1993-2001

(Texte présenté au 1er Congrès de téléologie, remanié pour publication.)

 

 

Il est toujours difficile de parler d'une époque ahistorique, parce que déjà d'en parler lui confère une sorte d'historicité.
 

D'autre part, après ces périodes de trêve, lorsque le négatif reprend sa charge, il trouve souvent son origine immédiate dans ces creux de vague où on a envie de dire que rien ne s'est passé.
 

Et ce que nous pouvons aujourd'hui dire de 1993-2001, nous le mesurons principalement avec les outils de la période antérieure. Même la nouveauté, que nous guettons, nous la comprenons à partir de la vague d'offensive précédente, et non à partir de la vague d'offensive suivante. C'est une faiblesse méthodologique à laquelle nous ne connaissons pas de remèdes, et qui a pour effet de faire paraître une période pauvre comme encore plus pauvre.
 

Nous qui avions vu des vagues d'assaut commencer tous les dix ans (1968, 1976, 1988), et durer la moitié de cet intervalle, nous sommes évidemment étonnés de la durée de l'actuelle période pauvre en révolte.
 

Il y a là deux possibilités

Soit notre compréhension du monde est faussée parce que tous nos instruments de mesure se sont peu à peu déréglés. Plus tard nous parlerons des mutations de l'information dominante, qui ne rapporte plus la révolte comme elle le faisait encore il y a quinze ans, il y a dix ans. Nous avons toujours le regard fixé sur l'émeute comme épicentre possible d'un débat libre. Peut-être, par conséquent, d'autres expressions du négatif sont à explorer, en leur accordant un poids plus grand, je pense évidemment en première ligne aux assemblées dont nous viendrons à parler également. Peut-être l'aliénation a-t-elle aussi brouillé notre compréhension, notre écoute, du silence ambiant qui ne serait peut-être pas si silencieux. Une chose est sûre : moi, pour ma part, je « sens » moins bien le monde qu'il y a dix ans. C'est évidemment aussi dû à ce que notre démarche était davantage partie dans une construction plus théorique de notre analyse des événements, et qu'en s'occupant plus de Hegel, comme nous avons été amenés à le faire, on était moins à l'affût de la vérité de la rue, en période de pénurie de vérité de rue.

Soit nous sommes effectivement entrés dans une période de gel, où la révolte est beaucoup plus isolée que ce que nous avons connu. De telles périodes, en effet, peuvent durer longtemps, et les trois grandes vagues d'assaut que nous avions appelées la révolution en Iran ont seulement été une période faste de la révolte, dont nous connaissons encore mal les causes plus profondes, parce que nous sommes encore trop proches d'elles. En effet, si l'on cherche avant 1967, justement, il faut remonter jusqu'à la révolution en Russie pour trouver l'expression d'une inadéquation des pauvres à leur monde de dimension comparable. Il ne s'est donc passé que des escarmouches, dont certaines importantes, parfois même simultanées ou contagieuses, comme en 1953-1956 dans les pays staliniens, pendant cinquante ans. Et il est tout à fait possible que le monde ait épuisé, en 1993, sa capacité à se révolter massivement pour les cinquante années à venir.
 

Je crois qu'à l'heure où nous posons un débat d'orientation, qui doit nous aider à choisir notre propre terrain d'intervention, ces deux alternatives sont à considérer dans toute la gravité qu'impliquent leurs conséquences. Dans la première, il s'agit de faire face à une inadéquation de moyens de compréhension, comme si nous avions un flingue enrayé, et qu'il faille trouver des moyens de compenser ce défaut, ou des moyens pour en tenir compte.

Dans le second cas, il faut changer d'arme. Il faut se demander à quelle distance on se situe d'un terrain de bataille décisif, j'entends par là un terrain de bataille que nous puissions considérer comme un débat sur le monde, et admettre que cette distance puisse porter fort tard dans nos vies. Il faut prendre le temps d'approfondir les racines de nos échecs, sans négliger la soudaineté possible d'une résurgence du négatif, dans tout ce que le négatif a d'imprévisible et d'impérieux lorsqu'il se manifeste quand on ne l'attend pas. Il faut alors préparer notre projet sur une période plus longue, et c'est une chose à laquelle nous sommes certainement très peu capables de faire face, parce que nous avons justement toujours construit à partir de ce négatif fulgurant, aux apparences d'immédiateté. Il faut approfondir le recul, et construire d'une manière appropriée au recul.

J'appuie un peu plus sur ce second cas de figure, non parce que j'aurais fait un choix en faveur d'une nécessaire traversée du désert - je répète que ce congrès doit servir à faire les choix qui correspondent à ce type de question -, mais parce que je sais bien que c'est la voie qui est la plus difficile à envisager, au point même que dans tous les mouvements des révoltes du passé, après la défaite, cette attitude a souvent été appelée, et souvent à juste titre, défaitisme. Il s'agit donc pour moi seulement de rappeler que l'analyse rend nécessaire, à notre époque, d'évaluer ce que Clausewitz aurait appelé une marche dérobée. Il n'y a pas de mot plus romantique pour nommer une retraite qui ne s'avoue pas vaincue.

Je vais un peu rentrer dans le détail de la période qui nous sépare de 1993, pour que nous puissions mieux évaluer le moment où nous sommes aujourd'hui. Il n'y a pas, dans cet exposé, de véritable exhaustivité, et je vous exhorte d'ailleurs à soulever, dans la discussion qui suivra, les faits importants que j'aurais omis.
 

Contrairement à notre façon habituelle de procéder, je vais moins exposer les faits, et davantage présenter ce qu'il me paraît important d'en penser. Je pense que, autour de cette table, nous sommes en droit de présupposer les faits connus dans leurs grandes lignes au moins, même si je suis persuadé qu'aucun d'entre nous n'en a une vision claire. Mais plutôt que de rappeler le détail du mouvement en Albanie, par exemple, je propose de réfléchir sur ses conséquences, et de le replacer dans le contexte qui nous occupe pour nous donner des moyens dans les choix que nous avons à faire.
 

D'habitude (depuis l'IS) on présente d'abord les progrès de l'ennemi, qui sont la position, et ensuite les progrès du parti de la révolte qui sont la négation, ce qui laisse ensuite le champ logique au dépassement. Contrairement à ce plan habituel, je vais d'abord présenter le négatif et ensuite la réaction à ce négatif, le monde de la gestion de cette période où le négatif n'est qu'intermittent.
 

1. Le parti de la révolte

L'offensive de Russie est la révolte qui a marqué la fin de l'époque parce que, en fin de mouvement, elle apparaissait comme la dernière chance de faire que l'incendie prenne partout. A ce moment-là, depuis la Birmanie, et même le début de l'Intifada, tous les autres fronts étaient épuisés. Mais il semblait possible qu'une étincelle, ou un feu majeur, les ranime. La révolte à Moscou, à l'automne 1993, était certainement plus importante par le danger qu'elle représentait que par le négatif qu'elle avait mis en jeu. Même si l'information a fait de ce putsch eltsinien un conflit politique, occultant au maximum les vrais acteurs, qui n'étaient dans aucun des deux partis, et qui n'ont pas de noms. Mais on a aperçu là des gueux fort près de déchirer le spectacle du bon Eltsine contre les vilains antidémocrates.

La Russie était un tournant parce que c'était un grand pays où l'ordre était discuté. Et la Russie avait une grande influence, c'est-à-dire que les ex-pays de l'Est, et même les Etats occidentaux, à travers leur engagement pour la clique mafieuse autour de Eltsine, dépendaient encore de ce qui pouvait se passer dans cette Russie-là. D'autre part, on pouvait supposer que les Russes étaient une variation d'albanais, seulement beaucoup plus nombreux.
 

