Grandes insurrections de 1991


 

3) Offensives suspendues

a) Mélodrame à Madagascar

Le « hain-teny », nous enseigne le dictionnaire, est un mot de dialecte merina, c'est-à-dire du centre de Madagascar, signifiant « richesse de paroles et désignant un genre poétique malgache, constitué de discussions feintes ou parfois réelles, en général à thème érotique, formant dialogue en vers rythmés et assonancés ». En 1913, en publiant un recueil de cette pratique orale, Jean Paulhan a commencé à la détruire au prix de la construction de sa carrière. C'était l'époque où l'aliénation avait commencé à mettre la musique populaire en partitions, transformation et suppression de celle-ci qui s'achève dans le disque. L'insurrection malgache de 1991 est une des dernières expressions du hain-teny, mais massive et massivement paulhanisée ; la richesse de paroles y est immédiatement contrainte à la critique, et immédiatement attaquée pour être inversée en pauvreté de paroles. En ce sens l'insurrection de Madagascar a été un mélodrame : le drame est souligné par la mélodie imperceptible du hain-teny, et les effets pathétiques pour séduire le public ont réussi à se substituer au dialogue entre le héros de la tragédie et le chœur.

Les personnages se divisent en deux : ceux qui sont à la lumière, ceux qui sont hors de la lumière. A la lumière, l'Etat malgache, symbolisé par Didier Ratsiraka, dictateur stalinien qui vient de troquer son stalinisme contre le libéralisme capitaliste sauvage. Cette conversion dure une fraction de seconde. Mais comme le public ne veut ni ne peut croire cela, on l'étale sur plusieurs années. Pour étoffer ce symbole présidentiel, la distribution prévoit un gouvernement, une police, une armée. Dans l'ombre de Ratsiraka, on devine le personnage du roi, ou du surmoi, qu'est le gouvernement français. Ensuite apparaît le bloc d'opposition, regroupé sous le nom plus ou moins comique de Forces vives : Richard Adriamanjato, pasteur, et Albert Zafy, professeur, chefs des politiciens véreux ; le MFM, parti gauchiste reconverti récemment au capitalisme libéral sauvage, sans avoir ménagé l'étalage sur plusieurs années ; Guy Razanamasy, maire de la capitale, Antananarivo, lubrifiant entre Etat et opposition ; à cheval entre lumière et obscurité, le service d'ordre des Forces vives, les « kung-fu », qui sont les restes d'une bande d'adeptes de ce sport de combat oriental, que le gouvernement a interdit après les avoir décimés lors d'une dure bataille en 1985 ; et dans l'obscurité, la foule, le héros universel de la tragédie moderne. Le prologue n'est que l'interminable présentation des personnages éclairés à la foule, qui constitue alors tout le public. Mais cette foule tente de renverser la scène en montant dessus. Ainsi, quoique presque toute encore en coulisses, elle est l'acteur principal du jeu. Le jeu commence lorsque cette scène élargie se trouve un public élargi, dont vous faites partie, et un narrateur, l'information occidentale, dernier personnage à monter sur scène. Précisons que le narrateur prend le parti de Paulhan contre le hain-teny, et qu'il s'est adjugé les manettes de l'éclairage et du son ; et ajoutons sur ce personnage capital que, pour faire oublier au public qu'il narre le jeu d'un public mettant en danger la scène, il feint d'être violemment de parti pris pour certains des personnages du premier plan, contre les autres.

Le décor est le passé proche (sans remonter jusqu'à l'émeute de mai 1978), ou ce que nous savons du prologue par le narrateur : la reconversion de Ratsiraka a été baptisée par la cérémonie obligatoire appelée « élections multipartistes ». Manque de chance pour l'opposition, le scrutin du 12 mars 1989 est favorable à Ratsiraka, et dans cette farce, c'est donc cette opposition qui prend en pleine figure sa propre tarte à la crème. Mauvaise joueuse, elle proteste. La future foule de notre mélodrame, gueux, pauvres, jeunes, anonymes, comme il vous plaira, en profite pour s'exprimer par une petite émeute, le 16 avril. Un élément plus visuel dans le décor est la place du 13-Mai à Antananarivo. Son nom commémore la date de prise de pouvoir des staliniens en 1972 et pas l'émeute de 1990 consécutive à la rumeur d'un coup d'Etat contre les staliniens haïs, le jour de leur fête nationale. Cette volonté de confiner un mouvement dans l'enclos d'une place de la capitale (Tian'anmen, de l'Université, Teraziye) est nettement une exigence du narrateur, dont la narration se trouve nettement simplifiée par cette mise en scène simplifiée. Mais comme ce théâtre de rue moderne est une lutte entre mise en scène et improvisation, la place ne suffit jamais aux ébats. Dernier élément du décor : la Réunion, à quelque huit cents kilomètres à l'est de la grande île de Madagascar. Là, après l'émeute de mars 1990, les jeunes de cette île qui appartient à l'Etat français n'ont relâché leur furie qu'après onze jours d'émeutes au total, une fois arrivés au terme du pillage de leur caillou. Leur incapacité à passer au caillou suivant, Madagascar, est un utile rappel des limites modernes de l'insularité : elles sont toujours quasi absolues, comme avant l'invention de la boussole, pour les pauvres, surtout révoltés. C'est pourquoi la limite de l'insurrection réunionnaise (« Vaulx-en-Velin puissance mille ») borde comme une devise le tableau malgache.

L'action commence le 10 juin 1991, lorsque, simultanément, la foule monte sur scène, le narrateur commence son boulot, et vous, public, êtes sollicité, quoique en pantoufles. Une manifestation convoquée par l'opposition après quelques péripéties constitutionnelles où elle avait le dessous réunit 10 000 personnes. Mais du lendemain au 20 juin, on ne compte pas moins de quatre manifestations de plus de 100 000 personnes. Tout le monde est surpris, en premier l'opposition, qui se sent soudain contrainte à des contestations radicales : « Nous ne pouvons pas nous permettre de tergiverser, sous peine d'être submergés par nos sympathisants. » Ce 20 juin, à Fianarantsoa, deuxième ville de l'Etat, ont lieu les premiers affrontements, dont le narrateur s'est bien gardé de faire connaître les circonstances.

Les Forces vives forment alors un gouvernement parallèle, dont le premier ministre démissionnera ce premier échafaudage d'un Etat bis le 28 juin. Place du 13-Mai, les manifestations continuent presque tous les jours (mais pas le dimanche, monseigneur) avec foule toujours aussi nombreuse (entre 100 000 et 400 000), donc avec menace toujours aussi importante, d'autant qu'avec confiance accrue. Forces vives, très nerveuses, très vives, se forcent, alors que gouvernement français de Ratsiraka imite l'attitude : silence, patience, dos rond. Narrateur, au contraire, soutient avec un enthousiasme bruyant, impatient et torse bombé, Forces vives. Il dégrade en détail insignifiant l'émeute de Toamasina le 1er juillet, où l'état d'urgence est proclamé le lendemain (et ne fait évidemment aucun lien avec l'émeute de Pamanzi, le même jour, dans l'île de Mayotte, à quatre cents kilomètres à l'ouest, qui appartient à l'Etat français). En effet, braquer ses projecteurs sur un pillage et des « casseurs », c'est risquer jusqu'à ces projecteurs.

