Correspondance avec le GCI


 

e) La Bibliothèque des Emeutes à GCI

Paris, 8 mai 1992


 

Nous avons bien reçu, le 27 avril, votre courrier daté du 19.

Sur la forme, nous avons trouvé fort déplaisant que ce courrier soit rédigé deux mois après que nous vous ayons demandé un avis rapide. Par le bulletin que vous avez du recevoir, vous jugerez de l'embarras dans lequel ce retard que nous vous avions demandé d'éviter, nous a mis.

Ayant donc réceptionné cette lettre in extremis avant de publier la précédente, c'est une autre véritable coïncidence que nous l'ayons simplement trouvée, à l'adresse surveillée, au moins par des cleptomanes, à laquelle vous l'avez envoyée malgré nos indications contraires.

Enfin, la même approximation formelle entache votre remarque concernant le slogan "Emeutiers de tous les pays, unissons-nous". Reportez-vous en page 32 de notre bulletin n°3. Vous pourrez y lire "Emeutiers de tous les pays, unissez-vous". C'est la seule fois que nous avons utilisé cette formulation. Notez, par conséquent, que le "unissons-nous" provient exclusivement du rédacteur de votre précédente lettre. Mesurez bien la différence. Constatez, avant de quitter la page 32 en quoi notre slogan se transforme, dès la ligne suivante. Nous n'avons qu'un respect et un usage fort limité des slogans. Ils ne sont là que pour servir immédiatement, et non pour être assenés à la longue. C'est pourquoi nous n'avions pas jugé utile de reprendre, sur ce point, la lettre qui disait, par lapsus, "unissons-nous".


 
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Malheureusement, ce manque de rigueur se retrouve sur le fond. Le sérieux avec lequel vous tentez d'analyser nos positions s'effiloche du début à la fin de votre lettre. Si bien que ce qui fonde la nôtre, sa fin, n'est même pas abordé dans votre réponse. Nous n'allons donc pas commencer par vous répondre, comme il est d'usage, mais par reformuler la fin de notre précédent courrier :

Le communisme a-t-il une fin ? Si non, en quoi se différencie-t-il de n'importe quelle religion ? Si oui, comment finit-il ? Et dans ce cas, pourquoi ne pas plutôt prendre pour objet cette fin que ce qui serait donc un moyen qui dépend de cette fin ?

Seule une réponse claire à la question de la finalité nous semble donner un sens à la suite de l'exposé de nos différents et de nos accords, qui ne sont que les déterminations et détails dépendants de ce but.


 
 
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PROGRESSION VERS L'ORIGINE

Notre méthode conceptuelle est bien connue de ceux qui connaissent la dialectique. Nous progressons de la forme vers le fond, de l'apparence vers l'essence. Vous trouverez ainsi construites, outre notre précédente lettre, les analyses de nos bulletins n°3 et 4. Comme cette pratique ne vous semble pas familière, nous ne l'appliquerons pas ici. Ce qui suit ne sera donc que la contradiction sur quelques points de votre courrier, quoique nous pensons que ce qui précède aurait du constituer une réponse amplement suffisante. Mais, à la vérité, nos positions trop peu éprouvées ont besoin de se situer par rapport à ce que vous représentez pour nous : la vieille ultra-gauche.

Situer l'origine dans l'avenir implique que c'est de l'avenir que nous tenons notre intelligence, que nous appliquons au passé. Nous pensons en cela utiliser la même approche que les émeutiers de Los Angeles aujourd'hui même, et que Marx tout au long de son existence. La clé du singe est dans l'homme, et non pas l'inverse, implique que c'est la révolution iranienne qui nous explique 1917-23, et non pas l'inverse. C'est en novateur de son temps que Marx a révélé le passé, et non en gardien du passé qu'il a expliqué son époque. De Marx, c'est principalement cette démarche, libre, critique et novatrice, que nous ne savons pas encore critiquer, tant nous tâchons, avec maladresse, de l'imiter. Vous, qui semblez à l'opposé de cette façon d'agir, espérez-vous seulement un jour critiquer, voire dépasser Marx ? Votre exigence minimum n'est-elle pas d'être au moins l'égal de quelqu'un qui a tracé des perspectives sans pouvoir les remplir ? Vos publications se font davantage les défenseurs de la lettre que les utilisateurs de la méthode, et c'est lorsque la défense de la lettre s'oppose à l'utilisation de la méthode que nous pensons que le marxisme s'oppose à Marx et à nous.


