C) Europe, vieille Europe


 

6) Dernière lutte de classe au Royaume-Uni

b) A mid-winter night dream

Presque constamment, les hommes vivent dans un monde dépassé par celui qu'ils font. Lorsque les Vandales et les Goths déferlent sur Rome, les Romains rêvent encore d'empire et de civilisation. En 1978, l'Empire britannique est déjà une ombre du passé et le Royaume-Uni une forteresse où s'entassent les ruines de la civilisation. Trois ans après leur dernière grande razzia, les barbares, issus des entrailles de la forteresse même, se préparent à nouveau à l'assaut, plus nombreux, plus gourmands, plus confiants.

Et les défenseurs de la société de classe se disposent au combat. Mais des siècles d'organisation victorieuse ne suppléent pas l'absence de vertu et la puissance de l'armement ne peut rien contre la nullité du commandement. Gouvernement Labour, avec l'arrogance aveugle des imbéciles et des faibles décide, le 28 juillet, que l'augmentation des salaires n'excèdera pas 5 % d'août 1978 à août 1979. Frère TUC, qui sait que beaucoup de barbares n'ont admis les 10 % de l'année précédente qu'avec des promesses bien supérieures pour l'année qui vient, se récrie contre son pion gouvernemental qui se croit déjà reine. C'est non seulement refuser de payer le tribut, mais en exiger un ! Au Congrès syndical début septembre, Frère TUC désavoue gouvernement Balourd, en passant une motion contre toute limitation arbitraire des salaires, et, persuadé que gouvernement Labour n'osera tout de même pas affronter les vagues de grève sans et même contre sa bouée syndicale, se prépare sereinement aux élections anticipées qui donneront l'impossible commandement à Tory. Mais gouvernement Balourd est plus imbécile que Heath. Après le Congrès syndical, Frère TUC mobilise donc le Congrès Labour, qui, le 2 octobre, désavoue son propre gouvernement et rejette "any wage restraint by whatever method, including cash limits and specifically the Government's 5 per cent in the coming year". Mais Frère TUC peut s'arracher la tonsure : Gouvernement Balourd a décidé de jouer les preux chevaliers anti-inflation, à mépriser et même provoquer, par le ferme maintien de sa décision, des hordes barbares dont la fureur était déjà à peine amadouable. Quant à Margaret Thatcher, chef tory, général de remplacement, elle se fait toute petite derrière le preux chevalier dont elle veut tout, y compris la dépouille, mais surtout pas tout de suite : "Of course in this matter we share the same end as the Government... I had the impression from a number of things the Prime Minister said that we also agreed on a large number of means as well."

Tôt dans l'automne, les premières tribus ennemies, dans leur désordre sauvage, déferlent : après cinq semaines de grève, 250 hôpitaux sont fermés et le ministre de la Santé, Ennals, donne le ton (surtout moral, surtout hargneux) de la défense : "For God's sake go back to work and stop playing with people's lifes." Frère TUC s'interpose et élabore un compromis qui garde l'apparence des 5 %, mais qui, par le cumul d'autres avantages, concède en réalité 15 % . Sur ce créneau fendillé a lieu la première grande bataille du "privé". Chez Ford, une nouvelle vague d'assaut a rejeté les 5 % comme dérisoires. 9 semaines plus tard, les grévistes obtiennent 9,75 % sur le salaire même, plus diverses augmentations indirectes, au total 17 % . Ford a violé les 5 %, gouvernement Labour va passer Ford en conseil de discipline. Mais même les supporters avoués de ce gouvernement voient maintenant l'absurdité d'une sanction : Ford a défendu plus de deux mois ces ridicules 5 % pour payer fort cher une capitulation tardive ; et voilà maintenant cette entreprise à l'amende, comme si elle avait cédé le premier jour. Aussi le Parlement se récrie et vote l'interdiction au gouvernement de sanctionner des entreprises qui accorderaient des augmentations supérieures à 5 % . Voilà donc en période où l'Etat est menacé son général privé par son état-major du moyen de faire régner la discipline dans la troupe. Après les deux Congrès où TUC et la base de son parti l'ont lâché, voici ce gouvernement enfin lâché par ses ex-alliés Libéraux. Et de ce commandement privé de toute autorité, ou des cabales concurrentes qui privent ce commandement de toute autorité, au début de l'invasion ennemie, de Callaghan par terre qui refuse obstinément de démissionner, et de Thatcher cachée derrière qui l'a fait tomber, il est difficile de trancher qui est le plus taré. L'histoire n'offre pas beaucoup d'exemples comparables. Après ce 12 décembre, le flot des barbares déferle.

