C) Europe, vieille Europe


 

6) Dernière lutte de classe au Royaume-Uni

a) Labour's love's lost

Comme en Irlande du Nord, où il fournit le plus antique séparatisme armé contemporain, le Royaume-Uni enorguillit du plus ancien mouvement ouvrier du monde ; mais comme l'ancêtre des séparatismes s'était recroquevillé en un terrorisme vétuste, l'ancêtre des mouvements ouvriers s'est répandu avec une incontinence de croulant ; et comme les nécessités de l'Etat moderne exigèrent la rénovation secrète de l'IRA, les ravages de l'esprit du monde cassent la vieille économiste classe ouvrière. L'ultime levée de cette catégorie idéologique sera comme le dernier plaisir d'un vieillard : paralysie, surdité, cécité, urgence, bave aux lèvres et toute l'impuissance accumulée en un siècle d'érections vaines ; et toute la dévastatrice puissance d'une progéniture qui en naît, orpheline à l'aube d'un siècle que nous la voyons déjà submerger de sa fécondité.

L'organisation ouvrière au Royaume-Uni est antérieure à la rédaction, dans le même royaume, du Capital de Karl Marx. Ce n'est pas un parti, tuteur sévère, qui d'abord s'attaqua à la discipline des ouvriers, mais le TUC, un syndicat, un faux-frère. Ce frère TUC (Trade Union Congress), qui a grossi et vieilli et vieilli et grossi, a développé la mollesse et la mesquinerie du fonctionnaire, le regard fuyant et la voix vindicative du bureaucrate, le mensonge et la lâcheté du politicien au-delà de toute caricature drôle. Tous les ans, la première semaine de septembre, dans une pantomime aussi vulgaire qu'ennuyeuse, Frère TUC réunit ses syndicats, dont il est le gouvernail : on y chante, on y sermonne, on y vote, on y prie. Presque tous les syndicats britanniques sont affiliés au TUC, et le plus grand d'entre eux, le TGWU, ne compte qu'à peine plus de 10 % de tous les syndiqués du TUC. Le Congrès élit un Conseil Général du TUC. Ce Conseil ne participe lui-même plus depuis longtemps aux négociations entre patrons et ouvriers ; car Frère TUC préfère papoter avec les gouvernements autour d'une tasse de thé. Frère TUC fait de l'économie, pas de sabotages, Frère TUC fait de la politique, pas des conflits, Frère TUC fait de l'économie politique, pas sa critique.

La seule grande bataille du TUC fut sa seule grande défaite. La grève générale de 1926 apprit à ce cerveau syndical qu'il avait été trop hardi de se battre avec les ouvriers dans le dos, et aux ouvriers britanniques, qu'ils avaient été trop timorés de se battre avec ce gras bouclier de saindoux sur le ventre. Et alors que le TUC se jura de ne plus jamais sortir de la légalité, les ouvriers britanniques se jurèrent d'en sortir à chaque fois qu'il faudrait gagner. C'est en cette profonde scission du mouvement que se situe la défaite du TUC en 1926. Au plus tard entre 1939 et 1945, ces résolutions devinrent des évidences : le gouvernement interdit la grève pour cause de guerre ; des nombreuses grèves qui eurent lieu quand même, le TUC n'en soutint aucune. Cela devint encore plus flagrant lorsque le parti Labour (travailliste) accéda au gouvernement en 1945, puis en 1964. 85 % du budget, et la campagne électorale de la moitié des députés du Labour sont financés par Frère TUC. "Labour is nothing without the Trade Unions, but the Trade Unions can survive without Labour." Dans une société où la vie est considérée comme rien par rapport à la survie, cette phrase est tout un programme de vérité et de contradiction, si l'on traduit labour non pas par parti travailliste, mais par son sens commun, travail : le travail n'est rien sans les syndicats, mais les syndicats peuvent survivre sans travail.

