B) Guerres d'Etat


 

1) Guerre officieuse et guerres officielles

a) Différences entre guerre officieuse et guerre officielle

Tout ce qui précède, de Téhéran à Khartoum, est l'offensive dans la guerre de notre temps. Emeutes et révoltes, généralement, ne sont pas considérées comme guerre. C'est d'abord parce que l'activité de dispute extrême qu'est la guerre est devenue, au cours des siècles, la propriété des Etats, et qu'une guerre contre l'Etat au contraire ruine cette propriété ; c'est ensuite parce qu'une révolte ou une émeute n'est considérée que localement, par rapport à l'Etat dans lequel elle éclate. Mais qui observe ces événements, par rapport au monde, y reconnaît nettement deux camps, deux façons de se battre, le même déroulement, les mêmes armes, un profond et irréconciliable désaccord, et une convergence entre tous les points où l'on se bat, même si ce n'est pas encore dans la conscience ; de même s'y expriment toutes les antiques vertus guerrières : courage, intelligence, force, adresse, patience, volonté. Clandestinement, insen-siblement, a commencé la vraie guerre mondiale, celle qui va rendre le monde vrai, et qui avant de vérifier le monde, se vérifie maintenant elle-même : d'un côté ceux qui n'ont rien à conserver, de l'autre ceux qui ont quelque chose à conserver. Et malgré la lumière des premières offensives, dans la pénombre historique de leur inconscience d'être telles, cette guerre reste encore officieuse, nulle part déclarée, nulle part reconnue. Sans quoi, c'est avec bien d'autres moyens qu'elle serait menée.

La mondialisation de l'esprit a fait des ravages conceptuels que la pratique des hommes est simplement en train de réaliser. Ainsi le concept de guerre s'est scindé entre son essence et son apparence. L'apparence de la guerre est restée à l'Etat : armement lourd, léger, mobilisation, uniforme, discipline, hiérarchie, campagne, tout ce qui est militaire, armistice, cessez-le-feu, conférence de paix, la guerre d'Etat est la continuation de la politique avec d'autres moyens. Il faut rendre à Clausewitz cette justice qu'au moment où il propose cette définition de la guerre, la politique n'était pas encore réduite à une petite spécialité acariâtre, à mi-chemin entre la comptabilité et le cinéma, quoique elle n'était déjà plus le débat ouvert sur le sens de l'humanité ; et qu'alors une guerre derrière les lignes ne faisait que commencer, quoique encore en tant qu'appendice des armées régulières. Ainsi, la guerre officielle, j'entends par là ce qui aujourd'hui est reconnu comme guerre par ceux qui ne la font pas, n'a retenu que la forme, la technique et l'apparat de la guerre d'autrefois ; alors que dans la guerre officieuse, la faire c'est toujours la fonder : elle est un débat sur le monde, la totalité est son enjeu. Côté officiel, l'écorce est sans contenu, l'arbre est mort ; côté officieux, la sève jaillit à l'air libre, ni l'arbre ni la forêt ne sont visibles.

Outre son anonymat, la première grande nouveauté du parti à l'offensive est son unité organique. Personne n'y agit, n'y tue ou n'y meurt au nom de quelqu'un d'autre que soi. On n'y verra plus de combattants de la liberté fusillés pour désobéissance. On n'y verra plus que ceux qui veulent y aller. Et ceux qui n'y vont pas, quelles que soient les raisons de leur absence, doivent savoir qu'ils auront, pendant que la parole est au combat, au moins perdu la parole. Qu'aucune guerre n'ait encore été menée sur cette responsabilité égale et exclusive de tous et de chacun est sans doute la principale raison que celle-ci est encore officieuse. La difficulté de la concertation et de la coordination paraît telle, que ce parti n'ose encore se reconnaître nulle part, alors que pourtant, il avance déjà partout.

L'esprit de la guerre a changé. Depuis que les guerriers, insensiblement, se sont transformés en hommes d'Etat, et que les hommes d'Etat, insensiblement, se sont transformés en leurs propres laquais, la guerre est universellement honnie. Tous les Etats la condamnent. Les ministères de la Guerre se sont transformés en ministères de la Défense. Pour les pauvres modernes se battre n'est qu'une cruelle calamité. Cela se conçoit aisément tant, depuis qu'existent les guerres d'Etat, ces pauvres n'y sont que chair à canon, pillés, violés, exterminés. Et comme la guerre d'Etat passe pour toute guerre, ils sont contre toute guerre, parce qu'ils ne peuvent s'y imaginer autrement (même dans les miasmes les plus luxuriants du nationalisme) que dans la vie civile : victimes, et victimes innocentes. L'idée même que la guerre puisse être un jeu, et ce jeu un plaisir pour celui qui le mène est aujourd'hui effacée chez les pauvres. Cette perte de la conscience de pouvoir mener une guerre pour soi-même, doit être considérée comme la sentence implacable de la résignation à la pauvreté. Les gouvernants de tous les Etats sont donc en terrain conquis lorsqu'ils prêchent la paix pour se protéger eux-mêmes. Mais leur horreur de la guerre n'est pas feinte, même lorsqu'une minorité d'entre eux semble s'y délecter, ou l'appelle de ses voeux. Ce n'est pas tant parce qu'ils sont économistes et que la guerre est défavorable au commerce et au travail, que parce que, résignés eux aussi à une misérable condition, ils sont devenus les valets d'un seigneur redouté. Faibles et désemparés, ils craignent tout le temps son bâton, même dans les guerres entre eux ; obséquieux devant ce maître inaccessible, l'esprit régnant, et conservateurs de leur livrée, ils rejettent tout changement imprévisible dont les guerres abondent. Ainsi, le paradoxe qui ralentit l'incendie de la guerre officieuse est que dans les deux camps on milite officiellement pour la paix éternelle ; professer la guerre est aujourd'hui un tabou universel dans un monde en pleine guerre.