 
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OFFENSIVE ET DEFENSIVE

Nul besoin d'être grand stratège pour savoir que dans la guerre que mènent les soumis contre leurs geôliers, seule l'offensive des premiers peut permettre la victoire. Clausewitz fait remarquer, et c'est moins superflu que trivial, que seule l'offensive peut remporter la guerre. Or l'ennemi, Etat-marchandise-information, utilise l'offensive comme défense de sa défense, il ne cherche pas à gagner la guerre, il cherche à l'éterniser, il ne cherche pas à nous éradiquer puisqu'il a besoin de nous. Une des armes de sa propagande est de propager le culte de la défensive, et l'interdit de l'offensive. Dans ce monde, tout le monde défend, d'après cette propagande, et défendre c'est bien. Nous disons : dans ce monde, notre parti attaque et l'ennemi défend ; c'est l'ennemi qui défend ce monde. Contrairement à lui, nous cherchons à l'éradiquer.

La défensive est donc l'attitude ennemie, ennemie à notre projet. Tous et chacun pourtant, nous nous défendons, y compris parmi ceux qui n'ont rien à perdre, soi-disant. Le premier défend sa peau, le second son argent, le troisième une idée. Certains défendent ainsi en groupes, syndicats, organisations qui ont pour but la révolution, milices, associations caritatives, ce qu'ils pensent avoir en commun. Mais nous soutenons que lorsque nous sommes réduits à la défensive, c'est une victoire ennemie. La défensive ne fait jamais plaisir, sauf aux boutiquiers et aux bureaucrates, contrairement à l'offensive. La défense est toujours la conservation de ce qu'on défend. Et lorsque l'ennemi nous contraint à conserver, que ce soit même notre existence ou celle de notre projet, il nous amène sur un terrain qui est le sien et où il excelle comme l'a montré de manière exemplaire, tout au long du siècle, le syndicalisme. Bref, là où nous nous défendons, c'est généralement mal et sans plaisir, car sans perspective.

Le projet d'une Bibliothèque des Emeutes est donc de soutenir en la révélant, l'offensive. Nous ne pensons pas que l'émeute soit le nec plus ultra, au contraire. L'émeute est le sine qua non. Toute émeute moderne est un début d'offensive. Toute offensive moderne passe par l'émeute, comme la flamme par l'étincelle. Nous regrettons que la plus grande flamme d'aujourd'hui ne soit que celle d'Irak, mais nous nous éclairons du nombre considérable d'étincelles qui sont prêtes à mettre le feu à ce monde. L'émeute, nous l'avons dit, est toujours insuffisante ; mais elle est la seule base actuelle qui contienne toute la perspective. Vous nous parlez d'autres "luttes". Mais vous ne nous en citez pas une seule. Si cette allusion ne vise pas les vieilles formes de défense des salariés, comme les grèves, si vous pensez à des "luttes" offensives, faites-nous savoir lesquelles, car, malheureusement, à part celles articulées autour de l'émeute, nous n'en discernons pas, dans cette époque mouvementée, dont nous épions pourtant, apparemment plus que quiconque, les moindres soubresauts.


