Leur misère d'aujourd'hui semble avoir retrouvé la pénurie de l'époque Ceausescu, seulement aggravée d'une exploitation modernisée ; et les ouvriers et les soldats mutins de Beijing sont à nouveau de la pâte à travail, seulement aggravée d'une exploitation modernisée.

Les Albanais, qui ont fait si peur à l'Europe, donc au monde, sont actuellement réduits par le silence. Les frontières de leur Etat, qu'ils ont dévasté, sont maintenant hermétiques, sauf pour leurs dirigeants occidentalisés, s'entend : l'Italie, en patrouillant dans l'Adriatique et dans les ports albanais, la Grèce au sud par de fréquentes et massives expulsions au rythme des besoins de main-d'œuvre sans exigence salariale, la Yougoslavie par la guerre au nord ont bouclé ces rebelles plus inconscients que radicaux, mais plus radicaux que n'importe qui d'autre en Europe, par les armes. A l'intérieur, les libéraux ont enfin fait croire qu'ils pourront y ramener plus de marchandises – puisqu'on ne peut plus aller la violer là où elle pousse – que leurs compétiteurs staliniens accusés de corruption. Et, comme l'information dominante soutient ces libéraux contre ces staliniens, les multiples exactions dont les albanais avaient pris la liberté ont cessé par enchantement le jour où les libéraux sont devenus les gardes de la ruine et de sa perfusion anti-fuite de gueux. Impossible de supposer, comme cette information le laisse supposer par son silence, qu'émeutes, grèves et sabotages aient fait place aux plaisirs plus bourgeois qu'affectionnent, personnellement, nos rédacputes. Mais ce silence, qui règne donc aussi en Albanie même, y use aussi. Et les bruits de guerre dont les gestionnaires libé-roxy-dentaux albanais menacent régulièrement leurs voisins serbes ne sont que le très peu fiable indice de la peur qu'ils continuent d'avoir de leurs administrés à nouveau muselés.

Au Venezuela, le Caracazado de février 1989 (de 247 en mars 1989, les victimes de cette insurrection viennent d'atteindre, le 21 mai 1993, le nombre de 2 000 selon le journal 'Libération', qui n'est pas le plus révisionniste) a tracé dans cet Etat la frontière moderne de la société dans laquelle nous sommes : d'un côté des gueux délinquants, furieux, silencieux, écervelés ; de l'autre des valets corrompus, trouillards, fourbes, revanchards. Les efforts de la récupération ont placé, depuis, deux coups d'Etat militaires gauchistes, devenus plus populaires que populistes à cause de leurs échecs, et une foule de petits chefs dans les organisations de quartier et étudiantes pour enfin chasser la vieille ribambelle de guévaristes en treillis de l'opposition d'avant.

Ces efforts n'ayant jamais suffi pour ceinturer l'ésotérisme de février 1989, c'est une série ininterrompue de courtes et sèches émeutes qui se sont succédé sous le label discutable d'« étudiantes », y compris à l'occasion des deux putschs. Rien n'est plus difficile à vérifier, car elles ne parviennent à la publicité qu'étouffées, atrophiées, minimisées. Comme en Afrique du Sud, où il faut au moins dix morts pour qu'on évoque les affrontements du week-end, comme l'avouait un journaliste allemand, il faut au moins un mort au Venezuela pour qu'une manifestation soit reconnue, de mauvaise grâce, par une information qui refuse d'en donner des détails. Pour gommer la nouvelle ligne de front de 1989, l'Etat vénézuélien vient seulement en 1993 de sacrifier son chef Pérez, ce social-démocrate si notoirement corrompu, responsable de l'écrasement du Caracazado. Doutons cependant que le lestage de ce gros sac de merde suffise à rendre à cet Etat abîmé quelque air aérien.

