Les assemblées en Argentine avant les 19 et 20 décembre 2002 (OT)

Note critique sur les assemblées en Argentine

 

 

Les perspectives des assemblées en Argentine semblent réduites, aujourd'hui, à n'être plus qu'une base arrière d'un éventuel mouvement de révolte dans la rue. Certaines raisons de cet échec méritent aujourd'hui d'être discutées.

 

1. Avant de critiquer leurs insuffisances, il faut rappeler ce qui est exemplaire dans le phénomène des assemblées en Argentine

Les assemblées argentines ont ceci d'unique qu'à aucun moment elles n'ont tenté de prendre le pouvoir politique, et même qu'elles sont restées le moins possible impliquées dans la gestion. La transformation de l'organisation sociale dominante en organisation assembléiste a bien entendu été débattue dans les assemblées, mais plutôt comme un horizon hors de portée que comme un projet.

Il faut donc signaler que ces assemblées ne se sont pas données l'ombre d'une police, que leurs règles rares, surtout orales, ne sont pas des lois, et surtout, que leur objet, leur projet, leur but, est resté complètement ouvert. Ces assemblées se sont comportées comme si la recherche du but était la seule perspective qui devait être soutenue, et comme si toute limitation formelle devait être bannie en tant qu'obstacle à cette recherche. L'Interbarrial, qui est leur principale formalisation apparente, est plutôt une formalisation par défaut, et représente par sa misère l'échec de la formalisation. Il y a là presque la mise en place d'une forme de méditation collective, mais qui n'est pas une méditation religieuse, parce que l'infini n'est pas son but explicite, et parce qu'elle s'appuie entièrement sur une situation d'exception, éphémère, et de révolte sociale, c'est-à-dire une négativité qui cherche son dépassement. On n'a pas encore vu, dans l'histoire, d'expérience aussi vaste de l'aliénation en un champ délimité consciemment, de tentative concrète de circonscrire un phénomène d'aliénation dans un lieu et moment qui appartient à ceux qui le font. Le plaisir du discours, parlé et entendu, la curiosité de la pensée, le mouvement même de la conscience se prenant pour objet y ont été des sensations constamment honorées, en préférence à la plupart des motivations utilitaristes et gestionnaires.

Il y a d'ailleurs un certain abus dans le fait d'affirmer que les assemblées en Argentine seraient « démocratiques ». Cet abus consiste à ramener le terme démocratique à un mode de fonctionnement, le plus égalitaire possible. Ce qu'il y a de pernicieux dans cet abus, c'est qu'ainsi on se suffit d'un mode de fonctionnement pour atteindre à quelque chose qui est davantage ; et qu'on donne la prééminence au mode de fonctionnement sur le but, qu'on pense alors pouvoir déduire du mode de fonctionnement. Or, si la démocratie est bien le contrôle, par tous les individus, de leur propre mouvement effectif, comme les assemblées en Argentine en ont dessiné un exemple, la démocratie est aussi le pouvoir de tous les individus, c'est-à-dire l'effectivité de leur décision, et les assemblées en Argentine n'ont justement pas exercé de pouvoir, n'ont pas fait preuve d'effectivité. Tout comme seuls ceux qui ont fait une révolution méritent le titre de « révolutionnaires », et non pas ceux qui en ont seulement l'intention, seuls les institutions, associations ou organisations qui exercent un pouvoir peuvent se prévaloir d'être démocratiques, et pas celles qui n'en ont qu'une intention ou une apparence de fonctionnement.

Le mode de fonctionnement des assemblées lui-même serait également à requalifier à partir du moment où il ne vise pas l'exercice de l'effectivité. En effet, les délégués des assemblées en Argentine n'ont jamais été décisionnaires, mais toujours et seulement porte-voix. Leur révocabilité a certes été stipulée explicitement à maintes reprises ; mais elle est de pure forme et d'ailleurs je n'ai jamais entendu parler d'un seul délégué révoqué. Il y a à cela plusieurs raisons : d'abord, comme le « délégué » n'est que le porte-parole de son assemblée, il ne peut que dire ce que l'assemblée lui a dicté, sans en varier jamais. A moins de sortir de ces bornes étroites, en prenant la moindre initiative, c'est-à-dire de violer explicitement les règles du jeu, il ne peut pas mériter la révocation ; et comme les instances vers lesquelles on délègue (Interzonale, Interbarrial) sont organisées autour de ce renoncement de l'exercice du pouvoir, il est presque impossible au délégué de se mettre en position d'être révoqué : car si un délégué peut mépriser le désaveu de ses mandataires, il ne peut le faire que s'il n'est pas également désavoué par ses pairs, les autres délégués. Mais cette révocation très hypothétique est elle-même rendue parfaitement inopérante par une autre règle de la délégation des assemblées, qui semble généralisée, et qui est la rotation des délégués : traître ou non à son mandat, le délégué est de toutes façons remplacé à la délégation suivante. Enfin comme le contenu des mandats lui-même n'est jamais exécutoire, c'est-à-dire que personne n'est tenu aux décisions des assemblées, pas même le délégué lui-même, révoquer un délégué parce qu'il a trahi le contenu dont son assemblée l'a chargé serait parfaitement ridicule.

Si le pouvoir consiste à décider et appliquer des décisions qui engagent ceux qui y participent, les assemblées argentines n'ont aucun pouvoir. On y présente, on y parle, on y réfléchit, mais sans la moindre exécution, et sans le moindre engagement de la part de ceux qui présentent, parlent et réfléchissent. Car aucune décision n'oblige qui que soit (on a vu les délégués de quarante assemblées à l'Interbarrial décider de participer à une manifestation précise, sur mandat explicite de leur assemblée locale, et deux assemblées seulement être présentes, avec une fraction dérisoire de leurs effectifs, à la manifestation en question ; aucune décision n'oblige jamais, et aucune proposition n'engage en quoi que ce soit). La démocratie est une association pour créer de la réalité ; les assemblées en Argentine ne produisent de la réalité qu'indirecte et sans conscience ni volonté de le faire. Leur but est seulement, jusqu'à maintenant, dans la création du possible. C'est déjà beaucoup. Mais ce n'est pas ce qu'on peut appeler de la démocratie.

