C) Les frontières du Nicaragua


 

2) Etats-Unis

L'interprétation courante du rôle des Etats-Unis ne distingue généralement pas ses deux éléments constitutifs : l'esprit véhiculé par les Etats-Unis et le gouvernement des Etats-Unis. Les Etats-Unis sont d'abord le plus grand moulin à vent, à esprit, du monde ; et le gouvernement des Etats-Unis est le meunier. Mais cette esprit (dont la manifestation la plus exotérique est la marchandise), souffle de plus en plus fort, ce qui a pour première conséquence de griser, d'étourdir le meunier qui ne maîtrise plus du tout le moulin, uniquement préoccupé à s'étourdir de ventilation, si bien que la puissance du gouvernement semble, aux Etats-Unis, s'être dégradée à mesure que s'est augmenté l'esprit ; et, pour seconde conséquence, que ce vent s'infiltre avec force dans tous les Etats du monde, à commencer par ceux qui ont le moins de coupe-vents et ceux qui ont la plus grande proximité géographique avec les Etats-Unis. C'est en cela que le terme "arrière-cour des Etats-Unis" n'est pas usurpé en ce qui concerne l'Amérique centrale, quoiqu'il procède plutôt des interventions militaires passées.

Il s'est également produit, en partie au fil de ces interventions, une inversion dans la conscience du rapport historique entre l'Amérique centrale et les Etats-Unis. Alors que le jeune meunier construisant son moulin paraissait libre, enthousiaste, généreux, sans racines ni préjugés, et favorisait énergiquement l'émancipation de l'Amérique latine, celle-ci, son aînée encore vierge, fanait sous la garde étroite et traditionnelle de la vieille duègne espagnole. Mais aujourd'hui, le meunier est vieilli, rassi et riche, n'a plus toute sa tête et c'est lui le conservateur. L'Amérique centrale est la progéniture de cette rencontre ; jeune, sans éducation et sans égards, c'est elle qui concentre aujourd'hui la modernité avec enthousiasme, garante de l'esprit du temps, et garante de sa critique. L'Amérique centrale d'aujourd'hui ne se connaît pas de passé, alors que les Etats-Unis sont devenus ce passé qu'elle occulte. Fruit du viol de plus en plus brutal de l'Amérique latine s'émancipant par l'Amérique du Nord vieillissante, cette Amérique centrale là hait le violeur et méprise la violée. Aussi sauvage que policée, la gangrène de l'esprit des Etats-Unis remonte au cerveau de son gouvernement, dont l'autoritarisme usé n'a plus de remèdes.

Ce gouvernement, qui est le garant d'une dissolution des consciences historiques chez les pauvres au point d'être atteint par cette dissolution, n'a plus conscience ni de la place, ni du temps, ni des moyens, ni des perspectives qu'il a dans l'histoire de l'humanité. C'est pourquoi, confronté à un mouvement effectivement historique comme au Nicaragua, ce gouvernement se trouve soudain davantage ébranlé qu'influent. C'est en partie du aux canaux de pénétration de l'esprit, insidieux dans leur invisibilité et omniprésents dans leur finesse, qui, pour ainsi dire, fonctionnent soudain à l'envers ; mais c'est en partie aussi l'oeuvre de ce que cet esprit révèle : la dégradation de toutes les institutions comme dégradation en profondeur des moeurs. Aussi, si les institutions sont formellement les mêmes que pendant la jeunesse du meunier, leur fond s'est révélé, leur sagesse a sombré, leur équilibre a disparu. Du jury de comté à la Cour Suprême, tout le système judiciaire, joyau et fierté de la constitution, est devenu partial, ignorant, irresponsable ; du shérif de feuilleton télévisé au Congressiste, en passant par l'attorney, le gouverneur ou le sénateur, la corruption a gagné toutes les charges électives ; mais c'est probablement la présidence (le Président des Etats-Unis est fréquemment qualifié d'homme le plus puissant du monde) qui s'est la plus gangrenée : tout d'abord elle est la couronne des spectacles électoraux du monde, qui paralyse les décisionnaires des Etats-Unis une année entière sur quatre. Ensuite, elle n'est que spectacle, c'est-à-dire que c'est une image qui est choisie, et non plus un projet, un programme, une mesure, un homme. C'est ainsi que du héros de pacotille Eisenhower, à la cacahuète des Droits de l'Homme, Carter, cette dignité a échu à des personnages de plus en plus pitoyables, mouvement auquel a fort contribué la manière de choisir les vice-présidents, toujours pour mettre en valeur la tête de liste, et donc pire qu'elle (Kennedy, le coq libéral, Johnson, son vice, Nixon, son adversaire battu, premier Président à être convaincu de trucage, grossièreté et mensonge, et Ford, vice-président de Nixon, réputé l'homme le plus bête de son siècle, malgré qu'il fut encore plus maladroit que bête). Aujourd'hui, le Président des Etats-Unis n'est au mieux qu'une entreprise, assez crapuleuse, qui tente de changer les Etats-Unis et le monde, trois années sur quatre, de manière à encadrer l'image qui a remporté les élections précédentes. Réellement gouvernent par intermittence quelques policiers névropathes du FBI ou psychopathes de la CIA. Tocqueville, qui n'est plus lu en Amérique, n'aurait pas manqué de vérifier cette corrosion dans l'ensemble de cette société : de Nixon au métro newyorkais et retour, la délinquance, cette putréfaction de la loi, a acquis une progression parallèlement stupéfiante à celle de la drogue. Et je ne parle pas ici de la plus ancienne, le dollar, pour qui s'est perdu le respect, ni de la plus importante, la télévision, pour qui s'est perdue l'indignation, ni même d'alcool, marihuana, héroïne ou opium du peuple, mais de la résignation en général, oscillant d'euphorismes en abattements, d'amoks en puritanismes, de dépendances en suicides et de misère en misère.

L'insurrection nicaraguayenne (et la révolution iranienne) révèle le gâtisme des Etats-Unis, un étrange alliage de puissance positive et d'impuissance négative. L'insurrection des enfants a confirmé la haine profonde contre les Etats-Unis, qui représentent l'autre, le non-jeune, le non-latin, le non-indien, le non-catholique, le non-faible, le non-pauvre. Mais cette limite apparente, tracée à l'idéologie, qui rejette le caractère diffus de cette frontière, révèle aussi la pauvreté moderne des Etats-Unis, comme identique à la pauvreté moderne qu'elle a si fort contribué à généraliser en Amérique centrale. A cela près qu'en Amérique centrale, les pauvres se sont révoltés, et en Amérique du Nord, non ; avec ce corollaire, qu'en Amérique centrale, les ennemis des pauvres modernes savent réagir, et qu'en Amérique du Nord, non.


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