Annulée alors que la mèche achevait de se consumer, la grande explosion de Madagascar a été reportée. Les bons démocrates ayant remplacé (ouf !) les vilains staliniens, tout y est donc pour le mieux, comme en Albanie. A cela près toutefois que, dans plusieurs villes périphériques de la grande île, des affrontements sporadiques sont rapportés du bout des lèvres. Ils opposent les « fédéralistes » au nouveau gouvernement, ce qui en jargon libémonde (herald paiszeitung) est expliqué comme calqué sur l'antagonisme mis en scène en 1991 : les « fédéralistes » sont en fait les méchants staliniens revanchards, puisque les bons démocrates sont au gouvernement. Indépendamment de ce que ce serait bien amusant de voir un stalinien fédéraliste, on ne voit pas très bien où, alors, serait passée l'insatisfaction exprimée massivement par les pauvres de Madagascar, qui avaient commencé à entrevoir ce que cette insatisfaction avait d'historique quand l'information occidentale a quitté précipitamment le champ de bataille. Le silence sur cet Etat cache donc certainement que les nouveaux gestionnaires ne sont pas cette foule qui leur a permis de prendre le pouvoir ; mais que cette foule s'est scindée entre ceux qui avaient commencé à en découdre – les uns y trouvant goût, les autres y voyant désormais un passage obligé – et ceux qui sont rentrés à la case, fatigués ou entubés. De même les staliniens se sont certainement scindés entre ceux qui se sont ralliés à la démocratie libérale et ceux qui essaient de se mettre à la tête d'un mécontentement non articulé. Car la division dans le monde, Madagascar compris, n'est pas entre Forces vives (beurk !) et staliniens (ourg !). C'est ce que l'information dominante, en mettant le volume à zéro après l'avoir mis à fond, essaie de dissimuler.

Le silence qui s'est abattu sur le Mali après le renversement de Moussa Traoré, et qui n'a été interrompu que dans les mises en scène de la diversion touareg, est encore plus embarrassé. A Bamako, en 1991, ce n'est pas seulement un dictateur, qui avait été renversé, c'est l'autorité même de tout Etat. Dans un monde où la parole est aux ennemis d'un tel mouvement, ennemis qui avaient feint de l'approuver, son information sifflote aujourd'hui comme si de rien n'était, comme si l'objectif avait été atteint, comme si aucune nouvelle perspective ne pouvait naître d'avoir transpercé, d'un coup décidé, une cuirasse de nos ancêtres, l'Etat, qui passe pour invincible, éternelle. Aussi, en ce qui concerne le Mali, ce porte-parole fait le distrait en s'épongeant le front, il y fait si chaud, et cet envoyé spécial spécule en douce sur l'oubli du temps, dans un soutien inconditionnel aux nouvelles salopes en place autour du petit prof libéral Konaré, ne prononcez pas la dernière lettre.

Mais après une émeute écolière presque entièrement occultée, le 15 mars, c'est le 5 avril 1993 qu'a eu lieu une des plus belles émeutes de ces dernières années, belle par exemple comme l'insurrection de 1991. Des groupes mobiles d'« étudiants » (on devine dissimulés sous ce quolibet idiot les émeutiers d'il y a deux ans) ont, en cette mémorable journée, attaqué tout ce qui représente l'ennemi : les sièges des partis politiques (vive la démocratie !), les magasins et supermarchés partis en flammes (enrichissez-vous !), les sièges de journal, radio, télévision (le média est le message !), les écoles et commissariats (et l'école du monde, en l'air dont il faut vivre, instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre !) ; non contents de cela, ils ont attaqué et dévasté les villas de leurs nouveaux dirigeants, riche et trop rare conséquence, puis incendié l'Assemblée nationale ! La résistance policière à cette offensive en règle a fait au moins 1 mort, 2 si on compte le gouvernement qui a démissionné trois jours plus tard. Le silence ultérieur sur le Mali a repris le fil de la crainte : pourvu qu'ils ne poussent pas leur avantage davantage !

Pas moins menaçant, l'antagonisme direct qui s'était révélé à Bangkok en mai 1992 a laissé place à un silence pas moins gêné. Car les petits yuppies frétillants thaïlandais avaient alors trouvé beaucoup trop frétillant pour leurs petites audaces proprettes et affairistes la réalité des mobsters. Ce mouvement, présenté comme une grande victoire de plus pour la démocratie, s'était terminé dans l'effroi consterné de tout ce qui gère ce Sud-Est asiatique si juteux, et a donc été systématiquement oublié depuis. Que sont devenus ceux qui ont été pris ? Ceux qui avaient « disparu » ? Les mobsters en sont-ils réduits à ces rodéos sur deux-roues qui remuent tous les parieurs de la capitale thaïlandaise ? Nous n'en savons rien, car le parti de Kerenski, au pouvoir depuis septembre 1992, n'a jamais publié le rapport qui avait follement été entrepris sur l'insurrection. Le silence, en Thaïlande, a la même fonction qu'au Mali : faire croire qu'il n'y a pas d'après-émeute, tellement l'évocation même de l'émeute est taboue. Il n'y a donc pas de conséquence, à part d'avoir un peu souillé les draps. Serre les fesses, vieux monde, et ça passera.