Sur leur police et leur armée, les gérants débiles de cette citadelle savaient ne pas trop devoir compter : elles menaçaient plus d'augmenter la combativité ennemie que d'être efficaces elles-mêmes. D'ailleurs il était audible par ses grognements, que par une coupable négligence des défenseurs de cette société, leur force armée depuis longtemps n'était presque plus recrutée que parmi les barbares. Ainsi, par de fortes augmentations de salaires, qui mécontentèrent beaucoup ceux qu'on prétendait contenter avec de bien moindres, le gouvernement acheta au moins la neutralité de la troupe.

Sa Gracieuse Majesté dut donc de survivre à ce terrible hiver (presque aussi terrible par le climat que par la dévastation barbare) à deux corps, les syndicats et l'information, qui se postèrent tous seuls, au hasard, justement persuadés qu'ils seraient les premiers pendus haut et court si la cité était prise. N'ayant pu éviter le conflit, les syndicats s'y jetèrent avec un zèle rare. Il est certain que le peu de science de la guerre des grévistes fut facile à exploiter. Encadrés et infiltrés par les agents de Frère TUC appliqués à confisquer leurs borborygmes et à empêcher toutes leurs jonctions, ils défilèrent par corporations. Frère TUC utilisa toute sa gestuelle, toute sa pacotille, et beaucoup de barbares s'immobilisèrent, ébahis devant ce spectacle en partie vieilli, fascinés par ce boniment aussi impudent que sans fin. En généralisant la séparation des négociations, en organisant des grèves coupe-genou de 24 heures, en tentant d'échelonner les grèves dans le temps (le syndicat British Railways décide de ne pas se mettre en grève avant la fin de la grève des camionneurs ; ensemble ces deux corporations auraient paralysé le déplacement de toutes les marchandises de Grande-Bretagne), puis en publiant un "code sur le picketing" qui châtre le picketing, Frère TUC, infatigable, récupère, brise, divise. Frère TUC négocie, ment, implore, menace, oppose les syndicats de même corporation, promet, avance, recule, pirouette, gémit, caresse, vocifère, raisonne, proclame, ricane et recommence.

En 1972 et 1974, les défenseurs de la société n'avaient pas d'artillerie. Surprise par ces premières incursions sauvages dans sa petite société de classes, l'information s'était trouvée partagée entre la défense de l'ordre et la critique de ceux à la faiblesse desquels elle attribuait ces incursions. Mais en 1978, elle fut elle-même attaquée. Son vénérable père supérieur, le Times, violé et battu, décéda le 20 novembre : ce journal mythique de la presse moderne fut obligé de fermer pour de bon et ne fut ressuscité que quelques mois plus tard : "The problem was complicated by the fact that Times Newspapers had to deal with no fewer than 65 bargaining units ("chapels") over which the national union leadership could often exert little control." Mais je pense que ce premier de nombreux coups dans la chair dans les semaines à venir a été moins déterminant pour son engagement radical, que le lent changement de moeurs, qui s'était accéléré depuis 1972. Les gentlemen sont morts. Comme partout, le respect pourrit, et en premier, le respect de la vérité. Dans la patrie de Junius, la presse est redevenue sauvagement chauvine, comme au meilleur temps des guerres dites "mondiales". Et comme cette artillerie n'a pas de contradicteurs (les barbares n'ont pas de verbe), elle ne se sent pas tenue, dans son bombardement continu, de respecter des conventions internationales : scandale, mensonge, calomnie, confusionnisme outrancier ont éclaté sur toutes les grèves, à forte concentration, en permanence. La presse populiste avait la première utilisé ces armes d'ordinaire illicites en civilisation, suivie de la télévision, puis de la presse libérale ou de gauche, qui ne voulait point paraître réticente dans l'infamie, de peur d'en devenir victime. Ainsi, un des rares poèmes modernes est la lecture du Guardian pendant janvier et février 1979 : jamais on n'a vu un bombardement d'autant plus meurtrier qu'à corps défendant, d'autant moins scrupuleux qu'il paraît puiser dans le conflit de conscience permanent. Conscience est ici dans son acception morale. Jamais l'attaque des barbares, le phénomène de leur existence, de leur origine n'a cherché à être compris. Toute l'information n'est que viscérale, émotionnelle, morale, Ennals. Jamais l'information, soudée en une ligue unanime, n'a semblé puiser dans davantage de procédés, d'artifices, de trucages, pour empêcher la pensée de dépasser l'impression, pour couvrir de sa stridence, de sa vulgarité et de son hystérie les tentatives des différentes hordes barbares pour s'entendre. Ainsi, son travail de division de la parole a été complémentaire du travail de division de l'organisation par le syndicat.