Plus Frère TUC manipule son filleul Labour, plus son épaisse soutane idéologique se retrousse. Plus la couverture syndicale réchauffe gouvernements et partis politiques, plus elle laisse les ouvriers à l'air. Dans les décennies 1950 et 1960, les grèves sauvages se généralisent, en dépit des lois contre elles, inefficaces parce qu'elles n'osent pas les reconnaître. Les bases syndicales, les "branches", pourrissent : de l'aveu même du tronc, il n'y a plus que 5 % des syndiqués qui assistent à leurs réunions mensuelles. C'est que, depuis la racine, dans le conflit sauvage, les ouvriers ont recouvert de leurs propres pousses vivantes ces branches mortes. Le shop steward, à l'origine collecteur de cotisations du syndicat, statutairement inapte à négocier, est devenu, dans la grève sauvage, le délégué souvent révoqué des grévistes. Les 250 000 shop stewards, dont 4 % seulement ont acquis l'ignoble statut de permanents, sont presque tous syndiqués, mais difficiles à politiser par la direction du syndicat, et presque impossibles à exclure, étant le dernier pont suspendu entre cette direction et les ouvriers ; et eux-mêmes sont bien plus anxieux des assemblées ouvrières où ils rendent compte, que des hiérarchies syndicales qui se perdent au-delà des nuages de la politique gouvernementale : "Shop stewards are pushed into taking up office by members' pressure ; only a minority actually seeks the job."

Le syndicat, comme une dent de sagesse partie de biais, a poussé dans le gouvernement, les partis, la loi dont il demeure une espèce de nerf, coincé et anesthésié, vivant cependant, à en juger par sa peur des coups. En contournant cet obstacle, les ouvriers britanniques s'y sont frottés et y ont attrapé les shop stewards. Dans la perspective d'un conflit entre l'Etat et la classe ouvrière se dessine cette figure digne du Cirque de Moscou : le gouvernement en équilibre instable sur Frère TUC, en équilibre instable sur les shop stewards, en équilibre instable sur la base ouvrière. L'autorité et la hiérarchie ont ainsi perdu en stabilité ce qu'elles ont gagné en poids ; et pour continuer l'analyse de cette construction abstraite, la base ouvrière, si elle peut tout faire tomber d'un mouvement d'épaule, peut aussi s'effondrer, les épaules brisées, sous ces couches superposées.

Les proportions du divorce entre ouvriers et syndicats sont devenues les suivantes : entre 1972 et 1979, aucune année les grèves "officielles" n'ont atteint 8 % du total des grèves ; c'est-à-dire que 92 % des grèves, au moins, sont "inofficielles", pour ne pas employer l'exact synonyme "sauvage", qui sonne si virulent. Et sur le minuscule nombre de grèves soutenues par un syndicat, presque toutes le sont en cours de route. Seules les grèves de 24 heures, pour épuiser les ouvriers, et les grèves longues, pour les y freiner et pour ne pas aggraver le discrédit, entendent retentir les peu prodigues tirelires de ces organismes invertébrés. Comme une revendication fait travailler les permanents du syndicat, au Royaume-Uni comme dans le monde entier, les permanents du syndicat sont contre les revendications.

Pourquoi alors les ouvriers restent-ils syndiqués ? La première raison est que les ouvriers sont myopes et n'étendent que rarement leurs perspectives au-delà de leur champ visuel (qui, cependant, dans la télévision, la publicité marchande et le tourisme de masse commence à se détraquer) ; la seconde est que les ouvriers sont conservateurs (rien à voir avec le Parti Conservateur) et que les syndicats flattent ce conservatisme ; la troisième est dans la loi du closed shop. Le closed shop signifie que dans une entreprise l'affiliation au syndicat est condition impérative de l'embauche. Cela permet au syndicat d'être le seul interlocuteur du patron, et au patron d'avoir un seul interlocuteur, le syndicat. Comme le patron, le syndicat y a ainsi pouvoir de licencier. Sur 24 millions de salariés britanniques, 12 sont syndiqués, 5 en closed shop.

