La liquidation de l'assemblée générale en Argentine (OT)


 

1. Il n'existe plus d'organisations capables d'encadrer, de guider, et même de prendre la mesure d'un mouvement en rupture avec les conditions existantes. Les partis politiques, les syndicats, les institutions, les associations dûment enregistrées, les clubs, les congrégations, les groupements d'intérêt sont si peu adaptés au moindre changement, que le moindre changement est d'abord contre eux. Participer à un mouvement qui rompt, c'est être obligé de créer, d'inventer une forme pour faire circuler la pensée collective. C'est pourquoi les assemblées en Argentine doivent être considérées comme le signe avant-coureur de l'organisation de tout mouvement social significatif dans le monde.

La première chose à constater sur ces assemblées est qu'elles se sont immédiatement proposé un mode de fonctionnement non hiérarchique, avec accès de tous et de chacun au contrôle des décisions. La révocabilité des délégués a bien été proclamée, mais dans leur fonctionnement pratique, les assemblées sont allées au-delà de la révocabilité, en instituant la rotation. La rotation fait qu'un délégué est remplacé automatiquement à l'épuisement de son mandat précis et unique. Il n'y a donc même pas besoin de le révoquer : il sait qu'il sera remplacé, quelle que soit la façon dont il a rempli son mandat.

Il faut dire à ce sujet que cette façon de déléguer a des limites évidentes : d'abord, il n'y a pas de sanction possible contre un délégué qui trahirait son mandat. Ensuite, ce mode de délégation n'est jouable que pour des actes mandatés simples, mais se complique sérieusement si l'acte pour lequel le délégué est mandaté implique en lui-même un apprentissage ; si par exemple il fallait préparer une analyse complète du mouvement (qui inclurait des délégations en province et à l'étranger, une carte des assemblées, une synthèse des cahiers de doléances, par exemple) ou un congrès, cet acte ne pourrait pas se faire en une session ; et la rotation affaiblirait beaucoup la continuité de cette pratique. On voit par cette forme de démocratie effective qu'elle en est encore à surveiller jalousement son intégrité ; et qu'elle ne voit et n'agit qu'à très court terme.

 

2. Au bout d'un mois d'existence, en janvier 2002, les assemblées naissantes se sont cependant donné un point de ralliement : l'Interbarrial de Buenos Aires (en mars eut lieu la première et pour l'instant la seule Interbarrial de toute l'Argentine). Il y avait, dans le parc du Centenaire choisi pour cette réunion, plusieurs milliers de personnes, et des dizaines d'assemblées lisaient fièrement leurs résolutions, qui étaient votées non moins fièrement par l'ensemble de cette communauté. Car, conformément au fonctionnement des assemblées de base, c'était une assemblée générale, et tout le monde y avait droit de vote.

La fonction de l'Interbarrial n'était nulle part clairement définie. C'était à la fois l'ambition et le désir d'une coordination, le lieu de rencontre le plus large possible, le reflet et le symbole de l'ensemble du mouvement. Au début, il y avait le nombre, le prestige, l'espoir, c'était une fédération qui avait su en même temps rester aussi informelle que l'étaient les assemblées de base. Les règles que se donnait ce mouvement visaient seulement à le rendre le plus ouvert, le plus libre, le moins soumis aux règles.

Dans le fonctionnement de l'Interbarrial, cependant, manquait, dès le départ, ce qui a fondé les assemblées dont elle était le trait d'union : le débat, la parole échangée et pas seulement assénée. Cette assemblée générale avait donc omis de représenter le contenu même des assemblées qu'elle représentait. Et ce n'était donc pas une véritable assemblée, mais une chambre d'enregistrement. Le déroulement était triste à mourir. On y lisait des résolutions qui sonnaient creux, sans les discuter jamais, et on en votait, à chaque séance, des dizaines à la suite. Même une assemblée nationale dans la pseudo-démocratie occidentale feint des débats, tant il est évident que l'échange de parole est le fondement nécessaire de la réunion des personnes ; dans cette Interbarrial on discutait aussi peu que dans une église ou une bureaucratie, sous prétexte qu'on était trop nombreux pour le faire. On défilait seulement des résolutions, et on les votait sans savoir le pour et le contre.

L'intérêt pour ce fade rituel s'est rapidement délité. Les plus ennuyeux, les enfants de chœur des petites chapelles gauchistes, y restèrent logiquement les plus assidus. Aussi, de plusieurs milliers les effectifs tombèrent à 300 ; et les banderoles, poses et conciliabules concertés des gauchistes apparurent comme la carcasse d'une viande apparaît quand la chair est mangée.