L'improvisation est visible dans les positions de ces milices : le syndicat, par petits pelotons aux carrefours, l'information en deuxième ligne, sur son petit promontoire. Si bien qu'il tombe davantage de boulets rouges de l'information sur les syndicats que sur les grévistes : lorsqu'il y a grève, son fausset suraigu glapit que c'est la faute des syndicats, et lorsque la grève est si visiblement "unofficial" qu'il est impossible de ne pas le dire, c'est encore plus la faute des syndicats ; à l'unisson de ce vieil argument borné de droite, toute l'opposition, toute l'information, tout le gouvernement. Cette exclusion forcenée de Frère TUC par tous les valets, contribua beaucoup à le faire accréditer parmi les gueux : comme l'amalgame sandiniste-muchachos a aidé le FSLN à réduire les insurgés, l'amalgame syndicats-barbares a aidé Frère TUC à réduire les grévistes. Mais aucun saboteur infiltré ne peut jamais s'en sortir intact. Dans chaque corporation, où l'on savait bien le syndicat à la remorque, on le supposait mener une sorte de destruction générale à la tête de toutes les autres. Car toute la presse réussit à monter le public contre chaque corporation, isolant ainsi chaque corporation dans l'opprobre. Ainsi décrié par ses complices valets, le fourbe Frère TUC le fut aussi par ses ennemis. Après cet hiver, il ne se rétablit jamais. Cet ancien combattant s'avèrera peu à peu profondément traumatisé ; et il faudra l'amputer.

Quant aux barbares, que les défenseurs de la citadelle ont toujours combattu sans les nommer, ils ne voulaient pas davantage s'emparer de l'Etat britannique que les Vandales et les Wisigoths ne voulaient s'emparer de l'Etat romain. Seuls les intéresse la gloriole et le butin. Et même, contrairement à ce que prétendent leurs ennemis économistes, jusque dans le butin d'abord la gloriole. Au service d'une stratégie inexistante ils mirent des armes rudimentaires. Comme le leur suggérait l'ennemi, ils se servirent des syndicats comme boucliers, mais cet engin trop lourd ralentissait leur pétulance. Si bien que la plupart du temps ils débordèrent et contournèrent Frère TUC, obligé de s'agripper à leurs talons pour au moins les freiner. Leur arme offensive était le piquet. Il causa autant de frayeurs chez leurs ennemis que de diffamations et de calomnies dans l'information, ce qui est proprement énorme. Jamais les barbares ne répondirent autrement à cette ignominie permanente que par un silence méprisant, noblesse qui fit leur perte ; jamais leur susceptibilité permit à leurs différentes corporations de s'entendre, et ils se laissèrent même aller à des divisions, provoquées et entretenues par les syndicats, à l'intérieur de ces corporations, ce qui fit encore leur perte.

Le 3 janvier 1979, les camionneurs se mettent en grève. C'est une grève sauvage. Les camionneurs plantent des piquets partout. Et leurs ennemis s'aperçoivent avec horreur que cette corporation, comme les mineurs en 1972, peut bloquer l'ensemble du Royaume-Uni. L'information bombarde deux objectifs principaux : faire croire que cette grève va entraîner une famine alimentaire ; et un chômage technique général. Le Guardian, de gauche, titre le 5 janvier "Lorry's drivers cut country's supply lines" puis le 8 "Food and fuel lifelines feel the strain" et le 9 "Whitehall on brink of listing food priorities". De telles affabulations dans un journal modéré présumé scrupuleux sont bien plus fortes que des titres à sensation dans la presse à sensation : la panique alimentaire gagne les ménagères. Le patronat, c'est la guerre, attise cette ambiance d'apocalypse. Le 12 janvier le chef de son syndicat déclare : "The lorry drivers strike will bring Britain to halt within 10 days and hundred of thousands of workers are likely to be laid off before that." Dunlop fermerait toutes ses usines le lendemain, Leyland dans une semaine, sans parler d'ICI, quatrième entreprise du pays, qui ne peut plus faire autrement que de mettre ses 90 000 employés en lay off. Le 15 janvier, "Road and rail strikes put one million jobs at risk" et le 18 "supplies of processed food to supermarkets would dry up in a matter of days with the loss of 600 000 jobs, unless lorry drivers pickets were lifted, food manufacturers said yesterday". Jamais, comme le public l'apprendra en catimini de source patronale le 20, les lay offs n'ont dépassé les 110 000, ce qui n'est ni un bonheur ni un malheur pour les grévistes. ICI n'a jamais fermé aucune de ses usines, non pas, comme sa direction l'avouera discrètement, parce que son tapage alarmiste n'a jamais été soutenable financièrement, mais grâce à son propre prodigieux "génie industriel".

