B) Guerres d'Etat


 

5) Guerres d'Afrique australe

f) Marche de Rhodésie

Pourquoi la guerre de Rhodésie a nettement éclipsé celles de Namibie et d'Angola en 1978 et 1979 n'est pas évident. Elle n'a pas eu plus d'influence sur le monde, sur l'Afrique ou sur l'Afrique australe. Elle est aussi indissociable et autant dissociée des deux autres que les deux autres entre elles ; elle ne met pas en dispute davantage de pensée consciente essentielle à tous les hommes, ni moins de clichés idéologiques. Elle n'est pas même plus meurtrière ou plus coûteuse. Sa distinction gît plutôt dans le mécanisme si complexe et mal connu de la publicité, qui non seulement peut vertigineusement s'augmenter elle-même, mais augmente la réalité de ce qu'elle réverbère par sa propre réverbération. Dans l'étang d'Afrique australe, les vagues de Rhodésie paraissent ainsi provenir d'une grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'un boeuf, qui grossit, grossit, grossit et à la fin, éclate.

La Rhodésie, plus rurale qu'urbaine, est gouvernée par des colonisateurs qui provoquent des anti-colonisateurs, des blancs qui provoquent des noirs, une droite militarisée qui provoque une résistance de guérilla de gauche : réforme agraire, colonialisme, racisme et spectacle droite-gauche parasitent l'ambiance avec tant de vigueur, que la tornade objective qui emporte et fascine les pauvres du monde de Soweto, n'est pas encore infiltrée en Rhodésie.

Après que la Rhodésie du Nord soit devenue la Zambie, le 11 novembre 1965, Ian Smith, à la tête d'un gouvernement de grands propriétaires terriens, blancs, de droite, proclame l'indépendance unilatérale du reste de la Rhodésie. Parmi toutes les colonies britanniques, il n'a existé qu'une seule proclamation d'indépendance unilatérale, c'est-à-dire sans l'accord du gouvernement de la métropole, mais c'est un précédent qui fait autorité puisqu'il s'agit de celle des Etats-Unis d'Amérique en 1776. C'était alors l'exemple même du triomphe de la liberté contre l'oppression, et c'est non sans malice que le gouvernement Smith, qui passe dans le moralisme politique dominant pour le conservateur de l'oppression, embarrasse le Royaume-Uni et les Etats-Unis de cette comparaison.

Cet imbroglio juridique paralysant découpe comme sur un mur blanc les chefs de l'opposition noire : le rusé N'Komo, ex-prédicateur méthodiste, qui avait fondé la Zimbabwe African People Union dès 1961 ; l'emporté révérend Sithole, fondateur de la ZANU en 1963 ; l'évêque Muzorewa, doux et sot, qui réunit toutes les oppositions sous le nom mythique et sage d'ANC en 1974 ; enfin, Mugabe, catholique pratiquant et marxiste de service, autoritaire et prudent. Tous ces hommes (Smith est un "héros" de la Royal Air Force en 39-45) de la génération de 1945, ont entre 40 et 50 ans au moment du coup de force du Front Rhodésien de Smith. Ils passent les dix années qui suivent à négocier, à s'aigrir. L'infime guérilla s'étoffe dans l'ombre des explosions de Lourenço Marques et Luanda, puis de la constitution de contre-offensives guérilleuses dans ces colonies portugaises. En Rhodésie, la politique de "détente" est une revue d'effectifs. Puis, pour éclipser l'inattendu feu d'artifice de Soweto, les éclairagistes officiels redoublent leurs projecteurs sur les menées semi-obscures des héritiers de l'aventurier Cecil Rhodes.

Mais la lumière de ces informateurs attire les fournisseurs d'armes, les mercenaires, les idéologues. Que de négociations stériles, où les exigences de partis de plus en plus nombreux sont de plus en plus élevées ! Que de trahisons, de putschs à l'intérieur des guérillas, d'arrestations par leurs Etats protecteurs, d'assassinats, de gratuites, de coûteuses, de petites, de minuscules infamies ! Que de bousculades d'arrivistes, de rhétorique pathétique, de vibrato, d'écho, de wah-wah ! Comme si elle avait brûlé la terre, la guerre de Rhodésie contamine, par les archaïsmes qu'elle célèbre, le sang neuf de Rhodésie, d'Afrique australe, d'Afrique et du monde. Pour supprimer durablement les gueux dans un Etat, il faut alterner à grand rythme l'usage du faux problème et des fusils, comme en Rhodésie. Même si dans la sueur de cette gymnastique se perd finalement la conscience de ne mener qu'une guerre préventive : pour éliminer le parti de la conscience, il faut éliminer sa propre conscience de ce parti. La guerre de Rhodésie ne mettait en cause que l'Empire britannique, le Commonwealth, le passé. Sur le terrain du passé, chaque objet qu'on couche en joue sans tirer, est grandi. Lorsque la Rhodésie est devenue Zimbabwe, l'empire du passé, restauré, avait conquis une province du futur.

