C) Les frontières de l'Iran


 

6) Frontière occidentale

a) Kurdistan (Kordestân)

Comme l'Afghanistan va devenir le charnier qui obstrue la frontière orientale, comme c'est au Kremlin qu'on trouve la clé du verrou nord, le Kurdistan est le premier et principal écran de la frontière occidentale, qui va absorber toute la lumière de l'Iran.

Le Kurdistan a été la province vedette de l'Iran en 1979. Les pauvres de cette province ont été rapidement convaincus de se battre pour cette province au moment où les pauvres de Téhéran se battaient pour le monde ; c'est-à-dire, pour leur pauvreté, au moment où ceux de Téhéran se battaient contre leur pauvreté. Les autorités de Téhéran ont combattu les pauvres de cette province avec une vigueur telle qu'elles apparurent sous le jour sanguinaire et rétrograde que les informateurs étrangers étaient ravis de développer aux pauvres de leurs propres pays, et qu'elles renforcèrent l'opiniâtreté des Kurdes à se battre pour cette vieillerie qu'est le Kurdistan. Ce conflit n'était donc qu'en bordure de l'histoire, et sa place dans ce rapport ne sera donc pas proportionnelle au spectacle qui en a été fait, mais aux effets qu'il a eu sur la révolution iranienne.

Aucune langue ne ressemble plus à celle des Kurdes que celle des Baloutches, qui par le sang, sont leurs cousins les plus proches ; comme le Baloutchistan est divisé entre les trois Etats de la frontière orientale, le Kurdistan est divisé entre les quatre de la frontière occidentale de l'Iran (Iran, Irak, Turquie, Syrie) ; et comme les vallées, les troupeaux, les tribus, les chefs et les résistants afghans sont la guerre éternelle qui enlise le mouvement iranien à l'est, les vallées, les troupeaux, les tribus, les chefs et les résistants kurdes sont la guerre éternelle qui enlise le mouvement iranien à l'ouest. Car ce n'est ni pour empêcher, ni pour imposer un Etat moderne dans ces contrées oubliées que s'y déploient les plus meurtriers dispositifs répressifs. C'est pour arrêter là l'hémorragie du coeur. Les contemporains qui contemplent ces guerres du Kurdistan et d'Afghanistan sans savoir que c'est des rues de Téhéran qu'elles proviennent, sont comme ceux qui prennent la tumeur pour le cancer.

Depuis qu'en 1920 le traité de Sèvres leur accorde un Etat qu'ils n'obtiendront jamais, les Kurdes se sont trouvés des prétendants à la direction de cet Etat. Depuis, ces fiers guerriers religieux et obéissants qui peuplent ces montagnes ont donné d'innombrables vies pour que ces quelques chefs en costume-cravate arrachent une frontière supplémentaire à l'Iran, l'Irak, la Turquie et la Syrie. En 1946, comme à Tabriz, Staline donna même un corps à ce rêve de valet, en patronnant une République de Mahâbâd pendant quelques semaines. Non seulement, même pendant cette brève colonisation, les Kurdes n'ont jamais réussi à parquer dans une même frontière leurs tribus mouvantes, mais les frontières des Etats, cela indique l'efficacité de ces frontières, ont toujours divisé leurs chefs : dans les années 70, les Kurdes d'Irak guerroient contre l'Irak avec le soutien de l'Iran, pendant que les Kurdes d'Iran guerroient contre l'Iran avec le soutien de l'Irak. Le résultat d'une politique aussi schildbourgeoise est le traité d'Alger en 1975, où le Shâh d'Iran obtient la reconnaissance de ses prétentions sur le Shatt el-Arab (confluent du Tigre et de l'Euphrate) en échange de sa renonciation au soutien des Kurdes d'Irak : on se figure la panique et la répression qui accompagnèrent la fermeture de la frontière d'Iran !

Enfin, en 1978, les Kurdes d'Iran, comme tous les habitants de cet Etat, s'insurgent contre le Shâh. Et, coïncidence, l'époque nouvelle y commence par la mort de l'ancienne : le 2 mars 1979, moins d'un mois après la chute de Bakhtiyâr, meurt dans un hôpital de New York, le vieux Barzani, chef le plus célèbre des Kurdes d'Irak, longtemps commis avec le Shâh, qui venait tout juste à Alger en 1975 de le sacrifier contre une qualité, comme un pion passé.