En 1970, le parti Conservateur revient au gouvernement avec un mandat hémostatique. Au bout de six mois, son chef, Heath, a posé un garrot : dans l'Industrial Relation Act (une IRA de plus), les syndicats sont rendus responsables des agissements de leur base turbulente, par conséquent des grèves sauvages ; le closed shop est prohibé ; les grèves de soutien, les conflits portant préjudice à des tiers non concernés et les grèves "gravely injurious to the national economy" et "threatening the health of the population" sont interdites ; enfin, des "provisions against unfair dismissal" sont promises aux employés, mais pas aux syndicats. Le garrot est posé du mauvais côté de la plaie : la loi est nettement anti-syndicale, pas anti-grève. Hypocrites et pudiques, les valets britanniques ont toujours refusé d'admettre publiquement l'omniprésence de la grève sauvage, la contradiction entre syndicats et grèves. Le parti Conservateur, lassé par la longue impuissance des syndicats, les voit comme un poids mort entre les lignes, dont les grévistes se servent de bouclier. Pour Frère TUC, au contraire, la seule manière de vaincre la grève sauvage est de la récupérer. Il faut donc des syndicats encore plus forts, toute liberté aux syndicats, le parti des syndicats aux affaires. Ainsi, chacune des deux tendances de valets, pour n'avoir pas à affronter de face leurs ennemis communs, les gueux du Royaume-Uni, prétend devoir d'abord vaincre l'autre. Ce mensonge, qui ira jusqu'à la démagogie la plus débridée, a beaucoup plus nui, intéressante exception, à ces deux partis qu'à leurs ennemis. Car c'est sa lâcheté qui a réellement été le bouclier de la grève sauvage, et son acharnement qui a interdit toute récupération d'un mouvement dont les progrès se dérobaient à la visibilité. Deux ans après 1968, l'arme de l'occupation d'entreprise a traversé la Manche ; et les grévistes britanniques généralisent celle, encore plus offensive, des piquets volants (ou secondaires) qui paralysent les fournisseurs et les clients de leurs employeurs. Les ouvriers du Royaume-Uni ne sont plus fair play. Le mal honteux n'est plus bénin, la grève sauvage est devenue encore plus sauvage. Le jeu n'est plus contenu par des règles établies par gouvernement, patronat, syndicats.

Lorsque, le 9 janvier 1972, commence la grève des mineurs, Heath et TUC n'ont pas encore compris. Pour gérer le Royaume-Uni, Heath veut en réduire l'inflation, et pour réduire l'inflation son gouvernement a décidé que les salaires n'augmenteraient pas de plus de 8 % . Quant à Frère TUC, sa principale préoccupation est l'abolition de la loi contre les syndicats. L'hiver est doux, les stocks de charbon sont abondants et c'est le syndicat (NUM) qui a lancé la grève. Mais les mineurs débordent le syndicat : à travers tout le Royaume-Uni leurs piquets bloquent les stocks de charbon, bloquent par là même toutes les entreprises qui s'en servent. Les mineurs sont populaires. Lorsque la police essaye de briser les piquets, ceux-ci sont grossis par les ouvriers locaux. Dans la bataille décisive de Saltley, près de Birmingham, 700 policiers se trouvent soudain face à un piquet de 10 000 personnes, et le gouvernement face à une offre de guerre civile. Heath est obligé de recevoir une délégation de la base à Downing Street, et cette grève devenue sauvage cesse : 20 à 22 % d'augmentation pour les mineurs. Derrière, c'est la ruée. Chaque corporation, dockers et cheminots en tête, prend conscience qu'il suffit de contourner le syndicat, et que, pouvant immobiliser tout le pays, elle aura autant. En juillet, "une vague de grèves sauvages déferle sur le pays. La radio et la télé annonçaient d'heure en heure de nouvelles actions, de nouveaux désordres, de nouveaux conflits sociaux. Le 26 juillet on ne pouvait guère plus douter que la grève générale sauvage à la base était en marche ... La tactique était la même que celle utilisée avec succès par les mineurs au début de l'année : les brigades volantes de combattants étaient sur les routes pour expliquer dans tous les coins du pays la lutte du prolétariat." Mêmes moyens, mêmes résultats : même Etat d'Urgence, même intervention policière, même mobilisation de solidarité, même menace d'insurrection, même retraite du gouvernement.

Frère TUC commence à comprendre, quoique se réjouissant encore davantage des déboires de son rival, que s'inquiétant des insolents succès de ses ennemis à la base. Cajo Brendel rapporte ces propos du secrétaire-général du TUC, Vic Feather, s'adressant au gouvernement : "Vous feriez mieux de nous laisser le soin de gouverner la classe ouvrière au lieu de chercher à le faire vous-même avec cette loi bâtarde et peu commode. Notre tactique est meilleure. Faites-nous confiance pour endiguer la classe ouvrière. Nous sommes des spécialistes." Le malheur des valets est que même lorsqu'ils hasardent quelque vérité ils ne sont plus crus. Le malheur des valets britanniques est qu'ils sont vieux, bourrés de traditions, bardés d'oeillères. Heath ne comprend toujours pas. C'est pourquoi il va rester au gouvernement encore un an et demi après sa défaite décisive, comme s'il était vainqueur, comme s'il ne s'était rien passé. Quant aux vainqueurs, les sauvages ouvriers britanniques, rassasiés de toutes les hausses de salaire qu'ils ont voulues, ils vont faire un an et demi de sieste, rotant paisiblement au visage des insectes politiciens qui s'agitent autour de leur incompréhensible sommeil.

