De Rangoon à Bucarest


 

1) Effondrement de l'idéologie marxiste

L'effondrement visible de l'idéologie marxiste est la première apparence de 1989. Pour arriver au fond de ce qu'elle recouvre, la Bibliothèque des Emeutes se propose d'abord de déblayer cette première apparence. 

Le marxisme ne reposait pas sur la théorie de Marx, mais sur l'Etat qui se l'était annexé. Cet Etat, l'Etat soviétique, reposait uniquement sur une révolution, la révolution russe de 1917, dont il avait été la sanglante défaite. La révolution russe avait nécessité la contre-révolution russe ; l'ouverture du débat sur le monde en 1917 avait nécessité son étouffement marxiste en 1921. Entre autres mesures contre-révolutionnaires, les bolcheviques avaient organisé la société en classes, isolant, encadrant et paralysant la majorité des pauvres modernes de Russie dans la classe ouvrière russe, qui n'existait en rien auparavant. L'ébauche de cette organisation avait déjà été entreprise dans le reste de l'Europe de manière léniniste par Staline. Depuis que les ouvriers allemands se sont révoltés à Berlin sur la Stalinallee en 1953, les pauvres, par tous les moyens, ont combattu, déserté, dissous la classe ouvrière, malgré les efforts de leurs ennemis. Et de fait, ce n'est pas l'idéologie marxiste qui fondait et maintenait la classe ouvrière, c'est la classe ouvrière qui fondait et maintenait l'idéologie marxiste. Maintenant que les pauvres ne sont plus organisés en classes (et plus organisés du tout, d'ailleurs), l'idéologie marxiste, qui a perdu son fondement, s'effondre. La révolution iranienne a prouvé dans la contre-révolution iranienne que, pour étouffer le débat sur l'humanité, l'idéologie qui avait étouffé le débat de 1917 ne suffit plus. 

L'effondrement de l'idéologie marxiste était manifeste, au fur et à mesure que la révolution russe s'éloignait dans le temps, pour son absence grandissante de vigueur dans les idées et la corruption galopante de ses tenants. Depuis Luxemburg et Cronstadt, les critiques s'étaient vertigineusement multipliées. Ce qui a donc surpris, c'est le moment de sa chute officielle, avouée, tant l'idéologie dominante nous avait habitués à ce qu'elle soit l'un de ses deux piliers éternels. Cette chute correspond à l'arrivée à la gestion de cette lourde succession d'une génération qui n'en a pas connu le début. Gorbatchev, dès qu'il devient dictateur, est obligé de vider la poubelle s'il ne veut pas étouffer sous les immondices dont la croissance est exponentielle, ou s'il veut devancer une révolution qui ne serait pas que russe, et dont le saint patron de tous les bureaucrates serait le premier pendu. Ce sont donc des hommes d'Etat qui viennent d'abattre l'arbre mort de l'idéologie marxiste. Mais ces improvisateurs pragmatiques ont ainsi également abattu ce qui faisait l'attirance des pauvres dans le marxisme et qui était déjà formulé par le premier ennemi du marxisme, Marx : le communisme reprend le rêve millénariste du paradis sur terre, non seulement ouvert à tous, mais que chacun peut réaliser. Il donne un but aux pauvres en formulant un projet pour l'humanité. 

L'idéologie marchande libérale, qui voit selon ses conceptions l'Europe de l'Est comme un vaste marché qui s'ouvre, et auquel les propriétaires de l'Etat soviétique sont maintenant décidés à se vendre, impose aujourd'hui ces conceptions aux pauvres de l'Est, qui les adoptent dans la confusion, uniquement parce qu'elles étaient interdites jusque-là. Mais cette idéologie, qui annexe des territoires en rachetant des faillites, ne tenait elle-même beaucoup de sa vigueur que de l'adversaire qu'elle perd. Aussi cette annexion est-elle une paupérisation, et cette victoire de la « démocratie occidentale » est-elle une défaite de cette même « démocratie » quand but, sens et modalités de la démocratie sont si peu discutés, qu'elle ne se distingue plus de la tyrannie qui lui réfléchissait son pauvre charme. 

Ces concepts dilués et emphatiques, creux à force d'être des généralisations sans détermination, et écœurants de moralité hypocrite et de modération fanatique – démocratie, perestroïka, liberté, révolution –, ne sont que les conceptions floues et les idéaux crétins d'une corporation, l'information, qui depuis peu a acquis le monopole du discours dominant. Puissante mais pauvre elle-même, cette nouvelle unité dans la guerre du temps semble aujourd'hui imposer ses rêves en strass et kit et toc à la passivité ambiante. C'est ce qu'ont compris les hommes d'Etat modernes qui répartissent leur précieuse salive sur ses charentaises : après le Nixon du Watergate voici l'acteur Reagan, après Paul VI le terne, le souffreteux, voici Jean-Paul II le pitre, le papamobile, après Khomeyni le sombre, le haï, voici Rafsanjani le souriant, le cauteleux, et après Brejnev l'ours, l'obscur, voici Gorbatchev le sincère, le libéral, l'expansif, Gorbi le gentil parce que le spectaculaire, le sympathique parce que le sympathique avec l'information. 


 

(Extrait du bulletin n° 1 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1990.)


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