L'autre mérite si étonnant de ces assemblées est leur très grande probité. Sauf à nouveau pour leur coordination, l'Interbarrial, elles s'étaient donné le mode de fonctionnement le plus ouvert qui puisse se concevoir, et les seuls qui en étaient exclus étaient ceux dont il était de notoriété publique qu'ils avaient bénéficié de la corruption dont elles sont le rejet en actes : c'est-à-dire les vedettes de la politique, qui avaient fourni le programme négatif en quatre mots de la création de ces assemblées, que se vayan todos ; et il faut observer que, si les assembléistes argentins n'ont pas inclus dans le « que se vayan todos » d'autres collaborateurs de la société, comme tout ce qui est célèbre parmi les informateurs, les responsables salariés ou non de la gestion, les figures de la culture, ceux-ci se sont exclus d'eux-mêmes. Cette jalousie parfois pointilleuse, qui s'est si souvent manifestée dans le quotidien (exemple : l'interruption de parole immédiatement contrée et rejetée dans l'assemblée ; le refus de même voter abstention à l'Interbarrial par les délégués de nombreuses assemblées, parce qu'ils n'avaient même pas de mandat d'abstention ; les dénonciations qu'on trouve encore sur Indymedia par rapport aux délégués qui ne sont pas soumis à la rotation, etc.), a ramené le centre de gravité du mouvement des assemblées à l'assemblée de quartier, au détriment de ses excroissances fédératrices, comme les Interbarriales nationale et du Grand Buenos Aires, ou comme les Interzonales.

Il faut ici rendre hommage à cette honnêteté, relativement scrupuleuse (de nombreux contre-exemples témoignent surtout d'un manque d'expérience et d'une ingénuité par rapport aux conséquences possibles), mais hors de comparaison dans notre monde si gravement corrompu ; et cette probité n'est pas surtout une naïveté de gens purs, mais aussi une critique du monde antérieur et extérieur, un refus des coutumes qui se sont institutionnalisées dans notre société, un contre-exemple au relâchement des mœurs et du respect de la vérité. Cet hommage tend aussi à montrer que ce n'est pas parce qu'elles ont été trop rigides et trop jalouses de leur « démocratie » que ces assemblées s'éteignent peu à peu, mais, au contraire, que leur vertu les a plutôt maintenues, dans l'adversité.

Enfin, le principal mérite de ces assemblées consiste dans l'expérience spirituelle qu'elles sont. Ce jeu de la libre parole, qui n'était pas allé jusqu'à s'autoriser l'exécution de ce qui est dit, traduit le manque profond de réflexion et de pensée consciente dont souffrent les pauvres, et qui est devenu, bien au-delà de la nécessité par rapport aux besoins, leur vraie pauvreté. C'est une expérience de la conscience se perdant dans la pensée commune et se retrouvant par la pensée commune que les assemblées en Argentine ont entreprise, le sachant trop peu, et avec trop peu d'appuis justifiés pour l'approfondir. Mais l'expression de ce besoin-là, apparemment gratuit, nous paraît tout à fait dans la lignée d'une observation qui date de la révolution en Iran : c'est dans le parler et dans le penser que nous sommes courts et faibles, c'est de maîtrise et de connaissance de l'aliénation, c'est d'usage pratique de l'aliénation que nous sommes dépourvus. Et les assemblées en Argentine sont le meilleur de ce qui s'est fait dans l'approche concrète de cette véritable infirmité des individus du monde de la middleclass.

 

2. Faiblesses des assemblées

Parce que le centre de gravité était l'assemblée particulière, locale, vécinale, c'est là que les principales explications de l'échec du mouvement sont à trouver. Et la principale de ces faiblesses est dans la déperdition du discours qu'elles ont connu, comme si l'émotion violente qui avait eu lieu en décembre 2001 n'avait trouvé là qu'un écoulement un peu plus long. Mais c'est plutôt ceci : la recherche du but a été perdue en route. La colère a permis la tentative de discours, mais la tentative de discours a empêché la colère.

Les assemblées de quartier ne se sont jamais élevées au-dessus du constat. Elles ont fait le tour des positions de chacun, chacun s'est exprimé selon ses capacités, son désir et ses intérêts, mais la confrontation s'est arrêtée à cette instruction, à cette juxtaposition de points de vue variés. L'opposition n'a pas été dégagée des positions, il n'y a pas eu de tentative de résolution des irrésolutions contradictoires. Cette divergence des opinions est d'abord fort surprenante à l'intérieur d'assemblées qui ne prennent aucune décision, et leur cohabitation a beaucoup contribué à ce que les assemblées existent encore, près d'un an après leur création. Mais très vite la répétition de ces avis indépassables a généré l'ennui, et l'ennui a altéré l'écoute et a ralenti cette curieuse spéléologie de la pensée qui s'était formée juste en dessous d'une surface si large qu'on pouvait en espérer beaucoup de profondeur. L'absence de l'usage du négatif a, en fin de compte, paralysé les assemblées, et interrompu les explorations de fond. Sans doute ce négatif n'était pas facile à mettre en place, pour lui-même, entre des voisins de quartier, avec lesquels on était allié de fait, et contraint de survivre, dans un environnement où les assembléistes, eux-mêmes minoritaires, avaient plutôt tendance à surévaluer leurs connivences. Mais, lorsqu'on n'est pas d'accord, soit on va au bout du désaccord, soit on reste sur ses positions. Les assemblées argentines ont refusé d'aller au bout de leurs désaccords internes, et cette civilité s'est tournée en hypocrisie et en répétition liturgique des mêmes fades expositions de tous les paradigmes coexistants et préexistant à l'explosion initiale de décembre 2001. Il manque, en particulier, une conception du monde issue des assemblées elles-mêmes, qui soit l'introduction au discours de l'après 20 décembre ; ce mouvement aussi s'est arrêté au bord de ce précipice qui exige de sortir des façons de pensée convenues, qui exige qu'on critique les façons de pensées convenues. Les prémisses étaient pourtant là : que se vayan todos peut très bien s'appliquer à toutes les constructions théoriques connues. Mais on a oublié le fond, et les méthodes qui permettent d'y atteindre au profit de la sauvegarde de politesses formelles, et de la quiétude en surface. Leur refus de la pratique du négatif est très certainement la principale limite des assemblées en Argentine.

