B) Guerres d'Etat


 

1) Guerre officieuse et guerres officielles

b) Quelques généralités à propos des guerres officielles

Récapitulons la complexe et délicate situation du concept de guerre dans le monde : la guerre officieuse est officieuse parce qu'elle n'est pas dans les consciences. Mais elle est le moyen extrême utilisé pour ouvrir le débat des hommes. D'ailleurs, il n'existe qu'une guerre officieuse, c'est en même temps cette guerre et toute guerre. Les guerres d'Etat sont devenues la dégénérescence du débat radical entre les hommes, son contraire, son somnifère. L'Etat n'est plus le forum de ce débat, qui a donc maintenant pour préalable la guerre contre l'Etat. La bombe atomique n'est qu'un outil, dangereux parce qu'il est aux mains de l'Etat, qui ne sait pas s'en servir.

Les termes guerre officielle et guerre d'Etat sont interchangeables : toute guerre reconnue officiellement est menée, soit par des Etats, soit par des partis brigant le gouvernement d'un Etat ; à l'inverse, toute guerre opposant des partis étatistes ou des Etats est reconnue comme guerre par tous les Etats tiers et par l'information dominante. Comme il est interdit de déclarer une guerre, l'Etat agresseur pousse devant soi une brouette morale, un Front de Libération Nationale, dont la légitimité, concurrente de celle du gouvernement de l'Etat agressé, le dispense de déclarer la guerre. Aucune guerre, dans le monde, n'est plus déclarée. Et cette utilisation systématique de guérillas dans les guerres d'Etat (même en prévision) fait qu'elles passent pour civiles. Au concept de guerre civile correspondent deux sens, découlant jadis l'un de l'autre, aujourd'hui opposés : soit c'est la guerre entre deux armées pour un même Etat (comme sandinistes contre somozistes), soit c'est une guerre de civils, par opposition aux militaires, à l'intérieur d'un même Etat (au Nicaragua, les communiqués officiels distinguent entre sandinistes, somozistes et civils tués). Dans le premier cas, la guerre civile est une guerre d'Etat, une guerre officielle ; dans le second, elle devient la guerre officieuse. Un autre caractère principal de la guerre officielle, qui naît dans son caractère civil, est la nécessité de maintenir, d'abord entre guérilla et gouvernement, puis entre Etats belligérants, l'opposition idéologique dominante du monde : URSS contre USA, socialisme contre capitalisme, classe ouvrière contre bourgeoisie. Cette rivalité et ses variantes, auxquelles les valets croient aussi volontiers que les autres pauvres, est le leitmotiv de toutes les guerres officielles en 1978. En effet, les fournisseurs d'armes sont également des fournisseurs de rhétorique. Plus l'idéologie des partis d'Etat est claire, tranchée, plus leur guerre sera justifiée. Les guerres officielles sont un spectacle. Certains imprésarios, au nom de l'idéologie ouvriériste affichée par l'un des deux partis, essayent même de les vendre sous l'étiquette de "guerre sociale". C'est là un héritage de la guerre d'Espagne, ce bel avortement d'une époque, où la dernière révolution officielle s'est révélée être la première guerre officielle d'aujourd'hui. Le terme guerre sociale n'a pas beaucoup de sens si l'on ne reconnaît pas que les hommes sont divisés en classes sociales ; ou alors il signifie guerre pour changer la société, comme le concept plus précis de guerre officieuse.

