B) D'octobre 1978 à octobre 1979


 

8) La ligne de défense du FSLN : davantage de travail,
davantage d'organisation, davantage d'Etat

Lorsqu'un ministre de l'Intérieur, qui ignore ce qu'est l'ignorance, promet une guerre contre l'ignorance, il annonce d'abord une police ; et lorsqu'il parle de guerre contre le retard économique, comme si cela aussi pouvait exister, cette police prend les contours d'une police religieuse, d'une inquisition. Les sandinistes ne maîtrisent pas toujours leur duplicité, ce qui la rend plus brutale que cruelle ; ils ne mentent pas avec science, avec volupté, comme un Staline ou un Borgia, mais comme des adolescents dans le désarroi des conséquences de la puberté se vantent devant des enfants pré-pubères d'une sexualité imaginaire où la sensualité est remplacée par l'héroïsme et la satisfaction du plaisir par la satisfaction d'un travail bien fait. Pour le reste, et pour l'essentiel de ce qui les oppose aux intérêts des gueux, les sandinistes sont croyants : l'économie est une religion dont l'Etat est l'Eglise et le travail la prière. Les sandinistes croient sincèrement que le travail, ce bâillon des pauvres, est la porte du bonheur, comme les prêtres voient dans la muselière qu'est la prière, celle du ciel. Aussi Borge ne prend-il pas la peine d'assigner des buts à ces guerres : ils sont implicites. La guerre contre l'ignorance, si l'on pouvait mener la guerre contre une absence de pensée pratique, se supprimerait dans la suppression de l'ignorance, et de ses formes concrètes, économie, Etat, FSLN, serait l'histoire même. Pour les sandinistes, la guerre des pauvres contre l'ignorance doit devenir son contraire : l'ignorance des pauvres de la guerre, son terminus dans le catéchisme sandiniste : "les enseignants ont reçu comme consigne de discuter avec les élèves des événements qui ont abouti à la défaite du régime d'Anastasio Somoza, de leur faire saisir la signification de cet événement et d'expliquer les buts du nouveau régime, a indiqué le nouveau ministère de l'éducation." Quant à la guerre contre le retard économique, elle est une croisade contre le diable. Le "retard économique" est insupprimable tant que n'est pas supprimée l'économie, comme le diable ne peut être supprimé que si l'on supprime Dieu. Ce retard, comme le péché, est un infini, qui doit être autant combattu quand il est supposé absent que quand il est supposé présent : même les Etats qui n'ont, dans les chiffres qui établissent les classements entre Etats, aucun retard sur d'autres Etats, doivent faire la guerre contre un retard possible qui serait infaillible au moindre relâchement. La victoire d'une guerre contre le retard économique, comme la victoire d'une guerre contre Satan, n'est que dans l'existence de la guerre : elle ne combat aucun ennemi réel, en dehors de ceux qui ne croient pas en elle, elle n'a aucune fin pratique imaginable, elle est perpétuelle.

Le reflet de la nécessité illumine d'un réalisme apocalyptique le sermon économiste du FSLN. D'Esteli à Rivas, en passant par León, Matagalpa, Masaya et Managua, usines, maisons, jusqu'aux champs, tout est en ruine. Mais il s'agissait bien de détruire la société que défendait Somoza. Il s'avère que les sandinistes n'en voulaient qu'à Somoza, pas à son monde. Ce monde, les pauvres responsables de sa destruction doivent maintenant le reconstruire. Le gouvernement sandiniste n'est d'abord rien d'autre que le somozisme sans Somoza, contre lequel les sandinistes ont tant vitupéré, lorsqu'ils craignaient encore que d'autres puissent succéder à leur place au dictateur.

