C) Les frontières de l'Iran


 

6) Frontière occidentale

b) Turquie

Pendant des siècles, l'histoire est entrée en Turquie par l'Europe, et s'y est embourbée au Kurdistan. Aujourd'hui, où c'est le contraire, l'éclairage inversé du temps y surprend, en premier, deux partis européanisants, complètement corrompus, qui se succèdent au gouvernement avec la seule intention d'y manifester une rapacité plus rapide que leurs concurrents. L'indice le plus spectaculaire des profonds remous que l'ambiance incontrôlée du monde y féconde, réside dans le nombre d'assassinats, dits politiques, qui après avoir doublé de 1977 à 1978, triplent de 1978 à 1979. Le 31 décembre 1977, la droite subit un vote de défiance au Parlement ; son chef, Demirel, démissionne, et Ecevit, chef de l'opposition, forme un gouvernement de gauche. L'indifférence profonde et réciproque des Turcs et de leur gouvernement s'interrompt, lorsqu'à Malatya, au bout de trois jours d'émeute (17-20 avril 1978), on accuse même les enfants de porter les armes : destruction de bâtiments publics, enlèvements et assassinats d'étudiants, le ministre de l'intérieur de gauche accuse la droite. L'information sera mieux étouffée pour des événements similaires à Elazig, Kars et Sivas. Puis, du 21 au 24 décembre, la majorité sunnite attaque la minorité alaouite à Kahramanmaras : 111 morts dans cette "insurrection contre l'Etat" comme dit Ecevit, qui en a la charge. Sunnites contre alaouites remplacent, dans les comptes rendus, le droite contre gauche désormais plus traditionnel de la vieille Europe, l'Iran s'insinue. Le 26 décembre, ce gouvernement de gauche, dont l'aspect le plus moderne est de faire une politique de droite derrière la feuille de vigne de son sigle, décrète la loi martiale dans 13 provinces, étendue à 19 dont 16 kurdes, le 25 avril 1979, cinq jours après un accord irako-turc anti-kurde. Mais tout continue. Ce même gouvernement de gauche, pour empêcher le défilé du 1er mai, décrète 29 heures de couvre-feu à Istanbul, à mon sens un record ; comme Ankara est aussi sous loi martiale, les combats ont lieu à Izmir, où la journée sacrée du travail sacré débute par 1 000 arrestations et s'achève par 1 500 autres. L'affranchissement des moeurs continue. L'exemple public en est donné au Congrès du PRP, parti au pouvoir, lors d'un pugilat de délégués, que seule l'armée parvient à interrompre. Deux jours plus tard, le général Evren, chef d'Etat Major de la même armée, menace de rétablir l'ordre manu militari, au nom d'une soi-disant tradition d'intervention de l'armée turque de ce siècle, dont le dernier exemple date de 1971. Mais la sanglante désagrégation de toute autorité continue. Malgré la loi martiale, à partir de février, on comptait déjà 20 "assassinats politiques" par semaine. Et par la loi martiale, à partir d'octobre, l'Etat entre officiellement en tant que parti dans ces assassinats, en exécutant soudain les peines de mort. Alors que les Etats-Unis, dans leurs profonds calculs géopolitiques visant à la fois l'URSS et l'Iran, libèrent l'embargo d'armes que la Turquie avait mérité depuis la "crise de Chypre", toujours irrésolue depuis 1974, et se voient rendre en échange 4 de leurs 26 bases militaires, le gouvernement turc s'effrite : les députés changent volontiers de parti, avec l'insouciance de gens qui ont moins de comptes à rendre à leur base qu'à leur portefeuille, si bien que le 16 octobre 1979, Ecevit, redevenu minoritaire au Parlement, est contraint de laisser Demirel revenir, pour un temps, au cordon des affaires.

La Turquie peut être considérée comme cas exemplaire d'un Etat où la modernité s'infiltre à vue d'oeil mais dans l'impuissance, parce que dans l'ignorance complète du gouvernement, de ses administrés et des Etats étrangers. Il n'existe pas d'indicateurs sûrs de ce phénomène, à part peut-être les pillages de marchandises, accompagnant toute exaspération anonyme, quel qu'en soit le prétexte. En tous cas les chiffres des économistes, auxquels il manque les concepts de totalité, de qualitatif, de négatif, pour que leur histoire ait un sens qui ne soit pas immédiatement démenti par d'autres chiffres similaires, voire les mêmes, reflètent au mieux de leur pertinence le désordre de la gestion des marchandises. Les valets d'Etat, ici héritiers d'Atatürk, se croient et sont très loin des autres pauvres de cet Etat. Mais alors qu'ils se croient très loin devant, ils ne sont que très loin à côté, et un peu derrière. Fourbes, politiciens, occidentalisés, ils ont le dos tourné à l'irruption de la richesse qu'ils ont même un peu mauvaise conscience de croire dissimuler dans leur poche ; à ces innocents, les mains vides ! (Comme le parallèle entre l'Afghanistan et le Kurdistan, celui entre le Pakistan et la Turquie, par rapport à l'Iran, s'impose : Etats musulmans en conflit, d'un côté avec l'Inde, de l'autre avec la Grèce, les deux grandes portes du territoire de l'Islam ; leur pro-américanisme tiers-mondiste, leur frontière russe ; leurs ethnies rebelles, leurs urbanisations accélérées ; leurs hommes d'Etat corrompus, avec le PPP de Bhutto ou le PRP d'Ecevit ; leurs régiments d'émigrants qui ont accéléré jusqu'au vertige l'introduction du tourisme, de la marchandise, et de l'insoumission ; et, conséquemment, les poussées de révolte soudaines, furieuses et anonymes, aussitôt évanouies.) Les pauvres se modernisant de Turquie affrontent à travers leur mobilité grandissante le viol de leur conscience par un esprit dont ils ne veulent pas admettre l'indépendance, mais dont l'immense puissance les effraie, les humilie et les révolte. Et ils n'ont que mépris grandissant pour les figures publiques à moitié auto-proclamées qui singent les tribuns du passé, avec des inflexions importées sans réflexion. Ainsi, la marche de l'aliénation pratique divise de plus en plus l'Etat de la société, médiatise de plus en plus son débat, et lui donne le ton de la négativité. L'esprit moderne se glisse dans toutes les têtes en commençant par se glisser entre les têtes. Il est donc nécessaire de remarquer que ce flottement des Etats, qui se manifeste par la migration grandissante des idées, des hommes et des choses qui les portent, par la séparation grandissante des individus entre eux, des institutions par rapport à leur contenu, des idéologies dominantes et de l'ambiance de ceux auxquels elles s'adressent, atteint au même moment l'Iran et tous ses voisins. Et il est donc logique de conclure, que cette même cause profonde, qui a produit de si grandes conséquences en Iran, en a également produit dans les pays voisins ; que, comme les mouvements des pauvres du Pakistan et de Turquie n'ont que peu amplifié la secousse iranienne, sans jamais en être la cause, cette secousse iranienne n'a qu'amplifié la réaction entre les pauvres au Pakistan et en Turquie, sans non plus en être la cause ; que le même séisme souterrain a provoqué des ravages dans tous les Etats, mais qualitativement différents selon les Etats ; et que ses mêmes et principaux acteurs, ne se sont pas reconnus comme tels, d'une frontière par dessus l'autre.


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