Trois occultations


 

2) Afrique du Sud

a) Ce qui n'a pas encore été dit contre l'apartheid

Il est impossible de parler de l'Afrique du Sud sans parler de l'apartheid. Rien de ce qui se dit, de ce qui se fait en Afrique du Sud n'est vu autrement qu'à travers le filtre de l'apartheid. La première fonction de l'apartheid n'est pas la séparation des races, mais la séparation de l'Etat d'Afrique du Sud d'avec les autres Etats. Les interlocuteurs obligés de ce qui se passe en Afrique du Sud, même en dehors du problème de la séparation des races, sont aujourd'hui les propriétaires de l'apartheid.

Les propriétaires de l'apartheid sont, en Afrique du Sud, le gouvernement et son parti, le National Party, et l'opposition antiapartheid, l'ANC. Massées en seconde ligne derrière ces deux gros propriétaires, prêtes à prendre la relève en cas de défaillance, toutes les autres organisations de cet Etat, depuis l'« extrême droite » blanche, en passant par les partis noirs moins notoires que l'ANC (Azapo, PAC), les syndicats, patronaux et ouvriers, les ecclésiastiques vedettes (Boesak, Tutu), et l'Inkatha (IFP) ; et hors d'Afrique du Sud, les Etats du monde entier lorsqu'ils font assaut de miséricorde et de démagogie, l'information dominante, dont la mission est devenue précisément d'amplifier la miséricorde et la démagogie, et le public de ces Etats et de cette information, à qui sont destinées cette miséricorde et cette démagogie, et qui est évidemment contre le racisme.

Car l'apartheid est le racisme franc. Dans aucun autre Etat du monde le racisme n'est ainsi dans la loi. Mais aucun autre Etat du monde n'a aboli le racisme, puisque ce n'est pas par la loi que peut être abolie cette pensée de division des humains selon la consanguinité. Mais comme pour la pensée économiste (et pas seulement pour elle) la division des humains selon la consanguinité est une aberration, la morale de ce monde condamne formellement le racisme. La seconde fonction de l'apartheid est donc, depuis sa naissance, la protection du racisme hypocrite par le contraste de l'institution d'un racisme franc, légal.

Maintenant, l'apartheid, qui sert donc de paratonnerre au racisme du monde, et de spécialisation et d'isolation à l'Afrique du Sud, n'est la clé de cet Etat qu'autant qu'on ne projette pas d'y entrer par effraction. Et c'est d'ailleurs en entrant, par exemple, par la fenêtre entrouverte de l'insurrection qu'on en vient à penser que l'apartheid n'est que le leurre destiné à empêcher cette effraction.

Un long et grave mouvement de révolte a donc lieu derrière ce panneau. Il serait d'ailleurs péremptoire d'affirmer que ce mouvement n'a pas un pied dans le panneau. Mais, en tout cas, il n'a pas les deux. Et l'essentiel de ce mouvement n'est pas dans la critique de ce panneau, dont l'absence doit certainement être regrettée, mais dont l'économie doit être saluée, puisque ce mouvement fait tomber ce panneau, presque par inadvertance. Ce mouvement mériterait d'être détaillé par ceux qui le connaissent en amis depuis 1976 ; s'ils en acquièrent les fruits, ce qui semble aujourd'hui possible, nul doute qu'ils le feront loin de la banalité qui les confine en marge de ce monde qu'ils combattent si bien.

b) Du 16 juin 1976 à Soweto à fin 1989

1976 est mort en 1977, dans le spectacle de la bonne révolte, spectacle de la mort martyre d'un bon étudiant, Stephen Biko. Souvent, dans de tels vomis moraux s'étouffent de profondes colères. Mais en Afrique du Sud, l'étouffement a été passager.

Aussi, la révolte de 1984-1986 a été le bourgeonnement de la pousse de 1976. Au noir et blanc mis en place par l'idéologie pro et antiapartheid, les pauvres d'Afrique du Sud ont substitué la couleur : le rouge du sang et de l'incendie est venu s'en prendre à la police de l'Etat, aux notables qui collaboraient avec cet Etat, aux marchandises. Les pauvres des ghettos noirs ont attaqué les arrivistes des ghettos noirs. L'apartheid est relégué à sa place : c'est l'une des multiples conséquences néfastes de l'organisation de ce monde. Depuis, il est vain d'affirmer à ces pauvres que si l'on supprime simplement l'apartheid, le monde de Botha et Mandela, Reagan et Gorbatchev sera un monde juste, heureux et même sans discrimination.