Dès avant son départ, les sandinistes ont commencé à confisquer les biens de Somoza, puis ont officialisé cette mesure par l'un des tous premiers décrets de la Junte. Ils donnent à cette étatisation le vieux nom démagogique de "nationalisation", non sans se féliciter qu'ils satisfont en s'emparant des biens de Somoza ceux qui voulaient des nationalisations, sans être obligés de nationaliser les entreprises de leurs alliés libéraux. Curieusement, dès que les sandinistes, au nom de l'Etat, s'emparent de tous les biens de Somoza et de quelques uns de ses protégés, tout ce qui n'a pas été détruit en juillet 1979, leurs apologistes, qui présentaient les biens de Somoza avant la guerre comme une vaste toile d'araignée contrôlant tout le pays, les font paraître, devenus sandinistes, comme une mince frange constamment menacée par l'écrasant encerclement des possessions d'une bourgeoisie malveillante. En réalité, sous Somoza, Etat et affaires de Somoza étaient gérés par le seul Somoza, alors qu'aujourd'hui, Etat et affaires de Somoza sont gérés par un Conseil d'Administration de 9 membres, qu'on appelle Direction Nationale du FSLN. Pour les pauvres du Nicaragua "révolution sandiniste" signifie d'abord : un flic chasse l'autre ; puis : un patron chasse l'autre.

Le 23 juillet, "la radio appelle depuis trois jours ouvriers, employés et techniciens à reprendre le travail..." Commerces et salles de spectacle ne rouvrent que le 26 ; même le peu d'ouvriers, employés, techniciens du Nicaragua rechigne à reconstruire nationalement ce somozisme qu'on avait entrepris de détruire universellement. Cruelle désillusion : jusque dans les campagnes, il va falloir exactement reprendre sa place d'esclave. ""I don't understand it at all" commented one Chinandega peasant days after the victory "One minute seizing the land is revolutionary, then they tell you it's counterrevolutionary."" Le fan sandiniste Black ne cite autant de naïveté, avec une supériorité amusée, que pour démontrer combien il manque encore d'idéologie aux pauvres du Nicaragua. Il n'y voit même plus la dangereuse critique de la falsification excessive de ce langage idéologique, où l'on vient de passer de révolutionnaire, synonyme d'anti-somoziste, à contre-révolutionnaire, synonyme d'anti-sandiniste. Sous Somoza, l'exploitation du travail était cynique, sous les sandinistes, où le travail devient forcé, d'abord pour les délinquants ("A Managua, où des francs-tireurs somozistes font encore régner une certaine insécurité, la junte a proclamé une loi d'urgence en vertu de laquelle les trafiquants de devises, les spéculateurs et les fonctionnaires qui refuseraient de reprendre le travail ou paralyseraient la reconstruction, seraient passibles de trois mois à deux ans de travaux forcés."), l'exploitation du travail est hypocrite : elle se justifie par la patrie, le retard économique, qui sont devenus des arguments moraux, culpabilisants, par ailleurs vides de sens. L'étendue de la guerre sociale entre gueux et valets sandinistes, dans les usines et les campagnes, en juillet 1979, n'est malheureusement pas connue, partie diffamée en contre-révolution, partie tue par les sandinistes assurés de la complicité zélée de toute l'information dominante.

Mais tous les mensonges ne servent à rien si l'on n'a pas de police pour les soutenir. Tous les valets du Nicaragua, dont l'union étroite est le vivant témoignage du danger commun qu'ils ont alors conscience de courir, le savent. Le FSLN, en tant qu'avant-garde des valets, fortifiant une position en pleines lignes ennemies, exige, avec tout l'empire de l'urgence, ce que demandait aussi Somoza : de l'argent pour recruter une police, des armes pour l'équiper. Il faut ici encore relever l'incompétence du gouvernement américain, qui tergiversa, choqué comme une midinette par l'apostrophe sans ménagement de ces léninistes d'une minuscule province. Mais le Nicaragua avait cessé d'être une minuscule province. C'était devenu un front principal dans la guerre entre gueux et valets. Et le FSLN, promu au-delà des sympathies, par les aléas de la guerre, principal défenseur des intérêts américains, n'y fit que ce que fait tout général qui tient péniblement une position-clé, très avancée : il tempête auprès de son QG pour obtenir le maximum de secours et de renforts. Pendant des semaines, des mois, des années, les sandinistes, en cela conscients de la cause qu'ils défendent, ne vont jamais, à partir de leur accession au gouvernement, mendier, mais toujours exiger l'aide des valets du monde entier, et se plaindre, à juste titre, de la voir ralentie sans cesse par les réticences d'un gouvernement américain paralysé par la petitesse de ses vues. Mais les valets de tous les autres pays ont honoré bénévolement et diligemment ces commandes réitérées, malgré leur ton inhabituel, qui ridiculisait quelque peu le spectacle de l'indépendance nationale de ces fournisseurs, et menaçait de dénoncer leurs complicités d'intérêt. Les plus raisonnables (ou les mieux informés) ont même, semble-t-il, essayé de convaincre le gouvernement américain d'accéder à la demande d'armes transmise par Borge au nouvel ambassadeur des Etats-Unis, Pezzulo, dès le 29 juillet. Et le 31, arrivèrent simultanément les premières aides en médicaments, depuis la RDA de Honecker et le Chili de Pinochet.