Il fut reproché aux gauchistes de manipuler cette belle assemblée désertée, et la désertion devenait d'ailleurs l'effet de ce crime et non sa cause. Mais, d'abord, toutes les résolutions étaient présentées par des assemblées, et non des partis, gauchistes ou autres. Ce qui était voté était donc ce que voulaient les assemblées. D'autre part, les gauchistes étaient eux-mêmes divisés entre plusieurs partis férocement opposés, et à l'intérieur de chaque parti, la fidélité au parti était en balance avec la fidélité à l'assemblée, car même les gauchistes soutiennent la souveraineté des assemblées, et surtout à la base, l'appartenance préférentielle est parfois le parti, parfois l'assemblée. Mais ce qui s'oppose principalement à cette thèse de la manipulation gauchiste, c'est qu'il n'y avait absolument rien à manipuler. L'écrasante majorité des propositions concernaient des appels à manifestation ou des protestations solennelles, et aussi bien les assemblées que les gauchistes les soutenaient. Les résolutions de l'Interbarrial n'engageaient ni les individus ni les assemblées de base, et l'Interbarrial était au mieux un mégaphone des résolutions prises dans les assemblées de base. Les seules résolutions qui étaient disputées en terme de vote concernaient le fonctionnement même de l'Interbarrial. Là encore, ceux qui voulaient une réforme se trouvaient aussi bien parmi les gauchistes que parmi les assembléistes ; et ceux qui la rejetaient se trouvaient également dans les deux camps.

Il est cependant certain que la manipulation gauchiste était reconnue comme un fait avéré, bien que personne n'ait été capable de dire en quoi elle consistât concrètement, et pour cause, et bien que les gauchistes eux-mêmes n'aient pas été capables de s'en défendre. On peut tout à fait mesurer la faiblesse du mouvement en Argentine à une unanimité si grande par rapport à cette manipulation purement présupposée. On a là typiquement un amalgame syllogistique : les gauchistes sont manipulateurs ; les gauchistes sont en majorité à l'Interbarrial ; les gauchistes manipulent l'Interbarrial. La vérification, la réflexion critique, n'est pas ici nécessaire : par là on voit que le peuple des assemblées reste soumis à cette même superficialité qui le rend, cette fois-ci véritablement, manipulable par l'information dominante.

L'argument utilisé pour « prouver » la manipulation était que les gauchistes venaient en nombre pour peser sur le vote. C'est évidemment tout le contraire : ce sont les non-gauchistes qui avaient déserté en nombre. Les gauchistes étaient toujours le même nombre, et leurs « manipulations » devaient être bien peu efficaces si on en juge par l'abandon accéléré de l'Interbarrial. Cet abandon venait certainement bien plus de l'ennui du rituel, lire, lire, lire, voter, voter, voter, sans jamais débattre, et de l'absence complète d'effectivité de l'Interbarrial. Elle était devenue un symbole vide, et inadapté. C'est donc parce que le nombre des assembléistes baissait que les gauchistes se retrouvaient plus nombreux, mais ils étaient profondément divisés, et eux-mêmes incapables de mobiliser pour manipuler des votes, dont le résultat était parfaitement indifférent.

La seule « manœuvre » de ce type – et elle est tout à fait licite, et elle l'aurait été tout aussi bien si les gauchistes l'avaient utilisée, mais ça n'a jamais été le cas – a été accomplie justement pour réaliser la réforme censée éviter ce type d'abus, c'est-à-dire une mobilisation hypertrophiée pour emporter un vote. Les partisans de la réforme, rejetée à plusieurs reprises, semblent en effet avoir mobilisé massivement pour l'Interbarrial du 28 avril, de sorte à se retrouver majoritaires lors du vote, puisque de 300 participants les trois semaines qui ont précédé on est passé le jour de ce vote à 700, pour retomber à 300 la semaine d'après.

La réforme, c'est qu'au lieu d'avoir une assemblée générale où tout le monde vote on a désormais un vote de délégués, « une assemblée, un vote ». Cette réforme a été votée sans débat, bien entendu, c'est-à-dire que l'argumentation était centrée sur le fait qu'il fallait en finir avec les imaginaires manipulations gauchistes ; et de contre-argument il n'y eut pas, comme si cette nouvelle organisation n'avait pas d'inconvénients, et comme s'il n'était pas nécessaire d'examiner s'il y en avait.