Nous avions montré comment la Somalie avait quitté la communauté des Etats en devenant une sorte d'Etat par défaut, c'est-à-dire un Etat maintenu par ses seules frontières, mais sans plus aucune organisation interne qui lui permette de discuter avec les autres Etats. En revanche, il est devenu très difficile de dire, depuis que les gueux de Mogadiscio ont chassé l'armée américaine au moment même de l'insurrection avortée de Moscou en 1993, ce que sont devenus ces gueux ; il semble que, après ce succès, il est vrai complètement tu par les médias, et qui est certainement l'un des plus étonnants de notre parti depuis que ce parti existe, ils se soient enlisés dans le khat et dans les trafics. En tout cas, on n'a eu vent d'aucune relève menée par la génération qui a dû succéder à celle qui avait chassé les marines, et voilà qui est le plus inquiétant sur ce front. Cela semble indiquer qu'en occultant l'ennemi est en mesure d'arriver à des résultats similaires qu'en combattant et qu'en réprimant. En Somalie, après avoir échoué dans la répression directe, il a laissé faire ; et les gueux n'ont pas poursuivi leur avantage. C'est malheureusement une de leurs grandes faiblesses : ils ne savent pas reconnaître leurs victoires, ils ne savent pas pousser leurs avantages.

On peut aussi remarquer que la victoire de Mogadiscio n'a eu encore aucun retentissement nulle part alors que sur un théâtre moins important, comme à Moscou, il aurait suffi d'une situation indécise un peu plus longue pour faire trembler le monde.
 

On avait vu l'Algérie s'enfoncer rapidement dans la sale guerre entre la police et les étatistes islamiques, guerre qui s'est encore intensifiée lorsque l'Etat algérien a formé des milices villageoises pour contrer les islamistes. Là, une génération a disparu, dans les massacres et l'arbitraire répressif. Mais depuis 2001 et la révolte commencée en Kabylie, justement, apparaît le visage de ceux qui n'avaient pas directement vécu les grandes insurrections de 1988 à 1992, et une nouvelle forme de lutte, elle-même en rupture avec celle de la résistance bloquée depuis maintenant dix ans.
 

En France, l'émeute moderne a été très active après le zénith de l'offensive dans le monde. Il est difficile de blâmer les gueux de banlieue de n'avoir pas compris ce retard. Mais il est vrai que les émeutes qui ont connu leur pic quantitatif en 1994 en avaient perdu du contenu. En tout cas elles sont restées parcellaires, et l'ennemi a toujours réussi à empêcher la coordination des émeutiers en France. Le dépassement de la colère immédiate n'a pas été trouvé, et c'est sans doute aussi parce qu'il n'a pas été véritablement cherché.

Cette carence de la perspective historique, cette incapacité et même inaccoutumance à mettre l'histoire au bout de la réflexion et de ses actes, est certainement une des caractéristiques de ce qui est le mieux réussi dans la répression de notre époque. Il fait certainement partie de la résolution de cette question de savoir comment réduire la distance entre les actes négatifs dans le monde et la téléologie comme projet, de réaffirmer la portée historique de ces actes. Les émeutiers font une critique de leur quotidien. Mais entre cette critique et l'accomplissement de toute chose, il y a l'histoire comme perspective, et je dirais presque comme habitude de pensée. C'est cet étage, intermédiaire entre la négativité simple et la totalité, que l'ennemi, et notamment l'information dominante, a su si bien effacer dans les consciences.

Après 1995, les émeutes ont continué de manière également endémiques et confinées en France. L'Etat n'a pas pris de mesure pour les éliminer mais, contrairement aussi à l'Algérie, une nouvelle génération, qui se bat différemment, qui serait en rupture avec l'échec de la génération de 1990-1995 n'est pas encore apparue, si l'on excepte la tendance qui a culminé dans l'assemblée générale de Jussieu, qui, il est vrai, ne correspondait pas à une nouvelle génération de gueux.
 

Les autres fronts : ce qu'ils sont devenus

En Irak, la répression de la plus grande insurrection de l'époque, en 1991, a duré si longtemps et dans une obscurité tissée par la complicité de tous les pouvoirs, que nous ne sommes même pas sûrs qu'elle soit achevée. Il y eût au moins cinq jours d'émeute en 1995 à Ar-Ramadi. Et, sporadiquement, et sans qu'il soit possible de les dater, tout au long des années 90, des informations qui faisaient état d'une résistance dans les marais entre le Tigre et l'Euphrate, marais que l'Etat iranien avait d'ailleurs dû assécher. La permanence au pouvoir de Saddam Hussein est un autre indicateur, moins fiable cependant, de la même persistance de la longue queue de comète de cette révolte : la police et la répression, à un degré tel, ne se remplacent pas facilement du jour au lendemain par une police plus soft et insidieuse, et en tout cas, pas sans danger.

En attendant, d'Irak il n'y a pas de nouvelles de révoltes récentes connues. Et il faut supposer que la capacité à se révolter y est, au moins momentanément, épuisée.
 

Deux années sur trois, depuis vingt ans, une émeute soudaine et menaçante a lieu dans l'Iran voisin ; et ceci ne manque jamais de susciter le commentaire stéréotypé qui annonce que désormais la révolution est loin, les émeutiers ne l'ont pas connue, et le régime islamique est véritablement en danger. Mais on n'a jamais vu une contre-révolution chassée par une révolution, à moins qu'on ne prétende que 1830 était une révolution. Si la terre d'Iran a été bien labourée il y a vingt ans, elle n'est pas encore en mesure de féconder le négatif massif qu'on y avait en 1978, même si une relève, assez marginale, s'y laisse désormais entrevoir.
 

La révolte en Palestine est de loin la révolte la plus célèbre du monde. Mais justement, la célébrité l'a privée de la révolte. Bien encadrés par des polices et des milices armées, les Palestiniens jettent des pierres surtout devant les caméras. D'autre part, ils sont assimilés aux kamikazes et aux flics armés qui s'affrontent avec les Israéliens. Enfin, le gouvernement américain, qui est le véritable maître d'Israël, leur a opposé un satrape particulièrement mesquin et répressif. C'est que le gouvernement Sharon continue avec assiduité l'une des fonctions prépondérantes réservées à l'Etat d'Israël : être le cobaye des formes de répression moderne, les plus chicaneuses, de sorte à garder en vie une révolte qui ne peut pas déborder.
 

En Afrique du Sud, il est devenu impossible de savoir ce qui se passe. C'est certainement le seul Etat au monde où il y a des émeutes chaque année depuis près de vingt ans. Mais depuis que les staliniens repentis de l'ANC se sont installés au pouvoir, les émeutes ont été basculées dans les délits de droit commun, ce qui les a en même temps expulsées de l'information dominante. Ce que l'on sait de l'Afrique du Sud est devenu peu de choses : un Etat avec une des plus fortes criminalités au monde. La guerre, que les gueux des townships avaient commencée en 1984, et qui avait forcé l'arrivée de Mandela au pouvoir, semble s'être enlisée, comme les résistances de Somalie et d'Algérie : pas complètement éteintes, mais tenues à un degré si bas qu'elles semblent participer, à leur corps défendant, d'un nouveau statu quo local, un peu comme les émeutes en France.
 