C'est aussi que le thème de ce mélodrame, que narrateur commence à insinuer comme un leitmotiv, est le pacifisme. Ce concept est alors élevé au rang de fixation rituelle. Comme si un mouvement aussi profond pouvait aboutir même aux modestes fins qui lui sont plus préposées que proposées par les marionnettes du narrateur, que deviennent de plus en plus les chefs de l'opposition en faisant l'économie d'un affrontement, d'une émeute ! Ce thème est le consensus de tous les acteurs visibles, contre tous les acteurs invisibles. Voilà du Paulhan. Immobiliser la foule place du 13-Mai, qu'elle ne se batte pas (et pour cela il vaut mieux qu'on ne la batte pas), Forces vives, Ratsiraka, France, narrateur, tous sont d'accord. Sera déclaré traître, tricheur et honni celui qui sera responsable de la chute de ce mythe, le pacifisme. Alors que Forces vives a été obligé de déclarer la grève générale à partir du 6 juillet (en fait, de l'officialiser), on commence à négocier sous la présidence d'Etat français : « concertation nationale » entre gouvernement et opposition le 9 juillet, et « lassitude » de foule annoncée par narrateur le 11 ; le 15, Forces vives croit assez en cette lassitude pour suspendre la grève dans le secteur privé, dans lequel elle a en effet de substantiels intérêts.

Mais alors a lieu un coup de théâtre, même du point de vue de la BE (la petite loge tout en haut sous les toits). C'est l'un des rares événements insurrectionnels de ces dernières années qui n'est pas une émeute. La suspension de la grève est sifflée par la foule massée sur la place. Et le 16, Forces vives annonçant l'état de ses négociations avec l'Etat est désavoué par ceux qu'il découvre soudain constituer une véritable assemblée générale permanente. Doux vent de panique : un nouveau « gouvernement insurrectionnel » dont Zafy est nommé premier ministre est proclamé, les négociations sont rompues, la grève reprend partout. Tous les cabotins sont éperdus, et ils n'ont pas besoin de le jouer (Zafy : « Nous aurions eu du mal à contenir la foule »). Une seule de leurs lignes de défense n'est pas enfoncée : le pacifisme est toujours le credo du mouvement. Le narrateur glissera généreusement sur les événements de Mahajanga, où une foule furieuse séquestre le gouverneur.

L'assemblée générale passe maintenant à l'acte suivant. Elle a la bougeotte. Le plaisir du bavardage donne des fourmis dans la conscience et de l'esprit dans les jambes. Le 22 juillet, 300 000 manifestants poussent, pacifiquement bien entendu, leurs ministres « insurrectionnels » dans les ministères de l'Etat. Le 23, c'est l'état d'urgence, des ministres insurrectionnels sont « enlevés » par des commandos de police, assez audacieux, il faut le dire, pour soustraire à la barbe de la foule ces symboles tremblotant de terreur de son ingénue spontanéité. Le même jour, cette foule enhardie continue de pousser, attaque la radiotélévision. Mais là, la police se défend. Et là encore, narrateur sera assez obstiné dans sa fiction de pacifisme pour dénier à ce combat de rue (la première émeute d'Antananarivo en 1991) d'en être le démenti ; ainsi d'ailleurs pour une nouvelle émeute à Toamasina, le 25 juillet, où des bâtiments publics sont pris d'assaut. Alors que le couvre-feu est violé sans conséquence, alors que la presse locale est censurée sans conséquence, alors qu'« une foule immense » assiste aux obsèques de la victime de Toamasina, sans conséquence, Ratsiraka, poussé par gouvernement français, se montre enfin, le 28 juillet, aux téléspectateurs, pour annoncer la démission de son gouvernement et la libération des ministres insurrectionnels « enlevés », dont Zafy. C'est le vingtième jour de grève générale.

Belle pantalonnade : après Forces vives, Ratsiraka cède sur toute la ligne ; et l'archange Gabriel-France plane au cul de cet embarras et le partage : il faut Ratsiraka et Forces vives pour intimider et freiner cette grève et insurrection qui pousse et attaque. Mais narrateur a d'autres intérêts. Sans toucher gouvernement français, qui semble prendre les affaires en main, il soutient avec un volume désobligeant (mais il y est contraint pour couvrir les cris de foule) la seule revendication de foule que Forces vives essaie de faire sienne : le renversement de Ratsiraka. Dans ce but, Ratsiraka (qui par ailleurs est une grosse salope, qu'on se le dise) est calomnié et diabolisé. Car depuis début juin, il ne fait que défendre sa peau et celle de l'Etat.

Revenons à l'action : 30 juillet, nouvelle émeute à Toamasina (4 ? morts), 1er août, émeute à Fenoarivo Atsinanana, l'état d'urgence est prorogé. Kung-fu fait respecter le couvre-feu dans la capitale, afin que le mouvement reste pacifique ! Le pacifisme, d'ailleurs, est devenu l'obsession des agents de l'idéologie, au point qu'ils l'élèvent au rang d'originalité suprême. Un certain Rabenoro, des « Forces vives », va même jusqu'à en affabuler, par l'intermédiaire de narrateur ('le Monde', 28 juillet), un modèle de transition démocratique construit sur la tradition ! Lorsque la peur se dissimule sous le masque de la sérénité, Falstaff trouve ses héritiers. Le dégoût le dispute au burlesque lorsque, courbés par l'arrivisme et bottés par la rue, ces guignols composent leur langue de bois de demain. Mais en attendant, ils ne sont plus écoutés. Le 7 août, l'assemblée générale permanente pousse maintenant vers les ambassades. Qu'on imagine la scène : quelque 100 000 manifestants viennent interpeller tour à tour les dignes serviteurs des gouvernements français, américain, indien, indonésien, et de l'ONU ! Panique à bord ! Trop c'est trop ! Gageons que devant une telle menace, le ton du meneur de jeu des ennemis de l'improvisation, gouvernement français, a gagné plusieurs octaves, et a demandé d'en finir rapidement maintenant. Et rapidement, la situation va changer.

Le 8, Ratsiraka nomme Razanamasy premier ministre. Ce maire de la capitale est proche de Forces vives, mais l'opposition n'a pas été consultée. Le 10 août, 400 000 personnes attaquent le palais de Iavohola, la villa Somalia malgache, c'est-à-dire le bunker de Ratsiraka. Les sbires du président tirent dans foule : de 40 à 150 morts. Il y a 10 autres tués, plus probablement dans une émeute que dans l'attaque d'un commando, comme le soutient Forces vives, à Matajanga.

Aussitôt, narrateur accuse le dictateur d'avoir perpétré un massacre. C'est évidemment faux. Foule a conduit une offensive, et nous ne la laisserons pas diffamer en innocente masse de veaux sur laquelle on tire pour des motifs politiques. Ratsiraka, devant cette insurrection, s'est défendu pour son existence même, celles de l'Etat, de l'opposition, et pour transférer la peur des ambassades occidentales sur ceux qui avaient fait cette peur. En tant que proconsul de France, il a probablement agi avec l'accord, sinon sur l'ordre de ses supérieurs. C'est le contraire qu'il faut prouver, s'il faut prouver, puisque, jusqu'aujourd'hui, Ratsiraka est toujours là, et gouvernement français ne se plaint pas de lui. Ce gouvernement semble même avoir demandé de la retenue à narrateur, puisque narrateur s'est retenu depuis : la quantité d'informations du dossier BE consacré à cette insurrection est un peu moins du tiers pour les cinquante jours qui ont suivi le 10 août que pour les soixante qui y ont abouti. Une fois son jouet, le pacifisme, cassé, narrateur s'est cassé à son tour. Et, beau public, qui suivait déjà ce mouvement en te demandant si tes pantoufles n'étaient pas trop serrées, c'est à ce moment que tu as donc quitté ce spectacle, que, somme toute, tu as bien compris : les dictateurs sont méchants, même quand ils se font élire démocratiquement, les démocrates sont gentils, même quand ils veulent renverser dans la rue un président élu démocratiquement, les Malgaches sont des veaux, et ces pantoufles sont vraiment trop étroites !