En 1977, insensiblement, la Rhodésie est devenue le carrefour des guerres d'Afrique australe. Et même si cette prodigieuse diversion est un des wagons de queue de l'époque, s'y réfléchissent, dans les virages, les voitures de tête : "on observe la naissance récente d'une criminalité urbaine. Depuis un an des vols à main armée sont perpétrés dans les quartiers résidentiels européens de Salisbury, et les Blancs apprennent à verrouiller leurs voitures, ce qu'ils n'avaient jamais eu à faire par le passé." Le 31 août, le Front Rhodésien remporte 50 des 65 sièges du parlement blanc : Smith, la guerre, sont approuvés. Dans la ZANU, pro-chinoisement, parce que le régisseur Machel se dit pro-chinois, installée dans l'ergastule mozambicain, Mugabe, après moult péripéties a remplacé Sithole, trop politicard. La ZANU, dont 3 000 hommes aident l'armée rhodésienne à infester les campagnes de cet Etat ("Our purpose was to isolate the cities and cut them off, not to attack them" explique l'un des stratèges de cette guérilla, qui comme tous ses semblables craint les villes), commence à éclipser la ZAPU pro-soviétique du trop politicard N'Komo, parquée dans l'étable zambienne, quand ce n'est pas dans l'enclos botswanais. L'aviation rhodésienne bombarde volontiers les camps de réfugiés, qu'on "éduque" politiquement, à la Machel, à la Kaunda, comme le 28 novembre, où il y a 1 200 morts à Chimoio, au Mozambique. Sur ce glorieux massacre, qui, ouf, ne lui a presque coûté que des "civils", s'achève pour la ZANU "l'année du parti" ; 1978 est déjà intitulée "année du peuple".

Smith, qui a passé sa triste vie à freiner à mort pour prolonger artificiellement l'existence de son triste parti, finit par accepter le "one man one vote", en décembre 1977. Probablement séduit par l'impasse namibienne, ce Premier ministre s'acoquine avec les laissés pour compte de la surenchère guérilleresque : Muzorewa, Sithole et le chef Chirau conviennent le 3 mars 1978, d'un "règlement interne" : l'exécutif sera composé de ces quatre membres ; le parlement, de 72 sièges noirs et de 28 blancs ; un gouvernement provisoire chargé d'élaborer une constitution entrera en fonction le 31 décembre 1978, comme en Namibie ; il abolira le racisme (comme si un gouvernement pouvait abolir le conservatisme !) ; mais il maintiendra le Land Tenure Act, qui à l'époque coloniale avait donné aux blancs la majorité des terres et les meilleures. Et comme avant et après chaque négociation depuis 1975, la guerre enfle pour influencer la négociation. Massacres et représailles, intimidations et menaces aplatissent tout ce qui est civil, renforcent les camps de réfugiés et les armées. Ainsi, Muzorewa et Sithole, dont les robes ne sont plus que des travestis, recrutent-ils une milice, les "auxiliaires", parmi les déserteurs de ZANU et ZAPU. Officiellement, 297 Rhodésiens et 1 774 "terroristes" sont morts en 1978.

En janvier 1979, paraît la Constitution. Elle accorde le droit de veto aux blancs. Comme en Namibie l'ONU la rejette avec horreur. Les ennemis de la négociation, qui n'en sont ennemis que parce qu'ils en sont exclus, et qui n'en sont exclus que parce que la guerre leur promettait plus d'autorité qu'ils n'en espéraient de la négociation, dénoncent cette négociation comme illégale, puisqu'elle s'est faite sans le Royaume-Uni, qui ne reconnaît toujours pas l'indépendance de la Rhodésie. Mais le 30 janvier, un referendum parmi les blancs plébiscite cette Constitution par 85 % des voix ; et le 20 avril, les élections noires donnent 51 sièges à Muzorewa, 12 à Sithole et 9 aux candidats de la minorité tribale N'debele.