Analysé sous l'angle d'un mouvement en expansion, le refus du négatif peut paraître une approche nouvelle et même inédite. Mais compris sous l'angle d'un mouvement dont l'élan s'est épuisé, dont la prudence a fait rechuter dans la paralysie chronique des conceptions pauvres des pauvres, on doit avant tout y voir une faiblesse, une des caractéristiques sociales de la middleclass qui sont les meilleures garantes de sa soumission, voire de sa collaboration au régime apparemment combattu. La différence entre « classes moyennes » et « middleclass » est que les premières sont le ventre mou d'un monde où l'on trouve quelque chose au-dessus, une bourgeoisie par exemple, et quelque chose au-dessous, un prolétariat pour poursuivre le même exemple, alors que la seconde est le même ventre devenu omnipotent, qui a résorbé une grande partie du dessous et presque tout le dessus. La middleclass, cette intermittence de la prétention sociale, est évidemment issue d'abord de la classe moyenne. Et, si en Argentine un certain archaïsme médiatique avait ralenti sa constitution (la middleclass est essentiellement un rapport entre la morale dominante et l'information dominante), il faut quand même constater qu'une révolte aussi moderne a prodigieusement accéléré le mouvement de création d'une middleclass en Argentine ; et pas tant sa critique, qui n'en est pas une conséquence automatique, beaucoup s'en faut.

La seconde faiblesse du mouvement des assemblées est son manque de combativité, sa mollesse de classe moyenne pacifiste et réactive où percent seulement quelques indignations stridentes de la middleclass, cette rénovation conservatrice du vieux monde, qui met en scène sa colère sans la mettre en jeu. A ce sujet, le rapport du mouvement des assemblées avec sa propre Interbarrial a été exemplaire. En avril 2002, après deux mois et demi de fonctionnement, l'Interbarrial, qui comme les assemblées de quartier était une assemblée générale, absolument ouverte à tous ceux qui n'étaient pas compris dans le « que se vayan todos » (et encore, à ceux-là aussi, mais à leurs risques et périls), subissait les effets d'une démotivation accélérée. Ainsi, les militants gauchistes, plus lents en tout et par conséquent plus lents aussi en démobilisation, se retrouvèrent apparemment majoritaires dans cette assemblée désertée, dont il faut reconnaître qu'elle était essentiellement une parade : elle ne décidait que des résolutions choisies parmi celles proposées par les orateurs admis, qui étaient pour l'écrasante majorité des assembléistes représentant des assemblées avec des mandats plus ou moins formels ; mais personne n'était tenu d'accepter ces résolutions votées, et les assemblées locales n'avaient de comptes à rendre ni de manière explicite ni de manière implicite. L'Interbarrial était simplement une tribune élargie, sans aucun pouvoir, sans même aucune capacité effective à coordonner les différentes assemblées entre elles. Alors que les assemblées de quartier étaient animées par les débats qui s'y engageaient, l'Interbarrial a été la première assemblée gagnée par l'ennui, et celle où la désaffection a été la plus rapide, et la plus visible. Mais, comme nous le savons depuis, cette désaffection est un fait middleclass : les assembléistes ne voulaient pas prendre la responsabilité de leur mouvement en ayant à investir leur coordination. La souveraineté de l'assemblée locale, qui en est le résultat, est moins le fait d'une volonté affirmée que la conséquence d'un désinvestissement et d'un repli des assembléistes de leur coordination à leur base locale, qui subissait elle aussi, une forte désertion.

Le bruit courut alors que « les gauchistes manipulaient » l'Interbarrial. C'était typiquement une rumeur infondée. D'une part il n'y avait rien à manipuler dans cette assemblée sans aucun pouvoir, d'autre part les partis gauchistes eux-mêmes étaient divisés et se contraient systématiquement, enfin un grand nombre des individus membres de ces partis étaient eux-mêmes convaincus de la primauté des assemblées. Une mobilisation exprès lors de l'une des Interbarrial permit de changer le règlement, ou plus exactement, d'en imposer un : désormais l'Interbarrial ne serait plus une assemblée générale, mais une assemblée de délégués, chaque assemblée locale aurait un délégué et une voix. On remarque aussitôt que l'Interbarrial elle-même, en train de se priver du statut d'assemblée générale, ne débattit nullement des inconvénients de cette réforme, comme s'il n'y en avait pas, et que la réforme fut votée et ratifiée par les assemblées de base (où ces inconvénients furent à peine plus évoqués), sur le seul fait de la rumeur fausse, qui stipulait que les gauchistes manipulaient l'Interbarrial. Ce magnifique épouvantail, qui permet aux assemblées l'économie d'une autocritique, et que les gauchistes, flattés, se gardèrent bien de démentir, est devenu le tenace bouc-émissaire de chaque déconvenue du mouvement des assemblées. Et je peux d'autant plus facilement laver de tout soupçon de manipulation les organisations léninistes auxquelles fut prêté ici ce rôle bien au-dessus de leurs moyens, que j'y suis sans doute beaucoup plus hostile que la plupart des assembléistes porteños. Mais si l'on se place dans la perspective d'une telle « manipulation » de groupes organisés, il aurait suffi, pour la pallier, de venir à l'Interbarrial en nombre, et il suffisait ensuite de rester mobilisé, tous les dimanches, ce qui compte tenu des enjeux était la moindre des choses. Car l'Interbarrial contenait beaucoup de possible. Elle était notamment le lieu de rencontre des différentes assemblées, leur coordination, leur représentation. Elle pouvait devenir leur direction politique, leur gouvernement, leur constituante, leur base d'information, leur émanation utilitariste, leur police. Elle pouvait aussi être leur synthèse, leur commission de perspective, leur discours sur la totalité, le vortex de l'aliénation, leur terrain de jeu, l'extension pratique de leur imagination, la mèche de leur colère, de leur vengeance, de leur critique pratique du monde.