Comme les guerres officielles ne peuvent plus être déclarées, il n'y a plus de traités de paix pour les terminer. Il est beaucoup plus difficile d'arrêter une guerre officielle que de la commencer. D'abord, partis et alliés y augmentent au fur et à mesure, et il devient chaque jour plus inextricable de les satisfaire tous par un même accord. Ensuite, une guerre d'Etat est tellement commode pour l'Etat : elle justifie toutes les mesures d'exception ; elle explique tous les échecs, toutes les faillites, toutes les dettes ; elle nécessite une armée de métier ; elle éloigne et entraîne cette armée de métier ; elle fabrique de lucratifs et secrets trafics d'armes, d'argent, de chair humaine. Les économistes qui hurlent à la ruine et la famine à l'idée d'une grève prolongée, n'expliquent nulle part comment des guerres incomparablement plus prolongées, incomparablement plus coûteuses en matériel, n'affament pas définitivement des régions, où des soldats qu'il faut nourrir puis payer, dévastent usines, récoltes et habitations et tout ce que la plus sauvage des grèves n'ose saboter.

Les guerres officielles sont aussi incomparablement plus meurtrières que la guerre officieuse. Comme ceux qui la subissent sont aujourd'hui ceux qui la reconnaissent, une guerre paraît d'autant plus officielle qu'il y a beaucoup de morts. Quoique limitées par l'interdiction de bombe atomique, les guerres officielles détruisent beaucoup d'uniformés et de non-uniformés. Mais ce qui est plus désastreux dans la perspective de la guerre officieuse, les uniformés et non-uniformés qui survivent sont des pauvres, mais pas modernes. Ces guerres les enrôlent dans leur archaïque dualité idéologique, retardent l'urbanisation et la concentration d'esprit, partout ailleurs accélérées, et anéantissent ainsi à la racine l'éclosion de la guerre officieuse, transformant en désert de l'esprit, totalement stérile au débat sur le monde, les contrées où elles ont lieu. Ces guerres ne sont pas que des tâches de sang, sang du reste devenu indifférent à l'histoire qu'il salit seulement, elles sont surtout les zones d'obscurantisme profond, de retard spirituel manifeste, dans ce monde jeune qui commence. Aussi, ceux qui espèrent que, comme en 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne, les soldats vaincus retourneront leurs fusils contre l'Etat qui les a envoyés à la défaite, se leurrent ; rarement on leur laisse leurs fusils, et quand ils les gardent, il leur manque le mode d'emploi, l'expérience de l'aliénation urbaine, la théorie, pour ne pas être embrigadés dans la police.

Pris dans leur ensemble, les valets de la société actuelle ont plutôt intérêt d'empêcher la guerre officieuse, que de la risquer. Les guerres officielles remplissent entièrement cette fonction, mais nos ennemis l'ignorent, en partie parce qu'ils sont eux-mêmes drogués par l'esprit ambiant, en partie parce que les intérêts qu'ils voient sont à plus courte vue. Ils sont bien les héritiers de la bourgeoisie, en ce sens qu'ils sont incapables de voir leurs intérêts communs ; et en tant qu'individus, leurs petites guerres d'Etat leurs paraissent bien plus dangereuses que la douce paix dont ils veulent ignorer la lente fissure, qui constitue insensiblement deux blocs d'hommes en guerre, dont celui qu'ils composent est de loin le plus petit. Il est même encore des arrivistes à l'ancienne, aujourd'hui plus souvent rapaces ou désespérés que hardis, qui tentent une guerre. Ces salauds-là y sont parfois renversés, et quoique rien n'indique qu'ils ne l'auraient pas été également en temps de paix, cela semble heureusement dissuader leurs collègues de recouvrir toute la planète de ces petites guerres officielles sans bombe atomique, que les marchands d'armes savent faire durer si longtemps.

Toutes ces caractéristiques, fort diverses, ne se trouvent que mêlées, changeantes, et d'importance variable dans les guerres actuelles. Parfois, elles sont éclipsées par une caractéristique locale, parfois, au contraire, elles sont mises en valeur en tant que caractéristique locale. Mais dans toutes, l'offensive irano-nicaraguayenne et les émeutes qui l'ont accompagnée à travers tous les continents, ont détruit à jamais l'image antique de la guerre et sa routine, si j'ose dire paisible, parce qu'elle n'empêche pas la majorité de ses contemporains de penser qu'ils vivent dans un monde en paix.


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