Après avoir longtemps douté, consulté, tergiversé, constatant avec gouvernement Labour que la grève des camionneurs ne peut au mieux qu'être récupérée, TGWU, leur principal syndicat, saute en marche sur les camions à l'arrêt et "officialise" le mouvement, le 11 janvier. Thatcher demande l'Etat d'Urgence parce que le syndicat bénit cette grève : l'Etat d'Urgence est décrété pour la province cobaye d'Irlande du Nord, du 11 au 15 janvier. Une semaine plus tard, Thatcher demande l'Etat d'Urgence pour la raison contraire que le syndicat ne contrôle plus cette grève. Ce petit roquet femelle exige aussi une loi contre le picketing : là aussi Frère TUC obtempère, trop content de présenter son "code du picketing", où le piquet devient décoratif, inoffensif. Les barbares éclatent de rire. Moss Evans s'excuse "that the union was working "exceptionally hard" to try to control picketing", malheureusement, "we are not toughies. We can only try to convince our members to behave responsibly". Les barbares s'étouffent de rire. Leurs ennemis leurs demandent de se comporter de manière responsable dans la gestion, au moment où il la pillent ! A eux, qui ont toujours été, et seront par définition maintenus dans l'irresponsabilité tant que la paix dure, voilà qu'on les exhorte à être responsables de la paix au moment où ils ont pris la seule responsabilité qu'ils peuvent prendre, déclarer la guerre ! Ils sont fous ces Romains !

Si le raid des camionneurs est le plus turbulent, il est simultané avec ceux de multiples corporations, plus petites, ou moins déterminantes. Dans le nord-ouest, par exemple, un million d'usagers ont leur approvisionnement en eau coupé : les plate-formes pétrolifères de mer du Nord sont paralysées ; et British Rail a déjà subi deux grèves de 24 heures. Mais tout le monde attend maintenant la grève, de 24 heures aussi, dans la fonction publique, le 22 janvier, qui paraît soudain plus mobilisatrice que démobilisatrice. Car les camionneurs ont donné envie de gloriole et de butin. Et le patron du service public, c'est l'Etat : si les revendications des camionneurs peuvent être alignées sur l'exemple de Ford, il paraît inconcevable que Callaghan-pourfendeur-d'inflation accorde plus de 5 % au service public. Enfin, surtout, la horde des fonctionnaires, même divisée en plusieurs tribus, est beaucoup plus nombreuse que celle des camionneurs.

C'est juste après le 22 janvier que l'Etat de Richard Coeur de Lion et de William Pitt, d'Oliver Cromwell et de Winston Churchill fut le plus près de se dissoudre dans un ultime chaos. 1,5 million de fonctionnaires rejoignirent la grève. "Union leaders seem to be in danger of loosing control in the face of demands of an all-out strike." A la menace de grève générale, hantise de Frère TUC, s'ajoutent des gestes inquiétants "... copies of the code had been thorn up by strike committees" et des silhouettes comminatoires "Manchester and Birmingham are the only regions that have formally reported to TGWU head office that they have had problems with outsiders joining the picket lines. In each case men involved have not only been involved in the strike, but have not been TGWU members either". Les hordes ennemies vont-elles se fédérer ? Tiens bon Frère TUC, garde ton sang-froid. Pilonne, bonne presse, ne mégote pas sur le venin. Car les ambulanciers, les administrations locales, les employés de service dans les écoles viennent de prolonger leur grève de 24 heures en grève sauvage ; d'autres administrations sont en grève larvée ; et les croque-morts ne ramassent plus les cadavres qui pourrissent sur les tas d'ordures que les éboueurs ne nettoient plus. Les barbares qui produisent cet étrange parfum, découvrent aux contorsions des narines civilisées que ce n'est pas la grève, malgré les apparences, qui pue, mais le travail.