Le silence qui règne sur les révoltes en Inde est le plus archaïque, actuellement. Dans cet Etat, en effet, l'information fonctionne encore en circuit fermé, comme un groupe autogène, c'est-à-dire que l'information autochtone n'y est pas l'information mondiale, et qu'elle soumet les pauvres de cette fédération d'Etats à un bombardement séparé. Une coupure aussi singulière rend difficile le décryptage des actes de subversion, eux-mêmes conditionnés par cette séparation. L'Inde, dans ce vase clos, paraît petite, parce qu'elle est comparée au monde entier, une île déserte de l'universalité dont d'étranges particularismes, qui laissent froid, forment les rivages.

Deux causes, complexes et confuses, sont l'origine récurrente des grandes vagues de révolte des dernières années : les quotas d'embauche pour soutenir les basses castes (qui, comme l'antiracisme égalitariste fonde le racisme, justifient la division en castes) ; et la querelle religieuse entre les hindouistes et les musulmans, qui s'est cristallisée autour de la mosquée d'Ayodhya. La destruction de celle-ci par une foule couleur safran, en décembre 1992, a dépassé le cocon de l'information en Inde. Mais même la fureur qui s'est étendue les jours suivants à Delhi, Bombay, Calcutta, Lucknow, Kanpur, Bénarès, mais aussi à Dacca, Karachi et Lahore n'a été comprise que comme une sordide méprise religieuse. Sur un fond de mépris et de rejet, où l'argument sous-jacent du grand nombre d'Indiens permet de minimiser les dégâts, par exemple mortels (800 morts dans un pays d'un milliard de chairs à marchandise, ce n'est guère plus, n'est-ce pas, que 8 morts dans un pays qui n'en compte que 10 millions), la compréhension d'une grande révolte qui, depuis 1990, s'interrompt sans cesse dans sa propre stupeur d'elle-même a pu être brouillée. 

Le mois d'après, janvier 1993, les émeutes de Bombay et d'Ahmedabad ont été dégradées en silhouettes à ficelle dans le cul, derrière les paravents transparents vert islam et safran hindou. Pourtant, de jeunes gueux modernes s'y étaient emparés de ces euphorisantes religions déistes pour s'adonner à un hooliganisme antireligion sèche, donc antiéconomiste, donc essentiellement destructeur de marchandise et d'échange. La gravité de cette intense offensive improvisée se lira dans le fait que l'ennemi parlera de « pogroms » lorsque ces émeutiers quittent leurs quartiers désolés pour dévaster ceux d'une middle class américaine, répartie en Inde par confession. Pour en finir, au moins provisoirement, avec ce mouvement si méconnu, et avant qu'il ne soit connu, deux méthodes modernes ont été utilisées : la méthode Rostock, qui consiste à découvrir après coup des groupuscules de « fascistes », ici hindouistes, qui auraient organisé toute cette spontanéité, ce qui va aider de manière décisive au développement de tels groupuscules et qui va soumettre toute révolte à la question préalable, qui en Inde est division confessionnelle ; et la méthode Dalla Chiesa : le ministre de l'Intérieur est nommé gouverneur de la province de Maharashtra, dont la capitale n'est autre que l'épicentre de la révolte, Bombay. Le 12 mars, cette salope y permet un très mauvais jeu de mots en y faisant sauter une série de bombes, eh ! Il y a plus de morts qu'au total des émeutes et « pogroms » réunis, et il suffit d'accuser les services secrets du Pakistan, dont on ne voit pas très bien le profit dans une opération qui, par contre, ramène l'unité nationale derrière un ex-ministre de l'Intérieur comme tous ceux d'Europe entre 1969 et 1986.

