Trois occultations


 

3) Irak

a) Occultation

A partir du 2 mars 1991, commence en Irak une des plus grandes insurrections modernes. Cette insurrection peut être considérée comme celle au monde, par rapport à son importance, à avoir subi la plus grande occultation à ce jour. Voici les deux éléments probants de cette occultation.

En surface, il y a le nombre de morts. Les deux seuls bilans à notre disposition s'accordent sur le même nombre : 750 000 morts. Si rien ne vient contredire ce nombre, rien non plus ne vient le confirmer.

Nous savons, vous savez, que les nombres n'ont qu'une valeur quantitative, et passent par conséquent pour être sans valeur qualitative. Si, cependant, ce nombre de 750 000 morts était vrai, ce que la Bibliothèque des Emeutes a peine à croire, non pas parce que les sources sont peu sûres (ce qui est le cas), mais parce que 750 000 morts paraît insensé, ce score briserait tous les cadres actuellement connus. Pour donner des ordres de grandeur généralement ignorés, les insurrections les plus meurtrières relevées par la Bibliothèque des Emeutes ont été pour 1989 celle de Chine, dont les 1 400 morts paraissent généralement exagérés, et pour 1990 celle d'Ayodhya, 453 morts. Le terme de génocide a été employé par le monde entier pour qualifier et juger la répression roumaine, dont on affirmait alors qu'elle avait fait 70 000 morts (maximum annoncé) ; « génocide » n'a pas été retiré du vocabulaire lorsque ce total de victimes est tombé à 1 000. Pendant ces deux années, le nombre de tués dans les émeutes à travers le monde a été d'environ 20 000, trente-sept fois moins que pendant l'insurrection des villes d'Irak au mois de mars ! Pour trouver des ordres de grandeur comparables, il faut aller fouiller parmi des événements de nature différente qu'une révolte sans chefs. A Hiroshima, il y aurait eu six fois moins de tués. Depuis 1945, un seul conflit armé au monde a été plus meurtrier que 750 000 morts : la guerre Iran-Irak, dont le million de morts (300 000 Irakiens, déjà) s'est fait sur huit ans, et quoique enveloppé d'une grande discrétion a fait pleurer bien plus d'humanisme que l'insurrection irakienne de mars. La guerre dite « du Golfe », qui précède cette insurrection, et dont les bilans sont régulièrement affinés à la lime à ongle, a fait cinq fois moins de morts que la répression qui l'a suivie. A titre d'exemple, les guerres meurtrières du Vietnam, du Mozambique, d'Ethiopie arrivent chacune en plus de dix ans environ à la moitié de ces 750 000 morts, et le massacre du Cambodge par les Khmers rouges (d'après la seule source critique, Vickery) aurait fait 700 000 morts, soit autant en quatre ans que l'insurrection irakienne en quatre semaines. Enfin, la célèbre catastrophe kurde (en avril 1991) et l'inondation du Bangladesh qui l'a remplacée dans le spectacle de la pitié occidentale n'ont fait, au total des deux, que le tiers des tués de ce nombre, pour lequel l'indifférence est si stoïque. L'avenir nous dira peut-être que les troubles en Chine en 1966-1970, et autour de 1976, ont été plus meurtriers ; et peut-être pas. Car de ces 750 000 morts sont encore exemptés les affamés, les malades subséquents, et le million (au moins) de réfugiés, en Iran et dans les marais au nord de Bassora.

En profondeur, il y a la proximité, dans le temps et dans l'espace, de la révolution iranienne. Il est incroyable à quel point il paraît aujourd'hui difficile d'expliquer la différence, pourtant fondamentale, entre la révolution et la contre-révolution iranienne. De Khomeyni aux mojahedines (qui viennent de combattre les insurgés irakiens aux côtés de Saddam Hussein), en passant par Shari'atmadari, Bakhtiyar, Taleqani, Banisadr, le Tude, Khalkhali, Rafsanjani, Khamene'i, les fedayines, Shari'ati, Qasemlu et Yann Richard, voilà la contre-révolution iranienne. Elle a eu besoin du néo-islam, de la prise d'otages de l'ambassade des Etats-Unis, de la guerre contre l'Irak, et d'un long et dur temps, marchand et spirituel et policier, pour éteindre la révolution iranienne. Or la révolte irakienne semble avoir été immédiatement le refus de cette défaite, sans encore la profondeur de son débat, mais avec, déjà tracée, l'étendue de sa perspective. C'est pourquoi tous les partis du vieux monde, des postsitus parisiens aux islamistes palestiniens, ont refusé de reconnaître l'existence même de cette révolte, sanglant nota bene de la révolution iranienne, qu'ils préfèrent ignorer également ; c'est pourquoi tous les Etats du vieux monde, le néo-islam iranien en tête, reconnaissant l'odeur, le son et le goût de la menace de déroute d'il y a treize ans, se sont comportés en ennemis de cette insurrection majeure.