Isolé par sa spécialisation idéologique, le gouvernement d'Afrique du Sud s'est montré hésitant, pris de cours par la morve qui lui pendait au nez. Devant son existence plutôt à sa brutalité qu'à sa finesse, il a tenté d'évacuer la morve en se donnant un grand coup de poing sur le nez. Evidemment, la morve n'en a coulé que plus librement, d'autant qu'elle fut assez abondamment diluée par le sang, puis les larmes. La censure de la presse n'a été ni discutée ni tournée par l'information occidentale, soulagée de n'avoir plus à rapporter ces embarrassantes émeutes qui méprisaient son apartheid chéri. Un état d'urgence draconien mutila et épuisa la révolte. Mais l'aveuglement du gouvernement se manifesta dans l'arrestation massive des opposants antiapartheid. Car le mouvement, qui s'en était pris aux notables des townships au point de pratiquement supprimer cet intermédiaire entre l'Etat et la rue, se trouvait, par cette vague d'arrestations, débarrassé de tous les récupérateurs que sont les partis antiapartheid, cet autre intermédiaire. Par la censure et l'état d'urgence, le gouvernement avait sauvé l'Etat ; et par les arrestations, il avait sauvé l'apartheid. Mais la combinaison de ces mesures lui fit perdre tout contrôle sur la jeunesse universelle de ses banlieues.

L'information partie, les arrivistes nègres dénigrés dans les townships, exilés ou emprisonnés, et beaucoup d'émeutiers tués par l'Etat, commence la guerre du Natal. Il est impossible de dire quand en 1987, comment et pourquoi les pauvres ont alors commencé à s'entre-tuer : la bataille avait lieu la nuit, dans un tunnel tapissé de deuil noir, à contre-jour de la publicité. La version officielle est qu'il s'agit d'une dispute entre partisans du parti Inkatha du premier ministre du bantoustan kwazulu, Mangosuthu Buthelezi, et partisans de l'ANC, principal parti antiapartheid, alors clandestin. Les rares témoignages de cette tuerie permanente, non filtrés par l'Etat sud-africain, discréditent la justification politique de l'ANC (la version de l'Inkatha n'est jamais rapportée), qui accuse Buthelezi d'être un collaborateur parce qu'il a accepté de diriger un bantoustan. Le même reproche ne sera jamais fait aux dirigeants du Ciskei, proches de l'ANC. La guerre du Natal apparaît comme une sombre mêlée entre Zoulous (tous les combattants sont de même ethnie), avec des vengeances, des trahisons, et une désobéissance complète aux chefs, tout au moins lorsqu'ils en appellent à la raison. L'Etat, lorsqu'il tente d'approcher cet incompréhensible ébat, est repoussé avec émotion. L'émeute, au Natal, semble à la périphérie de la dispute. Elle ne paraît que le rapport avec l'Etat de ceux qui disputent entre eux. Commencée en 1987 comme l'Intifada, la guerre du Natal dure toujours, comme l'Intifada, mais n'est pas connue, contrairement à l'Intifada. La guerre du Natal est l'ombre de l'Intifada, la mauvaise conscience d'un monde dont l'Intifada est la bonne.

Le parti qui gère l'Etat, l'apartheid et les mines d'Afrique du Sud fit alors un renversement qui renversa d'abord son chef. L'hypothèse la plus plausible – mais aux hypothèses pauvres et gestionnaires sur l'Afrique du Sud en sont réduits ceux qui en sont à part – est que ce parti, conscient d'avoir perdu le contact et la compréhension de ce qui se passait au Natal, l'imputait à la suppression de la couche intermédiaire nègre, qu'il avait lui-même forcée. Pour ce National Party, la menace du Natal est forcément la pire, parce que hors de tout contrôle. Dans ce parti, et conséquemment dans le gouvernement, la tendance à la répression est remplacée par la tendance à la récupération : à l'automne 1989, Botha est remplacé par De Klerk.