C'est donc à huis clos, en lumière tamisée et avec un volume sonore inférieur à celui du supermarché voisin que le mouvement de foule malgache a été suspendu, après le grand mélodrame du grand « massacre ». Le premier effet de la défaite militaire du 10 août, après l'indignation tapageuse et le départ boudeur de narrateur, semble avoir été le repli de foule vers la place du 13-Mai. Mais elle y tient toujours assemblée. Le 19 août, Forces vives est obligé de « destituer » Ratsiraka, qui, le même jour, est obligé de proroger l'état d'urgence, que Forces vives est maintenant obligé d'assurer tout seul : c'est qu'il faut se méfier des provocations ; et ce n'est pas par hasard si le meilleur de Forces vives a servi le régime stalinien. Ce n'est donc que le 26 que Razanamasy arrive à former un gouvernement, et ce même 26, Forces vives est contraint de réaffirmer que Madagascar est en « grève totale », en y appelant. Zafy, sous la vive impression de force de foule, toujours aussi nombreuse, qui hue le nouveau gouvernement (Forces vives y a placé deux ministres soit pour tester la « lassitude » soit pour assurer ses arrières), annonce qu'il ira jusqu'au bout, c'est-à-dire le départ de Ratsiraka. Zafy est donc un menteur.

A nouveau 300 000 manifestants rient à l'expiration de l'ultimatum du gouvernement contre les grévistes de la fonction publique, le 4 septembre. Et là, narrateur boude probablement au point de se mettre en grève aussi, car, à part quelques Forces viveries, aucune information sur Madagascar pendant un plein mois ! Enfin, le 25 octobre, le travail reprend à Antananarivo, non sans une dernière émeute à Antsiranana le 23.

La révolution iranienne, qui est la mesure de toute révolte de notre temps, n'a jamais été approchée d'aussi près sur deux de ses éléments caractéristiques : une foule immense (Antananarivo compte moins de 1,5 millions d'habitants, et 100 000 manifestants s'y sont réunis au moins vingt et une fois pendant juin, juillet, août, avec un maximum estimé à 400 000) et la grève générale la plus longue depuis celle d'Iran (du 6 juillet au 25 octobre). Cette foule, présentée comme naïve et indolente, où probablement, comme en Iran, les loups étaient prisonniers au milieu des moutons, semble après coup avoir eu pour principale activité la critique en actes du travail. Ceux que l'apocalypse économique alarme constateront à cette occasion qu'une grève totale de cent dix jours n'a pas fait s'enfoncer Madagascar dans l'océan Indien, n'a pas affamé les grévistes, n'a pas ruiné l'Etat, et n'a même pas fait remplacer le chef de cet Etat, remplacement qui était l'unique prétexte motivant ce refus de la soumission qu'est le travail. L'autre conclusion est que les insurgés de Madagascar n'ont pas su s'organiser, ce qui leur a coûté la victoire au 10 août, et surtout ne leur a pas permis de critiquer Forces vives. Cent quatre-vingt-dix-neuf ans après, voilà donc un 10 août qui fortifie le roi, l'Etat français, et le roitelet, l'Etat malgache. Mais de toute évidence, un mouvement aussi puissant n'est pas mort. Aucune de ses causes, en effet, n'a disparu (et peut-être le tabou de la violence a-t-il eu pour conséquence bénéfique d'éviter une féroce répression subséquente, comme celle d'Irak ; entre Madagascar et l'Irak, d'ailleurs, on notera comme l'idée du sang fait aujourd'hui détaler l'information occidentale).

Nous ne saurions dire si le hain-teny a disparu. Un conseil d'amis : prenez vos pantoufles à votre cou et allez vérifier.

b) Comédie dramatique en Algérie

La comédie dramatique est le genre du cinéma. Cette locution contradictoire ne s'utilise que dans cette industrie. Elle y signifie : intrigue joyeuse, dénouement triste. Mais ce que le cinéma appelle joyeux est souvent triste à bâiller, et ce qu'il appelle triste ou dramatique est souvent fort joyeux : tout dépend du point de vue. Par ailleurs, comédie et drame sont évidemment des contraires qui s'excluent, puisqu'ils tiennent cette appellation de leur fin, qui ne peut pas être à la fois l'une et le contraire. Sauf au cinéma, justement, qui est le spectacle qui unit les contraires, sans les dépasser, mais en les figeant.

Le film de l'insurrection en Algérie est joyeux dans son déroulement, et dramatique dans son dénouement. Mais du point de vue de l'insurrection qui embrase en même temps le film, le projecteur et le projectionniste, le contraire devient vrai : le dénouement devient le déroulement, dramatique, et le dénouement du dénouement est joyeux, parce qu'il est à venir. Comme pour Madagascar, la fin de ce film n'est que la fin d'un spectacle, la vie, elle, en rit.

Flash-back au départ : lorsqu'on parle de l'Algérie d'aujourd'hui, on ne dit pas Octobre 88 (comme Mai 68), on dit Octobre tout court, comme pour 1917. L'insurrection d'octobre 1988 nous ferait même oublier les lézardes qui l'avaient annoncée, l'émeute de Tizi Ouzou en 1980, celle de Constantine en 1986. L'Etat algérien, qui était une citadelle immonde, a vu, lors de ce fulgurant assaut d'une jeunesse née ce jour-là, s'effondrer un mur entier du béton mal fini de son rempart : autorité, respect, silence et peur le composaient. Et depuis les 300 à 500 morts de ces journées de brèche, l'Etat algérien, sur l'écran, court comme un imam ivre qui s'est juré de rattraper la championne du monde du mille cinq cents mètres. Il tombe, se relève, jure, retombe à genoux, prie, lèche la poussière, se relève, court, frappe autour de lui, s'arrête, revient, marmonne, gronde, éructe, et repart en courant, aiguillonné par la peur, trahi par le replay ralenti de son passé stalinien, et saignant des pierres que les gamins irrévérencieux lui jettent à la palestinienne en le traitant de chien.

Sur cette scène, générique : la vermine bureaucrate du FLN se débande en accélérant les excès qui la rendent haïssable. Elle puise à mille et une mains dans le trésor d'Ali Baba, tout est à vendre, même ce maigre corps lui-même. Moins chanceux arrivent au petit trot ceux nés trop tard ou exilés trop tôt pour connaître la combinaison du coffre. On reconnaît le FIS, qui était le premier dans les basques des émeutiers d'Octobre pour les ralentir, qui a donc été aussitôt légalisé, et qui a emporté presque toutes les mairies d'Algérie aux élections municipales de juin 1990. Arrive derrière l'information occidentale, qui essaie d'imposer, comme partout dans le monde, son parti et son candidat, le FFS et la grande limace « historique » Aït-Ahmed. Cet effort trouvera sa première expression dans les grandes manifestations de la fin de 1990, où les trois grands partis étatistes (FLN, FIS, FFS) font défiler les leurs, de peur qu'ils ne défilent sans eux, qui alors devraient se défiler ; et l'information occidentale (qui la démentirait ?) y triche largement pour son favori, qui l'emporte avec 500 000 manifestants, à l'en croire. Enfin le parti des émeutiers d'Octobre s'est manifesté dans une chaîne ininterrompue de petites émeutes dont voici la liste : El Milia, 24 mars et 10 avril, Souk Ahras, 10 mai, Aïn Benyan, 26 juillet, Mourad Diddouche, 10 septembre, et Alger, 3 décembre 1989 ; Chréa, 4 avril, Tissemsilt, 2 mai, Tébessa, 13 octobre, Tenes, 23 octobre, Hammam Righa, 12 novembre 1990 et Thenia, 1er mars 1991. C'est l'onde de choc de la conscience d'Octobre qui inonde les quartiers et petites villes d'Algérie par escarmouches interposées. La première digue de l'Etat a sauté, l'irrigation de l'irrespect a duré deux ans et demi, le deuxième assaut se forme, en largeur, en profondeur.