 

Trois insurrections principales

Bahreïn, où des émeutes commencent fin 1994, mais paraissent très vite généralisées dans cet Etat qui ne compte que 500 000 habitants. La taille de l'Etat (la moitié de l'agglomération lilloise) est ici l'élément intéressant : il fait qu'une émeute y gagne assez vite l'ensemble de l'Etat, mais il fait aussi que la frontière d'Etat est un coupe-feu plus efficace. Et surtout, le côté cité-Etat minuscule a permis à l'information d'occulter (les premières émeutes en décembre 1994 ont été annoncées avec deux semaines de retard, après que leur contagion soit endiguée). Car lorsque tout un Etat est soulevé, quelle que soit sa taille, il y a un risque de contagion avec les Etats voisins, quelle que soit leur taille.

Après avoir vaincu deux vagues d'émeutes massives, fin 1994 et début 1995, c'est une nouvelle vague qui a commencé depuis 1996, introduite par une série impressionnante de sabotages - 80 incendies d'hôtels, écoles, entreprises en trois jours - suivie de deux journées d'émeutes à deux mois d'intervalle. Ensuite, la haine contre le régime en place est restée sur la durée, sans parvenir toutefois à le renverser, ce qui contraindra seulement cet émirat à des réformes.
 

En Albanie a certainement eu lieu la révolte la plus forte de ces huit années, même si là encore la taille de l'Etat a limité la portée de ceux qui s'y révoltaient.

En Albanie, il y a eu un joyeux défoulement. Il faut remarquer que ce défoulement était une critique évidente de différentes formes de domination. On pourrait en partie montrer comment les Albanais, venant du régime stalinien, étaient plus authentiques dans leur révolte, et s'en laissaient moins compter que des populations plus tenues par les évidences économiques et les collaborations avec la société en place. Ils étaient plus naïfs sur les tours de passe-passe et les promesses au premier degré, mais moins naïfs sur la religion dominante qu'est l'économie, et les promesses de société. Ils étaient aussi moins passifs, bref moins soumis après leur longue et complète soumission sous les staliniens.

La révolte s'est arrêtée quand elle n'a plus dégagé de perspectives propres. C'est un cas typique de révolte qui n'a pas réussi à trouver sa théorie, à comprendre le monde à l'image de son propre possible. L'image des insurgés repus correspond assez bien. C'est une faiblesse qu'on rencontre dans presque toutes les révoltes qui peuvent revendiquer une victoire même partielle : l'abondance de possibilités qui en résulte est gaspillée, sans même le savoir (notamment en Argentine). Les révoltés, habitués très vite à la supériorité que leur confère la victoire, n'envisagent pas d'en tirer partie et de pousser l'avantage. Fatigués, ils se reposent, paresseux, ils ne réfléchissent pas, et contents d'eux, ils font la fête entre eux, plutôt que de se faire une fête d'aller chercher l'ennemi dans ses retranchements. C'est un grave manque d'analyse et de théorie qui a endormi les Albanais chez eux, alors que leurs ennemis continuaient de travailler contre eux.

Les Albanais ont été finalement contenus dans leurs frontières. C'est d'abord dans l'évasion que s'était constituée leur étonnante révolte. Et les premières vagues d'Albanais, après avoir renversé le régime stalinien, sont allés faire l'émeute en Italie. L'ennemi, plus appliqué, les a repoussés et circonscrits dans leurs montagnes, dans un premier temps, quitte à ce qu'ils y dévastent tout. Puis la sécurité des frontières a été le second souci : l'Italie est venue boucler l'Adriatique, la Grèce a contrôlé la frontière du sud en strict accord avec les fluctuations du marché du travail, et les frontières du nord et de l'est ont été bouclées par les guerres de Yougoslavie.

Mais à l'intérieur aussi, ces alliés travaillent à réduire et à soumettre ces irréductibles et ces insoumis. Il y a évidemment une colonisation marchande, soutenue par des escortes militaires ; et les mafias, qui ont champignonné du fait de la guerre dans les Etats voisins, sont la tête de pont et la vérité du système de gouvernement libéral européen. Ainsi des conforts inconnus, des hiérarchies marchandes et policières, des évidences importées sont en train d'engourdir les albanais.

Les réfugiés albanais qui sont arrivés jusque dans les capitales où nous vivons, ont perdu en route leur révolte. Pour avoir rusé autant avec l'indignité de notre monde pour passer de leurs montagnes jusque sur nos trottoirs, il fallait se défaire de toutes les dignités. On ne voit pas d'Albanais dans les révoltes des pays où ils se sont infiltrés. Il faut donc remarquer que l'individualisation de leur expansion, et les multiples obstacles qui les ont conduits là, ont agi comme des médiations, par lequel ce monde soumet les pauvres et les purge de leur discours.

Il faut maintenant considérer que ce feu, qui a été l'un des plus beaux, est éteint. Il en reste des cendres chaudes, mais même les braises ne sont plus qu'un souvenir. Les Albanais se révolteront sans doute encore ; mais plutôt comme nous le leur enseignons, nous qui avions tant à apprendre d'eux, avant qu'ils n'oublient leur art.
 

Des trois grandes insurrections entre 1993 et 2001, l'Indonésie est certainement restée la plus menaçante. Pas seulement parce qu'elle est la plus proche dans le temps (ce n'est qu'au milieu de 1998 que le dictateur Suharto est tombé, et ce n'est qu'à la fin de l'année suivante que son régime est véritablement tombé avec le départ anticipé de son successeur Habibie, qui était son complice).

Mais l'Indonésie est un Etat beaucoup plus important qu'Albanie et Bahreïn. C'est le quatrième plus peuplé au monde, et c'est l'Etat où vivent le plus de musulmans. Certainement la situation géopolitique de l'Indonésie joue contre la révolte là-bas. C'est un pays au bout du monde, sans influence directe sur les principaux Etats de la planète, et c'est un pays complètement éclaté dans des milliers d'îles (les inconvénients de l'insularité sur les révoltes sont beaucoup plus importants que les avantages).

Enfin et surtout, la révolte en Indonésie a été mal battue, même si elle a été battue. Tout le régime a été réformé, et la middleclass y a pris le pouvoir et tenté d'y installé une antenne middleclass. Mais ceci a aussi pour corollaire de former des gueux modernes. La « gentillesse » proverbiale des Indonésiens, qui était l'équivalent de la passivité et de la soumission orientales, a disparu et n'a pas pu être restaurée. Les pauvres d'Indonésie sont devenus dangereux : ils ont appris que la révolte est possible, et qu'elle peut l'emporter, et même rester impunie. Et ils ont même appris que la révolte peut être nécessaire, chose encore impensable il y a dix ans.

Le frein principal à cette révolte a été de lui superposer des indépendantismes. Cette stratégie, ethniciste, qui déporte la révolte dans les revendications aux franges de la myriade d'îles a assez bien réussi : elle donne d'abord un modèle à la révolte, modèle étatique et militariste ; elle l'écarte du centre des décisions ; et elle en fait un spectacle, avec l'aide empressée de l'information occidentale ; elle ensanglante aussi considérablement le débat, ce qui, dans les villes principales, rend difficile l'ouverture d'autres fronts, parce qu'on juge souvent que le front le plus sanglant est le plus important, et que le négatif qu'on a est bien peu par rapport au négatif le plus meurtrier - on sait aussi que l'ennemi n'hésitera pas à écourter le débat par le sang. Les guerres indépendantistes ont donc beaucoup embrigadé, mais aussi usé les consciences. Cependant, ces guerres peuvent aussi être bagatellisées. Elles deviennent vite des coupe-feu ennuyeux, qu'on oublie de regarder, aussi bien à Paris qu'à Jakarta, et l'information dominante a besoin de choses plus spectaculaires, surtout à la longue.