Les inconvénients de la réforme étaient nombreux et évidents : une assemblée un vote signifie qu'une assemblée de 300 personnes a autant de délégués qu'une assemblée de 30, ce qui est non seulement profondément antidémocratique mais surtout profondément injuste ; ce mode de délégation, créé contre la manipulation politique imaginaire, est en effet facile à noyauter puisque chaque individu, pourvu qu'il ne fasse pas partie de ceux qui devaient s'en aller tous, pouvait participer à n'importe quelle assemblée, et donc voter dans n'importe quelle assemblée, si bien qu'un assembléiste pouvait voter pour dix délégués, alors qu'un autre, moins investi ou simplement plus scrupuleux, ne voterait que pour un seul ; un contrôle des assemblées devait maintenant être établi pour éviter des inscriptions d'assemblées fantômes destinées à promouvoir des délégués de circonstance (une police, qui circule entre les différentes assemblées pour s'assurer de leur conformité, et de leur capacité à être représentatives) ; dès lors, une nouvelle assemblée ne pouvait plus naître que cooptée, ce qui a stoppé net le mouvement d'expansion des assemblées qui était en cours, expansion qui était presque entièrement issue de scissions (les scissions dans les assemblées étaient la première et principale manifestation du négatif à l'intérieur des assemblées, négatif qui a donc ainsi été stoppé net) ; le mode de décision se trouvait considérablement ralenti : une Interbarrial ne pouvait voter une résolution que si les assemblées locales avaient mandaté leurs délégués pour la voter dans la semaine qui précédait, ce qui impliquait que la résolution devait avoir été présentée à l'Interbarrial précédente, ce qui impliquait qu'elle devait émaner d'une assemblée la semaine encore avant, ce qui donnait, entre la formulation de la résolution et son vote à l'Interbarrial un laps de deux semaines qui rendait impossible de décider sur l'actualité. De plus, l'Interbarrial n'avait pas résolu son plus grave défaut antérieur : l'absence de débat ; alors que jusque-là le vote à l'Interbarrial pouvait être aussi considéré comme une chambre d'appel du vote à l'assemblée locale, c'est-à-dire que la minorité de l'assemblée pouvait y venir exprimer (certes, par le vote essentiellement, mais tout de même) son désaccord tranché par le vote de la majorité, cette possibilité d'appel était maintenant supprimée ; de même, tous ceux qui ne voulaient pas, pour quelque raison que ce soit, participer en tant qu'individus à une assemblée locale, et qui pouvaient utiliser l'Interbarrial comme leur assemblée locale, étaient désormais exclus de toute décision dans le mouvement, puisqu'ils ne pouvaient plus s'exprimer ni être représentés dans l'assemblée générale qui fédérait toutes les assemblées. En conclusion, cette Interbarrial new look ne représentait plus que formellement les assemblées locales, mais il lui manquait leurs trois principales prérogatives, à savoir : être une assemblée générale, être un lieu de débat, et choisir et révoquer ses délégués, puisque l'Interbarrial n'a jamais besoin de déléguer quoi que ce soit. Tout ce dispositif, qui représentait donc si mal le mouvement à la base, pouvait avoir pour conséquences principales : 1. d'augmenter les possibilités de « manipulation », 2. de devoir créer une police, 3. de rendre impossible toute capacité exécutive, 4. d'empêcher toute forme de débat.

La nouvelle Interbarrial ne tomba pas dans les deux premiers travers. Il y eut aussi peu de manipulation que dans la formule précédente, principalement parce que l'Interbarrial resta tout aussi inopérante : la réforme resta profondément marquée par la crainte qu'un enjeu, quel qu'il soit, puisse déposséder le souverain du mouvement, qui était devenu l'assemblée de base ; et il n'y eut pas de police, pour la même méfiance tout aussi justifiée ici au point que l'évidence qu'il en faudrait une pour faire respecter cette réforme fut même pudiquement occultée, comme si on était trop entre gens de bien pour devoir craindre les inconvenances qui risquaient de dénaturer le lieu de réunion commun. Une autre raison très importante pour laquelle ces inconvénients furent évités est la probité des assembléistes argentins, qui ne cherchèrent donc pas à tricher, et pas à surveiller. L'empêchement de la capacité exécutive, par contre, eut bien lieu : le mouvement préféra châtrer son forum, plutôt que de lui prêter de la puissance. Et le débat, lui aussi, continua d'être impossible à l'Interbarrial : on préféra lui couper les jambes, plutôt que de la doter de la parole. Les assembléistes argentins auraient voulu affaiblir leur coordination, ils ne s'y seraient pas pris autrement.

Ce qui manque le plus au mouvement des assemblées, encore aujourd'hui, c'est la capacité non pas d'exprimer ce sur quoi elles sont d'accord, mais ce qui les différencie, et en particulier les expériences particulières que leur si curieux mode de débat a permis. A l'Interbarrial, chaque assemblée venait exposer en trois minutes montre en main ce qui s'était passé dans la semaine. Le résultat était une langue de bois mal rabotée, où le délégué d'assemblée vécinale rapportait généralement des critiques contre le FMI ou le gouvernement et des appels à telle ou telle mobilisation, précisément le tronc commun de toutes les assemblées, précisément tout ce qui est inessentiel dans le mouvement, précisément tout ce qui est acceptable par tous, middleclass quand tu nous tiens. Ce qui manque, ce sont évidemment les replis du plaisir, les explorations les plus hardies de la conscience, les vertiges de l'imagination, la profondeur de la réflexion et l'ouverture du possible, le rire, le jeu, la subversion et même l'accélération du temps, si perceptible dans les assemblées avant que tout ne s'y fige peu à peu. Tout cela est évidemment l'élément même qui donne un sens à une coordination sans but, alors que les brèves déclamations éructées en langage convenu de rhétoriciens improvisés sont la victoire de l'ennui et de la convention, et ne représentent le mouvement que pour ce qu'il a de plus superficiel et même de plus conservateur. Signalons qu'un tel congrès, capable d'assembler (c'est le cas de le dire) et de confronter tout ce qui nous a échappé (vive l'aliénation), aurait pu se tenir parallèlement à l'Interbarrial. Il est plus que probable, cependant, que l'Interbarrial n'y aurait pas survécu.

Le mode de représentation « une assemblée un vote » n'est pas en soi une faute. Mais c'est une faute en l'absence de tout but défini au préalable. C'est en fonction du but qu'on peut définir l'organisation qui peut permettre de l'atteindre, et non en fonction d'une organisation qu'on peut ensuite se trouver un but conforme à son projet. Il semble du reste qu'espérer ainsi déduire la finalité du moyen a pour conséquence de prendre pour but le moyen, de faire du moyen un but, et donc de limiter l'horizon, le possible, à la forme organisationnelle. Une telle démarche, qui traduit le manque de hardiesse dans la pensée et qui a été la limite de tous les grands mouvements de révolte du dernier demi-siècle, est une volonté d'institutionnaliser ce qui n'a pas de cadre, une peur très courante dans les grandes révoltes sociales où les acteurs préfèrent le repli ou la crispation autour d'une forme organisationnelle – on ne rappellera jamais assez les « gardiens de la révolution » en Iran et les soviets en Russie –, a généralement pour conséquence la bureaucratisation d'un mouvement. En Argentine, cette bureaucratisation a pu être évitée ; c'est plutôt comme si la forme organisationnelle donnée à l'Interbarrial avait été une façon de mettre en scène son propre désinvestissement a contrario. On pourrait presque dire, si on ne pensait pas aux catastrophes dont se sont montrées capables les bureaucraties, que la forme organisationnelle de l'Interbarrial a eu des conséquences pires que si elle était devenue une bureaucratie. Si l'Interbarrial a bien été un frein, c'était surtout un aveu d'impuissance déguisé, qui a rassuré la majorité silencieuse de ce mouvement de bavardage.