Quelques hoquets, dont une émeute isolée à Bombay, lors d'un enterrement de dirigeant hindouiste le 2 juin, montrent l'efficacité, et son caractère limité, du silence sur l'Inde.

Après Los Angeles et Rostock, l'émeute dans la forteresse occidentale n'a plus d'innocence. Si Los Angeles a réchauffé le mythe racial de l'émeute, et institutionnalisé l'émeute situationniste, elle a surtout permis à l'information d'isoler celle de Los Angeles de toutes les émeutes dans le monde. Sa fonction est de simuler un coup de tonnerre unique et immense, deux épithètes mensongers pour cet événement. Cela a été vérifié le 14 décembre 1992, lorsqu'une nouvelle émeute secoua Los Angeles, avec pour prétexte un procès, non des flics tabasseurs mais des tabasseurs d'un routier pendant l'émeute-CNN qui avait fait tant de bruit sept mois plus tôt. Là, le pillage, parti du même carrefour (Florence-Normandy) qu'en avril précédent, a fait 1 mort et 12 blessés. En France, au contraire des premiers jours de mai, où les journaux déversaient des dizaines de pages par jour sur un sujet qui se grossissait de grossir, aucun média n'en a parlé, à l'exception du 'Monde', avec un petit article de deux colonnes au milieu de la page 7. Cet extraordinaire oubli est certainement plus extraordinaire que ces deux émeutes elles-mêmes.

Le spectacle de Rostock aussi a rempli sa fonction : les seules émeutes en Allemagne, un Etat qui vient d'en annexer un autre qui était tout de même renversé par une population sans contrôle, sont celles, à la limite du ridicule tant elle est rituelle, de Berlin, le 1er mai, et de Solingen, entre le 30 mai et le 6 juin 1993. Or ces dernières, même si elles ont prodigué la surprise agréable d'avoir jeté pour la première fois dans la rue des jeunes immigrés turcs, protégés par l'antiracisme, et désagréable de les voir eux aussi s'émouvoir avec le prétexte du nationalisme, sont une conséquence de l'interdit de Rostock. Car Rostock a fédéré la violence de la jeunesse allemande. Désormais, toute violence illégale dans cet Etat est mesurée pour ou contre le néonazisme, pour ou contre le prétexte de Rostock. L'information dominante, qui a mis ces œillères à la grande majorité de la jeunesse la plus radicale, a donc réussi à imposer le néonazisme comme une réalité, parfois cuisante il est vrai, mais toujours comme la diversion qu'elle dénonce.

Ces deux spectacles marquent une importante rupture de l'information avec l'émeute, probablement une rupture consciente, donc concertée. Cette rupture n'est qu'une réaction à l'interdit de l'information dans les banlieues de la vieille Europe. Cette information feint (tant mieux : c'est elle qui perd du temps) de ne pas comprendre la raison de cet interdit. La raison de cet interdit n'est pas principalement que l'information est un auxiliaire de police, ce serait plutôt l'inverse, mais qu'elle ment sur le monde dont elle est devenue un puissant parti indépendant et autonome, le parti de la communication. Mais dans les banlieues, où les journalistes ne pénètrent plus qu'avec de solides complicités ou en payant, les policiers commencent également à rencontrer des problèmes de mobilité importants. Cette branche armée, par contre, du libéralisme occidental le sait, et elle n'a pas besoin de finasser sur ses causes. Elle agit plutôt en fonction. C'est ainsi une véritable guerre qui s'est ouverte à la périphérie des grandes villes d'Occident, où les armes sont de plus en plus lourdes, et les coups de moins en moins étouffés.