Toutes les raisons qui ont fait les grandes journées d'émeutes et de pillage de 1998 sont encore là, à l'exception du changement du personnel dirigeant. Mais pour les gueux de Jakarta, Surabaya, Bandung ou Medan, l'insatisfaction est la même. Tout comme les révoltes aux confins de l'Indonésie sont faites pour durer, l'insatisfaction des pauvres y est faite pour s'exprimer encore et fort.

La révolte en Indonésie est tombée dans le creux du temps. Nous l'avions longtemps espérée, notamment lorsque d'autres Etats de l'Asie du Sud-Est voyaient leur jeunesse mettre en cause les fondements de ce monde, comme en Birmanie en 1988 ou en Thaïlande en 1992. La plus grande faiblesse de ce mouvement non définitivement battu, mais qui cherche à passer un palier, est que, non seulement l'Indonésie est à la limite du monde, mais que ce mouvement s'est révélé tout seul, hors de l'assaut contre la société qui avait eu lieu peu de temps avant. On peut donc encore en attendre beaucoup, même si l'Indonésie est dans le creux du temps et au bord du monde. C'est toujours un pays jeune, et le débat des générations qui viennent n'y a pas encore été posé. Il a été seulement annoncé par l'insurrection de 1998.
 
 

Autres révoltes importantes

Les mutineries au Tchad en 1996 qui ont permis des pillages massifs par les civils sont un peu un archétype de révolte, assez répandu en Afrique pendant les années 90 parce que, sur ce continent en particulier, la surreprésentation militaire s'appuie sur de nombreux intérimaires, qui deviennent rebelles de différentes façons, lorsqu'ils sont laissés pour compte. La soldatesque déséquilibre complètement ces Etats mais, en même temps, les soldats sont souvent des gueux auxquels on a donné un fusil, une casquette, un chef, et une solde. Aussi des mutineries se sont produites lorsque les Etats assurent mal la solde, ou lorsque des chefs sont soudain contestés. Ainsi, à Bangui, la mutinerie a permis une insurrection à laquelle les forces de l'ordre, paralysées par leur division, n'ont pas su véritablement faire face. L'hypertrophie militaire ou milicienne est à la fois un terreau de répression et de révolte. On a vu la difficulté de résorption de ces surnuméraires, non seulement au Tchad, mais au Zaïre et au Congo, et aussi hors d'Afrique, puisque c'est un des phénomènes qui avait accompagné le démantèlement de l'URSS, notamment dans le Caucase (mais aussi en Moldavie et en Asie centrale).

Si je tenais à parler de ce type de révolte, c'est parce que nous avons visiblement une lacune analytique par rapport à la vieille question : est-ce qu'un militaire ou un flic peut devenir révolté ? Qu'est-ce qu'un déserteur ? Un ancien collaborateur ou un partisan du parti du négatif ? Est-ce que porter des armes à plusieurs c'est se militariser ? Les bandes armées informelles, dans le monde, depuis les soldats mutinés de Bangui jusqu'aux gangs de Los Angeles posent cette question.
 

Le peu de révoltes des années 1994 à 2001 est aussi un problème de lisibilité. Nous savons par exemple que l'urbanisation de la Chine est en cours. Il y a un véritable exode rural (encore freiné par la loi), et il en va sans doute de même en Inde. Nous pensons qu'en Chine, surtout, il y a plus de révoltes que la demi-douzaine que nous avons recensées sur cette période (Eric Meyer parle de « 203 600 émeutes, occupations de centres-villes ou de voies de chemin de fer enregistrées en 2000 »). Il y a forcément une urbanisation sauvage à la périphérie des villes, et une concentration, une intensité plus grande en leur centre. La lutte contre les bidonvilles sauvages autour de Téhéran avait été l'un des déclencheurs de l'insurrection en Iran. La Chine semble particulièrement propice à une explosion d'envergure.
 

Il est nécessaire d'anticiper les mouvements de révolte, même si nous sommes très faibles dans ce domaine. Il faut remarquer que cette anticipation se fait sur la base d'analyses très discutables ; et aussi en scrutant les black-out de l'information dominante. Il faut donc rester extrêmement prudents dans les prévisions si souvent démenties par les faits. Mais quand même : nous ne pouvons pas seulement constater. Prévoir est possible, notamment dans la mesure où nos outils sont bons. L'un des buts de ce congrès est de refaire un check-up de nos outils, légèrement gagnés par l'usure, il faut le reconnaître. Et, de les modifier en fonction de nos besoins.
 

Il serait aussi nécessaire de parler, dans ce qui échappe pour une large part à la domination, mais sans avoir jamais trouvé le lien avec la révolte (en Argentine cependant, les assembléistes se félicitaient, en février 2002, de la présence de supporters de football, qui expliquaient comment s'organiser, en groupes nombreux, notamment face à la police), des hooligans, c'est-à-dire des espèces de fratries de supporters qui existent dans le football. Ce serait un hommage important à rendre à ces pauvres qui se sont réfugiés dans des organisations parallèles, où ils paraissent parqués dans une menace constante. Ce sont là évidemment des révoltés occasionnels, mais très fréquents, qui sont capables d'enclencher des insurrections (on se souvient que le début de la fin pour le régime et même pour l'Etat en Somalie, a commencé dans un stade, lors d'un match de football le 14 juillet 1989).

Si on retraçait l'historique récent de ces émeutiers-là, on rencontrerait des ambiguïtés comparables à celles qu'on voit avec les gangs dans les hoods américains : organisation hiérarchique aux finalités dérisoires, infiltration marchande, violence essentiellement tournée vers soi, valeurs rigides et idéologies archaïques ; mais aussi jeunesse, gueuserie, vitalité, négativité, courage (plus physique que de la pensée).
 

2. Réorganisations ennemies

Comme toutes les périodes où le parti du négatif n'est pas à l'attaque, depuis 1993, c'est surtout une réorganisation ennemie qu'on aperçoit.
 

La paix sociale est d'ailleurs devenue une sorte de réorganisation permanente, fortement marquée par des phénomènes de changement qui ne sont pas véritablement un changement. On a une mise en scène de fausse histoire, où on essaie de nous faire croire que ce qui est réorganisation ennemie est changement pour le monde ; donc cette réorganisation tourne à la vitesse des news.

Ces changements ennemis continuent de se faire sans plan apparent, tout au plus avec des « concepts » velléitaires à court terme, d'une des nombreuses officines ou agence ou mafia ou lobby, qui à un moment arrive avec un peu plus de cohésion et de détermination à faire passer son point de vue. L'exemple de la pensée sécuritaire, qui n'est dirigée que contre la petite délinquance, peut être attribué à un lobbying des différentes officines de police. De même, les mesures écologiques que prennent les différents gouvernements sont impulsés par les convictions écologiques de leurs propres membres. Mais comme ces pressions sont informelles, elles sont soumises à la concurrence, et la concurrence impulse aux réorganisations ennemies des directions imprévues.

Désordonnées et imprévues, c'est ainsi qu'avancent les réorganisations ennemies, surprenantes pour l'ennemi aussi bien sûr, et c'est parce qu'elles sont alors fortement soutenues par son information - qui est la nôtre dans le sens où c'est bien là que nous puisons encore l'essentiel de ce que nous savons sur ce que font nos contemporains - qu'elles paraissent historiques.

Notre conception de l'histoire, qui aujourd'hui aussi devrait être en examen, a toujours manifesté pour ces réorganisations un grand mépris, même si certaines de ces réorganisations sont très meurtrières et très durables. Nous avons toujours pensé que le monde, que l'avenir, que le changement n'appartiennent pas à ceux qui gèrent, que ce soit dans l'environnement du travail ou dans l'Etat.