L'hiver 1973, sans respect pour une forte augmentation du prix du pétrole, une forte inflation et une augmentation du chômage, les mineurs se remettent en grève. En février 1974, Heath, qui est vraiment un imbécile, appelle à des élections anticipées, avec au menu la seule question qu'il n'aurait jamais du poser, parce que jusqu'au moment de la poser, il en représentait la réponse : "Qui gouverne le pays ?" En y réfléchissant, même au fond de l'abrutissement auquel transforme le vote dans une "démocratie occidentale", les pauvres du Royaume-Uni convinrent que c'était tout le monde sauf l'imbécile, et plus exactement, en se regardant dans la glace, personne.

Personne arriva donc au gouvernement, maquillé en Labour, et traîné là de force par Frère TUC encore moins fier que d'habitude, mais débordant de la satisfaction des saints hommes. Frère TUC passa un an à réaménager les bureaux, à abolir la loi (IRA) et à fortifier Balourd à coups de grandes claques dans le dos. Il faut dire que Labour, bien usé depuis 1945, claquait du dentier : comme en 1972, les ouvriers sortis de leurs cavernes, s'offrirent une orgie salariale pantagruélique et obtuse au point de mépriser les plus élémentaires lois de l'économie et les plus élémentaires considérations de classe : comme en 1972, c'était chaque corporation pour soi et merde au monde. A l'orgie succéda le rot, et au rot, la sieste.

C'est le moment, Frère TUC, de faire tes preuves. Jack Jones (en 1976, un sondage réfléchit la lucidité désabusée de l'électorat abusé : à la question, qui est l'homme le plus puissant du pays ?, 34 % répondent James Callaghan, Premier ministre élu, et 52 %, Jack Jones, secrétaire-général du TUC) présente son programme au titre rousseauiste de "Contrat Social". Ce "Contrat Social" est exactement la politique de l'imbécile Heath moins la loi contre les syndicats. Au lieu que ce soit le gouvernement Conservateur qui fixe le plafond des salaires, ce sera désormais Frère TUC. Pour 74-75, il propose 10 % de maximum. La bête, dans son sommeil, tire un peu sur la laisse : "Phase One", en 75-76, tolère donc 14 % . Rien, la bête dort, Frère TUC vous l'avait bien dit, lui seul est capable de la museler. "Phase Two", 76-77, ramène donc l'augmentation maximum à 5 % . Cette année-là les salaires augmenteront effectivement de 6, mais les prix de 18 % ! La bête ronfle dans un sommeil bienheureux, rousseauiste. Mais les effets de ses dégâts lors de sa dernière orgie arrivent aujourd'hui dans la gestion. Le FMI convoque gouvernement Balourd et Frère TUC, tire les oreilles au premier : vous appelez ça tirer sur la laisse ? et tente de raisonner le second. Car imperceptiblement le ronflement ouvrier s'est mué en grognement, et au même rythme l'angoisse remonte les hiérarchies syndicales, qui changent de chefs (Moss Evans remplace Jack Jones) et commencent à trouver dangereuse la politique anti-inflationniste que le gouvernement continue : pour 77-78, un nouvel accord de 10 % est endossé péniblement, des sanctions sont annoncées contre les entreprises qui négocieraient au-delà. Vaine menace : en juillet 1978, les prix ont pris 8, les salaires 16 % .

La faiblesse de Frère TUC est qu'il est plus peureux que raisonnable, parce qu'il dépend des irresponsables. Le gouvernement Labour, au contraire, nage au milieu des valets, au milieu des responsables de la gestion, au milieu des professeurs de raison. La faiblesse des gouvernements britanniques, de Heath comme de Callaghan, c'est que la trouille des syndicats, ils la croient due à la lâcheté et non pas à la menace. La misère de Frère TUC est que dès que sa base commence à être gagnée par le grognement ouvrier, il ne peut plus soutenir son propre "Contrat Social", face à sa propre créature gouvernementale qui, chapitrée tous les jours par l'opposition Conservatrice, les gouvernements de ses alliés et le FMI, reste contrainte à respecter sa part de marché. Ainsi Frère TUC et Labour vont se retrouver divisés par la levée des gueux du Royaume-Uni.