Peut-être faut-il à ce point culminant regarder le paysage avec ceux qui en ont fait l'ascension. C'est le respect, c'est l'autorité, qui sont mortes en route. Ces barbares se savent les plus forts, et ils en jouissent, mais bonhommes, en enfants maladroits et un peu lourds. Ils ont compris maintenant qu'ils peuvent détruire le Royaume-Uni, mais se croiraient fous d'anéantir ce qui les a toujours nourris, jusque dans l'esprit, et dont ils n'imaginent pas le dépassement. Mais ils donnent des coups de piquet dedans et déraillent quelques calculs faits sur leur docilité, leur crédulité : les barbares sont ignorants, peut-être, mais ils ont le sens de l'honneur, et souvent du courage. La morale de Frère TUC, la tradition de Tory, la religion de l'économie les font rire en bons païens, en bons paillards. Leur rude franchise fut tournée en cynisme par leurs ennemis qui voulaient les discréditer (car par ailleurs ils croient même leurs ennemis), mais par malheur pour eux-mêmes ils ne furent jamais cyniques (à quels scandales ne donnèrent pas lieu Bill Astbury : "Britain's most outspoken picket leader was unrepentant yesterday about his statement that "if I cannot afford to buy food why should anyone else have it"" et ce piquet qui bloque 400 tonnes d'oignons espagnols sur les docks de Southampton, non sans humour "It brings tears to my eyes but somehow I think they are going to be stuck here until we get exactly what we're after", et non sans sérieux "I think we were mugs to even allow the foodstuff through. It would have been over 10 days ago if we'd stood firm on that"). Et ce sont bien les dégâts moraux, par les vitupérations de l'archevêque de Canterbury, que leurs ennemis pleurent le plus dans cette débandade de leur société : "irresponsible strikes which cause suffering and even death to innocent people and helpless animals." Le seul mort reconnu est un piquet écrasé par un camion conduit par un non-gréviste, le 25 janvier. Sur ce martyr à éviter, la discrétion de la presse rejoint le silence de l'archevêque, qui, le même 25 janvier, poursuit sa croisade : "strikes are the last resort when all else have failed, not a game of Monopoly, with no moral issues involved."

Toujours le 25 janvier, la contre-offensive contre le picketing atteint son apogée spectaculaire dans un procès intenté par Union Biscuit à un piquet. Forcément, l'accusé le perd : "It is a popular notion, for instance, that pickets are somehow exempt from laws relating to obstruction, yet in virtually every case tried in the court, the picketing worker has lost." Mais Kinnock, petit chef Labour, hausse les épaules, fataliste : "no law, whether made by Parliament or judges, can discipline thousands of workers simultaneously" ; et l'ouvrier condamné rejoint tranquillement son piquet, comme si aucun jugement n'avait eu lieu. Cependant la forte concentration de propagande anti-piquet, qui est allée jusqu'à les accuser de racketter les non-grévistes ("It's mob's rule"), de bloquer indûment jusqu'aux aliments, d'affamer les animaux, d'être toujours arbitraires, injustes et violents, de ne jamais respecter la "liberté du travail", commence à produire une auto-censure des piquets. Ainsi le bombardement de l'information dominante émousse l'arme la plus tranchante de ses ennemis.

Le 27 janvier, les terribles mineurs rejettent une offre de 3,5 % et demandent huit fois plus, et le syndicat de l'acier est obligé de faire parvenir un ultimatum au ministre de l'Industrie, Varley, qui dit alors : "At any time this situation could get abruptly worse." Mais les barbares sont divisés. Les fonctionnaires ne réclament que par professions. Les camionneurs, mêmes, ne négocient pas tous ensemble. Une contre-manifestation de routiers non-grévistes le 24 janvier, portée par une grosse publicité, a ainsi pu passer comme le voeu unitaire d'une majorité laborieuse opprimée par une minorité de piquets. Dans les premiers jours de février, les uns après les autres, se contentant de 20 à 25 %, les camionneurs, en ordre divisé, renoncent à franchir les bornes salariales. Les watermen du Nord-Ouest se rendent. Dans certains endroits apparaissent les cartes de rationnement. Dans d'autres, retentit l'écho de parents se plaignant de la fermeture des écoles. La grève est devenue très impopulaire. Dans la citadelle du mensonge, elle est maintenant réverbérée comme un chantage, un mode d'exploitation (Duffy, chef du syndicat metallo, le 31 janvier : "strikes now hurt the poor rather than the rich"). La canaille syndicaleuse, attisant où elle peut cette propagande anti-grève, endossant de l'autre toute son impopularité, divise aussi sur le terrain. Chez British Leyland, elle parvient à empêcher les autres de suivre le débrayage de la principale usine de Longbridge. Le responsable syndical de cette entreprise y va franchement : "My appeal is for God's sake let someone from the outside step in to try to avoid a strike." Dans l'enseignement, deux syndicats concurrents paralysent le mouvement par une dispute spectaculaire. Et chez Morris, le syndicat porte plainte contre les grévistes sauvages qui ont expulsé manu militari ses casseurs de grève de la tribune.