Le vrai résultat de cette consultation est sa participation élevée : 62,14 % des électeurs ont bravé les menaces de la guérilla. Car en votant, les pauvres du Zimbabwe ont voté contre la guerre, contre la guérilla. Leur opposition à ces polices est aussi réjouissante que de la manifester par le vote est attristant. Parce que ce vote cautionne l'Etat, et confie l'autorité à des candidats répugnants ; et parce que cette opposition à la guérilla n'est pas une critique de la guérilla (qui voudrait faire croire que les "auxiliaires" ont davantage forcé à voter qu'elle n'a empêché), mais une immense lassitude des pauvres, une demande de grâce, une humble remontrance, un genou à terre.

Le 3 mai 1979 ont lieu dans le Royaume-Uni des élections législatives. L'opposition conservatrice de Margaret Thatcher et de Lord Carrington, son futur ministre des Affres Etrangers, inclue tapageusement dans son programme la reconnaissance du "règlement interne" rhodésien. Miles Hudson, ancien diplomate britannique, conservateur aussi, montre plaisamment, mais sans complaisance, pour quelle raison cette promesse électorale est violée : Kaunda et Nyerere, vieilles autorités de l'indépendance africaine, ont décidé que N'Komo et Mugabe sont les représentants légitimes des zimbabwéens. Un Etat qui s'opposerait à l'avis aussi applaudi d'anti-racistes aussi déclarés s'exposerait à tous les boycotts, à tous les désagréments diplomatiques, à toutes les injures. Shocking revelation : deux arrivistes d'Etat et leur idéologie bricolée à partir d'un socialisme de circonstance, substituent leurs factotums aux représentants élus. Humblement prostrés, les pauvres du Zimbabwe doivent encore encaisser cette gifle. Et la guerre continue de plus belle.

Mais il y a soudain un faisceau de raisons pour la paix. D'abord, la lassitude que les pauvres viennent si pitoyablement d'exprimer n'est pas que de bon augure : la brutalité de la guerre et le mépris de leur volonté de la cesser, pour la première fois, même timidement, exprimée, ne sont peut-être pas, à terme, les plus solides garanties de leur sujétion ; les guérillas elle-mêmes en ont assez d'être aussi mal traitées par les Kaunda, les Nyerere, les Machel, qu'elles-mêmes traitent les pauvres du Zimbabwe ; l'Etat sud-africain a compris que la guerre d'Etat en Angola est un meilleur vide-ordure à gueux, et le Mozambique de Machel une meilleure carpette devant sa porte que ne l'a jamais été le Portugal, dont la lointaine tyrannie fabriquait en s'effondrant les mêmes insurgés qu'à Soweto, et donc, qu'une guérilla noire au pouvoir en Rhodésie conserverait bien plus vivace en Afrique australe un antagonisme racial, un antagonisme droite-gauche, et entretiendrait une police des frontières autrement plus malléable que celle du têtu Ian Smith ; Carrington, de son côté, a besoin de racheter son mensonge électoral flagrant ; et rien ne justifierait mieux de n'avoir pas reconnu le "règlement interne" que de faire cesser la guerre ; quant à Kaunda, Nyerere, Machel, pourris par la fatuité des valets d'Etat, ils ne voient pas sans convoitise une négociation qu'ils s'attribueraient volontiers, surtout s'ils arrivent à placer en position gagnante leur guérilla zimbabwéenne respective. En août 1979, le Commonwealth se réunit justement à Lusaka. Il y est convenu d'une conférence à Lancaster House, à Londres, malgré l'opposition de principe de N'Komo et Mugabe qui ont des scrupules bien compréhensibles à s'asseoir autour de la même table que Smith, Muzorewa, Sithole, qu'ils ont publiquement condamnés à mort : il faudra d'abord la menace de Carrington de légaliser l'indépendance, même si la guérilla n'est pas là, quitte à subir les foudres de l'ONU, puis les signatures de leurs patrons de la "ligne de front" pour finir par engager ZAPU et ZANU.