b) Guerre

L'insurrection irakienne est issue d'une guerre. Cette conséquence est tout à fait remarquable. Il n'y a pas d'exemple comparable depuis 1918, où un Etat vaincu dans une guerre entre Etats soit immédiatement le théâtre d'une insurrection.

Cela révèle tout d'abord que l'Etat irakien était un verrou, un instrument défensif, et non offensif. Il est patent que les pauvres du monde l'ignoraient, il est remarquable que les Etats l'ont oublié, ou ne l'ont pas cru. Ce verrou bloquait la révolution iranienne, en deux sens. D'abord il a servi, en tant que guerre Irak-Iran, à promouvoir la première répression indirecte des insurgés iraniens ; ensuite il a servi à bloquer la même révolte, parce que les raisons de se révolter y sont les mêmes qu'en Iran, en Irak. Si la révolution iranienne est crainte hors d'Iran, c'est, curieusement, pour l'Irak qu'elle l'était le moins. En vérité, toutes les raisons de cette révolte n'y étaient que paralysées. L'insurrection irakienne montre de combien peu elles suivaient la lézarde de l'Etat irakien. Son degré d'intensité allié à sa vitesse a terrifié tous ceux qui en ont pris conscience, et qui combattent la révolution iranienne dans le monde. Ils sont peu nombreux, et ils sont restés plus que discrets, taciturnes. Contrairement à la Commune de Paris, répression étonnamment sanglante sous les armes d'un vainqueur de la guerre qui verrouille la lisière du champ de bataille, l'insurrection irakienne semble passée totalement inaperçue, et le parti des insurgés n'a pas trouvé le moindre écho, y compris parmi ceux qui sympathisent par principe avec tous les insurgés. Ce prodige, qui fait honte à ces sympathisants, va être ici expliqué.

Il faut commencer par souligner, comme partie de cette perte générale de la conscience, que, si la guerre a été fort bien préparée et exécutée militairement par les Américains, aucune de ses conséquences n'a même été envisagée publiquement. Ni ces Américains, ni les Irakiens, ni l'information occidentale n'ont songé à une révolte majeure pouvant éclater à la défaite irakienne. Au court terme, à l'atrophie des perspectives, à la maladresse d'improvisations paniques, les gestionnaires de ce monde, comme les insurgés, paraissent aujourd'hui condamnés.

c) Ambiance

La guerre n'a donc pas abattu les Irakiens, puisqu'on les retrouve révoltés aussitôt qu'elle cesse. Les causes directes de la révolte sont inconnues. Pourtant, il est remarquable que, à côté de manifestations contre le régime, le premier geste offensif à Bassora a été d'attaquer les prisons et d'y libérer tous les détenus. C'est visiblement la liberté qui est le premier objet de la révolte. S'y ajoute, comme semble l'indiquer la haine contre l'Occident, combinée à celle contre Saddam Hussein, l'honneur (l'humiliation de la défaite de l'Irak, mais aussi l'irrespect pour les populations civiles irakiennes, qui a d'ailleurs permis de les taire, y compris lorsqu'elles se sont révoltées). Il faut aussi garder à l'esprit que tout le mouvement se déroule sous l'empreinte visible de la nécessité : Bassora, qui en est le berceau, après avoir été bombardée pendant huit ans par les Iraniens, a été pilonnée tous les jours, du 17 janvier au 28 février 1991, par l'aviation américano-onusienne. L'eau, la nourriture et les médicaments y manquent dès avant le début de l'insurrection, l'air y est presque aussi irrespirable qu'au Koweït voisin, les troupes d'élite de Saddam Hussein, y ayant leur quartier général, y accaparent en priorité tout approvisionnement. L'ennui n'est pas la misère que critique cette révolte, mais n'est pas non plus celle qui l'habite.