Un insert du documentaire de la révolution iranienne sera révélateur, ici. La récupération islamique a la même fonction en Algérie qu'en Iran. D'abord, c'est elle qui suit le mouvement, et non l'inverse. Son discours et sa véhémence, sa popularité et sa sinuosité, son pacifisme et sa ferveur sont gradués en fonction de la radicalité exprimée dans la rue, et non l'inverse. Ensuite, elle essaie d'imposer aux insurgés, par la persuasion d'un savoir millénaire perdu dans la corruption du FLN, les raisons de leur insurrection. Cette jeunesse est comme l'enfant qui découvre le monde quand il apprend à marcher : une fontaine de questions. Jamais l'enfant n'examine la justesse de la raison si elle est opposée à l'interdit de la question. De l'islam, les récupérateurs du FIS distribuent l'aumône des réponses, du catéchisme économique, le FLN puise l'interdit même de demander. En Algérie, plus proche de l'Europe, centre de triage mondial de l'information, la distinction entre récupérateurs et émeutiers s'est mieux faite que pour l'Iran. Ainsi, sur certaines séquences, les arrêts sur image ont permis de constater que les islamistes portent la barbe alors que les insurgés sont encore imberbes, et que les islamistes votent alors que les insurgés n'ont pas encore l'âge légal pour se soumettre à cette bassesse. Ceux qui, ici, ont poussé le raisonnement hors de l'innocence se sont demandé : qui a voté pour le FIS, si ce ne sont pas les insurgés, les émeutiers ? Eh bien, ce sont ceux qui ont peur de l'insurrection, comme en Iran : paysans, bazaris, fonctionnaires, et la moitié des ouvriers qui soutient ce monde. Si la révolution en Iran nous permet de comprendre l'insurrection en Algérie, l'insurrection en Algérie nous permet de comprendre la révolution en Iran. Espérons que l'obscurantisme antireligieux de l'athéisme européen n'enterrera pas l'insurrection en Algérie comme la révolution en Iran, sous son arrogante incapacité à critiquer la religion en la dénigrant. Pour critiquer la religion, il faut la regarder en face, dans sa modernité, et non en faisant le dégoûté devant son archaïsme. La critique de la religion commence dans la critique de l'économie. C'est le préalable à toute critique.

Le 25 mai 1991 commence une grève générale à l'appel du FIS : que le président Chadli, qui n'a pas été élu « démocratiquement », démissionne, et que les circonscriptions électorales, qui viennent d'être définies pour les élections de juin, soient modifiées (elles avantagent caricaturalement le FLN) ! Mais le FIS est d'abord un parti de récupérateurs modernes, défenseurs de l'Etat et du Droit, et sa grève générale a d'autres buts que ceux annoncés. Une grève, d'ailleurs, ne paraît pas le moyen idoine pour discuter des modalités électorales. Il s'agit de devancer, voire de rattraper une grève sauvage, de lui donner une raison. Déjà l'UGTA, le syndicat stalinien, avait été obligé de lancer une grève générale en mars.

Des manifestations de militants islamistes accompagnent cette grève. Dans leur tenue traditionnelle, ils occupent, pacifiquement, les principales places d'Alger, avec l'accord des autorités. La police, fort nerveuse, s'en prend à ses cortèges, à moins que ce ne soit à la foule informe qui les accompagne, à moins que ce ne soit cette foule informe qui en profite pour s'en prendre à la police. Cette situation de qui-vive indécis, où récupérateurs et policiers tiennent la rue, dure huit jours, au bout desquels, peu à peu, une colère plus jeune et plus sincère s'extrait de cette mise en scène préventive. Il semble que, comme la grève paraissait inévitable avant le 25 mai, l'insurrection est devenue inévitable avant le 2 juin. Dans les deux cas, Etat et FIS ont essayé de disperser la menace par l'écran de fumée de leur différend spectaculaire, et dans les deux cas, ils semblent l'avoir attisée.

L'information occidentale, appuyée sur l'unanimité anti-islamique de son public crédule, a beaucoup contribué à ce manichéisme de façade. Pour l'information occidentale, l'islam est le mal absolu. Pourquoi ? Parce que le voile cache-sexe a le droit, en Europe, de s'arrêter juste en dessous des fesses alors que l'islam exige que pour les femmes il remonte jusqu'au nez. La longueur du chiffon de l'interdit, voilà l'argument qui fait que l'islam est un cheïtane pire que le stalinisme. L'information occidentale, forte pour une fois de l'appui de l'ensemble de son lectorat, a donc pu diffamer le FIS, sans mesure ni précaution. D'abord, elle a dissimulé combien tous les partis et en particulier les chefs du FLN et du FFS ont toujours cultivé l'islam ; elle a prétendu que la grève du FIS était un échec, elle qui avait fait de celle de l'UGTA un succès (alors que c'est exactement l'inverse : mais lorsque les staliniens font grève, elle va demander à ces staliniens si la grève marche ; et lorsque ce sont les islamistes, elle demande encore aux staliniens) ; elle a travesti que partout et toujours la consigne du FIS était le pacifisme (exemple : « Tout en lançant des appels au calme », les chefs du FIS « ne verraient pas d'un mauvais œil quelques “martyrs” »). Cette malveillance sans frein s'étend aux militants du FIS, qui veulent naïvement refaire Tian'anmen en occupant la place du 1er-Mai : l'information parle ici d'« armée en campagne », mensonge que n'aurait pas renié un Li Peng.

C'est une situation comparable à celle de Madagascar, du point de vue du spectacle : une opposition appelle à la grève et à manifester, pacifiquement, pour que tombe un dictateur ex-stalinien. La seule différence est qu'à Madagascar il a été élu « démocratiquement » et en Algérie, non. Mais à Madagascar, la contestation tardive du scrutin dans l'illégalité de la rue est applaudie comme étant la démocratie même, alors qu'en Algérie, cette même contestation devient pour l'information occidentale une sorte de terrorisme contre la démocratie. Cette comparaison, où la contradiction est si flagrante, indique bien la dérive du concept de démocratie ces derniers mois. Il ne correspond plus à des critères de fonctionnement précis, il est devenu l'expression d'une prise de parti. Lorsque les staliniens régnaient, ils utilisaient le terme « démocratie », mais dans un sens différent que dans l'Occident libéral, et dans un sens encore différent que celui qui implique la révocabilité. Le pseudo-débat entre les deux premiers les forçait à beaucoup de scrupules dans la vérification de ce à quoi ils donnaient ce nom. Dans la comparaison Madagascar-Algérie, cette rigueur a disparu. Démocratie devient de plus en plus un slogan irrationnel. En conséquence, de plus en plus d'ennemis de cette société ont abandonné ce concept, devenu répugnant, à leurs ennemis. Nous pensons que certains concepts doivent être abandonnés à l'ennemi (« camarade », par exemple), mais démocratie, non. D'autres mots vont bientôt suivre cette dérive.