Une assemblée un vote a aussi été un fort singulier déplacement du sujet du mouvement. Si, avec l'assemblée générale, le sujet reste l'individu, avec l'assemblée de délégués, il devient l'assemblée locale. Le premier inconvénient grave de cette organisation, c'est qu'elle introduit un niveau hiérarchique fort discutable – l'assemblée locale – entre l'individu et la totalité du mouvement. Ce n'est pas parce que l'assemblée est une pensée collective que ce transfert de l'unité fondamentale du mouvement est une bizarrerie discutable, mais là aussi, parce que, de ce fait, l'assemblée locale, qu'on peut difficilement ensuite imaginer comme étant éphémère, devient l'institution indispensable au mouvement. Au lieu que l'assemblée locale rende compte de la différence qui lui correspond, elle l'a pour ainsi dire retranchée de la communauté, chaque assemblée devenant le propriétaire jaloux de sa propre expérience. Ceci revient pratiquement à requérir la participation des individus à l'assemblée locale, parce que c'est en elle que le mouvement s'est stabilisé, c'est-à-dire que c'est là que se situe son épicentre. Alors que, tant que l'individu était l'unité de voix, l'assemblée générale interbarriale fonctionnait aussi comme un lieu de réunion de tous ceux qui ne voulaient pas participer à une assemblée locale, comme ce recours, cette cour d'appel, auquel un mouvement de révolte et de débat dans le monde devrait tenir comme on tient la poignée de l'épée. Il n'est pas possible de vérifier les autres inconvénients qu'a pu faire surgir ce basculement institutionnel, comme l'isolement des assemblées locales, leur développement sourd au reste du mouvement assembléiste, la désaffection lente mais effective que ce repli du centre de gravité sur l'assemblée locale a permis de masquer, et les moyens de pression que la souveraineté de l'assemblée locale implique sur ses membres.

Même si la téléologie comme critique du monde est une critique de l'hypostasie de la conscience, et donc de la surévaluation de la forme de pensée de l'individu au détriment de formes de pensée collectives, dont nous encourageons toujours le désordre pratique – l'émeute en est le laboratoire le plus significatif –, nous pensons que, en tant que participant à notre but pratique, le débat de l'humanité sur elle-même, l'individu conscient doit rester sujet de l'assemblée générale des humains, au moins sous la forme de co-sujet (le terme est malheureux, mais utile). Simplement, ses possibilités dans et avec l'aliénation devraient être son objet essentiel. Mais en aucun cas les formes aliénées ou collectives de pensée ne doivent supprimer l'individu en tant que forme possible du sujet. Dans cette bien abstraite spéculation (de laquelle les assemblées argentines nous rapprochent cependant), nous pensons que des groupes de pensée collective doivent pouvoir concourir à ce débat au même titre et à côté d'individus isolés ; et si faire de l'assemblée locale l'unité de base d'un mouvement de débat nous paraît justement une forme bienvenue de la critique de la pensée consciente individuelle, il semble aussi que cette façon d'envisager la démocratie élimine la responsabilité et la capacité subjective de la conscience, c'est-à-dire de l'individu, ce qui nous paraît fort dommageable à la construction de ce débat de l'humanité sur elle-même.

Par ailleurs, il faut intangiblement défendre le principe de la souveraineté de l'assemblée générale des humains, parce qu'elle seule peut en finir, selon le principe même de notre être, avec la pensée, par laquelle est tout ce qui est, rappelons-le. Toutes les délégations, de quelque nature ou pour quelque but que ce soit, devraient donc être soumises à ce souverain. L'assemblée locale, par exemple, devrait donc être davantage une commission de l'assemblée plénière, à condition que celle-ci soit générale, même si l'assemblée locale est elle-même une assemblée générale. Bien sûr, dans le mouvement du négatif dans le monde, c'est le mouvement inverse qui se manifeste : on forme une assemblée locale à partir d'un fait négatif collectif, et ensuite on procède de ce particulier vers la généralité, par délégation. Il est évidemment difficile d'envisager une assemblée générale qui ne soit pas réunie en un lieu, et en un moment. Mais comme il est tout aussi difficile d'imaginer l'assemblée générale des humains en un lieu et un moment, on délègue. La délégation, cependant, tend à usurper la place du sujet, du souverain. C'est pourquoi, en partant du sujet, du souverain, l'assemblée générale des humains, il faudrait considérer l'assemblée locale comme l'une de ses délégations, en un lieu à un moment.

Toute délégation, toute commission, doit être considérée comme le serviteur de l'assemblée générale. Elle lui doit des comptes. Les tâches exécutées, considérées comme les détours nécessaires à l'un des éléments du débat – sa pertinence, sa fluidité, la levée d'une contradiction, l'instruction ou la mise en examen d'un obstacle, l'observation d'une nouveauté, la gestion des besoins des participants –, ne devraient pas procurer d'honneurs, mais seulement de la honte en cas d'exécution insatisfaisante. Quand l'assemblée générale des humains commissionne, elle commet des commis, et devrait seulement s'impatienter de la lenteur de leur action.

Il s'en faut de beaucoup que les assemblées en Argentine soient une assemblée générale des humains. Mais, du fait de l'imprécision de leurs buts, de l'ouverture de leur discours et du souci des formes démocratiques, ces assemblées sont de loin le mouvement historique qui s'en rapproche le plus, pour l'instant. C'est pourquoi leur fonctionnement et leurs expériences organisationnelles méritent tant la critique.

Cette réforme de l'Interbarrial reste certainement une des fautes les plus incroyables d'un mouvement non hiérarchique en opposition au monde. Il n'a même pas été pris en compte que cette réforme se faisait sans aucun autre but que de contrecarrer une rumeur fausse. L'absence de but même de la réforme est certainement sa plus grande faiblesse. Car l'Interbarrial d'une assemblée un vote se donnait une réglementation, mais cette réglementation n'était pas conçue en fonction d'un but, mais comme un palliatif. Il fait peu de doute qu'elle exprimait par là un besoin de formalisation rassurant, une tentative irrationnelle de vaincre l'anarchie incontrôlable d'une assemblée générale, un repli légaliste. La formule une assemblée un vote, alors que le but de l'assemblée n'est pas encore connu, et qu'il n'y avait rien à voter effectivement, est une volonté de contrecarrer l'approfondissement de ce débat qui en arrivait d'une part au débat sur le débat, et d'autre part à la question comment retrouver la rue, oxygène nécessaire à tout débat sur le monde. Et si l'on voulait, de manière très informelle dans l'opacité du mouvement de ces assemblées qui sont hors de la publicité, construire une grande ligne de partage, il y aurait d'un côté tous ceux qui voulaient ramener le mouvement des assemblées à la gestion des affaires, au vieux monde, et de l'autre ceux qui voulaient aller chercher l'esprit, en avoir le cœur net de cette pensée qui travaille toute seule, et qui est un si grand plaisir à produire et une si grande horreur à subir. Et il faut bien dire, de ce point de vue, que la formalisation de l'Interbarrial était la victoire du premier courant, celui d'une normalisation, d'une suspension de l'avancée négative du mouvement.