Un contexte soudain aussi dépouillé interdit d'imaginer qu'il n'y aurait pas eu de folles joies, lors de brèves victoires d'insurgés aussi jeunes que désormais partout dans le monde. L'amour et le courage se sont certainement donné les rendez-vous foudroyants dont nous manquons tous, au milieu de l'urgence. L'urgence, il est vrai, n'est pas nécessairement propice au développement en profondeur de l'intelligence critique ; cependant, comme rien ne prouve qu'elle y est néfaste, constatons simplement qu'il est triste que le discours de cette insurrection, trop brève pour être la révolution iranienne, nous est encore moins parvenu que le discours de celle-ci.

La peur, enfin, dont l'incroyable dureté de la répression a irrigué en permanence l'insurrection, a également débordé et noyé l'autre camp, comme en témoigne cette incroyable dureté de la répression. Mais nous savons aussi que la perte des illusions sur un soutien des vainqueurs de la guerre d'Etat ne s'est pas muée en résignation, mais en haine inextinguible ; et que ceux qui ont survécu savent qu'ils n'ont pas d'amis dans le monde. Et quand la mort est si répandue, et quand on l'a vue frapper ceux qui semblaient à l'abri, les inoffensifs et les installés, la peur de la mort cesse d'être la pire des peurs.

d) Ennemis de l'insurrection

La rapidité et l'étendue de la défaite irakienne ont visiblement surpris tout le monde, sauf, probablement, l'état-major américain. Le gouvernement de Saddam Hussein, le Baas irakien, la garde républicaine et la police secrète semblent comme un panier de crabes qui viennent de comprendre que tous ne survivront pas. Mais le discours de propagande est encore celui, triomphaliste et orwellien, du figurant mis sur un piédestal, d'où il tutoie le monde. L'incarnation de cette contradiction, Saddam Hussein, s'avère maintenant dictateur avisé. Sur l'extérieur, il cède à toutes les exigences des vainqueurs, sur l'intérieur il se replie sur Bagdad et compte rapidement ses forces. Très vite il a compris que les guérillas kurdes n'attaqueront jamais Bagdad, qu'elles sont incapables de s'emparer de l'Etat irakien, et qu'elles sont même un rempart policier et militaire contre une insurrection dans les villes du Nord. Il leur abandonne donc tout le Kurdistan, et lance une offensive, avec toutes ses forces, contre les insurgés du Sud. En même temps, il expulse la presse occidentale, sans doute avec la complicité américaine. Vers le 7 ou 8 mars (cinquième ou sixième jour de l'insurrection), il endigue la contagion ; au plus tard le 10, il sait qu'il a rétabli ses chances ; le 16 mars, lors de son discours télévisé, il sait qu'il a gagné, et il sait ce qui lui reste à faire.

Il est fort peu probable qu'un tel succès eût pu être obtenu sans aide active du monde entier. Les Etats-Unis, d'abord, ont arrêté la guerre avant d'avoir détruit l'armée irakienne, qu'ils ne voulaient qu'affaiblir. Leur attitude, au sud de l'Irak, a été de repousser ceux qui fuyaient la répression, vers la répression. Si le gouvernement américain, comme il a été prétendu, craignait un démembrement de l'Irak (un Etat kurde et un Etat shi'ite par exemple), il n'est pas bien lucide. Ce qui était véritablement à craindre, et que le gouvernement américain a été forcé d'envisager, c'est la fin de l'Etat en Irak, et donc une révolution qui abolisse les frontières, koweïtienne d'abord et à nouveau, mais aussi turque, iranienne, jordanienne, puis syrienne et pourquoi pas saoudienne. Ce gouvernement a une autre raison, moins avouable, de ne pas soutenir une insurrection en Irak : l'ampleur et la sauvagerie des destructions américaines pendant la guerre doivent rester cachées, au moins jusqu'à la prochaine élection présidentielle. La meilleure façon d'y parvenir est un long et destructeur désordre à l'intérieur de l'Irak, auquel pourra être attribuée une partie des destructions de l'aviation américaine ; et une victoire de Saddam Hussein, qui, contrairement à n'importe quelle insurrection victorieuse, en empêchera toute publicité. D'autre part, le lobby texan du président Bush, qui a intérêt à ce que le prix du pétrole, et donc du pétrole texan, augmente, et qui pour la même raison avait intérêt à ce que le dictateur irakien envahisse le Koweït, a intérêt à ce que le pétrole koweïtien brûle longtemps, et à ce que l'irakien soit longtemps incapable de couler sur le marché. Enfin, l'administration américaine connaît Saddam Hussein, le tient bien en main, et sait le manipuler. Elle préfère des interlocuteurs connus qu'inconnus, et vaincus dans une guerre que vainqueurs dans une insurrection. Pendant tout mars 1991, les Etats-Unis ont abattu deux avions irakiens (dont il paraît probable qu'ils aient été pilotés par des insurgés) et a permis à tous les autres de bombarder (napalm, phosphore, acide sulfurique) les insurgés. Bien peu d'observateurs se sont interrogés sur le réarmement et le financement en quelques jours d'une armée en déroute, dont les misérables restes ont en grande partie rejoint l'insurrection. Si les troupes d'élite du Baas non seulement ont pu manger, mais marcher et tirer, ce pouvait difficilement être sans aide étrangère, qui là ne pouvait être qu'américaine. Des intérêts si puissants sont évidemment à l'opposé du discours moral que le gouvernement américain est obligé de tenir. C'est pourquoi les sources officielles américaines, obligées de ménager ces intérêts et ce discours, sont, paradoxalement, les plus tempérées, et par conséquent les plus fiables sur le cours de cette révolte.