 
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NOUVEAUTE ET ACQUIS

Vous vous méfiez de la nouveauté, et vous avez bien raison. Encore un effort, et vous serez, en elle, aussi circonspects que nous, qui n'engendrons que d'elle. Par contre, vous ne semblez pas vous méfier beaucoup de "ce qu'il y avait de nouveau, d'acquis dans le mouvement communiste". Qu'est-ce qui est acquis ? Nous nous méfions considérablement de ceux qui défendent des petits acquis, comme les petits rentiers leurs pavillons de banlieue, quand nous n'avons jamais rien acquis, si ce n'est pour le remettre en jeu aussitôt. Ainsi, vous voulez savoir ce qu'il y a de si nouveau dans les émeutes modernes! Mais justement cela : rien n'y est jamais acquis. Il n'y a pas d'organisation, et rarement des organisations, qui y subissent l'homonyme : désorganisation. Nous pensons aussi que l'absence d'organisation, dans l'émeute, est une grande faiblesse, qui généralement la fait retomber comme un soufflé (nous ne partageons pas votre spéculation comme quoi les révoltes organisées seraient moins sanglantes que celles qui ne sont que spontanées : de la Makhnovtchina aux shoras irakiennes devrions-nous vous rappeler que les embryons d'organisation ont évidemment forcé la répression à étendre son rayon d'activité, dans l'espace et dans le temps ? D'ailleurs, doit-on, selon vos buts, économiser son sang, ou s'en montrer prodigue ?) ; mais nous pensons également que c'est une grande force, qui seule embrasse tout le possible. Si les organisations pré-existantes avaient su s'imposer aux insurgés de 1905, il n'y aurait jamais eu de Conseils. Ce sont les émeutiers modernes en action qui doivent trouver leur organisation, et non les dirigistes centralisateurs qui doivent leur imposer la leur. Quelles que soient vos "luttes", que vous nous pardonnerez de trouver quelque peu obscures, pour défendre l'acquis dans le mouvement communiste, ce sont les émeutiers modernes qui se révoltent aujourd'hui. Et ils se révoltent aussi contre le passé d'échec de leurs ancêtres, prolétariens. Le temps révèle ce monde, et renverse ses présupposés. La barricade se déplace. Les émeutiers modernes critiquent son emplacement acquis, et nous tenons pour acquis qu'ils critiquent tout emplacement acquis. C'est faible, mais c'est prometteur. C'est nouveau.

Ce qui est encore nouveau dans les émeutes modernes est leur quantité et leur similitude, dans les formes et les cibles. C'est la première fois, à notre connaissance, que les pauvres se révoltent sur tous les continents en même temps, de la même manière, pour les mêmes raisons, sans préméditation. Leur seule unité est en actes, si bien que, pour la première fois, le parti de l'avenir engage universellement sa pratique avant d'avoir la moindre théorie.

C'est la première fois que l'âge de révoltés aussi disparates, aussi ignorants les uns des autres, est aussi uniforme et aussi bas. Privés de la mémoire des combats passés, ces excellentes mémoires d'adolescents reportent leurs prédispositions sans pareille sur l'imagination, qui a tant fait défaut à ces combats passés ; et cela aussi est nouveau.


 
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LA DICTATURE DE LA SURVIE

"La logique de la société capitaliste, sa loi universelle, c'est la valorisation". Nous avons fini par découvrir ce que vous appelez "valeur" : "...le fondement - la régulation de l'échange par le biais de la quantité de travail cristallisée dans chaque marchandise - donc la Valeur..." Si nous vous comprenons, voici le remède à ce que vous appelez la valeur : "La question centrale était l'organisation centralisée de la production en fonction des besoins humains, et donc contre le profit. Celle-ci permet directement une réduction de la quantité de travail (en extension et en intensité), par la liquidation immédiate de tout ce qui ne sert pas l'être humain. A partir de là et de l'application du principe de "qui ne travaille pas ne mange pas", on contraint les fonctionnaires et autres bourgeois à participer de l'effort collectif contre la production marchande généralisée. La suppression de toutes les fonctions inutiles et la liquidation des industries ne produisant rien, en vue d'accroître le bien-être des prolétaires, entraîne l'automation croissante des tâches de production, toutes ces mesures étant nécessaires et incontournables pour attaquer fondamentalement l'esclavage salarié." Glissons rapidement sur l'identité des bons Khmers Rouges, internationalistes, qui devraient décider de ce que sont les "besoins humains" et les "fonctions inutiles", dans leur dirigisme centralisé : puisque ce n'est pas nous, ça ne peut être que vous.

Si nous avons bien saisi, ce que vous appelez "valeur" (pour nous c'est plutôt la pensée de l'échange dans les choses, cf. "Une Enquête sur la nature et les causes de la misère des gens", par J.-P. Voyer), est le fait de transformer les choses en marchandises. Si l'on supprime cette valeur, on supprime le profit et quelques "fonctions inutiles" et "industries ne produisant rien". Nous voilà au bord du communisme ? En fait, vous contestez à la "bourgeoisie" la gestion rationnelle du besoin, au point de penser que cette "bourgeoisie" ne gère pas réellement le besoin. Nous pensons, au contraire, que c'est justement ce en quoi elle, ou plutôt ses bâtards, sont critiquables. Dans votre lettre vous écrivez "nous ne possédons aucun élément qui nous permet de comprendre pourquoi vous pensez que nous voulons organiser le monde autour du besoin". Peut-être devriez-vous relire dans Communisme n°35, page 18, le passage cité ci-dessus, dont nous nous permettons de penser qu'il reflète votre pensée programmatique, au point que vous reprochez aux makhnovistes de ne pas l'avoir appliquée, et où c'est vous qui soulignez : "la question centrale était l'organisation centralisée de la production en fonction des besoins humains"! Comme des enfants vous niez la critique avant de l'entendre, comme s'il fallait que vous restiez incritiquables!

