C) Europe, vieille Europe


 

5) Irlande du Nord

L'Irlande du Nord est une crampe qui expose à l'anatomiste curieux beaucoup des vieux muscles de la vieille Europe. C'est d'abord, figée, une dispute ancestrale dont les frontières ont été tracées avant la naissance des actuels combattants ; c'est ensuite un caractère tétanisé, borné, étroit, anti-historique, la pourriture de la vieillesse transformant en son contraire les forces vives de la jeunesse qui l'alimentaient au premier symptôme. Son pus sinistre macule les consciences : c'est une émeute larvée, mais pas une émeute moderne, spontanée et sans chefs, au contraire un fantôme d'émeute, sans défaite ni victoire, perpétuel comme une religion, triste comme l'ennui ; c'est aussi une guerre d'Etat, larvée également, occupant deux armées, toutes deux sur la défensive, l'une défendant l'Etat britannique, l'autre défendant la prétention indépendantiste étatique d'une province, chacune justifiant l'autre.

L'IRA (Irish Republican Army) est le muscle central de la crampe. Il relie tous les autres, dans la douleur. C'est l'ancêtre des guérillas sandinistes du monde entier. Les séparatistes anti-colonialistes, anti-impérialistes, qui le composent, n'ont pas senti comment le monde avait remplacé ses tissus usés par des prothèses manipulées à distance. Paralysant les gueux d'Irlande, ils ont donné des armes aux valets du Royaume-Uni.

L'Ulster est une des quatre provinces d'Irlande. L'Irlande du Nord contient six des neufs comtés de l'Ulster. Environ un cinquième des habitants de l'Irlande est protestant, et environ un tiers des habitants de l'Irlande du Nord est catholique. De sorte que si l'Irlande du Nord était intégrée dans l'Etat d'Irlande les protestants y seraient une minorité au même titre que les catholiques le sont actuellement en Irlande du Nord. Tant que les Irlandais du Nord sont divisés selon leur confession, la guerre y durera. Mais les armées qui mènent cette guerre sacralisent cette division. A Belfast, les quartiers de chaque religion sont séparés militairement. On naît dans l'une des religions, de l'un des côtés du barbelé, et il n'y a jamais de conversion. Grâce à l'IRA, à l'armée britannique et aux corps paramilitaires protestants, l'athéisme passe pour trahison.

En 1921, après plusieurs épisodes semi-légendaires, la République d'Irlande obtint une semi-indépendance au prix de la partition de l'île. L'IRA vota contre cette partition que les politiciens irlandais, soit qu'ils eurent l'impression que l'IRA ne pouvait plus longtemps soutenir la guerre, soit qu'ils craignaient que les chefs de l'armée ne les éclipsent si elle durait, entérinèrent cependant. Chacune dotée d'un parlement autonome, les deux Irlande se reconnurent, celle du Sud, république catholique, celle du Nord à majorité protestante, région autonome du Royaume-Uni. En mai 1922, l'IRA fut interdite au Nord.

En 1969, l'armée britannique est envoyée séparer les bandes unionistes (paramilitaires loyalistes, c'est-à-dire loyaux à la couronne d'Angleterre) et les provos (Provisional IRA ou PIRA, c'est-à-dire IRA provisoire en Irlande du Nord). Plus que partiale, l'armée britannique pense ramener l'ordre en éliminant cette IRA clandestine. Mais l'IRA est difficile à débusquer dans les quartiers catholiques. En 1971, la loi de l'"Internment" va donc permettre d'arrêter les suspects. Un millier de personnes, dont très peu de provos, se retrouveront internés dans des camps. Mais Belfast et Derry se hérissent de barricades et leurs quartiers catholiques deviennent des "no-go areas", c'est-à-dire, interdits à l'armée et la police ; jamais l'IRA n'a été aussi populaire que grâce à cette loi impopulaire. Et le 30 janvier 1972, à Derry, l'armée tire dans une manifestation catholique interdite : 13 morts. C'est le "Bloody Sunday". L'indignation s'étend jusque dans les rues d'Irlande du Sud, et au Parlement de Londres le ministre de l'Intérieur est giflé par une députée d'Irlande du Nord, la célèbre Bernadette Devlin, alors à deux doigts de confisquer toute l'attention. Le gouvernement de Londres est obligé de suspendre le Parlement de Belfast (ce "Stormont Parliament" était exécré par les catholiques, car la représentation y étant proportionnelle, la majorité était toujours protestante). Mais l'IRA rend la politesse au gouvernement : le 21 juillet 1972, 26 bombes explosent dans le centre de Belfast (11 morts dont 9 civils). C'est le "Bloody Friday". Whitelaw, ministre pour l'Irlande du Nord, se frotte les mains, Friday efface Sunday. Dix jours plus tard, l'armée reprend en force et pratiquement sans résistance (2 morts), les no-go areas catholiques. "L'IRA était informée de l'opération et estima qu'il était tactiquement plus sage de se retirer provisoirement des bases ...", tellement Bloody Friday avait ôté de sympathie à ces pré-sandinistes, alors plus maladroits que cyniques.

