Grands spectacles de 1991


 

2) Le putsch réussi de Moscou

a) Du 19 au 21 août 1991

Le lundi 19 août, à 5 heures 20 du matin, un communiqué annonce le remplacement de Gorbatchev à la présidence de l'URSS « selon l'article 127 de la Constitution ». L'état d'urgence est décrété par un « comité d'Etat à l'état d'urgence ». Télévision, radio et presse sont censurées, toute grève et tout rassemblement interdits, des chars d'assaut de l'Armée rouge prennent position au centre de Moscou.

Depuis 5 heures, vingt minutes avant le communiqué, heureuse coïncidence pour la liberté du monde qui n'a pas encore été honorée à sa juste valeur, Eltsine est à son bureau de la Maison-Blanche, le Parlement de Russie, Etat fédéré dont il est le président. Dans la matinée, huché sur un char, il décrète la grève générale. Après une petite escarmouche sur la place Rouge, 10 000 manifestants refluent vers cette « Maison-Blanche ». A 17 heures, les soldats tirent en l'air pour disperser une manifestation ; on ne sait pas si cette dispersion a eu lieu.

Alors que dans la nuit un affrontement entre KGB et nationalistes lettons fait 1 mort à Riga, des manifestations ont lieu, le mardi 20, à Leningrad et Kichinev. A Moscou, 40 000 à 50 000 personnes se rassemblent dans la matinée. Ils ne semblent pas plus nombreux le soir. Au couvre-feu (23 heures à 5 heures), une colonne de chars en retraite depuis le centre de Moscou provoque (sans qu'on sache qui attaque et pourquoi) une escarmouche où 2 manifestants sont tués. L'agence Reuter fait état de 3 autres morts dans la ville ce soir-là.

Le mercredi 21, Gorbatchev rentre de Crimée avec la moitié (quatre) des membres du « comité d'Etat », qui sont en état d'arrestation. L'autre moitié sera également arrêtée (ou suicidée). Etat d'urgence et censure sont abolis. Cette affaire n'a pas duré soixante-douze heures. Depuis, elle s'appelle, officiellement, le putsch manqué. C'est bien la première fois qu'un putsch manqué fait tomber l'ensemble de la direction d'un Etat, le démantèle en quinze Etats indépendants, démantèle l'une des deux premières polices secrètes du monde, démantèle le premier parti stalinien, donc le parti le plus nombreux du monde. Si voilà un putsch manqué, soyons soulagés : il n'aurait pas pu réussir à moins d'une hécatombe nucléaire.

b) Comment

Ethiquement, putsch égale mauvais. Donc, si les bons font un putsch, on ne parle pas de putsch. Si on parle de putsch, c'est forcément les mauvais qui l'ont fait. Eltsine a été bombardé unique et absolu représentant des bons par l'information occidentale. 'Le Monde' l'a élevé au rang de « sauveur de la démocratie ». Revoilà en usage les titres honorifiques que les califes décernaient à leurs émirs : « le glaive de la religion », « l'épée de l'Empire », « celui qui est fidèle à l'Etat ». Mais l'aval éthique de ce calife collectif ne suffit pas. Et le premier soin du parti vainqueur, dont Eltsine est le nom, a été de proclamer à la stalinienne sa légalité en toute chose, et l'illégalité du parti des vaincus, dont les têtes sont déjà oubliées. L'illégalité du « comité d'Etat à l'état d'urgence » devient le préambule de chaque éditorial, discours, communiqué de Eltsine et de l'information occidentale. En vérité, pour un observateur qui n'a pas d'affection pour l'un ou pour l'autre des protagonistes, il est difficile de détecter en quoi le comité a agi illégalement. Le remplacement de Gorbatchev s'est fait selon la lettre de la Constitution ; l'autoproclamation du comité, si elle n'y est pas inscrite, n'y est pas non plus interdite ; l'état d'urgence aurait dû être soumis au Parlement ? Quelle que soit la Constitution soviétique, outre qu'il paraît contraire à l'urgence de la soumettre à un débat parlementaire, nul doute que si cela avait été nécessaire, cela aurait été acquis aussitôt. La seule irrégularité indiscutable du dispositif a été la seule qui a été discutée : la maladie de Gorbatchev était un mensonge. Et les rénovateurs staliniens vainqueurs ne reprochèrent pas principalement à ce mensonge d'être un mensonge, mais d'avoir déjà été utilisé dans le passé, par des staliniens orthodoxes.