Corollaire de l'interdiction de l'information occidentale et de la persécution des interlocuteurs sud-africains préférés de cette information, les chefs antiapartheid, cette information en pleine mutation mondiale et ces chefs continuèrent à falsifier l'opinion sur l'Afrique du Sud, mais hors d'Afrique du Sud. La vieille pourriture stalinienne Nelson Mandela, emprisonnée depuis Khrouchtchev, devint une vedette mondiale d'un spectacle qui culmina dans un concert de rock télévisé et simultané entre plusieurs Etats, en 1988, pour le soixante-dixième anniversaire de la vedette, qui ne conçut apparemment aucune honte d'être ainsi le prétexte d'une aussi vile marchandise. Quoique fin 1988 sa ravissante pourriture d'épouse fut prise dans un semi-fait divers, elle torturait quelques jeunes gens (il se serait agi d'indicateurs ; le procès vient d'avoir lieu : or Winnie Mandela n'y a pas dit qu'un indicateur méritait la mort, elle a nié même avoir été là ; convaincue de mensonge grossier, la stalinienne en a pris pour six ans qui seront certainement graciés avant d'avoir commencé), le spectacle mondial fêta d'un de ses petits orgasmes récents, qui éclaboussent d'unanimité incritiquée tout ce qui pense, le jour de la libération du stalinien, en février 1990.

Mais malgré une répression bornée et Botha, et malgré ce spectacle Mandelourd, la révolte de 1984-1986 arrivait à floraison. Les émeutes de 1989 vont du rituel 16 juin à Soweto, anniversaire de 1976, au Cap et à Pretoria, en passant par les bantoustans. Fin 1989, début 1990, la grève des cheminots vérifie dans les affrontements entre grévistes et non-grévistes la ligne de partage moderne de la révolte, qui divise les ouvriers du monde entier ; squatters et banlieusards de Johannesburg rappellent leur présence et ceux du Cap détournent à leur manière la liesse imposée le jour de la libération de Mandela pour aller discuter avec l'Etat, sans qu'on puisse les soupçonner de négocier. La guerre du Natal, enfin, continue dans le mystère et le silence auxquels elle est accoutumée, et qui ne l'éteint pas.

c) La première moitié de 1990

Depuis la libération de Mandela, l'information occidentale se sent affranchie de toute censure. Mandela est son agent, sa créature, sa pouliche. Pour savoir ce qui se passe en Afrique du Sud, plus besoin d'aller voir, il suffit de demander à Mandela. D'abord, on ne peut pas imposer au public une opinion inverse de celle de la vedette qu'on lui a imposée ; ensuite, c'est la seule façon de maîtriser la contradiction selon laquelle on idolâtre un stalinien (pas eltsinien, ni même gorbatchévien, non, vieux stalinien), alors que dans le monde entier on feint de fêter sans fin la fin du stalinisme comme une victoire de l'information occidentale ; enfin, Mandela est bien le paratonnerre qui peut ramener toutes les foudres (y compris celles de Frederik d'Eclair) sur l'apartheid, le garant de la prolongation du spectacle de l'apartheid dans le spectacle de la fin de l'apartheid.

C'est convenu, Mandela s'occupe des nègres, De Klerk des autres. Fin février 1990 a lieu le premier « coup » de cet accord : des putschs pro-ANC ont lieu dans tous les bantoustans indépendants, sauf celui qui est déjà pro-ANC, et le Bophuthatswana, dont le petit potentat local, prévoyant, a averti qu'il ne se laisserait pas faire. Les pauvres de ces bantoustans, soit se méprenant sur ces passations, soit simplement profitant de ces situations illégales, se sont jetés dans les rues, pillant, ce qui a aussitôt contraint les potentats anciens et nouveaux de faire tirer dans le tas. Quand même les réorganisations de gestionnaires donnent prétexte à l'émeute, leur marge de manœuvre devient aussi étroite que leurs perspectives sont noires.