Il faut en effet considérer que la raison de la réforme de l'Interbarrial (on peut dire que si l'ancienne Interbarrial était un muet, la nouvelle était un muet paraplégique) était la résignation des assembléistes, et qui s'est manifestée tout bêtement dans le fait qu'une majorité ne voulait plus se déplacer les dimanches après-midi. La réforme d'une assemblée un vote, qui ne s'est jamais donné d'objectif autre que de lutter contre une manipulation imaginaire, a eu pour raison profonde la démission dissimulée des assembléistes dans la mise en commun de leur débat, dissimulée parce que cette démission était vécue avec une mauvaise conscience d'écolier qui sèche les cours. On voulait des représentants, non pour faire mieux ce qu'il y avait à faire, mais pour s'en débarrasser ; on déléguait non pour prendre des responsabilités, mais pour rendre des responsabilités ; on mandatait non pour s'occuper des grandes affaires publiques, mais pour s'occuper de ses petites affaires privées. Les assembléistes de Buenos Aires n'ont pas eu la force de leur mouvement ; ils n'ont pas senti, ou cru, ou perçu son possible comme moment historique. Ils ont sabordé leur capacité à dépasser leurs assemblées sur l'extérieur, parce qu'ils n'étaient pas assez courageux pour soutenir leur mouvement, là où il se présentait en tant qu'unité, les dimanches après-midi. C'est en cela que je pense aujourd'hui que la middleclass a triomphé en Argentine aussi.

Et il faudra se rappeler que l'incapacité de cette Interbarrial n'était pas seulement une neutralisation sans précédent d'une instance fédératrice de ce premier grand mouvement d'assemblées non hiérarchiques. En effet, l'existence de cette Interbarrial fantôme n'a eu qu'une seule véritable conséquence sur le reste du mouvement : elle a empêché, par son unique présence, admise par tous, toute autre forme de fédération possible. Une nouvelle forme de mise à plat, si cruellement nécessaire, de ce qui se passait et disait dans les assemblées de base (au moins 250 et probablement plus de 500 dans toute l'Argentine) a été absolument impossible, parce qu'il aurait fallu impliquer l'Interbarrial, soit en la transformant en un forum de mise à plat, ce que son fonctionnement n'a jamais permis, soit en la critiquant énergiquement, ce que le manque de critique à l'intérieur même des assemblées rendait improbable.

Il faut compter pour mineures et accidentelles quelques autres faiblesses, par ailleurs intimement liées à celles qui viennent d'être énoncées. Les idéologies les plus frelatées ont pu être maniées avec respect, et se sont soutenues sans rencontrer la critique qu'elles avaient essuyée dans le monde depuis le Córdobazo de 1969 : il y eut et il y a une véritable indulgence pour toutes les pensées de gauche agglomérées dans des complicités dont on a apprécié, dans le reste du monde, la capacité à faire des dégâts. L'économisme tient encore le haut du pavé, comme si personne ne savait, dans les assemblées, que l'économie est une religion, mais pas une réalité. Le péronisme même, se fait entendre comme l'un des fers de lance d'une autre idéologie volontiers mise en avant et jamais contrée : le nationalisme. Seuls les postsitus et les déistes sont absents, les premiers parce qu'ils n'ont pas encore découvert l'Argentine, Dieu merci, les seconds parce qu'ils se tiennent prudemment en retrait, pour ne pas se donner en spectacle. Il est effrayant combien peu la critique, non pas de tel ou tel média, mais de l'information dominante en bloc est absente au milieu des manifestations d'assembléistes, où l'on constate en outre la présence tranquille de militants de tous bords, comme si le militantisme n'était pas une misère de misère, de tous les groupuscules staliniens à tous les néo-réformateurs sympathisants du Chiapas, de toutes les chapelles léninistes à tous les antiglobalisateurs. On pouvait donc vérifier en Argentine que l'un des freins les plus efficaces à l'approfondissement du débat est la kermesse de gauche, qui ne peut pas résister à maquiller sa propre insuffisance avec son folklore et sa culture, résolument tournés vers le passé, au moment où se joue l'avenir.

Les relations entre les assemblées et le mouvement des piqueteros sont restées celles de deux liquides non miscibles. L'alliance a été solennellement proclamée et réitérée, mais n'a été effective que dans des manifestations communes où l'on marchait cependant séparément, et dans la présence exceptionnelle et mise en exergue de délégations piqueteros à l'Interbarrial. La pénurie de critique des assembléistes ne s'est peut-être vue nulle part mieux que dans l'incapacité de critiquer l'allié piquetero.

Depuis la première apparition d'une organisation piquetero en 1992, ce mouvement des chômeurs a considérablement progressé en effectifs et en réputation. Si la manipulation de l'Interbarrial par les gauchistes n'était pas seulement une exagération mais une invention, la manipulation des piqueteros par les organisations gauchistes est un euphémisme : on peut dire à l'heure actuelle que toutes les organisations piqueteros sont contrôlées par des groupuscules de gauche, et que les dissensions périodiques entre les piqueteros ne sont que des dissensions entre des chapelles léninistes ou ouvriéristes. Non seulement cette mise sous coupe réglée n'a pas été critiquée par les assemblées, mais elle n'est même pas reconnue en tant que telle.

Les piqueteros s'étaient manifestés comme des gueux, c'est-à-dire des pauvres modernes à l'offensive. Le moyen de lutte qu'ils ont systématisé, la coupure de route, et qui était nouveau à cette échelle, est toujours un moyen très efficace, à condition qu'on ne se laisse pas déloger facilement ; et les piqueteros, même encadrés comme ils le sont aujourd'hui, ne se laissent pas déloger facilement : ils se battent plutôt que de quitter le terrain, et il y a donc à chaque affrontement des risques de mort, dont les effets médiatiques sont difficilement contrôlables pour l'Etat. Ils se sont ensuite organisés en assemblées, plus ou moins formelles. Leurs succès et l'exemple ont permis un développement à travers toute l'Argentine, en dernier dans le Grand Buenos Aires.