Ce même 29 juillet est fondée enfin l'EPS, l'armée populaire sandiniste, sous les ordres de Humberto Ortega. Equipée des armes de la guérilla et sans salaire au début, cette nouvelle Garde Nationale est composée des guerilleros les plus militants, les plus obéissants. "... in it there is a large number of workers, both rural and urban. There are also many students. As far as age goes it is basically a very young army. The average number is 20 to 22 years old. There is also a notable number of women, for whom special units will be created." Cette armée, dont l'âge moyen est même plus élevé que celui de l'armée américaine au Vietnam (19 ans), exclut tous les moins de 18 ans, c'est-à-dire tous les adolescents précoces. Les effectifs de cette garde prétorienne d'adolescents prolongés, où est moralement conservé l'apartheid entre les sexes, sont encore secrets. Pour leur divulgation, il fallut attendre qu'y aient été embauchés les gardes nationaux somozistes, sans avoir été dénombrés publiquement ; pour cela il fallut attendre qu'ils eussent été acquittés à l'issue de leurs procès ; pour cela il fallut attendre que la vengeance soit refroidie.

La création officielle de l'EPS clôt une période de dix jours bien troubles, où la rue est au moins aussi bien armée que l'Etat, et où le FSLN n'est porté au sommet de la vague houleuse que par son nom, qui s'y use vite. Les CDC, Comités de Défense Civile, ont, pendant cette période, défendu l'ordre, enrayé l'offensive gueuse. Les CDC semblent avoir été essentiellement les organisations de résistance à Somoza des parents, et non les organisations offensives des enfants. Chargés, pendant l'insurrection où ils sont nés, de l'intendance, ils s'employèrent d'abord, après le nettoyage de leurs membres les plus radicaux, à la création d'une police pour défendre cette intendance, lorsque, d'anti-somoziste, l'offensive gueuse obliqua vers l'anti-sandinisme, complices et victimes de cette absurde croyance moderne de vieux, que c'est l'intendance qui mène la guerre. Ces kébélés s'avérèrent le ventre mou des gueux, qui après avoir craché toute leur gale n'aspirent qu'à la nourriture et à la digestion. Mais il serait injurieux de ne se référer ici qu'aux vagues informations ennemies sans supposer, malgré tant de misère, tant de morts, de grandes disparités dans ces organisations de base, autant sur l'indépendance du discours que sur l'aptitude à résister au nouvel Etat comme à l'ancien. Le FSLN conserva ces ébauches d'organisations gueuses, mais en les sandinisant honteusement comme elles venaient de le mériter en tenant la situation le temps que le FSLN retrouve ses esprits : dégradées en CDS, le civil devenant sandiniste, ce qui permit de trier les serviles des reluctantes, amputées de leurs armes (il leur fut rapidement interdit de se substituer à la police, dès que l'Etat en eut une), châtrées de leur indépendance : "à la fois des comités de quartier chargés de résoudre les énormes problèmes quotidiens de la population, et des organes de vigilance révolutionnaire" où vigilance révolutionnaire doit assurément se lire mouchardage sandiniste.

"Des juntes locales ont été installées à peu près partout." Comme la Junte de Reconstruction Nationale a été nommée par le Directoire National du FSLN, la junte de Masaya, et probablement celles des principales villes tiennent leur "installation" du seul bon vouloir du FSLN. Il semble cependant, qu'en certains endroits, ces exécutifs locaux, destinés à contrôler et à hiérarchiser l'activité des CDC, furent soumis, tout au moins à l'approbation de ceux auxquels ils imposaient cette autorité improvisée ; et il paraît difficile d'exclure, qu'ici et là, la ferveur et l'absence de valets armés conduisirent les gueux à élire eux-mêmes leurs représentants. "Ici et là, il y eut des surprises embarrassantes : des sympathisants somozistes connus ont été désignés par des assemblées populaires. Dans l'ensemble, cependant, les personnalités élues se réclament du sandinisme - un pavillon, qui, l'opportunisme aidant, tend, il est vrai, à recouvrir beaucoup de marchandises." Comme dans les guerres de religion on se battait contre les gens du roi au nom du roi, comme en Chine on se battait contre Mao Zedong au nom de Mao Zedong, on commence à se battre contre les sandinistes au nom des sandinistes. Les grandes contradictions que permet sa base théorique vaporeuse obligera même le FSLN à interdire l'usage du nom sandiniste sans son accord, comme un littérateur qui fait jouer son copyright.

