A) Escarmouches


 

2) Berlin, Allemagne

En 1977, le prologue de notre période est à Berlin, comme la bataille décisive de 1917 en 1919, l'apogée de la contre-offensive ennemie en 1945 et le prologue de notre époque en 1953.

Le 7 octobre a lieu la "fête nationale" de RDA. Mardi 10, le "Tagesspiegel" de Berlin-Ouest, qui ne paraît pas le lundi, informe en peu de lignes que sur l'Alexanderplatz, 1 000 manifestants auraient commis des "Krawalle". "Des témoins oculaires rapportèrent en outre que de nombreux jeunes auraient crié "Russes dehors" et auraient brisé des vitrines." Le seul journaliste occidental présent aurait vu son matériau cinématographique détruit par des "hommes en civil", sous-entendu des policiers, mais il est possible aussi qu'il s'agisse d'émeutiers se payant les images d'un indic inconscient, à moins que le journaliste n'ait lui-même inventé sa propre agression, ayant manqué l'émeute et le concert de jazz d'où elle est partie (en 1977, le mot rock est encore, dans la presse, synonyme de violence ; l'appellation jazz atteste que le concert n'est pas "classique", mais innocent). Enfin si cette émeute est réduite à un entrefilet aussi confidentiel, c'est parce qu'au même moment, le spectacle de l'enlèvement de Schleyer par la RAF voile alors toute autre information.

Le 11, ce journal, tout aussi discrètement, annonce que "Russen raus" s'adressait en fait à un orchestre russe qui continuait à jouer à proximité (dimensions et configuration de l'Alexanderplatz permettent en effet cette promiscuité culturelle), alors que la police avait interrompu prématurément le concert de rock. Tant pis pour ceux qui n'ayant pu lire que l'entrefilet de la veille, croient toujours à un slogan politique ou à un mensonge de guerre froide. Le 12, la presse cherche à oublier l'émeute dans une polémique Est-Ouest : une protestation officielle de la RFA, comme quoi un de ses journalistes, pauvre chéri, a été empêché de travailler, aboutit à des excuses officielles de la RDA, à qui ça ne coûte pas cher dans sa hâte d'en finir.

Le 13, ce journal commente le communiqué de l'agence Reuter, paru seulement la veille : 3 morts : "Selon la source, l'un des policiers aurait été abattu par une caisse de bière pleine, l'autre poignardé avec un couteau. La jeune fille se trouvait parmi les personnes tombées dans un trou d'aération. 700 personnes auraient été provisoirement arrêtées." Il y avait donc d'abord eu une chute de spectateurs dans un trou d'aération, qui a fait éteindre l'électricité à la police, et interrompre le concert. Furieux, les jeunes auraient alors injurié, puis attaqué les unités spéciales. La place étant bloquée par l'émeute, c'est sous elle qu'eût alors lieu l'évacuation des blessés de la chute, puis de la bataille, puis des inculpés. Notons au passage que s'il y a eu 700 arrêtés sur 1 000 manifestants, il y avait donc plus de policiers que de manifestants. Ces chiffres sont donc faux. Honecker annula aussitôt la réception qu'il donnait aux diplomates étrangers au Palais voisin. Le 14, la RDA avertit Reuter. "Inventé de A à Z, témoignage mensonger." Tagesspiegel rapporte en outre : "Un policier aurait été déshabillé par la foule furieuse et chassé à travers la place, racontent des témoins oculaires."

Le 15, la RDA montre les dents sans hausser le ton, ce qui est encore plus menaçant. Cet Etat se plaint que la presse occidentale exagère l'événement qu'elle devrait montrer comme une bagarre dans un concert pop ou dans un match de football occidentaux, "décrit pour ce que c'est, quelque chose qui n'est pas beau et qui dérange l'homme de la rue". Admirable esthétique que celle du mensonge stalinien qui fait de l'homme qui n'est pas dans la rue l'homme de la rue ! "Dans un commentaire à propos des incidents, le journal [stalinien, Neues Deutschland] accuse les médias occidentaux d'empoisonnement du puits." Et cet organe officiel menace d'en faire autant, mais à une source qui abreuve bien plus de monde : "La retenue de la presse et des médias de RDA dans les processus actuels de la scène terroriste en RDA y contraste de manière bienfaisante." Ce maintenant vous la fermez ou je l'ouvre, clôtura toute information sur l'émeute de l'Alexanderplatz dans le Tagesspiegel. Et le 19, ce journal pouvait titrer ces deux mensonges manifestes : "Baader, Raspe, Ensslin se sont suicidés / Soulagement mondial à propos de la libération des otages."

Le 7 octobre 1978, les voyous de Berlin-Est n'ont pas repris leur sanglante et furieuse apostrophe de l'année précédente, étouffée par l'information, le terrorisme, le stalinisme et le mur de Berlin, bien plus sûrement que celle de 1953. Mais je peux vous assurer qu'ils n'en avaient rien oublié : c'est là que j'ai appris son existence.


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