Le seul avantage avouable de la réforme, à part la satisfaction d'avoir vaincu la chimère de la manipulation gauchiste, était que l'Interbarrial était si nulle et si creuse qu'un changement quel qu'il soit paraissait améliorer les choses. Le fait que l'Interbarrial n'était pas démocratique parce que privée de débat, et que c'est peut-être de là que venaient les maux de cette assemblée, n'est évidemment jamais intervenu dans l'idée de la réforme puisque, avant comme après, le débat reste exclu.

Un avantage inavouable de la réforme pour les assembléistes est qu'elle prend en charge et qu'elle maquille leur démobilisation. Si 200 gauchistes leur paraissaient devenus une majorité c'est parce qu'eux-mêmes avaient renoncé à leur assemblée générale. En envoyant un délégué, ils n'ont plus besoin de se déplacer eux-mêmes, de prendre à leur charge cette responsabilité principale, ils peuvent s'en débarrasser ; et ce n'est hélas pas parce que, dans le cadre du mouvement, ils seraient surchargés d'activités bien plus importantes.

La conséquence principale de la réforme, c'est que les assemblées de base vont devoir désormais s'affilier à l'Interbarrial pour y participer. Ceci implique des restrictions contraires à l'ouverture et à l'expansion du mouvement des assemblées.

Pour qu'une nouvelle assemblée puisse se créer et participer à l'Interbarrial, il faudra qu'elle obtienne l'aval de l'Interbarrial. Ceci signifie que ce ne sont plus les changements à la base qui vont déterminer les changements de cette structure qui chapeaute, mais c'est cette structure qui chapeaute qui va valider la forme des assemblées de base.

Comme les assemblées ne se créent pratiquement plus ex nihilo, mais en scission d'assemblées existantes, donc affiliées, créer une assemblée va immédiatement être suspecté de vouloir créer un délégué supplémentaire, puisque chaque assemblée, qu'elle ait 200 ou 20 participants, a un délégué. La réforme fait que toute scission va être désormais suspecte. De plus, toute assemblée nouvelle et scissionnaire verra probablement son affiliation combattue par l'assemblée affiliée dont elle est une scission. Ceci veut dire que le nombre des assemblées va s'arrêter de croître, ou alors les nouvelles assemblées vont se déclarer en opposition à l'Interbarrial et aux assemblées qui y sont affiliées.

Pour éviter l'abus de la création d'un délégué pour une assemblée d'une personne (qui serait le rétablissement par la bande d'une assemblée générale), il faudra donc un contrôle, une police, qui ne peut émaner que d'une instance supra-assembléiste, Interbarrial ou « interzonale » (regroupement de plusieurs assemblées d'une même zone).

On arrive là à un point que le mouvement avait su éviter jusqu'à présent : une institutionnalisation par la formalisation, et un contrôle exercé par l'assemblée de tous sur chaque assemblée. En fixant les règles, on empêche l'évolution possible du jeu.

D'autres inconvénients graves doivent être pris en compte. En premier lieu, pour garder aux assemblées de base leur pouvoir, il a été décidé que ne seraient votées que les résolutions dont toutes les assemblées auront été précédemment informées. Ce qui veut dire en clair qu'une proposition sera d'abord faite à l'Interbarrial ; l'Interbarrial distribuera cette proposition à toutes les assemblées affiliées ; les assemblées affiliées discuteront et voteront cette proposition ; leurs délégués, à l'Interbarrial suivante, voteront selon leur mandat. On se trouve soudain face à un mécanisme lourd et lent qui fait qu'on ne pourra pas prendre de décision à l'Interbarrial en moins d'une semaine, puisqu'il faut deux Interbarrial pour présenter puis pour voter une résolution ; et que l'Interbarrial sera donc hors de mesure de réagir à l'actualité, parce que les délégués n'auront aucun mandat pour décider de l'attitude à adopter sur un événement ayant eu lieu le jour même, ce qui n'était évidemment pas le cas avec une assemblée générale ; on remarquera que les résolutions seront débattues à la base, mais toujours pas à l'Interbarrial où de nombreux arguments vont donc échapper aux délégués votants, qui ne connaîtront que ceux soulevés dans leur propre assemblée. De plus, on imagine la bureaucratie à mettre en place pour informer toutes les assemblées affiliées des décisions à voter, et l'importance que va prendre, dans l'Interberrial, la commission de la prensa qui sera en charge de la circulation des propositions ; et le poids qui retombe sur les assemblées de base : si chaque assemblée affiliée n'avait par semaine qu'une seule motion à soumettre à l'Interbarrial, cela représenterait plus de 150 propositions à voter, donc 150 propositions à débattre et à voter dans chaque assemblée locale. En d'autres termes : les assemblées locales en sont réduites à passer plus que leur temps de réunion à ne discuter que des propositions des autres assemblées, ce qui est évidemment une imposition tout à fait contraire à leurs propres recherches, à leur propre liberté.