En 1972 et 1974, l'amour du travail s'est perdu, au Royaume-Uni. La classe ouvrière, scindée de ses organisations, syndicat et parti, s'est battue en tant que classe ouvrière, mais non organisée, effilochée corporativement, a d'abord fait céder, puis renversé, le gouvernement. Le concept de classe ouvrière est un concept économiste. Or le concept de classe ouvrière n'est pas une pure idée, il existe bien en pratique une classe ouvrière, non pas parce que les économistes ont raison en théorie, mais parce que pratiquement ils ont organisé les ouvriers en classe. C'est un mensonge religieux des organisateurs de la classe ouvrière de prétendre partout, envers et contre tout, que la classe ouvrière s'est organisée elle-même (Marx seul avoue franchement cette usurpation, avant de la magnifier : "Notre mandat de représentants du parti prolétarien nous ne le tenons que de nous-mêmes, mais il est contresigné par la haine exclusive et générale que nous ont vouée toutes les fractions du vieux monde et tous les partis"). Ainsi parti et syndicat sont véritablement le fondement de la classe ouvrière : ils la forment, dans tous les sens du terme. Comme le sable n'est pâté de sable que moulé par le seau, les ouvriers ne sont classe ouvrière que moulés par le syndicat et le parti. Le policier Lénine l'a toujours prouvé à ses détracteurs théoriciens, qui présupposaient pieusement une classe ouvrière messianique au seau du parti et du syndicat, par la pratique. Dans la Russie de 1917, où il n'y a pas d'ouvriers, contrairement aux idéologues économistes qui croient qu'une classe ouvrière va se diviser des autres pauvres par la seule vertu de la division du travail dans la société industrielle, les policiers bolchéviques font l'expérience qu'il faut chaque jour produire cette division, fabriquer une classe ouvrière. Deux objections ont maintenu l'axiome d'une classe ouvrière en quelque sorte naturelle et rédemptrice, au-delà de la preuve purement policière de Lénine (qui lui-même encourageait policièrement cette croyance). La première est théorique, pour ne pas dire spéculative : le but de la classe ouvrière, de l'organisation séparée des ouvriers est la suppression dialectique des classes sociales. Ainsi la classe ouvrière devient éphémère, une transition nécessaire, à laquelle il faut même travailler dur pour atteindre le paradis sans classes, tout le contraire d'une division purement idéologique, montée par une police pour éterniser la société présente. Du reste, la logique qui organise une classe économique pour supprimer toutes les classes, sans supprimer l'économie, tient plutôt de Lewis Carroll que de Hegel. L'autre objection a surgi de la pratique des ouvriers, qui à presque chaque insurrection de ce siècle se sont organisés en Conseils Ouvriers à démocratie directe. Là encore, Lénine, le grand organisateur de la classe ouvrière, a laissé s'extasier tous les théoriciens à venir, et a donné, pratiquement, la leçon à tous les policiers à venir : les conseils qui pratiquent réellement la démocratie directe doivent être massacrés ; les autres, plus ouvriers que démocratiques, c'est-à-dire obéissant au parti et au syndicat, peuvent être récupérés : et le conseil devient un nouveau seau, de taille réduite. En 1972 et 1974, au Royaume-Uni, le pâté de sable, la classe ouvrière, s'est dégagé du seau, mais en a encore la forme. Personne ne s'est étonné, ou ému, que cette classe ouvrière combative, hardie, gagnante, ne soit pas allée au-delà du renversement du gouvernement. Ses ennemis ont simplement occulté sa réalité, fait comme si elle n'existait déjà plus. Ses apologistes prolétariens, vraiment riens, se sont félicités qu'elle soit allée si loin. Quant aux ouvriers britanniques eux-mêmes, ils sont allés se coucher, et ceux du reste du monde, comme d'habitude, ne s'étaient même aperçus de rien.