Tant que les guerres d'Etat étaient un moment du débat de l'humanité, les révoltes des pauvres contrariaient ce débat. Mais aujourd'hui, les guerres d'Etat contrarient la révolte des pauvres, qui est un moment de la relance de ce débat. Bien peu d'hommes d'Etat encore ont saisi la guerre officielle comme les sandinistes, en contre-offensive dans la guerre officieuse. Si le rejet a priori de toute guerre, claironné à l'envi par la propagande ennemie, empêche les pauvres d'entrer en guerre pour leur compte, il gêne aussi leurs ennemis quand dans la guerre officieuse ils voudraient contre-attaquer ou faire diversion par une guerre d'Etat. Et les guerres officielles qui ne sont pas des contre-offensives ou des diversions, ne sont que des détails par rapport à la guerre officieuse, où seules elles ont un sens dans l'histoire ; mais détails importants, qui immobilisent l'attention, et par leur apparence de guerre brouillent les perspectives conscientes de la guerre officieuse.

Ces hommes avilis, que la paix fige, ont perdu la conquête, qui était jadis le marchepied de la gloire (d'ailleurs la gloire commence à être honnie comme la guerre). La conquête commence par l'offensive à la guerre. Jusque dans la guerre officielle, celui qui commence aujourd'hui la guerre le nie jusqu'à l'absurde, par son ministère de la Défense. Commencer la guerre est devenu un crime moral, plus désastreux qu'une défaite. Un gouvernement qui fait la guerre sans préférer la paix à la victoire est traité par les autres comme ayant de mauvaises manières, et risque de se retrouver infréquentable. La conquête et la gloire, quant à elles, sont refoulées et caricaturées dans le cinéma, le sport et le cosmos.

Mais la majorité moutonnante des contemporains, qui pense aujourd'hui que l'esclavage vaut mieux que la mort, invoque pour cela un argument récent : la bombe atomique. La bombe atomique, cette arme destructive, est devenue essentiellement une arme paralysante. Elle a fait quelques dizaines de milliers de morts et plusieurs milliards de peureux. Dans la guerre officieuse, elle n'est plus efficace qu'en tant que menace. Son usage mettrait en branle contre ceux qui s'en sont servis ceux qu'elle n'a pas tués, et qu'elle maintient actuellement dans l'immobilité du sacrifice suspendu. Comme de la guerre, et d'ailleurs souvent ils amalgament les deux, les gérants de l'Etat ont horreur de la bombe atomique. Elle aurait, sans doute, l'effet boomerang qu'ils avouent craindre, non pas que leurs abris anti-atomiques seraient insuffisants pour les protéger des représailles de quelque autre Etat, mais ils seraient pendus haut et court par l'insurrection immédiatement libérée, tant leur propre propagande a fait du crime de rendre sa fonction temporelle à cette bombe éternellement à retardement le crime qui justifie toutes les colères. Il n'est pas inimaginable que l'ennemi ne se serve, cependant, de cette transgression morale comme diversion dans la guerre officieuse, car la bombe atomique n'est guère utilisable autrement dans cette guerre d'infiltration, de mouvements furtifs et soudains entre les banlieues et les villes.

Préconiser l'usage de la bombe atomique, cette horreur inconnue, est frappé d'un interdit encore plus rigoureux que de préconiser la guerre, cette horreur connue. Cette unanimité est le premier champignon de cette bombe, et le plus absurde. Car une bombe, quelle que soit sa puissance, n'est qu'un outil. Ce qui est critiquable n'est pas un outil, mais un utilisateur. Que l'homme ait construit un outil capable de l'engloutir est à son honneur. Ce qui est honteux est qu'il ne sache pas s'en servir. Qu'on me comprenne bien : le but de l'humanité est la fin de l'humanité. Mais la fin de l'humanité est son dépassement, pas son anéantissement. La bombe atomique peut être un outil pernicieux pour anéantir l'humanité, ou précieux pour atteindre son dépassement. Aussi, son usage, qui intéresse directement tous les hommes, n'appartient qu'à leur assemblée plénière et responsable. Très loin de pouvoir me substituer au plus auguste des aréopages, j'en dénie aussi la capacité aux Etats, eunuques-gardiens de cette puissance accumulée. J'adhère à cet orgueil générique qui stipule que l'homme ne se pose que des problèmes qu'il peut résoudre : de l'image subliminale à la bombe atomique, de l'arme la plus insidieuse à la plus destructrice, n'augmente que l'exigence en courage, intelligence, force, adresse, patience, volonté. Et contrairement à ceux qui se prétendent aujourd'hui humanistes, et qui ne sont qu'une variété de moralistes, je prétends que la mort, même d'un grand nombre d'individus, si pour ces individus elle est toujours un malheur, peut, dans la perspective de l'histoire, devenir le contraire pour l'humanité. D'ailleurs, ce loup qui dans "Aline et Valcour" regrette que la bombe atomique n'ait pas encore été inventée, pour qu'il puisse jouir du spectacle de la destruction générale, n'est pas moins vivant en chacun de nous, humain, que les moutons qui préfèrent arrêter le temps plutôt que d'envisager ses dangers.


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