Les sources les plus nombreuses sur cette révolte ont été iraniennes. L'Etat iranien a vu la révolte irakienne comme le plus grotesque des cauchemars. Il est l'expression d'une longue et périlleuse lutte contre une révolution, qui, treize ans plus tôt, ressemblait en beaucoup de points à cette révolte soudaine, à sa porte. C'est parce que cet Etat est l'ennemi le plus intime de cette révolte, celui qui la connaît le mieux pour l'avoir combattue et subjuguée depuis des années, qu'il a toujours vécu avec la peur de ne l'avoir pas complètement anéantie, et que dans son public vivent encore de nombreux acteurs ayant l'expérience de ce qui commence à Bassora, qu'il est obligé d'en parler beaucoup. Mais cet Etat a été très clair : il ne veut pas de cette révolte. Le néo-islam iranien ne tolère pas davantage de révolte que les bolcheviques et les jacobins en leur temps, quand ce n'est pas lui qui la commence. Et comme le néo-islam – pas davantage que les bolcheviques ou les jacobins – n'a jamais commencé de révolte, ce qui se passe en Irak en mars 1991 en est l'exacte contradiction. C'est pourquoi il veut bien des fuyards de cette révolte dans ses camps. Confiez la garde de cette révolte à cet expert. S'il en est un qui sait la manier, la retenir, lui nuire, c'est lui.

Les Etats voisins du sud de l'Irak ont choisi la vassalité aux Etats-Unis avant même la guerre. Le Koweït est un nuage noir, où règne la xénophobie et où, sur le modèle de l'armée américaine, on ferme la frontière à tout fuyard irakien ; de même, en Arabie saoudite, on semble préférer une putain alcoolique qui se gave de porc à un révolté. Au nord, Syrie, Turquie et Iran ne veulent pas même risquer une autonomie kurde en Irak, que la moindre insurrection dépasserait fatalement. La radicalité de l'insurrection irakienne, d'autre part, si elle a échappé aux spécialistes ès révolutions européens, a mis dans une intransigeante défensive les polices qui gardent ces premières frontières qu'elle menace d'abolir. Comme les Etats-Unis l'ont eux-mêmes fait savoir, et tous ces Etats sont bien d'accord, un putsch militaire, c'est-à-dire un Hussein Saddam, est la seule alternative à Saddam Hussein.

L'information dans les Etats arabes avait, pendant la guerre du Golfe, entamé un semblant de scission dans l'information dominante. Souvent contre la position officielle de leurs Etats, les journalistes y avaient pris parti, avec virulence, pour Saddam Hussein. Cette allégeance flattait un dictateur arabe, ce qui rassurait ceux qui, comme le roi du Maroc, s'étaient rangés au côté des Américains. Mais elle flattait surtout, encadrait et théorisait l'enthousiasme populaire pour Saddam Hussein, qui n'était que le déguisement de la critique, permettant de grands rassemblements, contre le tyran et l'Etat local. Cette information, évidemment, s'est tue tout net lors de l'insurrection contre son drapeau, Saddam Hussein. De Mauritanie, en passant par Alger et Tunis, jusqu'à Gaza et Naplouse, le silence des pauvres vérifiait qu'on peut aujourd'hui, dans ces pays aussi, les déplacer pour le spectacle outrancier d'une guerre d'Etats, mais qu'on peut leur cacher les révoltes qu'elle libère. Aussi, la scission pro-Saddam de l'information arabe s'avère-t-elle avoir essentiellement renforcé l'information occidentale.