Fondu enchaîné : du 2 au 6 juin 1991, les rues d'Alger se sont octobrisées. Le souffle chaud de la jeunesse qui ne possède rien, sauf l'avenir, a donné quelques grands frissons, quelques grandes soirées. Poussant le Fisible de l'Etat algérien devant soi comme un bouclier, elle était vraiment à la conscience près de tout faire sauter. Attaques de commissariats, barricades, crachats de haine et vigoureuses offensives contre la police s'étendent, le 5 et le 6, à Souk Ahras, Tlemcen et Guelma. Il a seulement manqué le pillage, mais essentiellement parce que manquait de quoi piller. FIS et Etat, qui ont failli, sont tout de suite d'accord. L'Etat démissionne son premier ministre, Hamrouche, la sale babouche ; à la prière de vendredi 7, affolé, le FIS démissionne sa grève ; et, en accord avec le nouveau premier ministre, Ghozali, annonce le report des élections. Ces résultats peuvent faire penser que le FIS a gagné, mais en vérité, les récupérateurs ont échoué. Armée et couvre-feu, la véritable extrémité et l'extrémisme véritable de l'Etat algérien ont été contraints de revenir en première ligne. Il y a 50 morts sur le carreau, des étoiles dans les yeux et la consternation de l'information occidentale vire à la discrétion lorsque commencent les arrestations par centaines et les licenciements par milliers. Car là, ce n'est pas le FIS qui est visé, sauf dans cette petite partie de sa base, un peu dure de la feuille, qui n'a pas entendu les appels au calme et à la continence quand le plaisir giclait dans les rues d'Alger.

Toutes les manœuvres depuis Octobre n'ont donc servi qu'à renforcer la créativité sans emploi qui sous-titre notre temps. Le rythme n'est pas le même qu'en Iran, où les vagues étaient plus prévisibles, plus rapprochées jusqu'à devenir avalanche. C'est ce que le néo-islam algérien n'a pas maîtrisé : façonné pour récupérer Octobre, il s'est endormi pendant les périodes léthargiques, en essayant d'enrôler ceux qui faisaient cette léthargie. Et lorsque juin rejoint Octobre, se mettre à la tête de ceux qui rompent cette léthargie le met en contradiction. L'information occidentale, prisonnière de son parti pris intolérant, a renforcé le malentendu en agglomérant au FIS les vieillards des campagnes et les enfants des banlieues, que le FIS divise au point d'éclater. Cette information, engagée dans son indignation idéologique, est maintenant obligée de présenter les émeutiers comme les FIS du diable, le coup d'Etat militaire (le FLN est viré du gouvernement) comme le sauvetage de la démocratie, les centaines d'arrestations comme la justice de la démocratie, et les milliers de licenciements comme la morale de l'économie. Car ne perdons jamais de vue l'essentiel. L'essentiel, c'est la liberté. Et la liberté, c'est un cache-sexe court, rien d'autre.

Si vous trouvez un peu longue cette comédie dramatique, pensez à autrui : c'est encore pire pour toute la pourriture de l'Etat algérien, du FLN au FIS, en passant par le vertueux effet-fesses, ainsi appelé pour désigner la longueur du tchador que son arrivisme aimerait autoriser. Car, dans les jours qui ont suivi l'explosion, leurs sources d'information, qui sont les nôtres, 'Libération', 'le Monde' et 'Algérie Actualités', ne leur permettent pas de savoir si le grisou rôde encore dans les cœurs et les cervelles allumés des casseurs qui ont échappé à la rafle. C'est ce que sondent de concert compère Armée populaire nationale et compère FIS, en suspendant le couvre-feu pendant la fête du sacrifice (voilà du bon gros comique !), du 21 au 24 juin. Rien ne se passe, apparemment. Mais le 24 au soir, lorsque l'armée vient réoccuper les rues d'Alger, elle déclenche la colère. Ce n'est plus une colère joyeuse, comme au début du mois, c'est plutôt une colère butée, déterminée à ne plus céder le pavé. Et cette détermination est bien plus terrifiante encore que cette colère.

L'information a prétendu que cette vague insurrectionnelle a eu pour cause le remplacement des formules sur les frontons des mairies du FIS, où était inscrit depuis 1990 « Commune islamique » ou « Par Dieu et pour Dieu », par la vieille devise creuse des staliniens « Par le peuple et pour le peuple ». Mais nous ne croyons même pas cela. Le retour de l'armée et du couvre-feu (singulière mesure, s'il ne s'était rien passé depuis le 21 !) était une injure bien plus grande que ce ballet de bouts de phrases démagogiques, qui d'ailleurs veulent dire la même chose : par la police et pour la police. Et dans la suite, on a oublié de savoir laquelle des devises est finalement restée accrochée, comme on avait oublié de signaler que plus il y avait de la chair, plus le FIS s'était gardé de cultiver le martyre, contrairement au néo-islam iranien.

Ce sont donc cette fois neuf jours consécutifs dans au moins douze villes qui ont pu donner une interprétation sentie de ce qu'était pour le peuple et par le peuple, si peuple il y a. Mais les émeutiers d'Alger ne parlent pas de peuple, ne parlent pas de Dieu, tout simplement parce qu'ils ne parlent pas. Par contre, ils s'en prennent aux informateurs, qui parlent à leur place, comme déjà partout dans les banlieues d'Occident. Aussi leur furieuse obstination n'accompagne d'aucun dialogue ses images iraniennes : tout le monde sur les toits et les terrasses, « Allah Akbar », youyous des femmes, concerts de casseroles, puis coups de feu qui partent des toits et auxquels ripostent les soldats, bien blêmes, qui patrouillent dans les rues. Dans d'autres quartiers, on sort à l'heure du couvre-feu, par défi et parce que la chaleur rend insupportable l'entassement dans les maisons surpeuplées, et on se bat jusqu'à 4 heures, avant de se retirer dormir en même temps que la nuit. Le 29, l'armée reconnaît focaliser la haine au point de craindre maintenant les désertions. Elle se retire, les combats redoublent. Le 30, Madani et Benhadj, les chefs du FIS, qui semblent avoir cru à une récupération armée (effectivement, pendant l'insurrection, le FIS ne sert à rien), sont arrêtés. L'insurrection continue. Il faut le rappeler, parce que l'information occidentale, dans son amalgame insurrection-FIS, a communiqué l'impression que c'était là le coup fatal, selon la vieille image d'Epinal, les insurgés perdent leurs chefs, ils sont désorientés. Il y a eu encore deux jours de soulèvement ponctués de 5 000 arrestations d'anonymes repérés pendant les affrontements par la police militaire, ce qui semble enfin épuiser le mouvement. Six camps de concentration sont établis pour parquer ces forces vives en contrechamp de la victoire de la démocratie. Cette deuxième vague, plus haute que celle de début juin, et plus haute qu'Octobre, a fait 250 morts. Et autant Octobre est la référence universelle de l'Algérie, autant, depuis, juin en est le tabou.