Ce qui rend désormais difficile les négociations, et le spectacle, entre la vieille baudruche imbécile et adulée de l'époque stalinienne et le technocrate pérestroïkiste de la nôtre, ce sont ces incompréhensibles émeutes qui se multiplient à travers les townships du pays. De Klerk a été promu pour les faire cesser, et il a libéré Mandela pour les faire cesser. Ils n'ont qu'additionné leurs impuissances à cerner, à dominer, à réduire ces ouvriers et bandes de jeunes qui s'en prennent à tout, qui s'en prennent à rien, malgré une répression toujours féroce. De Mokeng en février à Kwaguqua et Sebokeng en mars, Rammulotsi en avril, Thabong en mai, et toutes celles encore ignorées, les révoltes dans les townships inhibent le commerce intime entre le flic libéral blanc et le récupérateur stalinien noir. Et l'on devine dans l'information occidentale, malgré qu'elle soit en bloc devenue officine de propagande de l'ANC, que cette organisation ne contrôle que quelques poignées de militants, plutôt arrivistes, qui lorgnent sur les places honteuses dans l'Etat, que leurs convoitises leur font miroiter depuis des décennies, plutôt que la tourbe subversive des ghettos, juvénile et prompte à se battre, sans arrière-pensées. Et, dans l'obscurité, la guerre du Natal continue, avec à sa périphérie les mêmes émeutes que celles qui se sont si brusquement multipliées dans cette première moitié de 1990.

Ce que personne ne peut mesurer alors, dans les vantardises staliniennes de l'ANC, que l'information occidentale traduit en démo-libéral, c'est son incapacité à faire la police dans les townships. C'est pourtant le seul objet de ses négociations avec l'Etat. C'est pourquoi, en juin 1990, l'état d'urgence est enfin levé (sauf au Natal), et l'ANC abandonne sa mythique « lutte armée », qui était réduite depuis quelques années à poser quelques explosifs par-ci par-là. Indifférentes à ces inutiles thérapies contre l'impuissance, les émeutes, de plus en plus longues, profondes et dures, se rapprochent de l'insurrection. Le 16 juin, on fête l'anniversaire de Soweto, le 5 juillet, on proteste contre l'augmentation du prix des bus, le 8 contre l'augmentation des loyers, le 11, lors de la démolition d'un camp de squatters ; le 6 août, à Port Elizabeth, lors d'une nouvelle protestation contre l'augmentation des loyers, l'émeute va durer quatre jours et s'étendre à la ville de Uitenhage : ici ce sont les « métis » qui ont attaqué, et comme en Amérique du Sud, du Nord, en Afrique et en Europe les commerçants ont pris les armes pour défendre leurs stocks, après la première vague de pillage de leurs vitrines.

d) La seconde moitié de 1990

Maintenant c'est une insurrection qui gagne les townships de Johannesburg, première ville du pays. Mais elle a, ou on lui donne (l'information est totalement alignée sur ce qu'on lui dit de dire, face à cet effrayant et imprévu feu de brousse), les traits de la guerre du Natal. Seulement, la guerre du Natal qu'on chiffre alors à 4 000 morts depuis trois ans, n'avait justement pas de traits, au mieux une silhouette. Les techniciens du spectacle (la triple alliance De Klerk-Mandela-information occidentale) décident d'amalgamer les émeutes modernes et la guerre du Natal, défigurant les unes par l'autre et réciproquement. La tuerie de Thokoza (12 août 1990), qui n'est pas une émeute, débute cette intervention massive. L'ANC, dont la version est toujours ANC contre Inkatha, comme au Natal, accuse les travailleurs migrants zoulous, survivant dans les « hostels », d'attaquer les habitants des bidonvilles avoisinants. L'information occidentale, habituée depuis peu à ethniciser, si on peut dire, émeutes et disputes entre pauvres, extrapole au quart de tour : elle accuse les Zoulous d'attaquer les Xhosas (Mandela est xhosa). Cette version, cependant, ne peut pas convenir aux staliniens de l'ANC, dont l'aspiration au parti unique ne peut pas être ramenée, dans l'idéologie, à une ethnie, d'autant que ses pseudo-sympathisants au Natal sont évidemment zoulous comme leurs adversaires. Par contre, il est probable que cette première version, du fait de sa publicité, soit devenue en partie vraie : maintenant, Zoulous et Xhosas se combattent probablement autour de Johannesburg, s'identifiant selon l'identification de l'information. Puis vient, martelée comme un slogan, la phrase qui devient à elle seule la version officielle : les Zoulous-conservateurs-de-l'Inkatha attaquent les sympathisants-(ou militants)-antiapartheid, c'est-à-dire les mauvais attaquent les bons. Jamais personne, à part l'ANC, n'a essayé d'expliquer ce que l'Inkatha avait de moins antiapartheid ou de plus conservateur que les staliniens de l'ANC, si ce n'est le reproche de collaboration entre le parti de Buthelezi et le gouvernement. Or, il faut être d'un incroyable chauvinisme pro-ANC pour ne pas voir que le parti qui collabore avec le gouvernement, dans la majorité des bantoustans depuis février, et autour d'une table de négociations depuis un peu avant, c'est l'ANC. Ce serait Buthelezi, qui pour avoir un strapontin à la table des négociations, ferait donner ses guerriers contre les bons militants antiapartheid. Les chefs de l'ex-futur parti unique, l'ANC, sont seulement en train d'admettre que, pendant un temps, ils devront peut-être partager l'Etat et les places honteuses qu'ils y convoitent avec le filou De Klerk. Mais partager en plus avec d'autres nègres, ça jamais ! Et c'est encore une chimère de stalinien d'une autre époque de supposer que les pauvres modernes d'Afrique du Sud donnent leur vie par centaines, pour qu'un étron comme Buthelezi ait ou n'ait pas de strapontin à quelque table de négociation, où l'on ne décide, en vérité, que qui police quoi !