L'information occidentale a bien besoin de renforts. Elle n'avait pas osé se déclarer en conflit ouvert avec les Etats belligérants. C'est ce qui a fait la faiblesse de son spectacle de la guerre du Golfe. Elle a soutenu la guerre dans une mise en scène d'une envergure inégalée jusqu'ici, qui témoigne de sa récente puissance. Mais elle qui donne aujourd'hui des leçons de morale, de politique, de gestion, de spectacle dans le monde entier n'a pas osé user de cette puissance pour en donner aux armées irakienne et américaine. Il est vrai que c'était un premier contact avec un adversaire mystérieux, qu'elle craint depuis qu'elle est née, et qu'elle peut à juste titre considérer comme l'allié qui lui a fait doubler, tripler les ventes et les taux d'écoute. Après s'être contentée de donner à cette guerre plus de forme que de fond, elle fut facilement écartée de l'insurrection par les armées américaine et irakienne, alliées dans l'entreprise : dès le premier écho de la révolte de Bassora, 40 journalistes quittèrent le Koweït pour l'Irak, comme en terrain conquis. Ils furent arrêtés et disparurent. Le 6 mars, l'Irak donne quarante-huit heures à tous les journalistes pour le quitter ; les 40 arrêtés reparaissent, expulsés. Cette double violence irakienne, contre la sainte presse, ne pouvait se faire qu'avec l'accord américain, si ce n'est sur exigence américaine, tant les Etats-Unis ne veulent pas de publicité en Irak. L'information occidentale ne brava plus cet avertissement. Elle a donc fait paraître mineure cette insurrection majeure, en proportion du volume qu'elle lui a accordé. La guérilla kurde, qui depuis des années lui mendie des parcelles d'attention, l'a ramenée depuis dans ses fourgons, au nord de l'Irak, pour un spécial spectacle kurde.

L'opposition officielle irakienne, toute en exil, est divisée entre entités de natures incomparables : individus dissidents du Baas (putschistes anti-Saddam Hussein en puissance), communistes en pleine dégringolade du stalinisme, nationalistes arabes, guérillas kurdes et organisations islamiques shi'ites. A vrai dire, dissidents du Baas, nationalistes arabes et staliniens décomposés ne donnent que l'odeur du cloaque. Les Kurdes regroupés et les shi'ites regroupés ont davantage servi. D'abord, ils ont donné leur épithète à la révolte. Parce que il y a une opposition kurde, et une opposition shi'ite en exil, on a parlé de révolte kurde au nord, et shi'ite au sud. Mais en elle-même la révolte des villes du Nord n'avait rien de spécifiquement kurde, ni celle des villes du Sud de spécifiquement shi'ite. Comme dans beaucoup de révoltes spontanées, celle-ci a été officiellement prédécoupée selon des récupérateurs préexistants, et a été attribuée à ces récupérateurs. Parce que ceux qui voulaient avoir des renseignements sont allés voir les oppositions kurdes (et notamment l'information occidentale, qui n'avait même pas besoin de se déplacer, tant ces Kurdes rampent sur son paillasson) et shi'ites (et notamment l'information iranienne), les principales sources, après l'américaine et l'iranienne, sont « kurde » et « shi'ite ». Ces organisations de récupérateurs ont rempli la charge de substituer leur version des faits aux faits réels. Cette tâche était agréable et facile : ils ne risquaient pas d'être traités de menteurs. Même lorsque les faits les contredisaient de manière flagrante, ils furent justifiés par les « circonstances difficiles », les rumeurs les plus folles, et, bien sûr, leur intérêt qui les rend partiaux. Dans ce monde, on peut bien mentir un peu pour sa cause.

Il existe une grosse différence entre la zone shi'ite de la récupération et la zone kurde. Contrairement aux Kurdes, dont c'était une des premières mesures, les dirigeants islamiques n'ont jamais pu se faire filmer sur le terrain en armes. L'opposition shi'ite est visiblement restée en exil, et son appropriation à distance de l'insurrection ne peut paraître possible qu'en maintenant la quantité d'information au plus bas niveau. Les shi'ites irakiens n'ont pas de guérillas, pas de police constituée au sud de l'Irak. Leur influence est donc limitée à la nécessité qu'ont tous les partis du vieux monde à nommer ce qui dirige cette insurrection. Les guérillas kurdes au contraire, qui n'avaient rien préparé (elles semblent pourtant en tournée diplomatique permanente), ont rapidement conquis les villes du Kurdistan insurgées spontanément, et y ont fait la police, sauf apparemment à Mossoul, principale ville du Nord, où l'insurrection est signalée par intermittence après l'arrivée des guérillas kurdes. Ailleurs au Kurdistan, comme Saddam Hussein l'a fort bien anticipé, l'insurrection s'arrête avec l'arrivée de la guérilla. Et le spectacle occidental kurde commence lorsque cette guérilla est à nouveau attaquée par l'armée irakienne. Car, à ce moment, c'est une nouvelle guerre classique entre partis étatistes qui se substitue à l'insurrection urbaine initiale.