Et pourtant, jamais aucune classe ouvrière nationale n'a été plus maîtresse à l'intérieur d'un Etat, sans être commise dans cet Etat, méprisant ses chefs, terrorisant ses souteneurs ; jamais les portes du socialisme, de l'autogestion et même d'une révolution sociale radicale n'ont été plus idéalement ouvertes ; jamais un ennemi aussi apeuré, sot, à genoux, qui loin de sortir le glaive n'ose même pas regarder dans les yeux. Tous les obstacles qui empêchent, en théorie, le règne de la classe ouvrière sont tombés, chance, sans une goutte de sang. Et pourtant, même l'ultra-ouvriériste Brendel est obligé de le reconnaître : "Ce mouvement autonome des travailleurs ne se présente nullement comme révolutionnaire. Les travailleurs ne se mettent pas en mouvement parce qu'ils veulent "faire la révolution" mais, comme on l'a déjà dit, parce qu'ils réagissent contre les rapports qui déterminent dans leur totalité leur situation de prolétaire. Il est compréhensible que les travailleurs soient encore le plus souvent peu revendicatifs, conservateurs, bornés et lâches. Mais sans qu'ils en aient conscience, leur lutte aboutit à une situation révolutionnaire d'où ils ressortent différents de ce qu'ils étaient avant."

En effet, la classe ouvrière du Royaume-Uni, au moment où elle paraît terrible, érigée, unie, est en train de se dissoudre, du sable emporté par le vent. "Ils ressortent différents de ce qu'ils étaient avant." Ces ouvriers combattent la misère d'être ouvriers, la misère d'être syndiqués. Ces ouvriers combattent la classe ouvrière. La classe ouvrière est un tabou, comme ce monde économiste en a instauré plusieurs : les uns l'adorent, l'éternisent, et c'est l'anathème pour ceux qui ont du mal à distinguer aujourd'hui l'existence pratique de cette abstraction économique ; les autres l'ignorent et se moquent de ceux qui seulement en parlent encore. Ce n'est ni parce qu'elle est inoffensive qu'on la divinise, ni parce qu'elle est dangereuse qu'on l'escamote. Mais, dangereuse parce qu'elle est composée de pauvres modernes, elle s'escamote elle-même. La classe ouvrière indiscutée de 1926 est séparée de celle, difficile à apercevoir, de 1976, par l'usure de l'économie comme mensonge dominant. En 1929, le chômage entraîne la faim, le chômeur reste ouvrier. En 1979, le travail entraîne l'ennui, l'ouvrier qui devient chômeur ne deviendra plus jamais ouvrier. Le nombre d'ouvriers décroît. Même les partis ouvriers et les syndicats, jusqu'à Cajo Brendel, parlent de travailleurs plutôt que d'ouvriers parce que les ouvriers sont devenus trop peu nombreux pour soutenir leur projet ouvriériste. Là est le point de rupture : dans travailleur est sauvegardé le travail, et l'ouvrier fait l'expérience quotidienne que le travail est la misère, non pas la richesse. L'idéologie économiste, comme un vieillard, a épuisé ses projets positifs, pour la société des hommes. Là, d'ailleurs, est le sens du chômage en 1979 : ce n'est pas un manque d'emploi dû aux maladresses de l'organisation des projets, comme en 1929 ; c'est un manque d'emploi dû au manque de projets, d'imagination, de passion, de buts. Opposés comme l'espoir et le désespoir à l'époque de la classe ouvrière manifeste, le travail et le chômage se rejoignent aujourd'hui dans le désoeuvrement.

Comme une montagne jeune devient vieille, la classe ouvrière qui s'effrite tous les jours se casse aussi par morceaux. Le vacarme et les dégâts de ces pans entiers qui partent ont été vite oubliés dans le bourdonnement des progrès du mysticisme économiste. La classe ouvrière est à peu près considérée comme le douzième Imam shi'ite : elle était là, on ne la voit plus, mais elle va revenir. En vérité, personne n'en doute, la classe ouvrière a existé, c'est l'organisation de l'adhésion des ouvriers au mensonge économique sur le monde ; et la victoire de la classe ouvrière est le paradis promis aux pauvres, dans sa version économiste. Mais que la classe ouvrière ait ainsi été encensée par l'idéologie économiste, montre seulement à quel point les ouvriers étaient la principale menace contre cette idéologie à sa naissance. Si elle a existé, et disparu, quand, comment ? En 1978 au Royaume-Uni, la vraie lutte de classe, celle des ouvriers contre leur organisation économiste commence. A bas la classe ouvrière !


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