Les groupuscules de gauche ont partout suivi à la trace cette évolution et ont très tôt investi et contrôlé les assemblées piqueteros. L'explosion du chômage et le discrédit grandissant des structures de contrôle de la classe ouvrière, en pleine décomposition, par les péronistes, a permis l'expansion des piqueteros. Les groupes de gauche se sont rués sur cette chair fraîche comme des affamés, et n'ont tenté que de rattraper, récupérer, embrigader et surtout limiter les revendications de cette importante masse de pauvres, si combative. Et les organisations de gauche ont réussi cette importante entreprise, qui les met dans une position de pouvoir avec lequel il faut compter, au même titre que les fractions péronistes qui contrôlent la distribution de nourriture dans la grande couronne de Buenos Aires. L'une des tâches principales des organisations marxistes – construire une classe ouvrière – trouve dans les organisations piqueteros une extension post-classe ouvrière. Le but est le même : priver les pauvres de leurs propres projets, les encadrer, et les épuiser dans des « luttes » qui sont des combats pour des miettes qui deviennent les « acquis » si fragiles sur lesquelles les bureaucraties de gauche font leur métier de gagne-petit et de freins à la colère. Le monde d'après la révolution en Iran n'a pas encore trouvé mieux que les organisations piqueteros d'Argentine pour contenir et exposer une rage nouvelle dont les assemblées sont le volet le plus paisible. Il appartient aux assemblées réunies sous l'exigence « que se vayan todos » de signaler que les premiers ennemis des piqueteros sont les organisations piqueteros, tout comme les premiers ennemis des assemblées vécinales sont les partis politiques. Cette contradiction, en effet fort périlleuse pour les assemblées vécinales, n'a pas été apportée. Ce qui veut dire que la dispute sur le principe même de l'assemblée vécinale n'a pas encore été portée en dehors de cette assemblée elle-même ; et que ces assemblées tolèrent, comme alliés, des organisations qui sont manifestement contraires à leur principe.

Timide devant les rudes piqueteros qui marchent militairement, avec des bâtons à la main et des foulards sur le visage, les assemblées, depuis la mi-2002, se sont tournées vers une autre « catégorie » de pauvres, les cartoneros. Les cartoneros sont généralement des sans domicile fixe qui survivent du ramassage et du tri des ordures. Leur nombre a évidemment énormément cru depuis fin 2001. Les assemblées ont donc organisé des soupes populaires et des programmes d'entraide avec les cartoneros. Il ne semble pas, cependant, que les cartoneros viennent encore débattre dans les assemblées, ni que les assembléistes viennent participer au ramassage des ordures. Dans cette « solidarité » avec les cartoneros la classe moyenne de Buenos Aires continue d'accomplir sa mutation en middleclass : c'est une activité caritative dans laquelle elle tente de libérer sa conscience morale, elle donne l'impression de se sacrifier, mais c'est pour conserver sa différence explicite (la vieille dialectique du torchon et de la serviette), en sacrifiant son temps et ses efforts à un autre, elle abdique sa capacité à être sujet sans pourtant s'autodissoudre en tant que classe moyenne (c'est la vieille hypocrisie du charity business).

Enfin, un dernier point faible, mais peut-être le plus important, est évidemment que les assemblées argentines, qui n'ont pas réussi à communiquer leur contenu véritable, ni entre elles, dans cette horizontalité pourtant prônée, ni avec leurs alliés piqueteros ou cartoneros en Argentine, n'ont pas mieux réussi dans cette horizontalité dans le monde, c'est-à-dire en Algérie, et par cette incapacité à la publicité auprès des leurs et de leurs proches, elles ont répété l'une des fautes fatales à tous les principaux mouvements de révolte du demi-siècle écoulé, de 1968 (où les situationnistes s'accusaient déjà de n'avoir pas utilisé le télex), en passant par l'Iran, dont si peu a filtré, à toute la vague de 1988-1993, dont l'existence même n'est pas encore établie pour l'écrasante majorité des contemporains. Il faut cependant accorder à cette faute, si grave, des circonstances atténuantes : les assemblées argentines n'ont pas réussi, en effet, à cerner leur propre objet. Elles ne savent pas de quoi elles parlent, et donc, il n'est que trop logique qu'elles ne le disent pas. Tout ce qu'on sait d'elles, la partie émergée, est équivalent, en gros, aux trois minutes chrono de langue de bouleau débitée à la chaîne à l'Interbarrial par chaque délégué d'assemblée vécinale. Le « génocide » de Menem, la méchanceté du FMI, la vilénie du corralito, et la rapacité des patrons de la « globalisation », la corruption des politiciens, des banques et des multinationales, le fait de vendre en douce la Patagonie au sournois colonisateur étranger et capitaliste, les « projets » pour la nation, le pays et l'Etat, et l'injustice du monde sont comme una asamblea un voto : prévus, prévisibles, institutionnels, freins, ennuis, retour en arrière, bétonnage de surface, restes d'idéologies insuffisantes auxquelles on s'accroche pour ne pas se noyer. Mais les mouvements et les vagues d'une pensée sans police, sans marchandise et sans information dominante comme médiateurs, toute cette partie immergée, compte rendu et caisse de résonance de l'explosion, chaotique comme le 19 décembre et irrésistiblement violente comme le 20, échappe encore à l'exégèse.

 

3. Evanescence de l'Interbarrial du Grand Buenos Aires

Comme ces objets à pile quand la pile meurt, le mouvement commence à clignoter, à se rétracter par intermittence.

A partir du 3 novembre 2002, il y a eu une interruption des comptes rendus hebdomadaires de l'Interbarrial. Ce jour-là, au parc du Centenaire, il y eut seulement neuf assemblées, le même nombre qu'une semaine plus tôt, et elles ont continué à voter des résolutions sans importance et sans obligation pour personne. Indymedia, le site Internet de la middleclass pas contente, qui est depuis la réforme « una asamblea un voto » le site officiel des comptes rendus de l'Interbarrial, ne nous apprend pas ce qui s'est passé le 10 novembre dans le coin du parc du Centenaire où cette assemblée des assemblées est généralement confinée. Signalons tout de même que l'ampleur de l'échec du mouvement des assemblées peut se lire dans le simple fait qu'Indymedia va, c'est de plus en plus probable, survivre à l'Interbarrial du Grand Buenos Aires ; et sans jamais que cette Interbarrial n'ait mis en cause ce média.