Sensiblement dégrisé, notre imam étatiste du générique grimace d'angoisse. Depuis, le prêche du vendredi est la grande épreuve. L'Etat ne peut y interdire le rassemblement. Et l'imam qui commande la prière ne peut pas trop modérer ses propos. Cette situation, et le refus de la défaite, ont conduit à l'émeute du 12 juillet à Alger. Evidemment, la prière publique amasse qui veut être là, dans la rue. La répression et la récupération, en Algérie, savent depuis le 12 juillet que malgré autant de morts et d'arrestations, juin n'est pas éradiqué. Il est simplement suspendu, comme l'était Octobre jusqu'à juin. Voilà pourquoi juin est tabou. La prochaine vague menace d'être haute.

Aussitôt après cette dramatique fin, la comédie reprend ses droits. L'information occidentale, qui n'ose plus descendre dans les rues d'Alger reprend en accéléré le muet dialogue entre Laurel-FIS et Etat-Hardy. En effet, pourquoi l'armée n'a-t-elle pas laissé le FIS s'user en première ligne ? Probablement parce que la hiérarchie militaire est elle-même trop corrompue. Le FIS au gouvernement serait obligé de jeter en pâture à la justice capitale les plus compromis du FLN et de l'armée. Et puis, face aux pauvres, il vaut mieux accuser le FIS de ce qu'ils ont fait, il vaut mieux que cette opposition paraisse radicale et que le mouvement de la rue disparaisse derrière. Ghozali, l'arriviste gérant du coup d'Etat, assure au régime militaire le soutien occidental, en vendant son pétrole, la marchandise fétiche des économistes au pouvoir en Occident. Les Etats occidentaux, kif-kif, contre le pétrole soutiennent la « démocratie » du coup d'Etat militaire. Il leur suffit pour cela de ne pas contredire la presse occidentale.

Cette dictature militaire va donc aux élections. Mais si elle avait lu les précédents bulletins de la BE, elle saurait, à l'exemple de la Roumanie, que l'information occidentale n'est pas le reflet de l'opinion, quelque impression qu'elle en donne. Cette information a fait de ces législatives plusieurs fois reportées un match à trois (FIS-FLN-FFS) serré, malgré sa nette propagande pour effet-fesses. Quoique ses chefs sont en retrait sous les verrous, quoique sa direction intérimaire semble divisée et muselée, quoique le plus turbulent de sa base est soustrait à la liberté civique, le FIS, lors du premier tour des élections du 26 décembre, rafle déjà la majorité absolue des sièges. Les caciques de l'armée, en admettant par le coup d'Etat l'impossibilité de compter sur les récupérateurs du FIS, les ont au contraire renforcés en tant que récupérateurs. Le FIS est martyr en entier, et les corrompus qui se sont maintenus sont désavoués dans la même proportion qu'ils sont soutenus par l'information et les Etats occidentaux. Quelle bonne grosse bouffonnerie imprévue ! Le générique de fin se termine sur le plan fixe de Ghozali, son infâme nœud papillon à pois de travers, le sourire fixe, le regard fixe.

c) Drame en Haïti

Le mouvement qui bouscule et ridiculise l'Etat est très comparable en Algérie et en Haïti. Sauf que dans ce dernier Etat, il faut remonter un peu plus dans le temps, les phases de l'ingouvernabilité s'y succédant avec plus d'apparents retournements qu'en Algérie. Mais la rébellion ouverte contre Etat, marchandise et information démo-dominante est exactement la même.

C'est le 7 février 1986 qu'a lieu l'Octobre haïtien. Ses prémices, les lézardes de l'Etat de « Baby Doc » Duvalier, ont commencé à se manifester, de manière moderne, dans les émeutes de Gonaïves et de Cap-Haïtien, en mai 1984. Puis de décembre 1985 à février 1986, c'est l'insurrection victorieuse qui chasse le dictateur en exil, en France. Un général Namphy dirige ensuite un gouvernement provisoire. Les jours, puis les semaines, et les mois qui ont suivi cette liesse (le « déchoucage » – lynchage – des « tontons macoutes » – ex-milice privée du dictateur – y a été présence immédiate de la vengeance), les plus gueux des gueux, ceux d'Haïti, ont désappris l'obéissance nécessaire à la prospérité de l'Etat.

Certes, Haïti n'est qu'une île (en fait, une moitié d'île, puisque l'île d'Hispaniola est partagée entre Haïti francophone à l'ouest et la République dominicaine, hispanisante, et à peine moins bouillante, à l'est), mais Cuba et la Jamaïque sont à moins de deux cents kilomètres, et le Venezuela et la Floride à moins de mille. A New York et à Miami vivent un dixième des Haïtiens de nationalité. Aussi, Haïti, contrairement à Madagascar et à la Réunion, menace à tout moment d'entraîner dans son explosion toutes les Caraïbes. Et les ennemis des gueux se demandent comment transformer cette semi-insularité en insularité réunionnaise.

Aussi, ce n'est peut-être ni un hasard, ni une homosexualité exagérément répandue, ni une massive propension à l'héroïne et aux seringues mal désinfectées qui ont fait de ces révoltés festifs les premiers largement infestés par le sida. Comme les émeutiers en général, ceux d'Haïti donnent la chair de poule à la démo-police, surtout si elle pense bien. Les chiffres et le folklore les habillent d'horreur : 80 % d'analphabètes, 75 % de chômeurs, 40 % de moins de quinze ans, le vaudou et les combats de coq font exagérer de trouille la première salope venue (le photographe Toni Belizaire), non sans un certain humour involontaire : « Ici, les gens sont analphabètes ; c'est difficile pour eux de trouver leur candidat sur le bulletin de vote. Beaucoup ne savent même pas distinguer les couleurs ni reconnaître quelqu'un sur une photo. » Jamais ces gueux-là ne réagissent selon les manipulations nécessaires à l'arrivisme. Radicalement lymphatiques, puis destructeurs sans limites, ils combattent sur une ligne de temps et d'idée que personne ne connaît, naïfs et affamés, puis subversifs et endiablés, comme le français un peu ridicule qui est leur patois, le créole.

Et qu'ils n'arrivent pas à reconnaître les couleurs et à différencier les photos, quand il s'agit d'élections, prouve seulement que la Bibliothèque des Emeutes, qui est presque arrivé à ce mépris des démo-rites, n'a pas encore tout à fait atteint leur haut degré de civilisation : les élections à la Constituante de 1987 ont réuni le score admirable de plus de 95 % d'abstentions, et Manigat, intronisé président le 7 février 1988, l'est à l'issue d'une élection par moins de 10 % de votants. Ce légalisateur du vaudou sera d'ailleurs renversé par le même général Namphy qui l'a précédé, à l'issue d'un coup d'Etat qui abolit la Constitution et dissout le Parlement, le 19 juin de la même année.

La vérité de ce coup d'Etat n'est pas macoute, d'ambition personnelle, ou de rapine collective. Elle est dans la licence sans bornes que manifestent, avec une arrogance croissante, les gueux haïtiens. Sa vérité, c'est juin 1991 en Algérie. Un Etat à la dérive d'une tempête qui grandit, comme si la vieille Ile aux pirates était soudain une barque poussée par un raz-de-marée, que quelques esclaves, en train de fêter une orgie de rhum et de ganja dans les soutes, essaient de torpiller par le fond, juste pour le plaisir de faire gicler. Et, assurément, nous pouvons garantir que ce plaisir vaut bien, même s'il n'est que cela, tous ceux que nous proposent les vieux marins qui se remplacent à la barre comme des coqs de combat que d'imbéciles paris ont excités et terrorisés. Au suivant : Prosper Avril, coup d'Etat, remplace Namphy le 17 septembre 1988 : le tout, sur le versant de la famine, s'arrose du sang des massacres, fort sud-africains dans leur conception (c'est que la vengeance engendre la vengeance, en Macoutie), et des émeutes, assez mondiales dans leur essence (c'est que, pourquoi rester calme quand les méninges vous brûlent de désir).