En ce qui concerne les manœuvres politiciennes qui avaient initialement justifié la réforme, il faut évidemment constater que cette nouvelle organisation est beaucoup plus propice et beaucoup plus séduisante à manipuler, non pas sans doute par les gauchistes à banderoles, si naïfs et voyants, mais par les partis dont les moyens sont plus puissants et les capacités d'infiltration plus discrètes. Le fait d'abord que les assemblées quel que soit le nombre de participants aient toutes une voix, cette inégalité fondamentale et inédite, va considérablement exposer les petites assemblées, qui jusqu'à maintenant représentaient une critique des grandes, aux manipulateurs ; d'autre part, le fait que toutes les assemblées soient ouvertes va permettre aux militants les plus zélés de voter dans de nombreuses assemblées, alors que la plupart des assembléistes ne voteront que dans une seule. Dix militants qui tournent dans dix petites assemblées vont pouvoir les noyauter beaucoup plus facilement que nos fiers gauchistes du parc du Centenaire. Il reste à espérer qu'ils se neutralisent les uns les autres. Et cette manipulation sera plus séduisante, parce que comme les assemblées auront voté les propositions à la base, elles seront davantage engagées par les résolutions de l'Interbarrial qu'elles ne l'étaient jusqu'à présent.

Il faut également constater que tous ceux qui ne voulaient pas se plier au peu de règles du fonctionnement des assemblées de base (les exclus de l'assemblée de base, les individualistes, les nomades) pouvaient, en théorie, se servir de l'Interbarrial comme chambre d'appel des décisions des assemblées de base, tout autant que les minorités dans les assemblées de base et, au moins par le vote, exprimer ou sanctionner leur désaccord. Avec « une assemblée, un vote », ce recours, le recours en appel, si fondamental dans la démocratie, est supprimé.

Mais l'essentiel reste que le mouvement n'a pas encore déterminé ses buts et ses perspectives, ce qui est tout à fait normal pour deux raisons : d'une part sa structure unificatrice, l'Interbarrial, est un lieu où l'on ne débat pas ; d'autre part et surtout, ces buts et ces perspectives sont nécessairement neufs dans le monde, et leur idée et sa formulation ne sont pas encore trouvées, la recherche continue, justement, à travers les errances, les scissions et les expériences des assemblées de base. Et c'est bien évidemment de telles conclusions que peut dépendre une organisation. Avec « une assemblée, un vote », on a fermé et encadré la recherche, on va désormais soumettre le fond à la forme. Cette coordination de députés sans capacité de débattre est le modèle d'une caricature d'appareil de prise de pouvoir par rapport à l'Etat. La définition fondamentale du mouvement par soi-même, en tant que sujet de l'histoire et en tant qu'interrogation sur le sens de l'existence, ne pourra plus se développer, ni même s'exprimer dans le cadre de cette structure.

L'Interbarrial a aussi, en principe, une fonction de représentation du mouvement. Au-delà d'être une assemblée qui fédère toutes les autres, elle est aussi le message de toutes ces assemblées au monde, et en particulier à tous ceux qui pensent que le mouvement en Argentine préfigure les mouvements de révolte des années qui viennent. Cette dernière instance des assemblées de base apparaît désormais comme en contradiction complète avec leurs deux principes fondateurs et fondamentalement démocratiques ; on n'y débat pas, et elle n'est pas une assemblée générale. L'Interbarrial était seulement la faiblesse du mouvement ; maintenant elle en est le cancer.

 

3. La première Interbarrial après la réforme, le 5 mai, a d'abord dû constater plusieurs forfaits de taille : les gauchistes du PO avaient disparu, comme s'ils boudaient, et ceux du MST étaient seulement sur leur stand habituel, en bout de la kermesse du parc, à 100 mètres de l'assemblée, bon débarras ; mais plus fâcheux : la défection de la commission d'information de l'Interbarrial précédente et des piqueteros, dont un délégué faisait toujours partie des orateurs.

