C) Les frontières de l'Iran


 

7) De l'attitude de la République Islamique hors de ses frontières

L'Iran n'a pas, à proprement parler, de politique étrangère en 1979. La violence des remous à l'intérieur, n'autorise aux nouveaux dirigeants aucun principe, aucune conduite, aucune équipe suivis. Aussi, ce qui est perçu de l'Iran hors de ses frontières, n'est pas une politique ou une diplomatie, mais davantage une attitude, quelques effets, quelques décisions subites et isolées, et une image. L'Iran en 1979 ressemble à un rodéo : d'un côté, les nouveaux valets, uniquement préoccupés à se maintenir, alternant vociférations et flatteries, coups d'éperon et gestes désordonnés ; de l'autre, la bête sauvage qui rue ; autour, les barrières ; derrière les barrières, parfois juchés dessus, les spectateurs.

Le premier acte, ferme et radical en apparence, n'était que du vent : Arafat, chef de l'OLP, fut le premier visiteur officiel en Iran après la chute de Bakhtiyâr. Mais ce rusé politicien se méfia vite d'aussi impétueux et imprévisibles protecteurs. Habitué à être reçu en cachette, pour être soutenu en cachette, il fut, pour une fois, reçu comme un chef d'Etat pour n'être pas du tout soutenu. Et, de fait, l'Etat d'Israël, injurié en Iran, mais nullement inquiété, continua d'occuper la Palestine, et les Palestiniens, des camps.

L'Etat iranien était dans la difficile situation internationale de tout Etat issu d'une révolution : en rupture avec tous les autres Etats, puisque tous les autres Etats avaient soutenu, d'une façon ou d'une autre, le régime précédent. Depuis l'arrivée de Yazdi aux "Affaires étrangères" (23 avril), de nouveaux responsables du dialogue avec les autres Etats remplacent peu à peu les traditionalistes du Bazargang : ils sont peu connus, connaissent peu ou font peu de cas de la complexe étiquette internationale, ont des moeurs, des titres, des conceptions inconnues, en un mot, effarouchent. C'est de s'être maintenus en selle sur le dos de la bête qui leur permet de crotter les parquets des salons du monde. Et ils y parlent haut et fort, en écho affaibli des rues de Téhéran, où ils ont appris à parler, et où l'on parle plus haut et plus fort que nulle part ailleurs. Ainsi rejettent-ils avec véhémence, et tous les jours, toute alliance avec un pays "impérialiste", comme l'athée et matérialiste Union Soviétique, ou les

Etats-Unis, protecteurs du Shâh et "Grand Satan". Mais autant cette fermeté de vacher parmi les fonctionnaires effarouche, autant la force physique non dénuée d'une certaine habileté de ces dresseurs les plus modernes, attire. D'ailleurs de nombreux hommes d'Etat préfèrent être protecteurs ou amis de ces brusqueries, plutôt que cibles, et leurs économistes calculent que l'Iran est un juteux marché, à prendre. Et plus l'Iran s'isolait de tous les Etats, plus tous les Etats courtisèrent l'Iran. La palme, sans fruits, dans la bassesse, y revient à Hua Guofeng, revenu fin juillet s'excuser platement de sa chaleureuse visite de l'année précédente, au Shâh d'Iran.

Mais sentant bien que l'admiration dont ils sont l'objet au-delà des barrières dépend de la gestion de cette force non docile qu'ils ont sous eux, et non pas l'inverse, libéraux et néo-islamiques qui parlent en son nom, sont partagés entre deux techniques de bridage, que certains d'entre eux essayent même de marier. Le nationalisme iranien, quoique rappelant un peu le Shâh, mais tiers-mondiste (c.-à-d. anti-impérialiste, anti-américain, anti-marxiste), fait effet sur la rue, notamment lorsqu'il s'agit de s'en prendre aux immigrés afghans ou aux séparatistes kurdes, et soutient l'unité de l'Etat, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières ; le panislamisme, cohérent avec le Velâyat-e Faqih, seyant comme des oeillères aux lois qui immobilisent le sang de la vengeance et des moeurs, fait miroiter l'Iran, seul pays à franche majorité shi'ite, à la tête d'une troupe disparate d'Etats sunnites, comme jadis le prophète était à la tête de quelques tribus guerrières égarées. Aussi, ces deux conceptions de l'attitude de la République Islamique, nourrissant plus de contradictions que d'identité, en elles et entre elles, restreignent autant son action au-delà des frontières, qu'elles augmentent sa réaction à l'intérieur. Et on imagine que les chefs d'Etat voisins, autant face à ce néo-nationalisme islamique qu'à ce néo-panislamisme iranien, sourcillèrent singulièrement !