Boris Eltsine, en outre de ses initiales, semble avoir en commun avec la Bibliothèque des Emeutes de penser que la loi n'est que l'occasion du larron. Mais cette Bibliothèque, contrairement à ce stalinien rénovateur, ne proclame pas légale sa violation. Un vol n'est pas une réappropriation. Un vol est un vol, c'est-à-dire un délit d'opinion. Une émeute n'est pas une manifestation pour la démocratie parlementaire. Une émeute est une manifestation contre la démocratie parlementaire, c'est-à-dire un délit d'opinion. Un meurtre n'est pas un délit de lèse-humanité mais un délit d'opinion, un viol n'est pas un délit de lèse-con ou de lèse-cul mais un délit d'opinion, et un crachat sur Eltsine n'est pas un délit de lèse-majesté mais un délit d'opinion. Dès le 19 août, « J'ai donc, aux premières heures de lundi, appelé à la résistance et édicté l'ukase numéro 59 contre ce comité d'Etat illégal, puis un autre pour garantir le fonctionnement des entreprises de notre République » [« ukase ou oukase : 1- édit du tsar ; 2- ordre impératif, décision arbitraire et sans appel »]. Ce commandement de police numéro 59 ne sert qu'à dire « comité égale illégal », le suivant annexe en réalité toutes les forces armées soviétiques sur le sol de Russie à celui qui l'a signé. Voici qui a dû bien étonner les experts de la légalité constitutionnelle soviétique ! Ils n'ont encore rien vu. le 21 août, Eltsine limoge le chef de la télévision soviétique, et la place sous son contrôle direct. Imaginez Jacques Chirac, maire de Paris, s'approprier par décret municipal la télévision française ! Le second décret du même jour lui arroge le droit de veto sur la composition des conseils locaux (le « sauveur de la démocratie » n'a évidemment pas besoin de l'avis des électeurs de ces conseils). Ces décisions sont ensuite avalisées par le Conseil suprême de Russie, mais non pas par celui de l'Union, à laquelle ces pouvoirs sont confisqués. Les 22 et 23 (le « putsch » officiel est pourtant terminé), ce grand démocrate interdit l'activité du PC dans l'armée, réquisitionne l'immeuble du comité central, et décrète la suspension des principaux journaux et agences de presse communistes (quel journal ou agence de presse peuvent être considérés comme non « communistes » en URSS alors, au nom de quoi et par qui ?). Le 24, un nouveau décret fait passer les archives du KGB et du PCUS sous contrôle du Conseil des ministres de Russie (y compris, donc, les deux dossiers Boris Nikolaïevitch Eltsine, carriériste du PCUS jusqu'en 1989, et de tous ses adversaires potentiels) : 'Libération' l'annonce ainsi par une citation des 'Izvestia', mais on attribuera le lapsus au journal français : « Le 24 août, le président de l'URSS, Boris Eltsine... » ; le 25, la Russie prend le contrôle des « moyens de communication » soviétiques sur son territoire. Prenons maintenant un vrai putschiste illégal, mégalomane, un vrai dictateur dans l'âme, assoiffé de biens et de pouvoirs. Que pourrait-il obtenir de plus que Eltsine en conséquence du putsch du 19 août ?

Les hommes qui composaient le comité d'Etat n'étaient pas une junte d'obscurs conjurés, issus du second plan de l'arrivisme. A l'exception du président Gorbatchev, qu'ils ont démis, c'est la direction de l'Etat soviétique en entier qui décrète l'état d'urgence : le vice-président, le premier ministre, les ministres de l'Intérieur, de la Défense, le chef du KGB, le chef (derrière Gorbatchev) du conseil de Défense, le président du syndicat des paysans, le ministre de l'Industrie et de la Communication. Il ne manque que le président du Parlement, mais qui est accusé par Eltsine d'être l'idéologue du coup, et le ministre des Affaires étrangères, qui reste neutre. Ces soi-disant putschistes n'ont pas tiré sur la foule, n'ont arrêté personne, n'ont même pas coupé le téléphone de Eltsine, et sont allés jusqu'à permettre au violoniste Rostropovitch de rentrer le 20 août à Moscou pour manifester contre eux !