Enfin Mandela, ballotté au fil de pressions et d'événements qui le dépassent complètement, invente une nouvelle version pour ces événements : ce sont des commandos de Blancs, dont les visages sont peints en noir, à la solde de l'extrême droite, tolérés par le gouvernement, qui viendraient faire des massacres dans les ghettos. L'information occidentale, nullement rebutée par d'aussi scabreux délires, suit en jappant, puis en aboyant joyeusement. Certes, on entend aussi de loin en loin l'écho des versions de Buthelezi ou de De Klerk, mais généralement de telle manière qu'elles viennent plutôt soutenir par leur mauvaise foi (trop évidente) et par leurs dénégations (trop grossières) les allégations de Mandela. Quant à discuter quel intérêt l'extrême droite blanche aurait de perpétrer des attentats ainsi déguisée, et le gouvernement de les tolérer, aucune importance : si Mandela le dit, le complot anti-antiapartheid est garanti. Et ainsi la vedette ne cesse de se contredire : un jour elle accuse le gouvernement de ne pas faire régner l'ordre dans les ghettos, le lendemain de le faire régner. Ses menaces proviennent de la même pochette-surprise : arrêter les négociations (quelles négociations ?), reprendre la lutte armée (quelle lutte armée ?) tout en refusant de rencontrer Buthelezi (quelle importance ?).

Le principal succès de ce désarroi, habillé de mille mensonges enchevêtrés, est de détourner l'attention du terrain des affrontements, où les journalistes, qui ont ainsi l'impression de n'en avoir plus le temps, ne s'aventurent plus. Ainsi, dès que les disputes de ces pseudo-chefs qui ne contrôlent rien recouvrent ces affrontements, dans ces affrontements sont agglomérés les émeutes contre l'Etat, les attentats, et les combats, toujours aussi mystérieux, à la base. Il est d'ailleurs remarquable que ces explications semblent de plus en plus intenses et sanglantes, et que les émeutes contre l'Etat, encore vives, en semblent comme absorbées, même si on peut attribuer une partie de cette absorption à la disparition de l'information. Le 15 septembre, l'armée intervient (opération Iron Fist), imposant une accalmie précaire autour de Johannesburg.

Mais dès le 25 du même mois, le couvre-feu doit être imposé à Thokoza, Soweto, Vosloorus et Katlehong. Partout, le violent débat à la base a repris. Visiblement, le problème de l'apartheid y est dépassé (l'abolition de l'apartheid dit « mesquin » le 15 octobre ne change rien), et l'abolition de l'état d'urgence au Natal le 18 n'a aucun effet sur cette turbulence insondable. Jeunes, militants, mineurs du Natal ou d'ailleurs, squatters, migrants, chômeurs, continuent de se battre entre eux et contre l'Etat.

e) 1991 – Ce qui est occulté en Afrique du Sud est ce qui est occulté dans le monde

Depuis le début de 1991, l'information occidentale a perdu la trace de la révolte d'Afrique du Sud. Et quelqu'un qui suivrait attentivement les travaux de la Bibliothèque des Emeutes s'apercevrait que cette dernière l'a également perdue : deux émeutes seulement, extrêmement discutables et fort périphériques, pour les cinq premiers mois de cette année, ne reflètent nullement l'intensité de ce qui secoue cet Etat, et qui est probablement une des plus graves révoltes de notre temps. Cependant, si la Bibliothèque des Emeutes se trouve confrontée, non sans malaise, à ce pénible scandale de perdre de vue, malgré sa partialité, le plus vigoureux débat des pauvres entre eux, sous ses yeux, l'information occidentale, du décodage de laquelle la Bibliothèque des Emeutes tire sa connaissance, semble, elle, l'avoir égaré par crainte, par idéologie, et par une licence récente d'occulter, qui ne semble aujourd'hui critiquée par personne comme étant un choix méthodologique, aux conséquences incalculables pour l'humanité.