Que l'ennemi se mette de front ou de côté, qu'il intègre comme nous le pensons l'information dominante au centre d'un dispositif qui va des bourgeois rénovés aux bureaucrates vieillis, ne le change pas fondamentalement. Il est seulement important de constater ces changements, d'une part pour leur donner leur place et d'autre part parce qu'en l'attaquant il faut savoir ce qu'on attaque, et comment l'armée ennemie est disposée. Mais les manœuvres gestionnaires elles-mêmes sont seulement des coups de pédale à vide, destiner à faire croire que le monde avance, en rassurant ceux que le changement effraie.

Les réorganisations ennemies sont donc importantes dans le cadre de notre débat d'orientation dans le sens que je viens de dire : par où sommes-nous aujourd'hui le mieux en mesure de l'attaquer ? Quelle est la lacune la plus grave de notre parti, en quel endroit cette réorganisation ennemie frappe-t-elle le plus frontalement notre propre ligne de combat ? Où sommes-nous le plus faible, et comment, si c'est possible, y remédier ? En d'autres termes, je pense que nous aurons à répondre à la question suivante : compte-tenu de la mise en place de l'ennemi, et de notre but, où devons-nous porter notre effort ?
 
 

Les guerres

La guerre d'Etat continue d'être une partie importante de la panoplie ennemie. Elle est nécessaire d'abord à l'industrie de la guerre. Elle légitime ensuite le pouvoir d'Etat par rapport au pouvoir marchand : elle permet un renforcement du contrôle policier et des lois d'exception. Mais surtout, elle permet d'interdire et de verrouiller les territoires qu'elle touche. Même si la fin de la guerre menace toujours, en théorie, de se terminer en révolte, et que c'est donc un moyen dangereux pour l'ennemi, pendant la durée de la guerre sur le territoire où elle a lieu la révolte est pratiquement impossible.

La guerre d'Etat est un moyen de gestion défensif, et dangereux même pour les gestionnaires. Il est vrai qu'on ne peut jamais se vanter d'être sûr de gagner à la guerre, mais c'est aussi un effort considérable mis en jeu, et c'est un dérèglement de l'ordre avec tous les risques que ça comporte, dont, en particulier un danger plus récent, qui est que l'information dominante, si nécessaire au régime actuel, ne peut pas se déployer dans une guerre.

C'est pourquoi, si un minimum de guerre est nécessaire à l'Etat, un conflit armé trop vaste ne serait probablement un risque envisageable qu'en cas de danger de mort du régime, donc en cas d'insurrection généralisée.
 

De la guerre, le parti du débat sur le monde n'a rien à attendre ni à espérer. Il ne semble pas que les guerres où un Etat est engagé permettent des points d'appui au négatif. Le changement des règles ne s'y fait qu'au profit d'un renforcement de la hiérarchie, et la distribution des armes ne peut se retourner contre l'ordre établi qu'au moment où la hiérarchie est mise en cause, c'est-à-dire au moment de la défaite de l'un des deux camps comme on l'a vu en Irak.
 

Plutôt que de raconter chacune des guerres qui ont eu lieu depuis huit ans, je vais seulement pointer les trois plus importantes et essayer de dégager leur particularité dans notre perspective.

On est toujours tenté de relier les événements polémologiques importants à des révoltes non encadrées. La guerre au Rwanda paraît tellement proche, dans l'espace et dans le temps, des grandes vagues d'insurrection au Zaïre en 1991 et 1992, qu'elle en paraît d'abord une sorte d'extension parce que le goût du pillage et l'insubordination militaire semblent, au Rwanda, une réplique directe de ce qui s'était passé dans l'Etat voisin.

Mais cette guerre est d'abord un massacre, et il est perpétré par des milices organisées, loin de toute forme de débat informel, comme l'émeute. L'espèce d'orgie sanglante qui a suivi la mort par accident d'avion (dont il a été établi qu'il s'agit d'un attentat) des présidents du Rwanda et du Burundi, dans le premier des deux pays principalement, paraît n'avoir pas été prévue autant qu'on a essayé ensuite de le dire. Comme si souvent, on a voulu faire ici d'un enchaînement d'événements précipités un plan longuement et minutieusement préparé.

Les identités « hutu » et « tutsi » ne semblent être que des créations récentes, dues en grande partie au colonisateur belge. C'est l'étendue du massacre entre ces deux communautés si artificielles qui a été si surprenante. Comme à la Saint-Barthélemy, on s'étonne du peu de défense des victimes et d'une sorte de cruauté industrielle des assassins.

Dans sa 'Généalogie d'un génocide', Dominique Franche a montré que ces tueries sont amenées à se répéter, parce que l'opposition entre les deux camps est liée à leur promiscuité géographique rurale. De fait, depuis les six semaines du printemps 1994, qui auraient fait entre 500 000 et un million de morts, de petits massacres de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de morts se sont répétés. On conçoit comment cette façon de se battre empêche toute autre forme de révolte.

La guerre du Rwanda s'est déroulée en marge du massacre. Le rôle prépondérant de l'Etat français dans la protection des milices Interahamwe a fait que cette guerre est restée relativement obscure. Les vengeances du Front de libération tutsi arrivé au pouvoir deux mois après le début du massacre ont été également fortement minimisées.

Si cette guerre est venue des insurrections du Zaïre, elle a très rapidement agi en retour contre toute insurrection au Zaïre. D'abord, tout l'Est de cet Etat a été envahi par plusieurs centaines de milliers de réfugiés venant du Rwanda ; ces réfugiés étaient sous la coupe des milices chassées, et leurs camps sont rapidement devenus des enjeux de nombreuses fractions militaires opposées qui patrouillaient dans la région (les armées nationales du Zaïre, du Rwanda, de la Tanzanie et de l'Ouganda, et leurs oppositions armées respectives).

C'est de là qu'est partie la rébellion armée qui a fini par chasser Mobutu de Kinshasa, et c'est de là qu'est partie aussitôt après une rébellion armée contre son successeur, Kabila. Depuis, les autres Etats de la région (Angola, Afrique du Sud, Zambie, Bostwana) sont venus s'immiscer dans le conflit, devenu zaïrois, sous différentes formes. Toute velléité de révolte indépendante au Zaïre, dont les vagues d'émeutes de 1991et 1992 avaient été des avant-coureurs si prometteurs, est étouffée dans cette militarisation grandissante.

En exagérant un peu on pourrait dire que c'est comme si l'Afrique était paraplégique : toute la moitié sud du continent semble paralysée par les suites de ce conflit, même si d'autres conflits, comme celui du Congo Brazzaville (ou plusieurs milices se sont livrées des combats meurtriers pour le pouvoir, à plusieurs reprises), celui d'Angola (où les restes de l'ancienne guerre staliniens contre nationalistes perdurent à petit feu), celui plus récent à Madagascar à la suite d'un différend électoral, et la révolte endémique des townships d'Afrique du Sud n'ont été que partiellement touchés par ce conflit qui les a tout de même éclaboussés.
 

Si la guerre du Rwanda est indissociable de la révolte au Zaïre, la guerre dite du Kosovo est la continuation par d'autres moyens de la répression contre les Albanais. Les guerres de Croatie, puis de Bosnie, avaient déjà servi de coupe-feu contre la révolte, dans les ex-pays de l'Est. Mais les albanais, qui composent ensemble la figure humaine la plus riche depuis dix ans, ont continué après ces deux conflits à nier l'organisation présente du monde. C'est à partir du début de 1998, alors que le mouvement des Albanais s'épuise, que les bureaucraties d'Etat occidentales mettent en marche le lent processus qui va aboutir au printemps de l'année 1999.