Ce fut donc un grand service que de reprocher aux valets iraniens, si empruntés à définir leur place dans le monde, d'"exporter la révolution". Ils s'en firent un titre de gloire auprès des gueux d'Iran. Car qui exporte la révolution la fait, mieux, la porte, en est donc la vérité. Dans "l'Iran exporte la révolution", les gueux se rassurent parce qu'ils entendent "Révolution", et croient leur plaisir déborder librement au-delà des frontières avec la complicité des garants de ces frontières ; et les valets du monde entier se rassurent, parce qu'ils entendent "l'Iran exporte", ce qui signifie l'Etat contrôle enfin ces jaillissements trop puissants, comme un préservatif. Sans nul doute, les valets iraniens continrent mieux et plus vite la pensée de leurs gueux hors de leurs frontières qu'à l'intérieur. Aussi, à la panique de leurs collègues étrangers succède rapidement le soulagement, puis un vif agacement. Car cette transformation de la révolution en "exportation de la révolution" (d'ailleurs, les gueux d'Iran, qui ont fait preuve, sur ce point, d'une coupable inattention, auraient déjà du s'alarmer du terme "exportation" qui entretient un respect infini des frontières, absolument contraire à l'impérieux mouvement des hommes, aseptisé comme une opération médicale ou économiste : aucune révolution ne s'exporte, au pire elle se répand) a été la transformation d'un vaste mouvement de la pensée en idéologie islamique d'Etat. Cette aliénation était incontournable dans la mesure où le mouvement iranien, quoique tu, ne pouvait être anéanti. Et l'exportation de la révolution est en vérité l'exportation, comme un moindre mal, de la part non retenue de cette révolution, mais atténuée et déformée par son emballage néo-islamique d'Etat, assortie de virulence devenue inauthentique, son symbole et son image, son filtre et son frein. De sorte que, voyant le danger de la révolution se transformer en incommodes leçons de doctrine, tous les autres Etats, surtout à population musulmane, surtout voisins de l'Iran, crièrent au scandale. D'autant plus que ce qui en germa sur leur sol ne fut plus un ouragan de gueux, mais la mauvaise herbe de valets néo-islamiques, qui, s'ils n'étaient pas dangereux pour la société, l'étaient pour tous les autres valets. Quant aux gueux de la plupart des pays, ils ne virent la révolution iranienne, qu'à travers son exportation, comme un Etat, radical et islamique, vision qui leur fut incroyablement grossie par tous les services d'information ennemis, et dont les gueux eurent bien évidemment horreur, rejoignant en cela, sans le savoir, leurs alter ego iraniens.

La seule activité suivie de la République Islamique au-delà de ses frontières a donc été la traque des dignitaires de l'ancien régime. Elle se fit, comme celle d'Israël contre les anciens "criminels de guerre nazis", sous deux formes : demandes d'extradition officielles, dont aucune, à ma connaissance, n'eut de succès, et menace d'envoi de commandos pour liquider telle ou telle personnalité, qui n'eut pas non plus le moindre résultat. Cette double façon d'agir, plus que son impuissance, reflète l'édulcoration de la vengeance, qui occupe alors le pavé de Téhéran. Le Shâh, principale revendication de cette politique, qui fuyait de pays en pays (Egypte, Bermudes, Mexique), était devenu impotent d'amertume et de dépit, ce qui se manifesta par un cancer. Le 22 octobre 1979, il fut hospitalisé à New York. La rage de le voir admis et soigné chez ses anciens protecteurs américains, fut exploitée et amplifiée par la propagande néo-islamique, ravie d'offrir à son violent public une cible moins controversée et plus éloignée que le nouvel Etat iranien, qui commençait à être menacé. Le 1er novembre 1979, journée du "sacrifice" et de la "lutte anti-impérialiste" (on remarquera que ces slogans réconcilient le néo-Islam et la gauche), 1 500 personnes déjà scandent "Mort aux Américains" devant l'ambassade des Etats-Unis.


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