Au spectacle de l'apartheid, qui occultait jusqu'à présent la révolte d'Afrique du Sud, s'est superposé, occultation d'occultation, celui du Golfe. Ce nouveau front de l'information, qui la mobilisait toute, a certes permis à ses rapporteurs de déserter l'Afrique du Sud. Mais cette désertion ne suffit pas à expliquer l'insuccès retentissant de la fin des deux grands problèmes, qui, soi-disant, étaient la cause de toute révolte : l'apartheid a été aboli dans les lois qui le fondent dans la Constitution sud-africaine, et l'impossible rencontre Mandela-Buthelezi a eu lieu le 29 janvier 1991.

L'annonce de la fin de l'apartheid a été accueillie avec plus encore d'indifférence que de scepticisme. Et la rencontre tant attendue entre les deux chefs noirs, supposée faire cesser les attaques de Zoulous contre les sympathisants antiapartheid, s'est accomplie dans les mêmes et surprenantes hâte et discrétion. Ces deux mythes, l'un ancien, l'autre récent, qui étaient censés, dans la solennité et la festivité du monde enfin apaisé et réjoui, arrêter tout antagonisme en Afrique du Sud, ont été supprimés de manière bâclée, comme le dernier lest qu'on jette en fuite. La Bibliothèque des Emeutes ne peut ici que soupçonner, du fait de ses convictions et de son expérience, une pression terrifiante à la base, pour que des techniciens du spectacle politique parmi les plus expérimentés du monde soldent, au plus mauvais moment pour leurs promotions internationales, leurs meilleures marchandises.

La révolte d'Afrique du Sud a donc résisté à tous les spectacles qui entretenaient au moins l'espoir de la figer, libérez-Mandela, fin-de-l'apartheid, Mandela-Buthelezi, y compris son propre passage de l'obscur Natal à l'illuminée Soweto en août 1990, également traité comme un spectacle. Non seulement elle a résisté, mais elle semble de plus en plus indifférente à ces électrochocs trop tardifs et appliqués sans précision. L'objet même de ces combats qui méprisent toutes les tentatives de les faire cesser et qui demeurent imperméables à toutes les tentatives de les expliquer a disparu, apparemment dans le retard, puis dans l'absence des récupérateurs du monde entier, puis d'Afrique du Sud. Toutes les explications avancées, Zoulous-Xhosas, conservateurs-progressistes, hostels-bidonvilles, Blancs-Noirs, provocateurs-d'extrême-droite-provoqués-de-gauche, sont certainement présentes dans les verrues idéologiques de ceux qui s'entre-tuent sur le terrain. Et même si on ajoute les rapports bons-mauvais, esclaves-Etat, gueux-marchands, aliénation-pensée consciente, rien de tout cela ne suffit à déterminer l'essentiel. Car enfin, si l'on veut bien admettre qu'on ne se bat ni pour la couleur de la peau, ni pour une question politique, ni pour une question ethnique, ni pour une question religieuse, ni pour une question économique, pour quoi se bat-on alors ? D'août, où commence la guerre dans les ghettos, à fin décembre 1990, l'information y dénombre 800 morts. Le 30 mars 1991, date de la deuxième rencontre Mandela-Buthelezi, 'Libération' affirme qu'il y a eu 380 morts depuis la première, le 29 janvier. Le 8 mai 1991, 'Libération' en compte 700 depuis le début de l'année, 'le Monde' 760. Ce qui signifie qu'en Afrique du Sud, en 1991, on s'entre-tue au même rythme que dans la deuxième moitié de 1990, mais non seulement pas pour soutenir quelque chef médiatique, mais contre leur avis commun et réitéré. L'Afrique du Sud n'établit certes pas un record avec ce nombre de morts respectable, si l'on peut dire. Mais il ne peut pas non plus s'agir d'un fait divers ou d'un simple prétexte, si l'on considère la durée de l'explication ; et lorsque, il y a dix ans, une guerre civile larvée faisait 10 000 morts par an au Salvador, par exemple, on connaissait toujours les camps opposés et les raisons, qu'on les approuve ou non, de se tuer. Là, le contenu du débat, la raison qui fait descendre, armés, des bandes ou des individus dans la nuit des banlieues d'Afrique du Sud, pour tuer, quitte à mourir, envers et contre l'opinion de tous les Etats et de tous les partis du monde, de tous les médias, et de tous ceux qui ne sont pas à ces rendez-vous, demeurent mystérieusement inconnus.

