A) Escarmouches


 

8) Bangui, Centrafrique

La dévaluation du concept d'Empire ne se lit nulle part mieux que par rapport à la France : pour l'Empire romain, l'actuelle France ne participait que de quelques provinces lointaines ; sous l'Empire franc, ce territoire était déjà comme le coeur ; sous les Bonaparte, l'Empire français, à quelques fluctuants territoires près, était la France d'aujourd'hui ; sous la République qui suivit, l'Empire n'était plus que ce qui était soumis à la France, sans la France ; et aujourd'hui c'est une fraction de cet empire colonial, le Centrafrique, qui porte le nom d'Empire. C'est l'Etat français qui a conféré ce titre à sa préfecture nègre, au territoire de bric et de broc, dont elle paye maigrement les fonctionnaires, arme maigrement les troupes et éponge grassement le déficit, parce que l'indépendance du Centrafrique en tant qu'Etat paraissait si factice qu'il semblât nécessaire d'user d'un expédient solennel. C'est le président français, Giscard d'Estaing, qui aimait à chasser en Centrafrique, qui soutint avec les deniers publics le couronnement du préfet-dictateur local, Bokassa, en décembre 1977, dans une cérémonie dont la bouffonnerie devait faire oublier le cruel sérieux. Jamais d'ailleurs et à cause de cela, le Centrafrique ne fut considéré autrement dans le monde que comme un théâtre de marionnettes (cette condescendance, où le mépris pour les hommes d'Etat passe allègrement au mépris pour les hommes vivant dans cet Etat, se retrouve d'ailleurs pour d'autres Etats, surtout africains). Si bien que, à peu de temps de là, Giscard connut les plus grands embarras, lorsqu'il ne put se disculper tout à fait d'avoir reçu en cadeau, de la part de son guignol nègre, entre-temps remplacé, quelques diamants centrafricains.

Mais à Bangui, où il n'y a rien d'autre, il y a déjà des pauvres modernes : le 15 janvier 1979, l'empereur décide que les élèves porteront l'uniforme pour les distinguer des délinquants. Il s'avère alors que le monopole de la vente et de la fabrication de ces uniformes appartient à une entreprise qui, elle, appartient à Bokassa. D'autre part, la majorité des parents d'élèves sont des fonctionnaires, qui, comme si souvent, n'ont pas reçu leur salaire, et ne peuvent pas faire face à cette taxe imprévue. Le 18 janvier, les enfants descendent dans la rue, attaquent le centre de Bangui et "ont donné lieu à de nombreuses scènes de pillage. Cette explosion de violence spontanée a été presque immédiatement maîtrisée" ; le 19, ils attaquent le magasin "le Pacifique" qui appartient à l'impératrice. Les enfants lancent des cailloux, l'armée tire sans sommation. "Les parents des victimes sortent les arcs dans les quartiers du nord de la ville : au moins cent soldats sont tués par des flèches empoisonnées. Il s'ensuit une répression aveugle et folle dans la nuit du 19 au 20 janvier." Le lendemain "on entendait alors des tirs de mortiers sur les quartiers proches de l'aéroport, où de véritables combats ont eu lieu, malgré le couvre-feu". L'armée zaïroise aurait traversé l'Oubangui, rivière qui sépare le Zaïre de la capitale centrafricaine, afin d'éviter que la révolte ne le traverse avant. Le chiffre avancé de 400 morts paraît un minimum, s'il est vrai que le 19 au soir il y a déjà 100 soldats tués. Bokassa retire l'obligation du port de l'uniforme, trop tard : le monde a déjà fait de tous les enfants de Bangui des délinquants. Son fils, le prince Georges, exilé en France, n'a sans doute jamais proféré pire menace que celle-ci, qui conclut si fort à propos le premier acte : "Les étudiants en particulier, qui suivent attentivement l'actualité internationale, ont certainement été motivés par les événements en Iran qui ont provoqué le départ du Shâh !"

Mais les 8-16 ans, vous savez ce que c'est, vous leur donnez ça et ils prennent jusque-là. Bokassa n'aura plus la paix. Le 29 janvier, les enseignants suivent l'enseignement élémentaire de leurs élèves et se mettent en grève : sans salaires depuis deux mois, ils n'admettent plus que l'Etat rémunère armée et police en priorité ; d'autres fonctionnaires se rallient ; les paysans, qu'on acquitte de leurs récoltes en chèques, alors qu'il n'y a pas de banques dans les campagnes, attaquent les chefs-lieux ; et les niños de Bangui versent l'huile sur le feu : le 22 février l'armée est obligée d'encercler les lycées ; le 8 avril, quelques étudiants sont arrêtés avec le ministre de l'Education "convaincu d'avoir rédigé des tracts pro-soviétiques". Le lendemain, après de nouvelles manifestations, l'armée investit l'université. Les réunions quotidiennes ont maintenant lieu dans les églises. Et, bon dieu, les enfants commencent à parler : "La population a désormais "tendance à dire tout haut ce qu'elle pense"." Ce n'est pas étonnant : les écoles, où l'on n'apprend qu'à se taire ne sont plus fréquentées depuis janvier, à l'exception de l'université qui vient seulement de fermer, mais il serait surprenant, dans une situation aussi radicale, que les étudiants n'aient pas le retard qu'ils ont dans la vie. Et comme on se demande à la Préfecture, et peut-être à l'Elysée, ce que sont ces terribles pensées toutes hautes, on envoie des espions. Le 17 avril, à Notre Dame d'Afrique, dans le quartier de Bois Robbé, trois flics civils infiltrés sont tabassés ; le 18, rafle d'enfants et d'adolescents dans les quartiers nord (Bois Robbé, Gobengo, Fou, Galabadja), emmenés à la prison de Ngaragba, torturés et tués. Comment faire quand un enfant parle à table ? Le laisser parler ? Lui donner une claque ? Pas davantage que le Nicaragua, le Centrafrique n'a de lois concernant les enfants subversifs. Il n'y a que deux moyens de les faire taire : soit les laisser faire, jusqu'à ce qu'ils s'épuisent, mais je ne garantis pas le résultat, soit les massacrer. Le 20 avril, le MESAN, parti unique, "condamnait énergiquement le désordre, la haine, la division et la subversion orchestrée par les étudiants et par une force occulte". Sans doute, la thèse du complot commençait à se faire attendre. Mais le drôle de la formule "force occulte" rachète ce retard, quand on songe au rapport ambigu entre le gouvernement français et l'énorme arrière-train de Bokassa.