Partout où l'information dominante domine, vous ne pourrez pas lire que c'est une insurrection qui a fait tomber le général Avril du 5 au 12 mars 1990 ; vous lirez au contraire que cette chute est due à la vertueuse protestation des démocrates de métier, qui sont vraiment mécontents. Ils ont raison. La nouvelle dictature n'a nullement ramené dans leur passivité bestiale, perdue sous l'ancienne, nos analphabètes ; il est temps de réessayer une démo-bilisation électorale. Américains et Français, donneurs d'argent et d'armes, sans oublier les leçons, opinent vigoureusement du poing, de bas en haut, ce qui est presque homonyme et tout à fait synonyme de Bazin en haut, Bazin n'étant pas le putride Hervé, mais le putride Marc, numéro un haïtien des politiciens présentables en ces fins de sandinisme. Après le soulèvement du 5, l'opposition appelle au soulèvement. Avril s'enfuit comme Duvalier. Une Ertha Pascal Trouillot est nommée présidente provisoire. La suite du soulèvement est étouffée dans la calomnie (attaques de brigands) et dans l'occultation. Elle dure jusqu'au 20, 22, 23 mars et est suivie par au moins une émeute, à Cabaret le 19 avril, et ce n'est pas du café-théâtre, puisqu'il y a au moins 1 mort à la suite de cette protestation contre les factures d'électricité alors qu'il y a pénurie d'électricité.

Mais la récupération n'est pas une plaisanterie, et en Haïti elle n'est plus si simple, parce que les molles bazineries ont déjà échoué. Et l'arrivisme n'est pas une science exacte, pas même à moins de mille kilomètres des côtes de la patrie du marketing politique. Aussi, l'arrivée inopinée du père Aristide à la candidature présidentielle a été à la fois une surprise et une nécessité. Ce Savonarole tiers-mondiste, théologien de la libération, c'est-à-dire curé marxiste, petit crapaud venimeux et luisant, illuminé et mégalomane, détonait certainement par rapport à ses concurrents à la physionomie de seconds rôles de feuilletons télévisés américains, grisonnants et plutôt hippopotames dans la prestance. « Titid », comme l'appelle affectueusement la rue-gueuse populace qu'il entame de fourvoyer par des sermons lavalassiens (de « lavalas », le torrent en créole, nom qu'il donne à son mouvement), approuve la violence et prétend haïr la bourgeoisie, bref, ressemble le mieux à ces humeurs sautillantes qu'il est donc, selon Mme Mitterrand, le plus à même d'éteindre. Et voilà un « héros des bidonvilles » comme il nous en manquait !

Aussitôt élu, en décembre 1990 (l'information est très discrète sur le taux de participation qui a permis l'arrivée de son favori), cet illuminé se fait sagement son petit trou. D'abord, le « libérateur des pauvres », qui doit être intronisé à la date mythique du 7 février, les libère discrètement de sa présence, dès le coup d'Etat suivant. L'ancien macoute Lafontant s'empare de l'Etat entre le 6 janvier 1991 au soir et le 7 au matin. Mais le soulèvement de Port-au-Prince retourne l'armée, qui avait d'abord soutenu le coup, ce qui n'empêche pas policiers et soldats de devoir lutter avec acharnement le 8, pour limiter le soulèvement, notamment contre les insurgés de Cap-Haïtien, et pour faire cesser une nouvelle vague de déchoucage. Quelques macoutes et artistes engagés ont fait connaissance intime avec le Père Lebrun (c'est ainsi qu'on appelle le supplice du pneu enflammé autour du cou, pratiqué également dans les townships d'Afrique du Sud, où il est appelé supplice du collier – « necklace »). Cathédrale et nonciature, réduites à un petit tas de cendres, ont fait connaissance intime avec la religiosité des gueux qui passent pour avoir élu Aristide. Le 9 seulement, ce curé se manifeste par un appel au calme. Il était temps. Ses « partisans », laissant libre cours à leurs réflexions antireligieuses, c'est-à-dire antiéconomistes, avaient même, dans le mépris du PNB le plus bas d'Amérique, le leur, « brûlé une mallette remplie de liasses de dollars », lors d'un pillage qui établit donc leur QI en proportion inverse de leur PNB. Il y eut 74 morts.

A la fin de janvier, le 27, le prétexte pour commettre ces actes impardonnables est encore plus ténu : une rumeur de coup d'Etat. Cette fois, l'armée n'a plus à dissimuler de volte-face et reconnaît être responsable de plus de victimes que le déchoucage (11 à 6). Aristide, lui, part à Paris, le 28 au matin, faire la manche. Les 14, 15, 17 avril, les émeutes contre les prix, les bourgeois et les macoutes permettent une fête moins plate et pâle que celle de son intronisation, le 7 février. L'impatience de la diaspora aisée, des petits milieux des petites affaires et des Etats protecteurs grandit. C'est bien d'avoir un curé à la tête de l'Etat (tant que l'Etat n'est pas islamique), et c'est amusant que ce curé soit stalinien (tant qu'il est stalinien réformé, donc qu'il n'entrave pas le libéralisme) mais qu'en est-il de l'économie ? Il est dangereux de permettre des émeutes sans punir. La récupération de l'émeute, cette difficile discipline des années à venir, est tentée par ce bon père le 13 août, ses « sympathisants » ayant tenté d'empêcher, comme sous la Convention, un vote de défiance contre son premier ministre lavalassien, Préval. Mais il n'est pas à exclure que ce ne soit là que le récit après coup d'une émeute contre les députés, pour des raisons beaucoup moins politiques qu'humaines, et que donc la récupération ne soit que dans le récit.

Les techniques et les degrés du mysticisme sont, bien compris, les différentes étapes de la continence et de la sublimation sexuelle. Mais lorsque les exercices rigoureux nécessaires à la non-libération de la semence entrent en conflit avec les exercices non moins rigoureux du matérialisme dans l'idéologie et de la gestion de l'Etat, il faut avoir les capacités démesurées d'un Père Joseph pour que le système de canalisation interne n'éclate pas en une poussée cervicale incontrôlée, comme cela semble s'être produit pour le père Aristide. Ce vaillant extincteur semble en effet avoir pris feu, et plutôt que son froc, c'est sa lucidité qu'il a jetée aux orties. D'abord le voici en train d'embaucher les déserteurs de l'armée dont il est le chef dans une garde personnelle, ce qui, dans la patrie des « tontons macoutes », viole non seulement la plus récente Constitution, mais surtout six ans de déchoucage contre l'infamie d'une milice présidentielle. Puis, le 25 septembre, Aristide tient un discours, plus proche de celui de Picrochole que de celui de Savonarole, devant l'ONU à New York, à laquelle il propose « dix commandements démocratiques ». La pompe messianique du soliloque, et les applaudissements dithyrambique de la presse haïtienne, achèvent de convaincre notre héros qu'il en est un. Son discours du 27, à son retour à Port-au-Prince, prend donc le ton qu'il suppose à ses partisans rassemblés : antibourgeois et violemment « lavalassien ». Il est vrai qu'une maladresse d'interprétation a, par la suite, permis à ses adversaires de lui imputer l'apologie du Père Lebrun, là où il faisait l'apologie de la Constitution. Mais s'évadant dans l'éther des prophètes, il menace surtout d'avoir abdiqué les capacités de récupérateur avisé et rusé nécessaires à son poste. Aussi, il a indisposé l'armée, que sa milice relègue dans la peur d'une police politique, les affairistes et leurs alliés de tous les pays, les politiciens d'opposition, et tous ceux qui s'opposent à la dictature des militants lavalassiens. L'information occidentale, qui, depuis sa candidature à la présidence, a pris sans partage le parti du taré, quoique à distance, présuppose que parce qu'il les courtise les loqueteux lui sont acquis. Mais les souverains de cet Etat sont maintenant aguerris et habitués à ne plus s'identifier à l'Etat ; et les flatteries présidentielles, qui ont pour séduction l'arrivisme lavalassien, n'ont pas détourné beaucoup de loqueteux de leurs préoccupations et plaisirs : vaudou, combats de coq, orgie ; déchoucage, émeute, pillage.