Sur ce même média on trouve, dans la prise de conscience panique de la disparition progressive de cette assemblée phare et fétiche, la publicité pour deux tentatives de construire une nouvelle coordination. Le 9 novembre, à l'invitation de l'assemblée de Cid Campeador, trente assemblées se seraient réunies (le document ne contient en effet aucune liste de ces assemblées, trois fois plus nombreuses qu'à l'Interbarrial, ce qui justifie le conditionnel), plutôt pour mettre en commun leur désarroi que pour aboutir à des solutions effectives ; mais le refus de cette résignation qui est la marque de l'Interbarrial, même si ce refus ne va pas jusqu'à faire table rase de l'Interberrial, transparaissait suffisamment pour qu'une seconde réunion soit convoquée pour le 23 novembre. Et le 22 novembre paraissait une « propuesta de coordinación » en cinq points, signée « Encuentro de Asambleístas Barriales Autónomos » datée du 27 octobre, qui est une brève analyse, par ailleurs peu convaincante en elle-même (le fantôme de la manipulation gauchiste y est par exemple invoqué pour expliquer cette fois-ci le fiasco de l'Interbarrial issue pourtant de la liquidation présumée de ce danger ; on retrouve ce même type d'argument complaisant chez la journaliste du quotidien de gauche 'Página 12', Irina Hauser), et qui appelle à une réunion le 24. Ne serait-ce que par le côté disparate de ces deux démarches parallèles on voit la volonté et la conviction du mouvement, en contraste avec la déconfiture de l'Interbarrial ; et on mesure tardivement l'urgence d'une nouvelle unité. La véritable difficulté de ces démarches reste cependant la même : pour construire une nouvelle coordination, il faudrait en finir avec l'ancienne. Mais l'ancienne Interbarrial n'est pas dissoute. Et pour la dissoudre, il faut reconnaître son échec, qui est celui des assemblées qui l'ont soutenue et approuvée, c'est-à-dire toutes les assemblées vécinales. Il faut donc analyser, critiquer et reconnaître ses torts, c'est-à-dire tout ce dont les assemblées se sont montrées jusqu'à présent incapables. Et pour ces deux tentatives, depuis, les résultats ne semblent pas avoir été à la hauteur des annonces puisque ces résultats n'ont pas donné lieu à publication. 

Si les assemblées se sont donc peu à peu tassées, il est tout à fait remarquable de constater que la rupture de la fin de 2001 ne s'est pas laissé oublier aussi vite. Peu après la mi-novembre, plus de cent personnes furieuses ont attaqué une banque à Mar del Plata, simplement pour se faire rembourser leurs avoirs confisqués depuis maintenant un an (le 3 décembre, un an jour pour jour après son début, le corralito a été abandonné, libérant les économies des épargnants, mais au tiers de leur valeur d'il y a un an). Et le 20 novembre, l'assemblée Alto Alberdi de Córdoba annonçait non sans fierté (« Celebramos un gran triunfo ! ») qu'à la suite d'une campagne de signatures (116 000 alors qu'il suffisait de 86 700) elle avait fait révoquer, selon les lois en vigueur, un intendant notoirement compromis (« importante operador de los grandes grupos de poder »). Ce type de révocation est le premier du genre. C'est typiquement une action pacifique, mais énergique, dans le cadre institutionnel, de la classe moyenne, qui y prolonge la détermination des assemblées, et qui découvre, grâce à son expérience des assemblées, que la révocation est un principe applicable.

Pour le reste, malgré les manifestations du 28 novembre, il semble que, comme avant le 1er mai, le mouvement de rue est suspendu aux 19 et 20 décembre, dont l'ombre anniversaire plane déjà comme un horizon pollué. A Buenos Aires, il est d'ailleurs frappant combien peu on envisage les faiblesses de ces manifestations compassées, comme si l'ennui et l'échec, qui sont leur règle, ne pouvaient pas s'envisager d'avance, et comme si les lendemains de ces remake ratés n'étaient pas des démobilisations aggravées. Les anniversaires, forcément tournés vers le passé, sont bien trop souvent des célébrations où l'événement initial qu'on prétend fêter est dégradé en parodie. Il y a peu de raisons d'espérer que les 19 et 20 décembre 2002 échappent à cette façon de les réduire : la journaliste Irina Hauser l'annonce avec l'enthousiasme des récupérateurs sous le titre de « Protesta mundial por Argentina » sous-titre « Cacerolazo internacional », en expliquant que des centaines de « mouvements sociaux » européens convergeront en une Journée de Désobéissance Globale inspirée des cacerolazos argentins. Suit une longue liste des activités degauches prévues pour cadenasser cette journée, et la rendre ainsi hostile à l'homme, depuis les tangos prévus dans les supermarchés espagnols jusqu'à la projection, au cinéma ex-Metro de Londres, de films sur la crise et le mouvement de protestation en Argentine, en passant par la Belgique où des « groupes d'action directe » annoncent qu'ils vont se concentrer en « une guérilla permanente des images » à l'entrée des banques. Ça va réchauffer !

Et, pour ne pas manquer à la célébration, une Interbarrial a reparu soudain, le 1er décembre, au parc du Centenaire. Il y avait là quarante-cinq assemblées, rameutées avec une énergie qui tentait de dissimuler le vide (il y avait par exemple, dans cette Interbarrial qui était jadis celle du Grand Buenos Aires, plusieurs assemblées de La Plata). Elle n'a voté que trois points : que le 19 décembre il y ait des cacerolazos dans les barrios ; que le 20 décembre il y ait une manifestation du Congrès à la place de Mai ; et le troisième proposé par l'assemblée de Liniers, « visitar y acordar con todos los espacios de reunión ». Le prétexte, solennel et insignifiant, des journées anniversaires, qui produit ce retour de flamme suspect, donne déjà bien plus encore la mesure de l'essoufflement qu'une disparition, que l'abandon progressif qui était en cours d'achèvement, de l'Interbarrial. Maintenue en vie pour paraître autour d'une commémoration, l'Interbarrial est devenue un cadavre empaillé, éloge de la conservation.

Les assemblées, à défaut d'être capables de prendre ensemble pour objet leur mouvement, ce qui paraît à la fois un peu tard, et très difficile à réaliser dans l'état d'atomisation que cette Interbarrial de circonstance ne masque plus, ne peuvent pourtant espérer une reprise de leur projet qu'à partir d'un véritable mouvement de rue, négatif et déterminé, comme l'était celui des 19 et 20 décembre 2001 ; mais qui serait capable d'en critiquer l'insuffisance.

(Texte de décembre 2002.)

 


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