Une décision aussi spectaculaire et autoritaire que celle de la création du comité, prise de concert par tous les principaux responsables de l'Etat, n'a pas pu l'être à l'insu de son chef. Plusieurs indices, par la suite, laissèrent supposer à ceux qui voulaient anticiper la suppression de Gorbatchev par Eltsine que le premier était au courant de toute l'opération. Mais la décision sur la conservation ou le partage de l'Union soviétique ne pouvait même pas être prise sans l'accord ou au moins l'approbation des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de la France, et probablement de l'Allemagne. Mitterrand, la vieille charentaise, a trahi cette connivence, en se précipitant à la télévision française pour commenter l'événement dès le premier jour. Il était d'autant plus comique de voir la sénile boursouflure, pour avoir voulu exploiter le secret d'Etat en premier, devoir se rétracter piteusement deux jours plus tard. Car les événements ne se sont pas passés comme prévus, comme convenus. Ce qui, au passage, devrait donner à méditer sur les capacités de comploteurs des grands technocrates d'Etat, aujourd'hui. Eltsine, également informé, puisque dans son bureau à 5 heures du matin, vingt minutes avant le déclenchement du « putsch », n'a pas joué le rôle qu'il avait dû nécessairement accepter, sans quoi l'opération n'aurait pas eu lieu ou aurait débuté par son arrestation. On pourrait même, rétrospectivement, retracer la durée des après-négociations internationales préalables, en remontant dans le temps les menaces de putsch que dénonçaient deux initiés visiblement mécontents du second rôle qu'on leur destinait : Chevardnadze et Yakovlev, ce dernier cafetant même le coup quarante-huit heures avant son déclenchement. Quant à « Gorby », aussi haï en URSS qu'il était adulé en Allemagne trois ans plutôt, sa place d'intermédiaire exclusif entre la nouvelle direction soviétique et le reste du monde devait être le mieux qu'il pouvait encore espérer : la sollicitude de ses collègues chefs d'Etat pour sa personne, qui l'ont probablement sauvé d'un infamant procès eltsinien (où eux-mêmes risquaient de voir leur complicité étalée), en témoigne.

Mais le nouveau dictateur de la Russie a spéculé sur le soutien d'un non-initié suffisamment puissant pour faire échec à Bush, Major, Mitterrand, Kohl, le comité, le KGB et l'Armée rouge réunis. Le plus drôle est que cet instrument de la victoire de Eltsine n'est pas initiable, et incapable de même imaginer les hypothèses de ces lignes : c'est cela aussi l'information occidentale. Comme un seul homme, elle est allée au plus voyant. Le plus voyant a été l'épaisse gouape Eltsine, montée sur un char, appelant à la résistance. Non pas que l'information occidentale soit elle-même lyrique, romantique ou épique, styles jugés remarquables pour ce qui concerne les époques passées, mais de mauvais goût dans le prosaïsme de la nôtre ; mais ces images de tribun populaire, passablement criardes, se vendent bien. Eltsine a dû un peu préparer sa mise en scène (à 5 heures du matin, dans son bureau), et c'est ce qui, allié à l'effet de surprise, lui vaut aujourd'hui la considération des mêmes hommes d'Etat qui, jusqu'à ce grand show de l'été, méprisaient en lui la petite canaille brutale.

Deux autres partis, il y a encore trois ans les deux seuls en URSS, sont restés totalement hors du coup. Le premier est le PC. Aucun des huit membres du comité d'Etat n'était membre du PC, ce qui n'a pas trop été mis en avant. Ce qui a été également chuchoté de manière à ce qu'on ne l'entende pas, c'est que le comité central du PC, dès le lundi dans la matinée, avait refusé publiquement de soutenir le comité d'Etat. Et pour cause : les vieux bureaucrates lénino-stalino-brejnéviens savaient bien que la priorité du coup était de dépouiller le parti, puisque le parti avait été laissé en dehors du coup. Et là-dessus, nul doute que le comité et Eltsine étaient d'accord. Et c'est bien parce que le parti n'était visiblement informé de rien qu'il a été accusé de vouloir fomenter un coup d'Etat. Ce qui était demandé au comité puis à Eltsine n'était pas de ne pas être stalinien, mais d'intégrer le stalinisme dans l'Etat libéral. Quelle meilleure façon de s'y prendre qu'en prétendant que les communistes ont incendié le Reichstag ? Le « sauveur de la démocratie » est nécessairement un stalinien réformateur.