Le coup d'Etat du 29 septembre n'a été raconté que dans la version d'Aristide : les vilains militaires du général Cédras chassent le gentil démocrate Titide, car ils sont pleins de convoitise et d'ambition, contrairement à lui. Ces protagonistes spectaculaires et hiérarchiques n'ont été que les substituts officiels des véritables acteurs. Car, tout d'abord, il y a eu une mutinerie. Ce sont des soldats sans officiers qui se sont révoltés contre l'Etat et la hiérarchie. Cette hiérarchie a appliqué exactement la même tactique qu'en janvier : elle a rallié sa base insurgée pour la freiner, la contenir. Car les soldats haïtiens ne sont pas moins gagnés par la licence que les civils. Ceux-ci, aux premières rumeurs de la mutinerie, sont descendus dans les rues, ont érigé leurs barricades, bref, préparaient la fête à laquelle depuis cinq ans ils ont abondamment prouvé avoir pris un goût croissant. Ce que nous ignorons, c'est pourquoi les insurgés civils et militaires n'ont pas sympathisé, et comment les officiers de l'armée ont réussi à retourner la rage des premiers contre celle des seconds (on notera qu'une mutinerie avait déjà eu lieu le 29 juillet, mais que Préval avait cédé aux revendications des soldats qui avaient arrêté leurs officiers, ce qu'il a refusé cette fois-ci). Ceci permet à l'information de rétablir son manichéisme traditionnel autour d'Aristide : une féroce soldatesque réprime, à la solde d'intérêts sordides, la valeureuse population prête à se sacrifier pour son président chéri. Mais dans chaque exaction narrée, les soldats sont les furieux, les officiers les retiennent par la persuasion et la démagogie. Et Cédras, qui a endossé la tête du coup, était considéré comme le plus « démocrate » et le moins corrompu des officiers supérieurs.

Aristide (quelques heures avant la mutinerie, le pasteur Sylvio Claude, démo-concurrent de Titide, est mort du Père Lebrun) se retrouve avec un pneu autour du cou, déféquant jusqu'à l'intervention d'un officier qui empêche qu'on gratte l'allumette. Dufour-le-fayot, ambassadeur de France, prend sous son aile le président tabassé et l'amène, sous les balles, à l'aéroport, d'où il s'envole vers Caracas. Dans la capitale, les combats durent deux jours, et probablement plusieurs nuits. Il y a environ 100 morts, mais la répression pendant octobre et novembre aurait fait multiplier ce bilan par quinze. Les soldats mutins commettent toutes les exactions qu'une grande fureur alliée à l'impunité peut générer. Les civils barricadiers, battus, fuient Port-au-Prince par dizaines de milliers.

Les Etats protecteurs semblent en concurrence : la France a fondé sa politique sur le fêlé ami de Mme Mitterrand, mais les Etats-Unis sont beaucoup plus directement préoccupés par la menace de la plèbe haïtienne : le 30 septembre, des « Haïtiens » de Miami descendent dans la rue « pour Aristide » et terminent leur réunion par un pillage de magasins et des affrontements avec la police, rien à voir avec « pour Aristide ». Et il s'avère rapidement que tous les politiciens, commerçants et autres démocrates respectés approuvent unanimement, sur des tons variés, la prise de l'Etat par l'armée, et l'exil d'Aristide, à l'exception bien sûr des cadres lavalassiens. A la dictature stalino-catho, que la milice présidentielle préfigurait, ils préfèrent, pour cause, une démocratie militaro-libérale.

Il semble que contre le long mouvement d'insubordination généralisé en Haïti la récupération radicale d'Aristide, soutenue par la France, a échoué au point de perdre la base de l'armée. Et la décision prise par les officiers autour de Cédras, poussés en première ligne, d'en finir pour de bon, serait celle des Etats-Unis. C'est probablement le sens des massacres et des fusillades des premiers jours d'octobre, si dissimulés dans l'information derrière le malheur spectaculaire d'Aristide. De la résistance à une solution si létale, avec mandat international, on ne sait évidemment rien. L'information occidentale, unilatérale et fanatique, a pris parti contre la solution américaine et pour la solution française. Ceci a conduit la France à s'obstiner dans son soutien jusqu'à l'expulsion de Dufour (à la mi-novembre), et forcé les Etats-Unis à condamner le coup. Mais cette condamnation de tous les Etats permet d'entamer l'étape répressive suivante : l'embargo alimentaire sur Haïti. Comme en Irak et comme en Somalie, la famine est utilisée pour détruire les révoltés, et d'ailleurs ne sert jamais à rien d'autre. Cette mesure extrême prouve à quel point le mouvement en Haïti est devenu redoutable à ses ennemis ; il prouve aussi, par la multiplication des embargos alimentaires, que le doute sur leurs effets n'existe plus pour ceux qui les décrètent.

Mais les pauvres d'Haïti ont commencé à déjouer l'embargo. En fuyant comme des boat people, ils ont pris le gouvernement américain dans sa contradiction : il ne peut plus renvoyer à cette dictature qu'il condamne ces miséreux qu'il affame, sans risquer de révolter son propre public, à un an des élections ! Aussi, entre la transformation de sa base cubaine de Guantánamo en camp de concentration (dont la révolte, le 15 décembre, a été étouffée dans le silence) et l'assouplissement de l'embargo, le gouvernement américain est figé dans un douloureux abcès spectaculaire : qu'il laisse immigrer ou qu'il renvoie, il est obligé de nourrir ceux qu'il veut affamer ; au moins jusqu'aux élections présidentielles.

Les retournements entre répression et récupération pour éradiquer la rare vitalité des gueux d'Haïti ont donc produit cette tragédie. Mais, compte tenu de son long et déjà douloureux prologue, et des circonstances de son déroulement, tout porte à croire que la racine est plus profonde que la bêche de l'ennemi. La suspension de ce mouvement est aussi l'incapacité de le comprendre contre l'incapacité de le communiquer. Vous le verrez rebondir.

Aristide va mieux, il négocie. Le 26 décembre, il a accepté, en accord avec Venezuela, France et Etats-Unis, qui le nourrissent, et Cédras, et la bourgeoisie et le Parlement haïtien, qu'il vomit, le stalinien orthodoxe René Théodore pour premier ministre. Il pense bientôt rentrer, dès la fin du massacre, donner un petit coup de fouet à la démocratie, lavalassement.


 

(Extrait du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1992.)


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