e) Déroulement

Bassora, deuxième ville d'Irak, est le départ et le centre de la révolte. Les premiers insurgés semblent être des jeunes (en âge prémilitaire) rapidement rejoints par d'innombrables déserteurs, probablement moins radicaux. Il n'est sûr pour aucune ville qu'elle ait été libérée plus de quarante-huit heures, ce qui semble avoir été le cas de Bassora, les 3 et 4 mars. C'est probablement ce qui a propagé le mouvement à tout l'Irak. Le 5, les principales villes kurdes sont insurgées. Le 6, le mouvement semble en extension maximale, par le nombre de villes insurgées simultanément. Les désertions se multiplient. Seul à Bagdad, chaque fois que l'émeute gagne une banlieue (ainsi au premier jour de l'insurrection, le 2 mars), le feu ne prend pas, ou plutôt, brûle les émeutiers. Jusque-là l'organisation semble à la base, regroupant les spontanéités, sans fédération. La répression a pris soin d'empêcher les communications entre insurgés, et entre insurgés et monde extérieur. Là encore, la complicité américaine est aussi discrète qu'efficace. L'information occidentale révèle le degré de subversion de cette première semaine par l'inconscience de sa désinvolture, et par la façon dont elle en est écartée : l'événement est trop important pour y laisser ces irresponsables dans les jambes des acteurs.

Du 7 au 14, tout le monde retient son souffle. C'est là que la bataille se joue. Il n'y a plus d'information précise sur les lieux. Il n'y a plus de bilan de victimes après celui de l'opposition irakienne en exil, le 7 : 30 000 morts ! Le 7, les guérillas kurdes commencent à reprendre les villes kurdes aux insurgés. Apparemment Nadjaf et Karbala se sont hissées au rang de champs de bataille permanents, à côté de Bassora. Mais peut-être en est-il fait simplement davantage de publicité que d'autres lieux, parce que ces deux villes sont les villes saintes shi'ites, que l'Etat iranien garde ses projecteurs fixés dessus, et que transférer le centre de gravité vers les villes saintes islamise et moralise l'insurrection (Saddam Hussein n'est plus un vilain dictateur, c'est un vilain mécréant qui bombarde les villes saintes). Le 13, il paraît y avoir eu une seconde et décisive défaite de l'insurrection dans Bagdad. Impossible, dans cette dévastation silencieuse, de connaître quoi que ce soit, sur l'organisation, le ravitaillement, le moral, les idées et les perspectives, rien de tout cela n'ayant, visiblement, fait complètement défaut au douzième jour consécutif d'insurrection.

Maintenant, l'aviation irakienne décolle et bombarde massivement, avec la permission officieuse des Etats-Unis. Le 15, un « état-major » rebelle shi'ite (mais il pourrait s'agir de l'opposition shi'ite en exil) s'exprime par l'agence de presse iranienne. C'est la seule fois qu'on entend parler d'une structure organisée issue de l'insurrection. Le 16, l'insurrection de Mossoul, qui a duré quatre jours, cesse. Le 16 aussi, Saddam Hussein est suffisamment rassuré pour paraître à la télévision. Le 17, pour la première fois depuis le 2, les combats ont peut-être cessé dans Bassora. Le 18, les guérillas kurdes prennent Kirkuk.