Paradoxalement, c'est au moment où la plus grande vague, celle de la fonction publique, déferle maintenant, que commence le ressac. A posteriori c'est facile, mais sur le moment il faut du génie pour savoir et communiquer le point culminant. C'est la grève des camionneurs, vague trop petite pour irriguer toutes les consciences, mais lame de fond judicieuse en son temps pour inonder les contrées asséchées par l'ennemi, qui était seule proportionnelle au mouvement des marées : sa jonction, avec la grosse vague superficielle qui vient maintenant, ne se fera pas. Frère TUC et gouvernement Labour savent que les barbares resteront divisés. Ambulanciers, infirmières, "civils servants", eux-mêmes en ordre dispersé, ne remplissent que les profonds sillons tracés, plus par la menace que par l'extrémisme des camionneurs, mais comme ceux-ci n'y sont plus, ceux-là ne les débordent pas. Frère TUC et bonne presse, Labour et Tory n'ont plus besoin de reculer, encore, au-delà des dernières digues qu'ils ont improvisées en janvier. Cet hiver est bien une grève générale ; mais qu'importe une grève générale fractionnée dans le temps, juxtaposition de grèves partielles ! La presse tempête de plus belle contre les morts sans sépulture, les enfants sans école, les vieillards et les débiles "put at risk". Alors que Callaghan condamne "free collective vandalism", Fisher, chef du principal syndicat fonctionnaire, NUPE, appelle à un "strike limitation agreement". Frère TUC et gouvernement Labour ne sont plus en panique. Ils ont compris maintenant que les barbares ne songent qu'à piller une poule aux oeufs d'or, et nullement à anéantir leur cité, que les piquets leurs sont devenus des armes indignes, et qu'on peut les faire se jalouser. Le 14 février, Frère TUC et gouvernement Labour se raccommodent en signant ce que la presse a baptisé Concordat ("traité entre le Saint Siège et un Etat"). Rien n'est plus nécessaire que cet abri commun. Car rien encore ne garantit que les 9 % que tolère maintenant le gouvernement (et que des accords sur la productivité permettent en fait d'augmenter sans limites) vont suffire à confiner les barbares à la question salariale. "The only doubt is whether Mr. Alan Fisher, general secretary of the National Union of Public Employees can deliver his militants." Mais le 18 février, les cheminots annulent leur grève prévue le 21, et le 27, les mineurs acceptent les 9 % (plus extras), sans se battre. A partir de là, les dernières hordes du service public affrontent un ennemi aguerri et rassuré, que ces reflux prématurés et une presse hystérique a rendu pingre et revanchard. Cependant, lorsque des comédiens participent à un drame, le grotesque ressort toujours : l'archevêque si pieux s'augmente de plus que la moyenne nationale ; le Parlement, gagné par quelque barbare frénésie, s'augmente publiquement de quatre fois ce que le gouvernement consent à ses employés (comme dit Frère Puck : "Et le proverbe connu : on prend son bien où on le trouve, s'accomplira à ton réveil. Jeannot aura sa jeanneton ; rien n'ira de travers. Chacun reprendra sa jument et tout sera bien.") ; enfin, Ennals, ministre de la Santé, est hospitalisé dans un hôpital en grève, où le shop steward local promet de lui faire "goûter sa médecine" : pas de brancardiers pour le transporter, pas de journaux, pas de thé le matin ! Quel supplice ! Quel spectacle !

En mars, après le passage des sauterelles, il s'avéra que le gouvernement s'était fait bouffer les culottes. Lorsqu'un employeur avait proposé son plafond de 5 % d'augmentation, les salariés avaient considéré cela comme une bouffonnerie ou une injure. Quoique chez les barbares le butin avait été distribué de manière inégale (les premières vagues, faisant la brèche à l'automne, avaient obtenu fort peu d'un adversaire encore peu entamé; la vague de janvier avait gagné le plus, d'un ennemi paniqué; et la vague qui vint derrière, expérimenta à ses dépens le tort de venir derrière), ses proportions avaient partout ridiculisé la fière attitude FMIste de gouvernement Labour. Comme en plus ce vaincu ridicule avait résisté longtemps et partout, avec l'impunité et le butin, les barbares emportèrent une puissante frustration : ils reviendraient donc l'année prochaine. Autorité, confiance et raison entamées dans les précédents, semblaient définitivement perdues cet hiver. A la fin de cette indigne campagne qu'il avait stupidement endossée, gouvernement Labour, à propos d'une autonomie qu'il voulut démagogiquement accorder, et que les bénéficiaires, Ecossais et Gallois, lui refusèrent aux urnes, fut mis en minorité sur un vote de confiance. Il fallut ainsi que les huées et les crachats lui viennent de son milieu ambiant même, de la façon la plus formelle, pour que ce gouvernement, aussi ininsultable qu'incapable, consente enfin à se démettre. Callaghan, le 28 mars, appelle à des élections anticipées, le 3 mai.