Sur fond chronique de pièges, d'infiltrations, d'assassinats et de bombes, s'essayent des bricolages politiques. En mai 1974, après que la province ait voté son maintien au Royaume-Uni (abstention catholique), un agglomérat modéré "interconfessionnel" qui l'administre se réunit à Sunningdale avec des représentants des Etats d'Irlande et du Royaume-Uni. De cette conférence naît un "Council of Ireland" avec 7 conseillers du Nord et 7 du Sud, et donc une majorité catholique pour une pré-unification factice. Par conséquent, le syndicat loyaliste UWC appelle à la grève, qui dégouline jusqu'au Sud. Le nouveau ministre travailliste pour l'Irlande du Nord, Merlyn Rees, décrète l'Etat d'Urgence. Deux semaines de grève font tomber les accords de Sunningdale à la même poubelle où le Bloody Sunday avait fait tomber le "Stormont System". Et les anti-impérialistes s'arrachent les cheveux pour concilier dans leurs analyses cette grève ouvrière contre leur guérilla préférée. Mais, lorsqu'en mai 1977 les manipulateurs protestants lanceront une grève analogue pour un retour au "Stormont System", celle-ci échoue, et c'est la grève comme arme politique qui rejoint la poubelle de l'impopularité et des fautes de chefs de parti. Car entre-temps les valets travaillistes ont contre-attaqué efficacement. Peu après avoir aboli le statut politique pour les prisonniers appartenant à l'IRA, Rees, promu, est remplacé par Roy Mason. Ce nouveau coquin fait sienne la maxime principale de son prédécesseur : l'Irlande du Nord est une affaire de "law and order", pas une affaire politique, mais une affaire de police. Aussitôt, il introduit le SAS (Special Air Service), groupe chargé d'infiltrer, mais aussi d'assassiner les membres de l'IRA ; puis soutient les "Peace People", éphémère groupe suce-média, qui demande le désarmement des para-militaires protestants et de l'IRA, pour laisser seules maîtresses de la place, la police et (un peu en retrait) l'armée britanniques. Ces concurrents artificiels du spectacle de l'IRA disparaîtront bientôt après avoir obtenu leur prix de la honte, le Nobel de la Paix, en octobre 1977. Apprenti utilisateur du spectacle, Mason réussit aussi bien en faisant venir la Reine d'Angleterre en août 1977 : cela lui permet de voler la vedette, d'arrêter 800 personnes et de soutenir par cette provocation que la province est déjà à moitié pacifiée. Les résultats le prouvent. En 1977, il y a le plus petit nombre de tués depuis 1970, 112 : déjà trop peu pour une guerre, mais encore trop pour une paix.

De tour d'assaut mobile, l'IRA, depuis longtemps est devenue un monument fixe, en dur. La pensée s'y est réduite à la lumière qu'on a derrière une meurtrière. Le but avoué de l'IRA a toujours été que l'armée britannique quitte le sol d'Irlande. Car son but inavoué est de la remplacer. Donc, il ne faut surtout pas que l'armée britannique quitte Belfast faute d'emploi. Il faut que l'IRA la chasse, rien ni personne d'autre. Aussi, lorsque le score tombe à 112 morts, le but avoué de l'IRA s'est inversé : que surtout l'armée britannique reste ! Ces jacobins jacobites, qui ne peuvent pas gagner la guerre contre l'Etat britannique, et probablement pas même contre la majorité protestante d'Irlande du Nord, ne la font plus durer que pour faire durer la croyance qu'ils peuvent la gagner. Tour romaine en terre barbare, l'IRA, ruine du passé, sépare toujours les pauvres d'Irlande du monde moderne. Car l'IRA est d'abord un mythe. C'est la convivialité gaélique du XIXe siècle industriel, qui sent fort les relents de pub, les épaisses bières brunes, les lourds chants de guerre et la solide témérité de ses Stephen Dedalus par milliers. Mason est un valet moderne. Quand il dit qu'il faut expugner l'IRA comme le dentifrice hors du tube, Mason ne jette pas le tube, qui est le mythe, l'enveloppe, le nom de l'IRA. Cette tour de contrôle de l'Irlande, il veut la garder, la rénover, l'utiliser. 112 morts par an, dans une province décentrée, pour une guerre à laquelle le monde s'est résigné, sont une marge aussi avantageuse pour un gestionnaire de l'ordre public qu'une caisse noire pour un policier des finances.