Dans les villes reprises, la répression est à la hauteur de la terreur du gouvernement irakien. Mais dès qu'une ville est nettoyée, et que la garde républicaine va dans la suivante, elle se soulève à nouveau, ainsi, notamment, Nadjaf et surtout Karbala. Bassora, pacifié sous les hélicoptères (qui n'ont jamais paru dans la guerre du Golfe !) le jour, s'insurge la nuit. Comme les fuyards sont pris dans la nasse, entre l'armée américaine au sud, la garde républicaine au nord, et la famine partout, ils se battent à nouveau jusque dans Bagdad, où l'information iranienne signale une violente répression le 23. Fin mars, et pendant le mois d'avril, les incendies se rallument partout, de plus en plus faibles, de plus en plus tus, mais étonnamment tenaces. Voilà des survivants que la haine ne quittera plus.

f) Spectacle kurde

A partir de la reprise baasiste de Kirkuk, le 28 mars, commence le spectacle kurde. Il sonne, dans le monde, le retour de l'information occidentale en première ligne. Ni en Chine, ni en Roumanie, ni même pendant la guerre du Golfe, l'arbitraire de cette information, qui est toute information, n'a paru aussi absurde. Si le cynisme en est exempt, la mauvaise foi et le stress (qui est l'angoisse du journaliste) y sont partout.

Le mécanisme de ce spectacle est simple : les guérillas kurdes, par leurs exilés, carriéristes occidentalisés, courtisent depuis des décennies l'information occidentale. Ces canailles, presque toutes staliniennes, pratiquent le boniment des mendiants : il faut faire pleurer et non réfléchir ; c'est le lacrymogène, le moral, que vend l'information occidentale. Ils ont donc pris pour habitude d'exagérer leurs malheurs, spéculant, pas tout à fait à tort, qu'en peignant beaucoup de sang, tel journal en fera transpirer une goutte.

Cette fois, l'information occidentale n'était pas difficile à prier, tant elle avait elle-même besoin de revenir sur le terrain. Et les guérillas kurdes lui ont arrangé ce terrain. Une semaine après que les villes kurdes étaient reprises par l'armée irakienne, il en partait davantage de fuyards qu'avant qu'elle n'arrive. C'est-à-dire qu'ils partaient après l'arrivée et avec la permission de l'armée censée les massacrer ! Les Kurdes qui fuyaient savaient par l'information mondiale que dans les camps où ils allaient on mourrait à raison de 400 à 1 000 par jour. Il est impossible que ce chemin d'agonie se fasse sans qu'on est un fusil dans le dos. Et ici, si le fusil avait été irakien, qui ne l'aurait pas dénoncé ! Il était donc kurde.

Les guérillas kurdes ont construit le spectacle d'un peuple uni, ce que certainement les Kurdes d'Irak ne sont pas, d'un peuple pas même à genoux, mais à plat ventre sans honneur ni courage, un troupeau d'enfants et de vieillards crevants. Ce spectacle n'est évidemment nécessaire qu'aux guérillas, parmi les Kurdes qui rêvent depuis si longtemps de policer les survivants d'une autonomie, et qu'une pitié d'autant plus musclée que le spectacle est pitoyable va enfin leur garantir.

Ce n'est pas que les Kurdes n'avaient aucune raison de fuir les villes irakiennes. La répression de l'insurrection urbaine n'en était pas ignorée, et elle était telle qu'il y avait peu à espérer de l'armée qui marchait vers le nord. Seulement, l'étendue de la répression irakienne, là où les guérillas kurdes ne faisaient pas la police, n'était possible que par l'occultation de ce qu'elle réprimait. Et depuis que l'information occidentale s'est parachutée au Kurdistan, elle n'en a rapporté aucun témoignage d'une telle répression. Si l'armée de Saddam Hussein avait touché à un seul cheveu de civil kurde, faites confiance aux guérillas et à cette information, ça se serait su. Cette répression de Kurdes fuyant vers les camps télévisés et les horreurs du spectacle n'a donc été que conditionnelle ! Si ils ne fuyaient pas... torture, gaz, etc. Le seul chiffre de victimes globales vient des exagérateurs professionnels kurdes et n'est pas répété : 100 000 morts. Ce bilan moins crédible encore que celui de l'insurrection irakienne, et que l'information occidentale, pourtant sur place, n'a jamais pris le risque de confirmer ou d'infirmer, tient encore compte de tous ceux que les spectateurs du monde ont vu crever dans les camps-mouroirs où non seulement, pour la réussite de leurs guérillas, ils laissaient leur vie, mais leur dignité.

La famine est l'autre mobile qui a fait fuir les Kurdes vers les camps approvisionnés par le vieux monde libéralo-humaniste. Là aussi, la partialité sans bornes de l'information paraît : les Irakiens fuyaient vers l'Iran et la Turquie ; parmi ceux qui fuyaient, une minorité était kurde ; et parmi les Kurdes, une minorité fuyait vers la Turquie. C'est à cette minorité de minorité qu'est allé tout le spectacle, qui a communiqué une impression inverse de cette réalité : les Kurdes qui fuyaient en Iran paraissaient une frange de ceux qui venaient à la frontière turque ; et les non-Kurdes ayant fui en Iran ou dans les marais au sud de l'Irak entre le marteau de Saddam Hussein et l'enclume de l'armée d'occupation américaine, qui lui interdit de franchir ses lignes, ils ne sont même pas une frange de cette frange : ils n'existent pas.