Le nombre des participants était retombé à 300, celui des assemblées représentées était monté à 75, et les délégués se promenaient avec une pancarte autour du cou. Il y eut la même litanie des lectures de proposition. Et il y eut un seul vote, pour tester la nouvelle formule : on votait pour ratifier la réforme : 47 pour, 16 abstentions et 12 assemblées « absentes », dont quelques délégués partis avant le vote, et d'autres qui, n'ayant aucun mandat, pas même pour s'abstenir, ne participèrent pas.

Dans le catalogue des propositions de la réforme (qui ne pourra être votée que la semaine suivante), il y a particulièrement : le contrôle des assemblées par les « interzonales », qui sont un cran intermédiaire entre assemblées de base et Interbarrial ; qu'une assemblée n'ait le droit de vote qu'en ayant un minimum de 20 membres, ce qui va donc devoir être contrôlé, il n'est pas proposé comment ; l'extension du mandat du délégué pour faire face à l'urgence, ce qui l'affranchirait de son mandat de l'assemblée de base.

Enfin, cette première Interbarrial a soumis 60 propositions, qui seront donc à débattre et à voter dans chaque assemblée de base en plus du choix de la délégation mandatée à la prochaine Interbarrial. Si cette mesure était effective, ce serait donc bien l'Interbarrial qui fournirait désormais les thèmes de débat aux assemblées de base, toujours sans débattre elle-même.

 

4. La seconde Interbarrial après la réforme, celle du 12 mai, mérite à peine le nom de farce. Il y eut à peu près le même nombre d'assemblées que la semaine précédente (entre un tiers et un quart des assemblées de base seulement ont daigné envoyer un délégué ce qui montre bien combien peu la réforme a inspiré confiance et combien peu elle a amélioré la représentativité de l'Interbarrial), mais le nombre de participants tomba à 200 ; la commission de prensa (la création d'une nouvelle commission est l'un des ordres du jour pour l'instant sans suite) et les piqueteros étaient toujours absents.

Chaque délégué a donc voulu parler, et quoique les organisateurs pressèrent sans cesse les orateurs de se contenir en trois minutes, l'interminable litanie des déclarations, assez similaires, dura cinq heures. Comme chez des individus qui ne savent pas parler, on entendit ainsi de grossières synthèses, censées représenter des heures de débats menés par des dizaines de personnes, s'égrener en quelques secondes. Chacun pensa avoir dit l'essentiel, et on n'écouta que très peu les autres.

Les propositions de la semaine précédente avaient été à tel point méprisées par les assemblées de base (la plupart, trop occupées à leurs propres affaires, n'en avaient discuté et voté aucune) que l'Interbarrial n'essaya même pas de les faire voter. Les propositions du jour n'étaient pas rédigées, et n'auraient pas pu être votées puisque personne n'avait mandat pour voter ce qui advient. Il y eut donc un débat informel assez contradictoire pour voter au moins la mobilisation du mardi 14 mai, d'une part pour qu'un vote ait quand même lieu (parce que si l'Interbarrial est une assemblée qui ne vote même plus, qu'est-ce que c'est ?), d'autre part pour conjurer l'impuissance structurelle de l'Interbarrial réformée à faire face à l'urgence.

Ce vote lui-même, pour lequel presque tous les délégués avaient un mandat, était évidemment une absurdité. Car, que les délégués aient un mandat signifie que leurs assemblées avaient pris leur décision ; et quelle que soit celle de l'Interbarrial, ils n'auraient évidemment pas changé d'avis. D'autre part, le délai entre le dimanche soir et la mobilisation du mardi après-midi ne laissait à l'Interbarrial le temps de communiquer sa résolution aux assembléistes de base que si elle arrivait à faire passer le message dans les vingt-quatre heures (très improbable pour un organisme sans commission de presse) et seules les assemblées qui se tiennent le lundi soir, c'est-à-dire une infime minorité, auraient pu en informer leur base. Il s'agissait donc bien seulement de masquer l'impuissance de cette Interbarrial réformée.