En effet, elles paraissent maintenant très éloignées, ces émeutes anglaises de 1981 : fraîches, vives, claires, elles avaient fissuré la quiétude, un beau mois d'été. Mais treize ans plus tard, les enfants qui sont nés alors ne sont plus les mêmes : il ne se construit plus de banlieues, et l'impression de cadre de vie transitoire a disparu ; de même, saint Travail, dont nos ennemis tentent de redorer l'auréole en profitant d'un rétrécissement de l'emploi, paraît un mode de vie hors de portée, en plus d'être hors d'intérêt, à toute cette jeunesse. L'Occident libéral, contrairement au christianisme, contrairement au communisme, ne fournit pas de consolation future. Il n'a pas d'autre projet que de continuer ce qu'il est. Ceux qu'on appelle pudiquement les « exclus », mais qui sont simplement la partie basse de ce système social, dont la seule façon de lutter contre l'ennui est de le remplacer par l'angoisse, ne peuvent ni rêver d'y réussir, ni d'y échapper, ni de le renverser, car, au nom de quoi ? Aussi sont-ils dès l'enfance en opposition, contre tout comme contre rien, sans système ni parti, parce qu'obéir apporte encore moins de gratifications ou d'adoucissements à cette triste condition que désobéir. Aussi n'est-il même pas question de travailler, dans le salariat officiel ; à la rigueur est-il considéré comme valorisant de percevoir des allocations, de trafiquer, de voler, ce qui, assez à tort, n'est pas considéré comme travail. Mais même l'emploi, sublimé par les multiples carriéristes d'organisations d'insertion, c'est-à-dire des collabos, n'intéresse que pour le salaire, mais en rien pour l'activité. Si cette partie grandissante de la société est ouvertement indifférente et, à de multiples occasions, hostile à la communication dominante, qu'elle ne croit plus, à la marchandise, qu'elle convoite avec haine ou dégoût, et à l'Etat, la police commence à lui être ouvertement hostile, a priori. Profitant du silence de l'information, elle va, selon toute vraisemblance, tenter d'ulstériser ces banlieues d'Europe, où sont devenues majoritaires les bouches inutiles, en plus mécontentes. La seule différence avec le quadrillage systématique des catholiques d'Irlande du Nord, qui est devenu une opération pilote, en plus de l'absence d'une IRA conspiratrice qui justifie et fonde la chicane, est qu'une offensive ouverte, qui sera bientôt nécessaire au régime, le montrerait sous un jour dont il n'a pas encore préparé l'acceptation, et c'est un projet difficile et périlleux : finie la tolérance affichée, finie l'illusion du consensus avec l'Etat, et retour de l'idée jacobine puis communiste effacée par l'hypocrisie des libéraux et des staliniens : une petite minorité peut gouverner une grande majorité qui est en profond désaccord avec son existence même. Ce mode de gouvernement, depuis Athènes, s'appelle la dictature.

En attendant que l'ennemi formule son projet de conservation, soit en massacre du surnuméraire soit en expulsion massive de la forteresse (qui ne ferait que déplacer le massacre), les escarmouches, assourdies par le mutisme boudeur de l'information, se multiplient gaiement dans les banlieues du vieux monde.

En juillet 1993, l'émeute la plus ressemblante à celle de Bamako a eu lieu à Lagos, seulement avec un peu plus de participants, sur plus de jours, et avec un silence un peu différent du silence qui avait fait ses preuves en éliminant des mémoires les intéressantes émeutes au même endroit en mai 1992, c'est-à-dire simultanées à celles de Los Angeles. En effet, la puissance du prétexte – une élection présidentielle dont les militaires au pouvoir ont refusé de publier les résultats – et les craintes de répression qui sont allées jusqu'à la psychose – la perspective d'une guerre civile ethnique qui n'a pas eu lieu a fait fuir des dizaines de milliers de personnes – ont transformé ces journées insurrectionnelles en une sorte de cauchemar de la société du mensonge et de la corruption, où le silence s'installe avec pudeur et précaution sur le mode : Sainte Mère de Dieu, ce n'était qu'un vilain rêve, par Allah. En effet, autant qu'à Bamako, les objectifs attaqués dénotent de cette conscience radicale qui a compris qu'une vitrine est un serre-kiki transparent, et non pas invisible. La première émeute, le 28 juin à Ibadan (tout de même seize jours après l'élection en cause), est l'attaque d'une prison, dont les droits-communs sont libérés ; la seconde, deux jours plus tard dans la banlieue de Lagos, dévaste le siège des syndicats dont la salope en chef a la chance d'être absente, parce que cette centrale avait annulé in extremis une grève générale ; et puis, pendant les trois jours du 5 au 7 juillet, les émeutiers, outre un pillage apparemment en profondeur accompagné de prises à partie violentes des informateurs, s'emparent de tous les trois ponts qui relient à la terre ferme la lagune qu'est Lagos. La reprise de ces points stratégiques (il y a eu entre 17 et 118 morts dans divers quartiers de la ville) révèle des gueux jusque-là sans nom propre : les « area boys » sont ces adolescents maraudeurs, sans domicile autre que la délinquance que toute grande métropole du monde connaît aujourd'hui, et qui sont toujours la note la plus vivante, parce que négative, des grandes manifestations tristes. Ce sont ceux-là que l'information préfère taire. Ce sont ceux-là aussi qui, lorsqu'ils rencontrent des informateurs, les rebriefent en actes sur les vertus de l'amnésie. Ainsi les deux partis jouent le silence de l'information dominante, et nous verrons bien à qui il profite.