Cinq ans après avoir fait tomber le gouvernement conservateur de l'imbécile Heath, des ouvriers de plus en plus sauvages font tomber le gouvernement travailliste de l'imbécile Callaghan. Et cet Etat en ruines les sollicite maintenant pour le plus absurde des dilemmes : choisir à nouveau entre ces deux partis. Ce qui perdit Labour dans ce rituel électoral fut son incapacité à se dépêtrer de Frère TUC. Car Frère TUC sortait de l'hiver cordialement haï par tous les pauvres : d'un côté, la presse n'avait cessé de diffamer les syndicats en irresponsables extrémistes, responsables de tous les maux récents du Royaume-Uni, ce qui était d'autant plus largement cru qu'ils crurent eux-mêmes souvent habile d'endosser cette image, afin de récupérer les véritables irresponsables extrémistes à leur base; de l'autre côté, cette base avait subi jusqu'à l'écoeurement les coriaces et fuyantes médiations de ces liquidateurs de leur pillage institutionnel. Mais la seule véritable bataille de cette campagne électorale, nouvelle déchirure des moeurs honnêtes et probes que prône l'empire parlementariste, eut lieu dans la rue. Une espèce de Front National, s'affichant raciste crut ressembler à quelque chose en tenant un meeting botté et uniformé dans une banlieue londonienne, Southall, où survivaient surtout des barbares, pour la plupart immigrés, donc déjà en marge des statistiques de la classe ouvrière. Malgré une protection policière chaleureuse, la réunion fut durement attaquée ; et parmi les assaillants, évidemment furieux d'avoir été provoqués jusque dans leur banlieue, il y eut un mort.

Le 3 mai 1979, la victoire tory fut écrasante. L'imbécile Thatcher, successeur dans ce parti de l'imbécile Heath, succède ainsi au gouvernement à l'imbécile Callaghan. Cette fille d'épicier va ramener, avec brusquerie, l'ancien Empire britannique à sa taille d'aujourd'hui, l'épicerie de papa. Eh bien, derrière le tiroir-caisse nous aurons une petite chapelle et un salon de thé; devant, une alarme, des vigiles, des oeillères; et dessous, toujours chargé, le bon vieux fusil de papa. Civilisation est réduit à boutique, c'est la faute des barbares. D'ailleurs, sur la devanture il y aura en permanence ce panneau : interdit aux barbares. Notez, s'il vous plaît, que les barbares ne savent pas lire, et que le gourbi de la "Dame de Fer" est si gris, si sale, si petit, qu'ils n'en ont même jamais reconnu les véritables dimensions.

En août commença la grève des métallos, à raison d'un jour par semaine, puis de deux en septembre. Ce fut la grève la plus disciplinée et la plus ruineuse depuis des années. Gouvernement tory avait baissé le rideau de fer et regardait par le mouchard, en se lavant les mains. La gloutonnerie des barbares fut supérieure à celle de 1975. Déjà, les salariés de Ford demandent 30 %, ceux de British Steel 39 %, les mineurs 65 %, et les ouvriers agricoles plus de 100 % . Cette nouvelle orgie avait d'ailleurs été introduite par Thatcher elle-même, gratifiant démesurément police et armée, suite à une promesse électorale : pour protéger la boutique, il faut acheter les chiens de garde les plus chers. Là encore, la dégradation des moeurs est exemplaire : car c'est chez les barbares, ses assaillants, que l'Etat est obligé de recruter ces bêtes rares ; et cette double institution, police et armée, devient ainsi brutale, sauvage, indépendante, comme sa prise de parti pour le Front National, à Southall, vient d'en donner l'avant-goût.

Le Winter of Discontent (pour rester modéré) a été un assaut où les ouvriers, quoique encore devant, n'étaient plus les plus nombreux des employés mécontents. Quoiqu'ils ont fait tomber un gouvernement de plus, ils n'en voulaient pas à l'Etat, quoique lui causant des dommages et des outrages importants, ils n'en voulaient pas à la marchandise, quoique leur comportement fut en rupture complète avec toute morale prolétarienne, ils n'en voulurent à aucune religion. Publiquement, ces grévistes n'ont demandé que des salaires et n'ont obtenu que des salaires. Leurs défenseurs gauchistes prouveront plus tard que ces demandes apparemment excessives étaient justifiées, puisque le sacro-saint "niveau de vie" de l'ouvrier britannique a baissé entre 1972 et 1980; et leurs patrons prouveraient, tout aussi facilement, que si ce niveau de vie baisse c'est en proportion de l'ardeur au travail de l'ouvrier britannique. Aussi stupide soit-il, l'ouvrier britannique a fait tout seul le calcul qu'il lisait tous les jours dans son journal : plus il demande de salaire, plus les prix augmentent. Il ne peut, par conséquent, gagner de l'argent que s'il obtient plus que ses petits camarades. Ce fut chaque corporation, chaque atelier pour soi, une concurrence effrénée entre tous les salariés, le contraire d'une sage discipline ouvrière sous la coordination circonspecte et expérimentée d'une centrale syndicale.