Le nombre de tués tombe même à 81 en 1978, dont 31 seulement au total des diverses forces armées britanniques. Les SAS s'infiltrent au point de complicité entre la vieille IRA et sa base arrière populiste et pauvre. "Les "Provos" parvinrent à s'établir comme "police" dans les ghettos catholiques/nationalistes" se félicite stupidement un de leurs admirateurs d'un changement qu'il approuve avant de l'avoir compris. Massivement dénoncée, la vieille IRA tombe : 497 arrestations dans les six premiers mois de 1978 ; une nouvelle IRA s'organise alors, à cause de l'infiltration, mais après l'infiltration. Et il y a donc fort à parier que les agents britanniques (infiltrés) ont participé sinon même initié cette réorganisation. L'essentiel de cette opération est la constitution de cellules de 2 ou 3 membres chacune dont un seul est mis au courant d'un coup projeté. En d'autres termes, la hiérarchie est renforcée, et l'organisation devient hermétique au milieu ambiant, les pauvres d'Irlande.

En dix ans, les prisons d'Irlande du Nord sont passées de 750 à 2 500 prisonniers de droit commun : cette différence mêle, indistinctement, la réorganisation de l'IRA et les effets de la généralisation mondiale de la délinquance. Toute la vieille IRA, désormais en prison, va y faire la preuve de cette vieillerie en essayant de rétablir cette distinction. Une longue et dure campagne commence pour le rétablissement du statut spécial aux prisonniers ex-guerilleros. La mort de Bobby Sands (et de ceux qui l'ont suivi) en 1981 aurait donc été nécessaire aux manipulateurs de la nouvelle IRA, qui craignaient à juste titre que cette vieille garde ne s'aperçoive, hors de la prison de Maze, ce qu'était devenue l'IRA. Le "suicide" de Sands, comme le "suicide" de Baader, profite d'abord au spectacle, et répète la limite de l'impuissance de la RAF dans la fin de l'IRA traditionnelle, rétrécie à n'être plus qu'un groupe terroriste malheureux en prison. Autre signe d'un temps rigoureux : en janvier 1979, à cause d'un froid inhabituel et d'une non moins inhabituelle grève de camionneurs, pour la première fois un Etat d'Urgence (de 72 heures) est décrété dans la province, sans aucun rapport avec la guerre spectaculaire dont elle est le site spécialisé. En remaniant l'IRA le gouvernement veut prouver qu'elle y a perdu jusqu'à l'exclusivité du déclenchement de l'Etat d'Urgence. Mais, pour d'autres raisons, cette grève participe fortement à la chute du gouvernement travailliste en mars, jetant soudain le désarroi sur l'IRA rénovée : si les Conservateurs gagnent les élections du 3 mai, le ministre pour l'Irlande du Nord sera celui du cabinet fantôme de Thatcher, Neave. Soit qu'il n'ait pas été tenu au courant, soit qu'il soit opposé à cette réorganisation, Neave est un partisan de la confrontation classique avec l'IRA. D'ailleurs, la vieille IRA, pas moins folle depuis son internement, se félicite bruyamment de l'arrivée de ce conservateur, dont elle espère la fin de la politique de "pacification" de Mason et la reprise de la guerre. Neave est assassiné le 30 mars. Ce n'est pas encore la nouvelle IRA qui commet le coup (se prétendant une armée, l'IRA s'est toujours interdit d'assassiner des civils), mais une INLA, scission récente de l'IRA. Enfin, en mai 1979, l'IRA publie un "rapport Glover" du "British Army Intelligence Staff" sur l'évolution du terrorisme jusqu'en 1983. Cette démarche singulière serait tout à fait à mettre au crédit de l'habileté de l'IRA à s'infiltrer dans "l'intelligence" ennemie, si l'IRA avait critiqué ou ridiculisé ce rapport. Mais, comme au contraire, toutes ses conclusions sont présentées comme vraies, c'est donc plutôt l'Intelligence britannique qui présente à ses collègues d'Europe l'état d'infiltration qu'elle a atteint dans l'IRA et qui lui permet déjà de s'en servir comme porte-parole.