La haine de cette information pour la révolution iranienne est telle que, non contente de confondre le gouvernement iranien et cette révolution, tout ce que fait ce gouvernement doit être nécessairement mauvais. Aussi ne peut-elle pas dire que ce gouvernement a accueilli chaleureusement tous les réfugiés, et encore moins avec quelle arrière-pensée. Au contraire, le gouvernement turc, qui les repousse et les parque, est outrageusement ménagé. C'est que là aussi il aurait fallu parler du seul écho de l'insurrection irakienne hors de ses frontières, faible en comparaison, qui a donné les émeutes du Kurdistan turc, émeutes qui ont réussi à déborder la guérilla kurde turque. C'est pour séparer l'exode irakien de cette émotion, pas encore sortie des mémoires turques et des craintes policières, que les barbelés des camps ont été érigés.

Mais en Turquie comme en Irak, les Kurdes sont divisés en pauvres modernes et en nationalistes guérilleux. Les pauvres modernes se manifestent en ennemis spontanés du monde marchand et de l'Etat, quel qu'il soit ; les nationalistes guérilleux soutiennent le monde marchand, prétendent à l'unité d'un peuple kurde, qui aurait le droit des peuples à disposer de lui-même, c'est-à-dire qu'ils auraient, eux, le droit de disposer de ce peuple kurde au moyen d'un Etat. La différence entre ces deux positions est celle entre le 5 mars 1991 et le 7 mars 1991. Le 5 mars, les villes d'Arbil et de Sulaimaniya, à population réputée « kurde », se sont insurgées. Le 6, les émeutes ont gagné Kirkuk et Raniyah. La guérilla kurde a pris un soin particulier à réécrire dans la presse occidentale l'histoire du soulèvement « kurde », pendant le spectacle kurde. Ce soulèvement y commence invariablement le 7 mars, par l'arrivée de la guérilla kurde dans Raniyah.

L'information occidentale a donc retrouvé avec ravissement dans le Kurdistan le miroir qui lui dit qu'elle est la plus belle, par la vérification de son formidable pouvoir d'illusion. Elle a fait un spectacle pathétique et moral, face auquel elle sait son public depuis longtemps désarmé. Avec la complicité de guérillas carriéristes, elle a monté un exode tragique et meurtrier, sans autre utilité et fonction que ce spectacle de la tragédie meurtrière ; elle a fait croire à une répression imaginaire des Kurdes, au moment où elle taisait une répression réelle des gueux d'Irak, kurdes ou non ; elle a forcé la main à une violation sans exemple d'un Etat, envahi au nord par les troupes de sa morale ; elle a forcé, à cette occasion, le président des Etats-Unis, vainqueur d'une guerre dont elle venait de sortir humiliée, à se prêter à cette violation territoriale, contraire aux règles des gestionnaires de ce monde, périlleuse pour l'institution même qu'est l'Etat, contre laquelle le Bush s'était prononcé avec fermeté.

Le spectacle kurde est une répression encore sans exemple. Il a enseveli dans le silence la plus grande insurrection depuis la révolution iranienne. Il y a substitué sa mise en scène : l'exode kurde est la parodie, la vitrine honteuse et pitoyable du soulèvement urbain d'Irak, dont la richesse et la grandeur semblent perdues dans cette prostitution. Mais le spectacle kurde est avant tout la répression mondiale de l'insurrection irakienne. Ce sont les pauvres du monde, ce sont les révoltés du monde, ceux de Mogadiscio et de Johannesburg, qui sont séparés de leurs amis de Bassora, Karbala, Bagdad et Mossoul par ce rideau de larmes. Ce qui manque aux émeutes de ce monde, divisé en ethnies, en peuples, en Etats, en pays, en autant de latrines de la pensée qu'il y a de spectacles de Tian'anmen, de Timisoara, du « Golfe » (arabique ? islamique ? persique ? d'Oman ? du Koweït ? du pétrole ? Posez la question autour de vous) et des Kurdes, c'est de pratiquer l'antique formule qui, rénovée, déchire les rideaux de larmes : EMEUTIERS DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS.


 

(Extrait du bulletin n° 3 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)


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