Le 10 septembre, l'accord est conclu : un superviseur britannique, Lord Soames, va administrer la transition : des réélections sont prévues, avec toujours une liste blanche et une liste noire, 20 sièges pour la première, 80 pour la seconde ; Muzorewa, le récent Premier ministre, démissionne ; pour éviter les intimidations, les guérillas seront concentrées en des camps désignés pendant la campagne électorale. En résumé, on refait le "règlement interne", à quelques détails près, mais avec la participation de la guérilla et l'arbitrage du Royaume-Uni. Le bétail votant est durement molesté par les guérillas, maintenant concurrentes, par les "auxiliaires", par les corps-francs rhodésiens, et même par un corps d'armée sud-africain. Deux semaines après que le parti de Smith ait raflé les 20 sièges du vote blanc, les électeurs noirs donnent 57 sièges à Mugabe, 20 à N'Komo (les N'debele) et 3 à Muzorewa. Ce vote est identique au précédent. Car cette fois-ci, donner la majorité absolue à la guérilla, c'est la dissoudre, alors que revoter Muzorewa aurait été remettre la guérilla en campagne. En plébiscitant la police la plus violente, les pauvres du Zimbabwe se sont rendus à merci : c'est le deuxième genou à terre.

Aussi Mugabe, Premier ministre, et N'Komo, ministre de l'Intérieur, ne vont-ils s'occuper que de rassurer les valets : Soames est prié de rester en fonction six mois de plus, comme un bon maître par ses élèves jadis chahuteurs, qui s'avèrent finalement convertis à l'étude. Et même Walls, la vieille crapule fascisante, commandant des forces de sécurité rhodésiennes, responsable de tant d'atrocités commises contre les guérillas mêmes, est prié de rester à son poste : qui se ressemble s'assemble, dit le vieux lieu commun populaire, ici exceptionnellement à propos. Le 17 avril 1980, l'indépendance du Zimbabwe est proclamée.

La plus grande surprise de cette guerre d'Etat si spectaculaire, est donc qu'elle se soit arrêtée. La fin des mouvements séparés de Lourenço Marques, Luanda puis Soweto, apparente dans la soumission sans condition des pauvres du Zimbabwe, y est certainement pour beaucoup. Mais l'arrivisme et la petitesse de vue des valets d'Etat y est au moins pour autant : n'ayant jamais compris la fonction de cette guerre au-delà de l'horizon de leurs carrières, de Carrington à Sithole, de Mugabe à Kissinger, de Vorster à Tongogara, de Walls à Machel, sauf pour les mensonges qu'ils soutiennent et la société qu'ils forment, il eût été préférable pour eux de la continuer, dans l'esprit de Nyerere engueulant

Muzorewa quatre ans plutôt : "You people seem to think that power comes from the barrel of the mouth instead of the barrel of the gun." D'ailleurs, la nouvelle constitution qui les conserve tous, conserve aussi le racisme : 20 blancs et 80 noirs élus séparément ! Elle préfère garantir que chaque race soit représentée en proportion, plutôt que de garantir que chaque individu soit représenté par le meilleur délégué possible, quelles que soient leurs races respectives. Ce compromis odieux, qui n'a pas aboli, mais seulement renversé certaines apparences des rapports de race, unit ceux qui y collaborent au détriment des malheureux qui l'ont cautionné par leur vote.

Après l'épilogue électoral, tout est intact chez l'ennemi : le racisme ("The flag of our heroic nation consists of four colours, BLACK in the middle because it represents the heroic people of Zimbabwe, the masses who are bearing the full brant /sic/ of the enemy's reprisal or unprovoked attacks.") ; le spectacle droite-gauche ("Because the progressive forces of the world are engaged in a titanic global conflict with capitalists and imperialists, ZANU is obliged to throw its whole weight on the side of the progressive forces of the world over.") ; une guerre civile d'Etat toute prête, puisque le nouveau gouvernement associe deux guérillas concurrentes et les forces de sécurité contre lesquelles elles étaient jusque-là alliées ; et une couronne de guerres dans les Etats voisins, que l'exemple de Lancaster House n'a pas fait cesser mais s'intensifier. Ainsi, comme un château de cartes auquel on retire celle qui soutient toutes les autres, mais dont la configuration est si heureuse qu'il ne s'écroule pas, l'Afrique australe, solide et implexe bastion de l'idéologie, paraît, même à l'indépendance du Zimbabwe, face aux offensives gueuses de la guerre officieuse, s'être renforcée. Jusque dans la paix, l'ambiance de la guerre de Rhodésie aura été typique des guerres d'Etat depuis celle du Vietnam : honteuse, obscure, triste, interminable, spectaculaire et cependant ignorée.


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