Depuis que le FSLN a entrepris de "créer selon le mot de M. Borge "une bonne petite armée efficace"", l'un de ses principaux slogans devient ordre du jour : organisation, organisation, plus d'organisation. Les nouveaux chefs de l'Etat savent qu'il faut organiser les jeunes du Nicaragua avant qu'ils ne s'organisent eux-mêmes. Comme ponctionné par des sangsues, le vigoureux mouvement gueux s'affaiblit sous le poids des organisations récupératrices. On a vu comment leur défensive, à un moment d'offensive gueuse, a valu aux CDC indépendants l'assujettissement en CDS ; et comment ces CDS ont admis des juntes nommées au-dessus de leurs têtes, sans leur avis. Ainsi naissent plusieurs syndicats ouvriers, dont la CST sandiniste est le principal (parmi ses demandes d'un traditionalisme difficilement surpassable, on trouve la demande de distribution de nourriture à un prix préférentiel dans les usines, vieux privilège de pays stalinien ; et la preuve de la prostitution du syndicat au travail forcé souhaité par le FSLN, l'abjecte organisation "of voluntary trade union work brigades"), plusieurs syndicats paysans, dont l'ATC sandiniste est le principal, une organisation de femmes, l'AMNLAE, une organisation de jeunes, les Jeunesses Sandinistes du 19 juillet (dont le nom même doit être considéré comme un mensonge historique). "The main task of the mass organisations today is to organise the defense of the revolution in every sphere : the political, the economical, the military." Aussi bien à travers les différents corps, que ces forces d'appoint au Directoire National et à l'EPS viennent parasiter dans une inflation de sigles, qu'aux "sphères" dans lesquelles elles doivent défendre la révolution, on voit se creuser la tranchée qui borne la ligne de défense des valets d'Amérique centrale.

Cette orgie d'organisations n'a pas pour seul effet d'assouvir l'arrivisme d'autant de "comandantes" de la guérilla, qui viennent siéger au sommet d'autant de nouvelles pyramides hiérarchiques. Car comme la légion, celles-ci captent aussi l'intérêt des barbares contre lesquels elles sont dirigées, dans la défense de la civilisation des siècles passés. L'Etat est un médiateur entre la richesse et les pauvres. Si ainsi l'Etat sépare les pauvres de la richesse, beaucoup de pauvres le croient le forum possible de leur rencontre. Au Nicaragua, le sous-emploi (rien à voir avec le chômage) les met en contact immédiat avec la richesse qui leur échappe. La multiplication des organisations absorbe leur rage de cette frustration en les associant, non pas à la richesse, qu'ils en attendent, mais au cadre de son reflet. Ainsi s'immobilise, insensiblement, leur "ardeur révolutionnaire" (Black a le culot de soutenir le contraire : ces organisations ont été fabriquées pour soutenir l'ardeur révolutionnaire !). Gérard Lutte, détritus gaucheux, auteur de "Il n'y a plus d'adolescence - Les jeunes au Nicaragua" se réjouit avec beaucoup de détails de ce que ces désoeuvrés, qui sous Somoza crevaient de vie inemployée, sous les sandinistes crèvent sous les tâches militantes, parfois 14 à 16 heures par jour. Ce que ce spécialiste de l'éducation se garde bien d'enseigner à ces jeunes attirés par la nouveauté, l'esprit et les autres jeunes de ces organisations, c'est la critique de leur emploi du temps inhumain, le rapport de cette activité aussi minuscule qu'épuisante avec la société, le monde et l'histoire, et que finalement ils ne sont que pris au piège comme des guêpes dans une boisson sucrée.


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