L'autre parti absent de ce fait divers est le nôtre. Il n'y a eu aucune émeute, aucune révolte. Les pauvres d'URSS et de Moscou, au nom de qui et dans la crainte de qui se produisent de tels spectacles intégrés (fusion du spectacle concentré et du spectacle diffus), sont restés abstentionnistes, comme s'il s'agissait déjà de la prochaine « consultation démocratique » : 10 000 le 19, 50 000 le 20, 100 000 le 22 pour acclamer Eltsine, c'est une très mince figuration dans une ville de 10 millions d'habitants, que l'enthousiasme simulé du monde entier invite à se montrer dans la rue, lors de ces clémentes journées d'été, pour fêter en son nom la victoire rien moins que définitive de la liberté et du bonheur. Et encore, le cosmétique médiatique a rajouté du massif et de l'unanime, du contentement et de l'obéissance à cette claque clairsemée. 'Libération', qui réécrit le putsch dès le 22, y double les 10 000 de la première manifestation ; c'est là aussi, pour la première fois et sans explication, que les 5 morts du 20 tombent à 3. Il n'est donc pas à exclure que quelques émotions non eltsiniennes se soient produites dans Moscou cette nuit-là, émotions que la version officielle préfère voir disparaître. Le nombre limité des partisans du nouveau dictateur (« Sous la garde du peuple », titrait 'le Monde' dans son néostalinisme encore un peu gauche) rappelle trop comment la misère a abruti les esclaves soviétiques, et dénombre bien qui va désormais exploiter cet abrutissement.

Hébétés mais tout de même, ils ont fini par descendre dans la rue. Le 23, ils attaquent la statue de Dzerjinski et le PC, leurs ennemis d'hier, provoquant partout l'interdiction des PC et la fuite des derniers rats : Gorbatchev et Kravtchouk l'Ukrainien démissionnent du PC le 24, le même jour où enfin 1,2 millions de veaux viennent écouter Gorbatchev et Eltsine lors des obsèques des 3 victimes devenues martyrs. Et cette preuve de soumission, si difficile à arracher, est encore le seul mandat effectif dont disposent les vainqueurs du putsch du 19 août.

c) Qui et pourquoi

Pour comprendre ces chamailleries entre gestionnaires, policiers et informateurs, il faut essayer de comprendre leur point de vue. C'est une entreprise assez pénible, outre qu'elle est nauséeuse : la version officielle du putsch de Moscou (les vilains conservateurs communistes ont voulu illégalement vous savez quoi..., empêchés par le courageux démocrate Eltsine) est tellement loufoque, pleine de contradictions et de faux-fuyants, qu'on a l'impression qu'une étrange pudeur autocensure l'information, comme certaines vertus à portée de doigt de leur intimité. C'est un signe de l'incurie de ces dirigeants : ils croient eux-mêmes qu'un événement comme ce putsch recèle le secret des secrets, que ce qui fonde le monde est leurs différences de conceptions.

Il est vrai que la révolte n'est jamais pour eux qu'un débordement, une sale incontinence, un laisser-aller, une insolence qui offense. Suffisamment convaincus que leurs bourgeoises scènes de ménage dominent les esprits non seulement du voisinage, mais du monde, ils supposent que les révolutions sont des appendices à ces manigances, qu'ils mythifient. Ils semblent donc percevoir davantage que concevoir les révoltes. Ils en parlent rarement, mais toujours soit en termes apocalyptiques, soit en termes méprisants, jamais avec logique. En effet, ils sont terrorisés par la révolte qui pour eux est l'irrationnel même, la faillite d'un pan d'activité, la noirceur de l'horizon. Dans cette perspective, la révolte est plutôt périphénomène sensible (ils ont d'ailleurs réussi à transmettre cette vision à beaucoup de révoltés) que locomotive de l'histoire, et le monde n'est divisé en deux que lorsque ceux qui le gèrent se divisent sur une nouvelle façon de le conserver.