C'est en soutenant et développant une milice armée, l'UCK, que cette répression antialbanaise se donne une forme directement policière, appuyée sur une idéologie nationaliste. Le Kosovo même, province rurale à dominante ethnique albanaise, ne cédait déjà en rien au nationalisme serbe au pouvoir à Belgrade. La guerre ne sera donc que l'exacerbation de deux nationalismes.

Les Etats occidentaux se sont immiscés dans cette dispute artificielle sous des prétextes moraux fort discutables en eux-mêmes. Pour que cette immixtion soit effective, elle dépasse avec la lourdeur et la grossièreté de ces Etats toute capacité à la nuance. C'est désormais une règle : lorsque l'Etat occidental part en guerre, il a besoin de plusieurs mois pour prendre son élan, et il met à nu de nombreuses contradictions : ainsi la diabolisation de Milosevic, le fait que l'offensive occidentale a davantage créé l'exode massif des Kosovars qu'elle ne l'a empêché, le fait que la Turquie pratique la même politique contre les Kurdes que l'Etat yougoslave contre les Albanais du Kosovo.

Ce conflit a fourni en même temps que cette maladresse trop visible son antidote : l'information dominante s'est mise entièrement à la disposition de l'un des camps du conflit, d'une manière que l'on peut schématiser ainsi : une exaction serbe est un scandale, un crime contre l'humanité, une exaction de l'UCK est un fait divers, une bavure. L'intervention massive des médias leur a permis de faire passer une iniquité criante de manière assez grossière. Rarement une guerre d'Etat n'a généré aussi peu d'opposition.

Le prétexte à la guerre a dû être forcé. C'est à la conférence de Rambouillet, au début de 1999, que les Etats occidentaux ont tenté de mettre la Yougoslavie devant le fait accompli d'une occupation militaire, que cet Etat ne pouvait que refuser, ce qui déclencha les vagues de bombardements. Après onze semaines de ce traitement, la Yougoslavie abandonna le Kosovo à l'Otan, non sans avoir contribué à sa dévastation et à l'exode de ses populations.

Alors qu'un nouvel ordre, aussi absurde et inique que le précédent, parce que basé sur le même principe nationaliste, s'installait avec la lenteur qu'il avait fallu pour mettre en place la guerre, les Etats occidentaux ouvrirent au Monténégro et en Macédoine deux fronts possibles pour continuer le conflit. Les véritables albanais, en effet, n'avaient pas manifesté l'enthousiasme prokosovar escompté (en partie par la précipitation de la salope Berisha à soutenir l'Otan, qui fit que le soutien aux Albanais du Kosovo fut regardé par les albanais d'Albanie comme appartenant au seul parti de Berisha, assez peu fédérateur, comme on l'avait vu en 1997).

Mais à la promotion massive du faux problème par l'information dominante s'ajoute l'occupation militaire occidentale. Sans doute ni les informateurs ni les militaires déployés dans la région ne pensent aux albanais de 1997. Mais pour nous, ce sont bien ces albanais-là qui constituent l'épicentre de la région et de l'époque ; et c'est pourquoi ce qui nous intéresse dans cette guerre, c'est la mesure dans laquelle elle combat, assez indirectement, mais apparemment assez efficacement, cet épicentre.
 

C'est en partie parce que le jargon ennemi fait du 11 septembre une guerre, et en partie parce que l'ennemi s'est ensuite comporté comme s'il y avait une guerre qu'il faut considérer cet événement comme une guerre.

Ce qui s'est passé ce jour-là, on n'en sait rien : on ne sait pas qui, pourquoi, comment a attaqué ces symboles des Etats-Unis et de la société marchande triomphante, et même on ne peut pas être sûr de tout ce qu'on a vu sur tous les écrans et de ce que nous ont rapporté les médias ; on ne peut pas être sûr de ce qu'est Al-Qaida, on ne peut pas être sûr de ce qu'est un Ben Laden, et on ne peut pas être sûr qu'un Ben Laden, quel qu'il soit, ait participé à ce fait divers. Cet attentat, pourtant si fortement symbolique qu'il y aurait eu tant d'intérêt à revendiquer, n'a même pas été revendiqué, laissant ouvertes toutes les interprétations.

On ne peut être sûr que d'une seule chose : c'est que ni l'un ni l'autre des partis mis en scène, ni l'acte lui-même, ni ses conséquences ne correspondent à nos intérêts. Que cet acte ait été commis par le parti qui pose en victime, ou que cet acte ait été commis par quelque ennemi nébuleux de ce parti, sa méthode elle-même ne correspond qu'aux intérêts de nos ennemis, d'abord parce qu'elle est essentiellement médiatique, ensuite parce que si tuer de manière ciblée nous paraît pouvoir être légitime, tuer des anonymes met en danger et aliène des alliés potentiels.

Les médias en premier ont avalé l'événement comme du pain béni. Les polices, à peine moins promptes, ont sauté sur l'occasion avec autant de vigueur, pratiquement partout dans le monde. Seuls les marchands, dans la trinité du pouvoir entre informateurs, gestionnaires de l'Etat et gestionnaires de la marchandise, n'ont pas semblé en profiter immédiatement ; mais ils n'ont pas été lésés au point qu'on puisse penser qu'il y aurait là une contre-attaque de l'Etat dans la longue compétition en alternance entre Etat et marchandise. Et il a semblé à certains économistes que ce coup était aussi déclenché par une volonté de purger violemment les « marchés », qui s'annonçaient malades. Il faut cependant toujours prendre avec des pincettes ces explications, parce qu'elles participent aussi du dogme que rien d'important ne peut se passer si sa racine n'est pas économiste.

Les conséquences militaires ont prouvé que les polices du monde avaient besoin d'une certaine impunité, d'un état d'exception au-delà des lois mêmes de la morale. L'Etat de l'apartheid, Israël, avec sa direction militarisée, a été le laboratoire de cette expérimentation, qui peut donc bien être reproduite. En Israël, la vengeance du plus fort n'était plus seulement biblique : ce n'était pas œil pour œil, mais dix à vingt yeux pour un œil.

Le bombardement désordonné de l'Afghanistan, excellente application de l'arbitraire meurtrier, a été la vérification du mécanisme : victimisation du plus fort, représailles en rapport à sa force. En Afghanistan, il y a eu plus de morts civiles que le 11 septembre.

Pourtant, il faut considérer cet événement et ses suites comme la création du plus grand fait divers connu. Nos ennemis gestionnaires de ce monde veulent lui donner le rang usurpé d'événement historique, et c'est certainement dans la mesure où ils y réussissent qu'ils répondent le mieux en se désignant eux-mêmes comme réponse à la question du cui prodest.

S'il n'y a donc rien à gagner pour nous dans un événement de ce genre, ce n'est pas non plus un événement essentiel. C'est d'abord une façon, pour l'ennemi, de se réorganiser ; et quelle que soit sa façon de se réorganiser, l'effet est le même. Le plus de police qui en est issu est surtout possible par le moins de révolte qu'il y a dans le monde. Mais on peut d'ailleurs remarquer que ce plus de police n'est pas destiné en priorité à contrer la révolte, mais à des luttes internes au parti conservateur.
 

Les autres guerres sont  : Soudan, Congo, Sierra Leone, Tchétchénie, Sri Lanka (et les autres guerres de libération comme en Indonésie), Cachemire, Colombie, Equateur-Pérou, Ethiopie-Erythrée, réunification du Yémen.
 