L'essentiel, qu'il est permis de deviner, est la silhouette d'un débat violent, probablement sans mots, en tout cas avec le minimum d'intermédiaires vu dans une révolte depuis la révolution iranienne, entre pauvres modernes. Ceci n'est pas seulement essentiel dans le cours du mouvement, mais c'est essentiel dans le cours de l'histoire, l'histoire étant le jeu du temps de l'humanité. La Bibliothèque des Emeutes a pour but et conception de permettre le débat, direct, entre les pauvres. Le monde est divisé entre ceux qui empêchent ce débat, l'Etat, Mandela, ses amis marchands, les informateurs occidentaux, et ceux qui le recherchent. L'émeute est l'expression de cet antagonisme. Mais en Afrique du Sud, cette activité spontanée, l'émeute, qui consiste fondamentalement à créer les conditions du débat entre les pauvres, et qui doit donc d'abord s'en prendre à l'Etat, Mandela, les mines d'or et 'le Monde', semble contournée ou dépassée. Contournée ou dépassée, parce que ce débat est une hypothèse, qui provient essentiellement de l'hypothèse inverse, ennemie, surréaliste, que tout le monde croit et qui donc ne peut être tout à fait écartée, d'une tuerie sans cause et sans objet.

En 1991, les tueries les plus variées, apparemment, en origine, contexte, prétexte et localisation surenchérissent à travers l'Afrique du Sud par rapport à leur spectacle d'août dernier, monté pour les épuiser. Les appels à la paix, de De Klerk, Mandela, Buthelezi, séparément et ensemble, n'ont pas même ralenti le mouvement. La création de milices de l'ANC, pour s'introduire dans ces disputes et leur donner une direction hiérarchique (brochure pour inciter à noyauter et militariser les « comités de rues » issus des émeutes de 1985, en avril 1991), n'a pour l'instant révélé que l'extrême distance entre ces staliniens et leur prétendue base. Les insurgés permanents de Thokoza, Vosloorus, Soweto, Kwaguqua, Rammulotsi, Sebokeng, Alexandra, Mamelodi, Tembisa, Thabong, Crossroads se combattent entre eux dans un langage incompréhensible, parce que, sauf illusion, il est ce qu'il y a de plus neuf dans notre monde, le dernier cri. La Bibliothèque des Emeutes ne considère pas que cette longue chaîne de tueries entre pauvres, dont la probable richesse est camouflée derrière l'ennui d'entrefilets types qui ne sont plus renouvelés, et dont la liberté et la joie sont opprimées par l'hypocrite affliction qu'affectent ses récupérateurs, est une chaîne d'émeutes. L'émeute est la préparation du congrès. Le premier congrès des pauvres modernes semble avoir lieu, malgré une préparation très sommaire, en Afrique du Sud aujourd'hui, sous nos yeux bouchés.

Les règlements de comptes massifs dans l'Intifada, qui sont à la fois pourrissement et approfondissement, et les batailles entre bandes d'adolescents dans toutes les banlieues de la vieille Europe, Etats-Unis et URSS compris, en sont le reflet identique. Ce monde est maintenant ainsi fait : avant que d'avoir renversé ceux qui les empêchent de parler, les pauvres commencent à se parler entre eux. Et si l'hypothèse de l'existence même de ce débat et, bien entendu, son contenu nous échappent jusqu'à un dénouement qui sera déroutant, ce sera l'aliénation, le prédateur logique de la pensée, qui fêtera l'orgie qui revient aux consciences.


 

(Extrait du bulletin n° 3 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)


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