Actuellement, ces conservateurs responsables, agissants, ne sont nullement unis en classe sociale, et leur division est triple, selon les moyens de communication dominants : marchandise, Etat, aliénation. Et tant que cette division ne sera pas officialisée, on verra beaucoup de petits bâtards entre gestionnaires, policiers et informateurs, notamment parmi les politiciens ou les universitaires. Dans cette direction hiérarchique de la société se répartissent encore quelques « bourgeois ». Mais le nombre des représentants de cette ancienne classe a beaucoup diminué, et s'il existe encore quelques-uns de ces rois fainéants, ils mettent aujourd'hui ce qui leur reste de zèle à essayer de se fondre dans les grâces et la compagnie de leurs maires du palais, comme, il y a deux siècles, ils ont essayé, avec peu de succès, de se faire passer pour nobles. En effet, si nous les pendions tous, ce monde ne serait pas bien différent de ce qu'il est, ce ne serait que l'autogestion ; par contre, si nous pendions tous les maires du palais, c'est-à-dire tous les salariés supérieurs, soyez assurés que la gestion, même en auto, serait une activité fort subalterne et tout autant méprisée. N'ayez pas, pour autant, l'impression qu'on en aurait pris le chemin en toute quiétude parce que ces maires du palais sont nombreux, besogneux, et que leurs ambitions sont courtes comme une carrière de bureaucrate, obscures comme une illumination d'économiste, ou serviles comme un envoyé spécial de 'Libération' en Somalie. Non, leur prolifération, en proportion de celle de l'espèce humaine, compense leur dévaluation. Le monde de la chute du stalinisme visible est celui où l'actionnaire principal dépend de son, puis de ses présidents du conseil d'administration, s'il en change souvent. Un dictateur dépend davantage des chefs des différents services secrets qu'inversement, et ce n'est plus Murdoch qui décide de l'information dans le monde, ce sont les multiples rédacs-chefs, de CNN au journal 'Mickey', par concurrence interposée.

La division de l'espèce en deux camps selon sa finalité, et du camp ennemi en trois tendances selon la communication, est aussi discutable qu'elle restera peu discutée. L'analyse de la société semble devenue un tabou. Comme si la chute du stalinisme pouvait prouver quelque chose, dans notre camp elle passe sottement, et paradoxalement, pour la confirmation de la justesse de la théorie des classes sociales définies à partir de l'économie, cette religion de nos ennemis. Ceux-ci, justement, ont bien davantage de raisons de vouloir que cette question ne soit pas discutée. La tendance principale y est encore celle qui voit la prospérité de l'humanité sous l'angle de la prospérité de la marchandise. Si la marchandise va, tout va. L'idylle de cette perspective est notre monde d'aujourd'hui, dont le paradis rêvé est un Etat mondial, sans frontières pour le libre-échange et avec une police pour empêcher les pauvres de détruire la marchandise. Pleins d'une modeste ferveur, les zélateurs de cette superstition-là rêvent d'un monde de progrès et de tiédeur, de raison et de prolifération de toutes les espèces animales y compris l'humain, où l'économie nous mènerait à l'éternité. Les gouvernants des Etats occidentaux sont les disciples des docteurs de cette théologie. C'est alors que survient la question du partage de l'URSS, qui cependant ne remet pas en question cette théologie. Cette tendance s'est sentie alors investie d'une responsabilité pour laquelle ni les curés de l'économie ni ses métayers (car de propriétaires, elle n'en a plus) ne sont formés. La question que ces vieillards caractériels mais timorés se sont donc posée était de savoir comment protéger le patrimoine de l'URSS, sans rien perdre, sans rien abîmer. En effet, inconvénient, une partie de ce patrimoine est nucléaire, et tous les maires de palais du monde savent aujourd'hui que la moindre étincelle nucléaire peut les souffler. Il fallait donc créer une structure provisoire capable de conserver ce magot non négligeable, le temps de le privatiser et de le racheter. Vu sous cet angle, le comité d'Etat, qui était cette structure policière provisoire, n'a pas dû être approuvé par les Etats occidentaux, mais probablement initié par leurs chefs à l'instigation des bailleurs de fonds, dont ils coordonnent, moyennant commission, l'effort.