 

La morale

C'est certainement à travers ses réformes morales que l'essentiel des réformes ennemies peut se lire. C'est là qu'on peut capter quelle dynamique l'anime, et quelle est la jeunesse de notre ennemi. Nous disions il y a dix ans que les deux indicateurs de la solidité de cette société sont l'extension des façons de se soustraire aux règles du jeu : la corruption chez les valets, et la délinquance chez les gueux. Ces deux formes de refus des règles dominantes ont progressé en dix ans même si la législation est devenue essentiellement une façon de colmater le régime par rapport à ces deux fléaux qui le minent.
 

Pourtant, je ne trouve pas que l'organisation ennemie soit encore mal en point. Bounan, entre autres, parle d'une situation typique de fin de civilisation. Je ne suis pas de cet avis. L'ennemi a un champ d'action vaste, et qu'il utilise. Selon ses propres termes qui ne sont pas si faux en l'occasion, il invente, il développe, il imagine. Cet ennemi n'est plus aussi jeune, soudé, sain qu'au moment de la révolution en Iran, mais il vieillit moins vite que nous, individus. Pour moi, la société que nous combattons est entrée en pleine maturité, elle est dans la force de l'âge, elle a subi et repoussé des assauts très violents, qui lui ont laissé des blessures, mais ces blessures ne sont pas mortelles. Il ne me semble donc pas possible de compter sur un écroulement, même s'il faut continuer à observer avec attention les signes de dégénérescence (et ce qui est plus difficile : reconnaître les signes de régénérescence, s'il y en a, parce qu'on a plutôt tendance à vouloir que cette société aille de plus en plus mal). Si la corruption et la délinquance sont des indicateurs toujours aussi valides, d'autres éléments avec des conséquences morales, en particulier parmi les innovations plus récentes, sont à tenir en compte.
 

Dans notre texte '1968-1996 : La middle class installe sa morale', le point le plus important aujourd'hui ne figure pas. Il s'agit du clonage et de l'absence de débat, même au sens dominant du terme (c'est-à-dire télévisé). Le clonage pose des problèmes fondamentaux à l'espèce humaine et à la société, on peut par exemple voir dans cette pratique de reproduction une vraie menace pour la famille.

Du point de vue téléologique, le clonage peut être à la fois une façon de pérenniser l'humanité, donc un outil d'un grand conservatisme, et une façon de la mener à son terme, si par exemple le clonage dépend de buts que nous posons et supplante la reproduction aléatoire. Cette opposition est une idée spontanée, sans approfondissement véritable ni réflexion de fond sur cette matière. Je pense qu'un mouvement téléologique devrait avoir une connaissance et une théorie du clonage, et une position sur le clonage, qui pour l'instant fait entièrement défaut, comme, semble-t-il, pour l'information dominante, qui tend à évacuer le problème.

Sida et sexualité : la dimension effectivement gigantesque de l'épidémie est le principal argument de Bounan sur la fin de la civilisation marchande. Il faudra vérifier comment fonctionne cette épidémie : comme une purge régulatrice (à la manière dont on parlait du chômage nécessaire dans les sociétés capitalistes : armée de réserve du prolétariat) ou comme quelque chose qui met l'humain en danger ? comme un avant-coureur ou comme un épiphénomène ? comme une nuisance permanente ou éphémère, ou comme un début de la fin ?

Il est certain, en tout cas, que le sida est un phénomène en évolution, et non pas fixe, sur lequel on pourrait se faire un avis immuable. Mais cette évolution est difficile à suivre.

Négationnisme et censure ont progressé dans le moment où progressait une réaction, une peur contre la permissivité. Nous avons signalé dans la morale middleclass le double mouvement de cette peur : d'un côté son raidissement policier et sécuritaire ; de l'autre, la transformation de la souffrance en tabou, et la transformation du tabou qu'était le plaisir, en valeur obligatoire.

La valeur du plaisir, si important dans la révolte, et de la souffrance, si important dans la défaite, méritent une réflexion plus approfondie. Il semble notamment que les modifications de ces valeurs sur le caractère et, par conséquent, sur la transmission de pensée aliénée soient considérables, et très mal connues. Mais toute modification qui libère de la pensée sans conscience est une invitation à maîtriser cette pensée, où tout au moins à y participer.

Le discours dominant est devenu mondial et s'est restreint à une positivité sans vigueur. Cela limite singulièrement la capacité dominante à s'exprimer. Il y a un embarras à exprimer des dysfonctionnements, qui vient de la langue possible, codifiée, elle-même.

La publicité marchande, qui s'est rendue reconnaissable dans le monde entier, est devenue une sorte d'étalon de la langue dominante. Houellebecq a raison quand il dit que parler contre les marques est devenu un tabou ; mais c'est surtout que ce qu'on dit quand on parle contre une marque n'est plus compréhensible, parce que les associations d'idées liées au discours dominant ne sont plus lisibles en dehors des codes installés par la publicité marchande et par l'information dominante.
 
 

L'information dominante

Peu de progrès. De l'information dominante il faut d'abord constater qu'elle a fait peu de progrès depuis la période de sa mutation, en 1988-1991. Depuis la deuxième guerre du Golfe, où elle s'est soumise à plat ventre à l'Etat, elle a perdu son offensive. On pourrait presque dire que cette guerre était celle de l'Etat contre l'information.

S'il y a une progression, c'est dans l'évidence de sa domination, qui paraît moins discutable et qui est moins discutée (le terme de « désinformation » par exemple est intégré au fond des vocabulaires).

Mais s'il y a un rééquilibrage, c'est dans l'intensification de la présence médiatique partout. La télévision, qui avait délogé la presse de la place de média principal, il y a dix ans, voit sa domination attaquée. La radio, par exemple, s'est stabilisée en média universel de la voiture. La presse correspond à un média plus mobile dans l'espace ; et l'Internet à un média plus souple dans le temps.

Aussi peu l'Internet modifie le rapport au contenu, autant il modifie le rapport à l'information. D'abord il crée des niveaux d'information très différents : les références ne sont plus partagées. D'autre part, les informations, pour être toujours plus rapides, sont moins fiables sur l'Internet, et souvent beaucoup plus sommaires que dans la presse. Enfin, sur l'Internet, l'information politique, économique et sociale n'a plus la primauté du média (en respect, en « prime time », en référent de qualité), comme encore avec télévision ou presse, mais est bien davantage noyée dans l'achat, la publicité, le cul, les loisirs en général, les forums.

Sur l'Internet, les pauvres viennent maintenant en masse, pas encore contraints, mais pas vraiment volontaires non plus : c'est par leur travail, ou pour l'éducation de leurs enfants, que la plupart des pauvres se connectent.
 

L'obligation de toutes les corporations de venir putasser dans l'information est l'un des phénomènes de l'information qui a le plus augmenté dans la décennie écoulée. Ce n'est pas tant de l'information elle-même que vient cette exigence, mais des corporations. Il se vérifie en effet que scientifiques ou gens du spectacle, militaires ou industriels, médecins ou décorateurs sont plus efficaces quand ils arrivent à parler au grand public. De la sorte, la capacité de venir exprimer une spécialité dans les médias est le petit plus qui fait la différence de qualité pour ces professionnels ; et ceci essentiellement parce que, si on arrive à convaincre le grand public, il y a presque toujours des retombées financières importantes. Si bien que ce volet d'activité garantit parfois l'activité comme on l'a vu avec les scientifiques. Et cette activité particulière, la putasserie médiatique, préside de plus en plus à la spécialité, l'oriente et lui impose ses conditions.