Le rapport commence par souligner que, même si l'IRA a perdu beaucoup du soutien catholique en ville comme en campagne, il existe encore des zones où elle ne risque pas d'être trahie, ce qu'aucune autre organisation en Irlande du Nord ne peut revendiquer. En clair, même si la vieille IRA est marginalisée, il est encore impossible avant longtemps de la supprimer complètement, car trop de pauvres y sont encore attachés au point qu'elle seule peut les policer. Ainsi, l'IRA continuera à pouvoir (et même à devoir) recruter dans ce vivier. Par ailleurs, le rapport souligne que la base de Provisional IRA n'est plus composée de hooligans, mais de militants disciplinés, qui ont dix ans d'expérience ; et deux phrases en forme de programme : "... we expect PIRA may become gradually more influenced by overseas terrorist groups" et "Propaganda considerations will frequently dictate PIRA strategy, both in avoiding action that would alienate public opinion and in mounting spectacular attacks that would capture the Press headlines." Si l'IRA n'est pas manipulée, une police responsable doit donc lui faire endosser des actions impopulaires auprès des catholiques mêmes (très facile), et interdire à la presse de parler d'elle à la "Une" (difficile mais pas impossible). Mais le rapport Glover est un manifeste, la publication des bans entre la nouvelle IRA de Mason et la nouvelle administration de Thatcher, débarrassées de l'anachronique Neave qui, pour entamer son nettoyage musclé, avait justement exigé par avance le silence de la presse.

Le 27 août 1979, les responsables du rapport passent de la théorie à la pratique. Lord Mountbatten, amiral, ex-commandant en chef interallié pour l'Asie du Sud-Est, dernier vice-roi de l'Inde explose avec son yacht et trois personnes dans la mer d'Irlande. Quoique son passé fut militaire, ce n'est pas l'ex-soldat, symbole de "l'impérialisme britannique" qu'assassina l'IRA dans ce vieillard de 79 ans ; mais l'oncle de la reine, la garantie de la une des journaux. Et quelques heures plus tard, le même jour, à Warrenpoint en Irlande du Nord, deux bombes font sauter 18 soldats britanniques, justement du même régiment qui avait tiré sur la foule lors du "Bloody Sunday". Alors que l'attentat contre Mountbatten, pour un facile mais abondant salaire publicitaire, offense le vieux principe de la vieille IRA de ne s'en prendre qu'à des cibles militaires ou policières, celui de Warrenpoint, le plus important jamais réussi par l'IRA contre des soldats britanniques, fait accepter l'assassinat du vieillard décoratif à la vieille garde dupée, qui du fond de sa prison chantera même en souvenir du "Bloody Sunday" : "13 not forgotten, we got 18 and Mountbatten." Cette arrivée fracassante de Thatcher dans le terrorisme d'Etat, comme productrice du comeback inespéré de l'IRA, a des retombées immédiates : 1 000 policiers supplémentaires sont embauchés en Irlande du Nord, et le Premier ministre Lynch accorde le droit de poursuite aux hélicoptères britanniques en Irlande du Sud. Alors que la campagne contre les conditions des prisonniers s'amplifie, le SAS aidera bientôt les para-militaires protestants dans les attentats contre les catholiques qui n'ont pas encore compris à quoi sert l'IRA (comme Bernadette Devlin blessée en janvier 1981) ou ceux qui menaceraient de le dire (comme Myriam Daly chef de l'IRSP, aile politique de l'INLA, tuée en été 1980), ce qui en retour va justifier pourquoi l'IRA s'en prendra désormais également à des personnalités non-combattantes.

Enfin, le néo-pape contourne le néo-terrorisme. Encore peu familier des nouvelles techniques policières, il prétexte le double coup du 28 août pour punir l'Ulster, déjà punie de la présence de tant de polices, de son absence. En masse et en aveugles, les pauvres du Nord vont donc se déplacer pour aller applaudir son spectacle. Décalés par une défaite perpétuelle qu'aggrave cependant le temps, ils n'ont visiblement pas vu les récentes manoeuvres de leurs ennemis, et n'en sont pas encore revenus.


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