La victoire de Eltsine a montré les limites de cette tendance dominante. D'abord, elle ne mesure pas encore les dommages idéologiques que lui inflige la chute de l'idéologie stalinienne. C'est la défaite de la classe ouvrière en Pologne en 1981-1982 qui a rendu obsolète cette idéologie. Le monde était organisé de manière à contenir une révolution prolétarienne autour de la classe ouvrière. Le prolétariat était la sève du stalinisme, et non l'inverse. Quand la défaite a dispersé cette classe ouvrière, sa gangue stalinienne est tombée comme un arbre mort. Mais le communisme donne un projet aux pauvres (que le stalinisme essayait de faire sien), et nos libéraux, économistes croyants et pratiquants, passaient leur temps à s'en défendre. Aujourd'hui, ils ont gardé leurs tics défensifs, et n'ont pas proposé de projets aux pauvres. Les nationalistes n'ont pas non plus de projets pour l'humanité. Mais ils se placent du point de vue de l'unité, de l'identité perdue des pauvres. Plus jeunes, ces populistes sont plus agressifs. Leurs appétits paraissent moins hypocrites et leurs excès moins honteux que ceux de leurs concurrents. Au contraire de l'idée éthérée d'Etat mondial de ceux-ci, ils veulent multiplier les Etats : leur arrivisme préfère être premier « chez eux » que second dans une fédération. Les rêves des économistes ne se réaliseront que sur une base policière solide. Multiplier les Etats va dans ce sens. Pour l'URSS, ils ne veulent pas d'une structure policière provisoire, ils veulent une structure policière définitive, d'abord ; et ensuite, le capitalisme sauvage. Bien sûr, le dénuement sera massif, mais chacun est responsable. Ce langage simple et dur tient donc compte des pauvres et en entraîne bien plus que les cachotteries des peu charismatiques technocrates, à l'inaudible langue de bois rabotée, qui traînent d'une faillite à l'autre leurs lugubres discours qui méprisent la misère. Le péril pour le nationalisme n'est donc pas vraiment le dénuement des pauvres, car ils ont bien compris que la famine inévitable avec le capitalisme sauvage ne les fera pas se révolter, il est dans le partage du gâteau de l'ex-URSS. Car si une petite guerre d'Etat, sur une base ethnique, prouve beaucoup de bonne volonté nationaliste, c'est beaucoup moins à propos si ces Etats sont nucléaires. D'autre part, le capitalisme sauvage, dans l'idéal c'est parfait (comme le communisme, n'est-ce pas ?), mais en URSS il est encadré par des mafias en expansion rapide, qui font contrebande de ce qui devrait être contrôlé par les Etats, et les bailleurs de fonds occidentaux, auxquels les cerises du gâteau échappent, font la grimace.

L'information occidentale, troisième tendance, mais qui s'ignore en tant que telle, a fait résolument alliance avec le nationalisme dictatorial, ce qui en URSS a fait pencher la balance. Hors d'Occident, elle présente les petites canailles fascisantes comme Eltsine, Landsbergis, Tudjman, auxquels on peut agglomérer les notables africains issus des cloaques appelés « conférences nationales », comme des démocrates, de vrais grands amoureux de la liberté. En Occident même, elle assure la publicité de leurs pendants, Duke, Le Pen, Haider, en criant à l'horreur. S'il existe encore des sociologues (espérons que non), ils s'amuseront certainement à constater un jour qu'en France le journal de gauche 'Libération', que tous les autres organes d'information de cet Etat imitent discrètement, a été le meilleur garant de la montée de Le Pen, qui a été son seul cheval de bataille, quoique négatif. Mais, justement, l'un des récents progrès de cette information est que le réglage du volume prime et souvent détermine le bien et le mal. Les rares insurgés d'Irak survivants en savent quelque chose.

Le putsch de Moscou esquisse ainsi l'âpre différend autour duquel l'ennemi va bientôt essayer de mobiliser. Ce qui nous inquiète n'est pas tant les similitudes avec l'époque de l'arrivée du fascisme, car nous pensons que les différences prédominent, mais la faiblesse théorique de notre parti, dont les rarissimes pensées construites s'expriment dans les mêmes catégories et les mêmes termes qu'à cette époque passée. Et cette faiblesse n'a jamais été plus criante que lors de ce putsch, à Moscou.


 

(Extrait du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1992.)


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