Nous persistons, bien évidemment, à penser que l'économie est une religion, au sens que Marx donne au terme "religion". Nous savons que Marx a voulu critiquer la religion d'un point de vue extérieur à la religion. Seulement, nous ne pensons pas qu'il ait réussi : il a critiqué l'économie politique du point de vue de l'économie politique, et vous lui emboîtez le pas. Nous répétons donc ici ce que nous disions dans notre précédente lettre, et dont vous n'avez pas daigné tenir compte : l'économie est la religion de la survie. Utilisons un vocabulaire plus proche du vôtre : dans le monde actuel, c'est la dictature de la survie contre la vie ; nous voulons, au contraire, instaurer la dictature de la vie, contre la survie. Ce que vous appelez "valeur", "production", etc. sont des concepts de l'économie, sont des concepts religieux, sont des concepts de la survie. Avec votre "automation" et votre "réduction de la quantité de travail" (nous voulons supprimer le travail, pas le réduire ; comme la vie s'oppose aujourd'hui à la survie, le jeu s'oppose au travail et l'histoire au quotidien) vous n'êtes qu'en concurrence avec ceux que vous appelez "bourgeois", pour la gestion rationnelle des "besoins humains". Et après ce travail raccourcis, qu'est-ce qu'on fait ? Un peu de culture, un peu de famille, un peu de loisir, un peu de révolution sociale ? Dans la dictature de la survie, la vie est le reste, la chantilly, la récompense quand on a bien mérité. Nous ne voyons pas en quoi votre "organisation centralisée" se propose de remédier à ce non-sens. La vie, qui serait un loisir au bout du besoin, enfin vaincu, toujours repoussé dans quelque réduction quantitative du travail, dans la suppression ou l'abondance du profit, n'existe pas, sauf dans les projections idéalistes des matérialistes, communistes ou socio-démocrates, ouvriers ou patrons.

Votre projet, qui n'est basé que sur ce mélange d'idéalisme et de gros bon sens positiviste, ne semble se justifier que par un utilitarisme forcené, qui rejoint, lui aussi, en concurrence, celui des économistes dominants. Ceux-là pensent que le superflu est nécessaire au nécessaire ; d'autres, les Khmers Rouges et apparemment vous, pensent que le superflu est superflu au nécessaire. Voilà toute votre querelle, dans ce monde. Mais les deux partis sont bien d'accord : la société humaine doit être organisée autour du nécessaire. Nous soutenons le contraire. C'est autour du superflu que la société humaine devrait être organisée, selon sa finalité. Ainsi, nous pensons que dans la révolte, la nécessité est la condition de sa défaite. La révolte est elle-même superflue. Les pauvres peuvent très bien ne pas se révolter. Au moins à ça, personne ne peut les contraindre, fort heureusement. La révolte est justement l'expression de leur liberté, inaliénable. Là encore, vous nous avez mal lus, là encore, vous avez essayé de vérifier votre théorie dans ce que vous lisiez, plutôt que de modifier votre théorie en fonction de ce que vous lisiez. En page 4 de votre lettre, vous citez un passage assez long de notre analyse de l'insurrection en Irak et vous concluez par "Vous soulignez donc vous mêmes le fait que la misère alimentaire, vestimentaire ... constituent des besoins, des nécessités qui incitent à la révolte". Et bien non! Ces besoins sont les conditions de cette révolte, pas les nécessités qui y incitent. Il pleut pendant que les Malgaches se révoltent. Ce n'est pas pour autant à cause de la pluie qu'ils se révoltent. Les Irakiens ont faim pendant leur insurrection ? Certainement, mais ce n'est pas la faim qui les fait s'insurger.