La disparition des enfants pris dans la rafle du 18 avril (que Rattenfänger Maidou, Premier ministre, tente d'expliquer ainsi : ayant pris peur, ils auraient traversé l'Oubangui, d'où apparence de disparition, puisqu'ils seraient rentrés à Bangui deux jours plus tard) va déclencher la Reconquista du Centrafrique par les valets. La presse de gauche française lance une virulente campagne de politique intérieure contre Giscard, président de droite, et protecteur de Bokassa. Ce faux problème étouffe dans son fracas le combat réel. Les paparazzi y transfèrent la violence et la terreur dans le vocabulaire, comme ce soudard sec de Jean de la Guerivière qui traite l'empereur de "soudard alcoolique". Peu à peu le public acquiert la certitude que Bokassa a mis la main au massacre ; et occulte avec force dans ce moralisme dramatisé ce qui l'y a contraint. Les rats quittent le navire : Sylvestre Bangui, ambassadeur en France, confirme l'accusation (mais n'était-il pas à Paris le 18 avril ?), fait défection, et fonde un Front de Libération le 22 mai ; Giscard d'Estaing suspend le peu d'aide militaire de la France au Centrafrique ; le gouvernement des Etats-Unis, encore moins engagé, l'imite. Le 16 août, une commission d'enquête clôt ce deuxième acte commencé dans la rue, où l'ennemi est parvenu à renverser en pleurnicheries diffamatoires ce qui était une ébauche d'offensive gueuse, par un rapport estimant "quasi-certaine" la participation de Bokassa au massacre, où il y aurait eu entre "50 et 200 morts".

L'acte trois est un coup de théâtre de boulevard. Dans la nuit du 20 au 21 septembre, David Dacko, cousin que Bokassa avait renversé en 1966, atterrit à Bangui dans un avion militaire français, reprend sa place et abolit l'Empire. Dès que Giscard a eu le bas du pantalon salopé par les gouttes de sang, il a décidé, effrayé, de changer de préfet, en évitant d'en faire couler davantage, et en essayant de conserver une apparence d'indépendance à l'ex-colonie. Cette apparence ne résiste d'ailleurs même plus au témoignage du premier parachutiste français venu : "C'est simple, on est allé se préparer vingt-quatre heures au Zaïre avant d'arriver ici." Quant à Bokassa, c'est simple, il est allé se retirer en Libye, où il n'avait aucune autre raison d'aller en visite officielle, que de laisser la place à son prédécesseur, en échange de la liberté et de la vie, et peut-être de la bourse. Devant la presse, Donald Dacko ouvre son grand bec, c'est simple "depuis toujours je préparais le coup d'Etat". Mais nos journaux de Mickey, à qui reviennent tous les mérites de ce coup de préfecture, applaudissent bruyamment ce premier mensonge, où se lit pourtant tant de mépris de la sacro-sainte constitutionnalité politicienne. Concluant leur campagne centrafricaine, ils ovationnent actuellement le cousin Dacko autant qu'ils conspuent le cousin Bokassa. Car toute l'opération vise à focaliser sur l'ex-dictateur toute la responsabilité que se partageait, hiérarchiquement, toute la racaille dont il était le sommet. Bokassa, apprend-on, était bien pire encore : avant d'être infanticide, l'alcoolique était éléphanticide pour brader à vil prix le précieux ivoire centrafricain, ensuite il est devenu cannibale. Plus il est ridicule, cruel, stupide et primitif, plus ce mauvais nègre blanchit tous les autres. Ainsi même un Maidou, non seulement ne doit pas être inquiété, mais reste Premier ministre. Et le public, trompé par cette arlequinade, s'applaudit de ce qu'il croit être sa propre indulgence.

Mais la vengeance, immédiatement, frappe à toutes les portes. "Un couvre-feu est instauré et le personnel est envoyé dans les hôpitaux. Des éléments incontrôlés se livreraient en effet à des violences et à des pillages." "Une certaine confusion règne dans la capitale centrafricaine, où des bandes incontrôlées sont en train de piller des magasins appartenant soit à des membres de la famille de Bokassa, soit à des Français." Devant ce danger ressuscité, cette plaie rouverte, le 24 septembre, au nom de tous les valets centrafricains, la police locale abandonne toute apparence d'indépendance : "Le nouveau chef de la Sûreté est content de la présence des soldats français. Simplement, il regrette qu'ils ne peuvent pas être plus nombreux, car il se produit encore quelques pillages, puisqu'ils ne peuvent être partout." Lorsque le rideau tombe sur cette scène finale, le spectateur a froid dans le dos : demain, dit la morale, les satrapes seront suffisamment discrets dans leurs massacres pour ne plus nuire à leurs protecteurs ; demain, répond en écho l'histoire, les enfants seront grands.


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