Cet unique vote, pour la mobilisation du 14 mai, va durer une heure : les organisateurs communiquent d'abord les résultats des mandats écrits, qui donnent le score suivant : 24 assemblées ont prévu des actions dans leur barrio seulement ; 4 à la place de Mai ; 8 à l'usine Brukman (qui fonctionne en coopérative après avoir été reprise par ses employés), avec pour objectif d'aller ensuite au Congrès pour certains ; 6 d'abord dans le barrio, puis devant le Congrès. Mais cette belle disparité ne constitue évidemment pas une proposition pour une Interbarrial. Un nouveau débat houleux s'engage, au terme duquel un vote, où on appelle chaque assemblée, a lieu sur la question suivante : place de Mai ou Congrès ; on élimine contre toute équité la possibilité d'aller à l'usine Brukman, apparemment parce que c'est une proposition des gauchistes, qui sont donc toujours là, mais en tant que délégués d'assemblées désormais. Résultat : Congrès 28, place de Mai 2, Congrès et place de Mai 2, abstentions 29 – sans compter les ausentia, qui sont les assemblées qui n'ont pas répondu au moment où on les a appelées, ni ceux qui ont dit avoir un mandat formel pour aller à l'usine Brukman et qui ne pouvaient donc voter aucune des réponses proposées). Dans tous les cas, aucune des propositions n'arrive à la majorité si on admet qu'il faut plus de voix que de voix opposées plus les abstentions. Bref, la proposition sera quand même que l'Interbarrial appelle à manifester au Congrès, mais elle arrivera dans les assemblées après la bataille.

Non seulement, donc, on ne discute toujours pas à l'Interbarrial, mais on ne décide plus et on ne vote pas. Le principe « une assemblée, un vote » a pour premier effet le repli des assemblées locales sur elles-mêmes. L'une d'entre elles a proposé l'organisation d'une conférence de presse pour… le lendemain lundi 13 au soir, ce qui ne pouvait évidemment pas être entériné par une Interbarrial où personne n'avait de mandat pour une telle proposition. La déléguée de cette assemblée a conclu que son assemblée étant souveraine, ils feraient la conférence de presse en tant qu'assemblée de base, et en se passant de l'Interbarrial. Comme l'Interbarrial n'est plus en état de faire voter les propositions, les assemblées vont se passer d'elle ; mais elles vont aussi perdre le peu de contact entre elles qui était l'une des fonctions de cette coordination. Cette conférence de presse n'eut d'ailleurs pas lieu.

Signalons que la mobilisation du 14 mai vient se greffer sur une journée d'action prévue de longue date par la CGT dissidente. Cette centrale syndicale annula sa journée d'action le 13 mai au soir, en arguant des mauvaises conditions météorologiques (pluies diluviennes) ! Le 14 mai, à 19 heures, qui est en principe l'heure de pointe où ceux qui travaillent peuvent venir manifester, il y a, devant le Congrès, environ 150 manifestants, dont une importante délégation des gauchistes du MST et en tout et pour tout quatre banderoles d'assemblées ; ce qui veut dire que même la plupart des assemblées qui ont voté pour la mobilisation au Congrès ne sont pas là. Même les flics ont déserté leurs positions habituelles. Il tombe des cordes.

Aujourd'hui, 16 mai 2002 au matin, l'Interbarrial n'a toujours pas réussi à communiquer son seul vote, en faveur d'une mobilisation le 14 mai, et la synthèse des multiples propositions des assemblées affiliées.

On voit déjà certains des inconvénients de la réforme discutés dans les assemblées. Mais c'est après la réforme. Et les autres faiblesses graves du fonctionnement de cette expérience de démocratie en sont forcément occultées : la démobilisation générale (dont la réforme de l'Interbarrial est un élément), qui démoralise ceux qui restent ; l'occupation de lieux publics plus appropriés pour améliorer les conditions de débat (toutes les assemblées, en principe, se tiennent dehors, et l'hiver arrive) ; une mise à plat des apports et des faiblesses ; un débat d'orientation du mouvement ; quelle alliance avec les piqueteros ; où en est la seconde assemblée Interbarrial de toute l'Argentine ? ; quel rapport avec l'information ? ; quels rapports au-delà des frontières ?

En général, les « leçons » des mouvements de révolte battus subissent à peu près le même mépris que les testaments des tyrans haïs ; mais l'espoir que le mouvement des assemblées dans le monde dépasse ses propres erreurs argentines repose sur l'idée que d'autres mouvements de ce type seront très proches dans le temps et que, comme tout y est à découvrir, on s'appuiera, pour une fois, sur ce qui est déjà défriché. Dans ce cas la coordination devra être à l'image de ce qu'elle coordonne, ou alors avoir des buts et des objectifs précis, publics et partagés, qui seuls peuvent justifier une organisation en contradiction apparente avec l'assemblée de base souveraine.

 

(Texte du 16 mai 2002.)

 


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