Notez cependant que ces nécessités peuvent, en d'autres circonstances, inciter à la révolte, pourquoi pas. Chaque aspect de ce monde est susceptible de provoquer la colère. Mais la Bibliothèque des Emeutes sait des émeutiers modernes que le prétexte, non seulement importe peu, mais est d'autant mieux dépassé dans la révolte qu'il ressemble au triste besoin, et donc, que n'importe lequel peut faire l'affaire, y compris le triste besoin. Mais le triste besoin ne peut pas devenir un jour joyeux ; pas davantage que "accroître le bien-être des prolétaires" (pouah!) aurait un jour plus de chances de supprimer la misère, la cause de la révolte, c'est-à-dire l'absence de vie, d'offensive, d'histoire, de débat (c'est-à-dire bla bla bla) que de prolonger la survie, la défense des acquis, l'amélioration du quotidien et le spectacle (c'est-à-dire bla bla bla, mais dans la bouche des autres). Ainsi, nous ne sommes pas étonnés que vous trouviez délirant que nous supposions que les insurgés d'Irak ont commencé à mépriser besoin et survie. Mais sortez un peu de votre début de XXe siècle (comment, après un numéro où vous tentiez de faire connaître une insurrection moderne, avez-vous pu retourner, tranquillement, à 1917, sans plus parler de cette insurrection moderne, comme si elle n'avait pas existé ni modifié votre compréhension de 1917! N'avez-vous rien de plus brûlant à dire!), et vous aurez une chance de constater avec nous que ce qui est grotesque n'est pas notre "négation de la condition naturelle de l'espèce humaine", mais peut-être ce que vous appelez "condition naturelle de l'espèce humaine"! Tous les conservateurs du monde, tous ceux qui se proposent d'augmenter le "bien-être" en diminuant le travail, ont cette vision rétrograde de la "condition naturelle de l'espèce humaine" : toute leur théorie est construite dessus. Et toute leur pratique s'effondrerait, s'il s'avérait que la "condition naturelle de l'espèce humaine" n'est qu'une théorie, depuis longtemps invalidée, de l'espèce humaine sur elle-même.


 
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VOCABULAIRE

Pourriez-vous nous indiquer, en conséquence, quels sacrifices nous demandons à qui ? Le mépris du besoin est le contraire du sacrifice qu'implique son culte. Nous ne demandons à personne de travailler, même peu. Détrompez-vous aussi sur notre anti-démocratisme. Nous sommes de l'avis de laisser à l'ennemi toute une phraséologie héritée d'un mouvement historique battu et qui a contribué à le battre : "camarades", "lutte" (épaule contre épaule, front contre front, pas de coups en-dessous de la ceinture, vous connaissez beaucoup d'affrontements dans notre siècle qui méritent le nom de ce noble face à face greco-romain ?), pour ne citer que ces deux-là ; mais nous en soutenons un certain nombre, démocratie par exemple. Démocratie est pour nous le mode de fonctionnement qui régit statutairement notre association, basé sur un principe simple : révocabilité des délégués à tout moment. Nous n'avons pas d'autre a priori sur l'organisation des émeutiers pour l'instant. Nous pensons, en outre, que les émeutiers eux-mêmes sont les plus aptes à diriger le dépassement de leur révolte. Et nous sommes donc bien davantage dirigés par ce qu'ils font, que nous ne prétendons diriger ce qu'ils font. Nous serions déjà bien honorés d'être admis en tant que fédérateurs de la connaissance de ce qu'ils font. C'est cette action-là qui est aujourd'hui la plus urgente, qui fait le plus défaut lors des centaines de défaites que nous recensons. Sans revenir sur la dispute dans l'AIT, sachez que démocratie, fédération et anti-autoritarisme sont ce que nous approuvons chez les partisans de Bakounine (et nous ne pensons pas, contrairement à votre n°35, que c'est ce qui a fait échouer la révolution en Ukraine ; comment pouvez-vous notamment penser que la faute en revient à ceux qui refusent un commandement! Si Voline n'est pas apte à commander, il vaut mieux qu'il refuse, plutôt que d'accepter, non ?). Que ceux de Lubumbashi et de Los Angeles se rencontrent, voilà notre but immédiat. Et si ceux-là nous confiaient leur autorité, nous ferions comme Voline si nous ne pensions pas pouvoir l'assumer, et nous l'accepterions si nous pouvons. Nous exigerions uniquement que la révocabilité à tout instant la régule.