Le Winter of Discontent (pour rester poli) a donc d'abord été cette frénésie salariale si contraire aux intérêts de la classe ouvrière. Mais plus encore, il a été le plaisir de se battre, le plaisir défendu, d'autant plus décrié, d'un délicieux chaos quotidien, une désorganisation du temps, des déplacements, de la cité, sans but ni conscience historiques, quelque chose d'absolument contraire aux étapes triomphales de la classe ouvrière. Car le principal plaisir, qui est le principal plaisir de toute grève sauvage, était d'arrêter le travail jusqu'à mettre en péril cette activité dont provient toute la puissance légitime de la classe ouvrière. Sans sa reprise et le bombardement harassant de l'information, le plaisir des grévistes menaçait de s'exprimer en parole, en conscience. Et, paradoxalement, l'égoïsme, le conservatisme, la grossièreté de ces emmerdeurs qui ont pris des libertés les mettaient déjà à une octave en-dessous du diapason des gueux d'Iran, parce que, justement, niant dans leurs grognements le langage policé du matérialisme et de la religion. Au Royaume-Uni, comme dans le monde, le grognement est le premier plaisir du discours libre. C'est en devenant sauvages que les pauvres débordent la police.

Le Winter of Discontent tire son nom euphémique de la durée et du malaise de l'ennemi à couvrir ce grognement dans le mensonge et l'hystérie. L'écho de ce son grave brouillé arrive si affaibli et déformé sur le Continent, que les pauvres ne l'y remarquèrent pas ; et autant ce bruit avait été assourdissant sur le coup, autant il fut oublié vite. Car il valait mieux taire l'incompréhensible qu'élucider la menace. Le Winter of Discontent (ou of Content) a été la véritable scission arrivant dans la classe ouvrière. C'est la pauvreté la plus moderne érodant le paupérisme vétuste, c'est le vent d'hiver éparpillant enfin le pâté de sable : d'un côté, des ouvriers qui restent à l'organisation de classe, de l'autre, des ouvriers qui deviennent gueux. Les autruches gauchistes s'essayant de ramener ce qui s'est passé à leurs pensées dépassées, trouveront une classe ouvrière introuvable, forcément, ils ont la tête dans le sable ; ou une classe ouvrière divisée en deux, moitié composée d'ouvriers travaillant, moitié composée de non-ouvriers ne travaillant pas ! Plus pragmatiques, leurs rivaux libéraux détectent bien quelque gouffre obscur, mais peureux comme ce Peter Jenkins, "Journalist of the Year" (tout un monde ; qui s'affaisse), n'y tâtonnent pas profond : "If the country threatens to become ungovernable, it is not because of the power of the unions, it is rather because of the powerlessness of their members. Their national leaders have lost control. I have never known them to be more alarmed. They fear that this is not just another wave of industrial unrest, rather something novel, something different. What is happening bears more ressemblance to the militant explosion of 1968-69, than the clumsy confrontation of 1974."

Les pauvres du Royaume-Uni, eux, n'en ont pas fini avec la classe ouvrière mais ils l'ont amputée et gangrenée. Blottis dans la visibilité, ses restes sont condamnés à des confrontations militantes, à des défaites ; alors que ses casseurs vont désormais participer aux maladroites explosions qui annoncent les victoires. Et du brouillard de cet hiver nous parvient leur prometteur adieu : "Ombres que nous sommes, si nous avons déplu, figurez-vous seulement (et tout sera réparé), que vous n'avez fait qu'un somme, pendant que ces visions vous apparaissaient. Ce thème faible et vain, qui ne contient pas plus qu'un songe, gentils spectateurs, ne le condamnez pas ; nous ferons mieux, si vous pardonnez. Oui, foi d'honnête Puck, si nous avons la chance imméritée d'échapper aujourd'hui au sifflet du serpent, nous ferons mieux avant longtemps, ou tenez Puck pour un menteur. Sur ce, bonsoir, vous tous. Donnez-moi toutes vos mains, si nous sommes amis, et Robin prouvera sa reconnaissance."


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