Enfin, ce sont encore les mêmes qui ont gravement effrayé le monde entier dès qu'ils ont commencé à se manifester dans les rues de Moscou, en septembre-octobre 1993, à l'occasion du second putsch de Eltsine, cette fois contre le Parlement russe (les sympathies de l'information occidentale la poussent à inverser aujourd'hui l'intention de putsch en l'attribuant aux parlementaires vaincus, ce qui est faux, techniquement et dans l'idée). Parmi les inquiétantes figures qui se sont lancées à l'assaut de la télévision à Ostankino figuraient assez peu de staliniens nostalgiques et de nationalistes extrémistes, qu'un intense spectacle a essayé de fédérer en pôle manichéen du mal. Comment pourrait-il en être autrement : la nouvelle jeunesse moscovite, celle du capitalisme mafieux et du mensonge intégré, est divisée, comme partout dans le monde, entre golden boys thaïlandais et area boys nigérians. Et lorsqu'on nous loue les premiers parce qu'ils tentent de renverser les obstacles à leur convoitise, comment les seconds n'apparaîtraient-ils pas, face à des obstacles bien supérieurs, avec des convoitises bien supérieures ? C'est bien évidemment le scandale de telles convoitises supérieures que le silence doit étouffer. A Moscou, ce silence connaît cependant quelques variations criées, puisque le spectacle a décidé de s'y offrir une datcha. Jirinovski a pour fonction d'ôter à Eltsine son apparence d'extrémiste de l'arrivisme sans scrupule, et de coiffer la caillera moscovite, non seulement mafieuse, mais aussi son ennemie, anonyme et hideusement déformée par une mode récente pour la culture russe, mode notamment cinématographique. Ainsi, dans une Russie qui expérimente un dictateur démocratique, la chape de plomb stalinienne est retombée sur le parti de l'émeute.

Une révolte qui se termine ainsi dans les galipettes de politiciens véhicule toujours un peu de ridicule. Et celle de Moscou avait même commencé dans le nitchevo des grandes poses et déclarations autour de la gestion de la Russie, réduite, toute sainte qu'elle est, à une affaire de personnes. Ainsi, lorsque les journalistes ont évoqué à cette occasion la « révolution russe », cela passait plutôt pour une des exagérations de ces crapauds afin, comme on dit, de faire mousser. Pourtant, davantage parce qu'ils le sentaient que parce qu'ils le savaient, ils avaient raison d'évoquer le spectre qui, depuis le début du siècle, n'avait pu être freiné puis vaincu que par le bolchevisme, qui vient justement d'être évacué par la chasse d'eau. Car entre l'assaut d'Ostankino et la division de la troupe, qui aurait certainement entraîné des dispositions organisationnelles nouvelles, et peut-être inédites, il n'y eut qu'une ou deux décisions des parlementaires encerclés, malhabiles pour eux, mais si heureuses pour le parti qu'ils représentaient négativement, et dont Eltsine était le porte-drapeau positif, qu'ils seront tous libres six mois plus tard. Rarement une émeute n'avait été si proche d'un bouleversement capital, car rarement il ne s'en développe d'aussi mal encadrée aussi près du noyau des centres de décision du monde. Si la révolution russe reste la principale menace pour les constructeurs de la forteresse, il faut espérer que sa prochaine offensive soit suffisamment puissante pour ne pas regretter la minceur de la défense du monde, début octobre 1993, à Moscou.


 

(Extrait du bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1994.)


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