Si la division réelle des individus dépend de la vie et non de la survie, comme nous le soutenons, contrairement à vous et à l'idéologie dominante, le principe qui les divise n'est pas le salariat et l'organisation du monde marchand (votre valeur), mais ce salariat et ce monde marchand sont eux-mêmes une conséquence de ce principe. Le monde est organisé autour du débat sur la fin de l'humanité. Le parti ennemi, celui qui empêche ce débat, celui qui veut éterniser le monde de la survie (en l'adoucissant par quelque "automation", s'entend) réussit à faire croire que la solution de l'économie est le but de l'humanité. Ce paradis de l'économie est le communisme, et, oh chance, il est réalisable au bout de la survie. Remplacez économie par religion chrétienne et communisme par paradis et vous avez une parfaite analogie. Si donc les humains ne sont pas divisés selon l'économie, leur division en "classes économiques" est la tentative du parti ennemi pour embrigader les pauvres, notre parti, dans ses "luttes". Voilà ce que Marx et Makhno ne pouvaient pas encore savoir. C'est pourquoi nous pensons que "bourgeoisie" et "prolétariat", tels que Marx les a décrits, ne sont que les partis visibles de la dispute dans l'économie. Mais, dans le débat que nous pensons déceler depuis les vagues de 1967-69 (à quoi rêviez-vous, communistes internationalistes, lorsque les situationnistes ont réalisé la théorie de ce moment autour du concept de spectacle ; lorsque le "militant" a été critiqué pour son conservatisme, son penchant au sacrifice, son incapacité à critiquer la hiérarchie, à concevoir la vie ?) et 1978-82 (quelle "avant-garde" dirigeante poursuivait selon vous le programme communiste en Iran, dans les banlieues anglaises, parmi les enfants du Nicaragua ?) se confirment dans la multiplication d'émeutes de gueux affrontant les valets d'une abstraction. Et si nous formulions une hypothèse sur l'avenir, nous sommes très prudents en matière de prophétie, ce serait que ce clivage va, dans les années qui viennent, s'affiner en s'accroissant. Vous dites que si l'abject "camarade" devait disparaître, il faudrait changer le vocabulaire. Mais les émeutiers modernes le changent déjà, et d'une manière autrement plus radicale que nous. Ils semblent même agir comme si le vocabulaire tout en mots de leurs ennemis ne puisse que leur nuire, à eux, qui s'expriment d'abord avec des cris et des coups. Concluez donc par vous-mêmes quelle importance il convient d'accorder à l'information dominante dans un monde du spectacle qui révèle le débat de l'humanité comme son fondement.

Un dernier mot critique : vos textes sont tristes, sentent la poussière et le renfermé. Quand vous parlez d'une révolte, jamais on n'y sent l'explosion de sensualité, l'humour, le plaisir. Ce sont des piments qui manquent à notre monde, et c'est pourquoi ils animent la révolte moderne. Si votre projet n'est pas plus séduisant que celui de vos ennemis (devenir "bourgeois"), quelle misère! Aussi avons-nous l'impression que personne ne vous critique et que vous ne vous rendez plus compte de l'effet de certains termes que vous employez. "Défaitisme révolutionnaire" en Irak, par exemple, a fait l'objet d'une petite discussion avant que nous lisions votre n°34. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Et quoique nous nous flattons d'avoir une connaissance passable des révoltes passées, nous avions, sur ce point, tout faux. Selon cette connaissance, défaitisme nous paraissait antithétique avec révolutionnaire, signifiait ne pas croire en la victoire de la révolution. Si des individus de formation aussi proche que la vôtre ne comprennent pas le sens combiné des trois mots de vos titres, qu'est-ce que ce doit être pour les jeunes et insouciants émeutiers modernes!

C'est avec des sentiments circonstanciés que nous avons reçu vos salutations fraternelles, étant, comme vous ne l'ignorez plus, ennemis de l'organisation qu'est la famille, et par conséquent, des liens du sang qu'elle magnifie. A bas la prude fraternité!
 
 

Pour la BE
 

Merci de ne pas nous répondre, si c'est sur le mode du ronron suffisant et avec la négligence, autant dans la forme que dans le contenu, qui situent votre précédente lettre au bord de l'insulte.


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