Le fait que cette putasserie ne soit pas une exigence de l'information rend celle-ci encore plus arrogante face à ces sollicitations. Du coup, on a véritablement l'impression que les médias dictent leur politique. Ils vont choisir de laisser s'exprimer un spécialiste selon le taux d'écoute escompté, ou selon une sympathie particulière, et non selon l'importance ou l'intérêt du message. En retour, la discipline spécialisée qui putasse sera contrainte de se plier aux exigences du taux d'écoute ou de la sympathie particulière. Les scientifiques, par exemple, commencent à développer des programmes qui tiennent compte de la facilité à les vulgariser ; et le cinéma de marketing est issu du même mécanisme : facile à communiquer parce qu'il correspond à des attentes et à des besoins préétablis, ses public relations sont toujours bienvenues dans les médias.

Les choix idéologiques de l'information sont globalement faits. Il n'y a plus de contradiction profonde, les interdits sont assez balisés (sauf sur Internet, où le processus policier est en cours), et le champ des différends est clair et limité. Si bien que ce ne sont plus ces choix qui font la différence, mais le résultat en terme de taux d'écoute, et en terme de publicité marchande. Cela est vrai depuis longtemps, mais s'est renforcé considérablement en dix ans.
 

L'argent de l'information est une dimension que nous, et nos contradicteurs, avons toujours eu un peu tendance à occulter. L'argent est la base et le but mêmes de l'information dominante et justement parce que le contenu se vide, cette base croît en importance. Il y a une distinction à faire, dans l'analyse et la critique de l'information dominante, entre l'information mercantile et l'information non mercantile, c'est-à-dire l'information dont le principe est plutôt idéologique, et dont le profit n'est pas le projet. Ce type d'information est extraordinairement marginalisé aujourd'hui, même s'il recouvre un large spectre avec de nombreux ennemis, puisqu'il inclut apparemment à ses extrémités des médias comme l'Humanité et Indymedia. L'information non mercantile est une photographie de l'émiettement du mécontentement.

Sur l'autre pôle, la surmercantilisation, la publicité marchande est de plus en plus reconnue aussi comme un moyen d'information. Le discours des marques, par exemple, y est un phénomène de la pensée très intéressant, dans la mesure où une marque ne recouvre presque plus jamais une personne, et même, dans la plupart des cas, ne recouvre pas de personnes du tout. La marque est donc une sorte d'entité identitaire construite à partir d'une « entreprise », ce qui veut dire une propriété privée avec un travail et des employés, et une sorte de rayonnement non vérifié dans les consciences, ou plutôt là où elles sont absentes. La publicité marchande, requise pour promouvoir des images de marque, a perdu de ses prétentions à l'art, mais a gagné à intégrer les bordures de l'information dominante, comme l'expression du discours des marchandises dans cette information.

On sait que la publicité paie en grande partie l'information, et cette fonction n'est plus contestée, même en termes seulement éthiques, par l'information. Cette collusion indiscutable, et les efforts renouvelés de la publicité marchande pour s'intégrer de plus en plus dans la survie des particuliers (on voit de plus en plus de vêtements publicitaires, et on voit sur les moindres sites Internet un envahissement publicitaire ; de même dans les grands groupes de « communication » cohabitent maintenant des chaînes de télévision, des serveurs Internet, des agences de publicité), a pour conséquence que le rapport de l'information à la marchandise est de moins en moins discuté.
 
 

La fausse critique

La fausse critique reste un rempart capital de la société que nous combattons. S'attaquer à un détail de la pensée dominante pour renforcer celle-ci, tenter d'améliorer ce monde en posant les problèmes dans ses façons de voir, sont des méthodes qui ont survécu au naufrage de la vieille gauche, en héritant de ses principales tares.
 

Inutile de parler longtemps de la caricature de la fausse critique : le Chiapas a été véritablement le spectacle de la révolte, à la fois masquée et médiatique. Il suffit de se rappeler que toutes les gauches sont venues serrer la main à l'infect Marcos pour voir là un poste avancé ennemi, pas très subtil.

La mondialisation est le plus récent prétexte à émeutes rituelles. De Seattle à Gênes, en passant par Göteborg, Genève et Prague, on a vu des émeutiers aller vers l'émeute, englués parmi d'autres touristes, le tout encerclé d'avance par des forces de l'ordre. Ces combats étaient donc des combats sans perspective possible, à proprement parler sans issue.

Le débat idéologique autour de la mondialisation est certainement un des plus biaisés et des plus absurdes de notre époque. D'abord parce que la société actuelle est mondiale depuis fort longtemps, même à l'échelle téléologique, si j'ose dire, puisque la révolte a unifié ce que nous pouvons appeler le monde depuis 1993, au plus tard. Il n'y a pas de « mondialisation » mais un monde. Le monde ne devient pas plus monde chaque jour. L'idée même, le mot autour duquel on prétend disputer est un leurre. Concrètement il pose essentiellement la question de la souveraineté d'Etat, qui est effectivement en péril face à des organismes supranationaux qui peuvent lui imposer leurs directives. Et, tant qu'on n'est pas opposé à tout Etat, mondialisation est un anathème contre le fait que l'Etat, et plus généralement sa représentation locale, se trouve spolié de sa responsabilité au profit d'une sorte de pouvoir entre guillemets global, qui ridiculise même la démocratie parlementaire, puisque ces organismes comme FMI, Banque mondiale, ou Unesco prennent des décisions afin que celles-ci ne soient plus soumises à la souveraineté du peuple ('le Monde diplomatique' s'est fait le héraut de cette critique partielle, qui serait fort juste si elle n'était pas partielle).
 

Mais il y a une autre dimension à la critique de la mondialisation : c'est la critique d'une injustice grandissante dans le monde. Parce qu'ils sont là, et parce qu'il n'y a plus, dans la pensée dominante, de garde-fous contre les excès du libéralisme capitaliste, les antimondialistes sont devenus des sortes de garde-fous, comparables aux écologistes dans un domaine assez voisin et relié à celui de la mondialisation par des ONG.

Il est vrai que nous manquons d'une analyse suffisante de l'injustice - à la fois sur le plan légal et émotionnel. L'injustice reste sans doute le principal facteur de révolte dans le monde : les émeutiers eux-mêmes sont toujours plus forts, déculpabilisés, quand ils s'émeuvent autour d'une injustice, comme si « l'injustice » n'était pas latente, comme si ce monde en entier n'était pas « injuste ».
 

Derrière la bonne pensée officieuse, dont nous avions revu les vilains museaux s'agiter avec leur bonne conscience antigauche, c'est le postsituationnisme qui reste le meilleur garant de la fausse critique. D'ailleurs on a vu les rapprochements récents entre bonne pensée officieuse et postsitus sur les forums littéraires. Il y a deux groupes principaux de postsitus, sans parler de la plupart des ex-situationnistes eux-mêmes, qui sont devenus de désolants bibelots, comme Constant ou Vaneigem :

Ceux qui sont tournés vers un regret profond de l'authenticité perdue :

Bounan, vieux, apocalyptique, et très très conservateur

Debordisme : Mandosio, Martos, etc., faibles, ennuyeux, dogmatiques, très conservateurs

EdN, un texte intéressant sur l'Algérie ; une position d'orthodoxie situationniste très conservatrice aussi ; un leadership revendiqué, parfois assumé, critiqué

Knabb, vieux et qui n'est plus écouté, comme les situationnistes américains et leur petit milieu

Et ceux qui sont plutôt intéressés par le monde de la culture et la modernité qui s'exprime là :

AAA (Association des Astronautes Autonomes), un contrepoint amusant qui en fait un procédé intéressant, un éclectisme et une dispersion qui empêche la profondeur (de l'intérêt d'être peu nombreux)

Tiqqun, une réflexion à suivre, mais des gens qui ne réagissent pas contre le petit milieu culturel qui les a adoptés

Voyer, pas seulement un falsificateur, mais un raseur qui voudrait passer à la postérité
 

(Texte de 2002.)


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