La première grande question, en mars 1979, qui agita le Kurdistan, n'avait rien de kurde. Il s'agit de la question agraire. La révolution iranienne, en dernier lieu, a gagné la campagne. Au Kurdistan, comme partout, devant la débandade des anciennes autorités, toutes commises à titres divers avec le despote déchu, les paysans occupent les terres des grands propriétaires. Ceux-ci relèvent la tête en embauchant, parmi leurs clientèles, des polices qui empruntent le nom de la nouvelle milice téhéranaise, gardiens de la révolution. Nous voilà au coeur de la grande question des campagnes, la répartition des terres. Elle est la grande question des petits conservateurs, léninistes qui préconisent de scabreuses alliances de classes, ou national-autonomistes qui établissent leur popularité en légitimant le vol des terres. Légitimer ce vol des terres, c'est arrêter l'occupation sauvage, dont la menace est bien plus grande parce qu'elle ne se satisfait pas de la terre. Illégitime, l'occupation est toujours précaire et son principe contient une critique de toute légalité qui menace à tout moment tous ses tenants. Justifiée au contraire, l'occupation devient une fin en soi et arrête le mouvement. Ceux qui légitiment de pareils actes leurs imposent leur drapeau et lui gagnent des partisans. Le tour de passe-passe qui a transformé la dispute entre gueux des champs et valets des champs en dispute entre Kurdes et Iraniens est un des phénomènes les plus remarquables de la récupération, parce qu'on le rencontre dans presque toutes les grandes disputes modernes, et parce que, souvent, il demeure invisible tant il est prompt. Dans la révolution iranienne, le problème kurde est d'abord l'aliénation du problème paysan.

C'est pourquoi, dès le 2 mars 1979, où la presse rapporte un meeting du puant PDKI (iranien), légal après 33 ans de clandestinité, à Mahâbâd, auquel auraient assisté 200 000 "Kurdes", les chroniques ne reflètent et gonflent que la spectaculaire dispute entre récupérateurs locaux et nouvelles autorités téhéranaises, comme si, de savoir à quels valets ils seraient soumis était la question centrale des pauvres de cette région. Le 18 mars, les peshmergas ("qui affrontent la mort"), ces guerriers déjà presque guerilleros de la résistance kurde, avec l'aide des fedayines, s'emparent de Sanandâj (200 morts). Comme cette offensive paraît de gauche, (le PDKI se dit social-démocrate, les fedayines léninistes), Tâleqâni, le spécialiste du dialogue public gauche-néo-Islam, part négocier une "autonomie limitée", le 24 mars.

Cet accord n'est qu'une trêve : d'un côté, les peshmergas continuent à s'emparer de petites localités, et le Kurdistan boycotte massivement le référendum sur la République Islamique ; de l'autre, le 4 avril, Bâzargân retire la proposition d'autonomie, et annonce qu'aucune autonomie ne sera plus accordée à aucune minorité séparée. Le 20 avril, commence une semaine de combats, entre Kurdes et Azaris, dit-on, à Naqadeh, que l'armée calme par une centaine de morts. Pendant les trois mois qui suivent, la multiplication des escarmouches par les peshmergas, et des vexations par les pasdarans, ne suffiront pas, semble-t-il, à divertir les pauvres du Kurdistan des discussions téhéranaises sur la religion, le travail, et probablement même la baise, et de l'occupation des terres.

Une offensive militaire est donc décidée à Téhéran. Les deux signes avant-coureurs en sont le limogeage du général Farbod, chef d'Etat Major, le 21 juillet, qui connaissant bien l'état de sa troupe ne pouvait que s'opposer à ce qu'elle soit utilisée, et l'autorisation, le 22, par le gouvernement turc à l'armée iranienne de prendre les Kurdes à revers en utilisant son territoire. Le 24 juillet, à Marivân, commence la guerre du Kurdistan, c'est-à-dire l'occupation par deux armées de la frontière occidentale de l'Iran. Un exode des civils et de forts combats ont pour but d'empêcher les gardiens de la révolution, soutenus par l'armée, de s'emparer de l'administration de cette ville. Un accord intervient : les pasdarans quittent la ville, les Kurdes y rentrent sans armes. Mais à la suite de l'expiration d'un ultimatum qu'ils ont posé pour obtenir d'homologuer leur propre police et pour faire juger le chef des gardiens de la révolution, 2 000 combattants kurdes attaquent Pâveh le 16 août (13 morts).

La seconde grave question téhéranaise dont la solution fut trouvée au Kurdistan, est la question du garant de l'ordre, née de la disparition de la SAVAK et de la décapitation de l'armée. C'est par les affrontements entre déshérités des campagnes et gardes des grands propriétaires qu'est né ce conflit "kurde" de 1979. D'un côté, les insurgés se sont vite retrouvés encadrés par les guérillas kurdes de l'époque précédente, de l'autre, les milices privées se sont transformées en milices publiques en prenant le nom de "gardiens de la révolution". Leurs homonymes téhéranais, haïs pour la téhéranie qu'ils exerçaient jusque dans les vallées les plus reculées dans le temps, et craints comme on pouvait y craindre un troupeau de moutons atteint par la rage, les vinrent soutenir,

soulageant ainsi les rues et les édifices de la capitale de leur turbulente indépendance. Mais face aux peshmergas aguerris, connaissant le terrain, les pasdarans fondirent, appelèrent l'armée, se reformèrent sur ses arrières en tant qu'auxiliaires, et apprirent toutes les manières d'une armée en campagne. L'arrivée de l'armée au Kurdistan, fut une bonne chose pour les gueux de Téhéran, parce que les derniers restes d'une police d'Etat furent ainsi éloignés du véritable terrain de jeu ; et une mauvaise, parce que l'information dominante, en suivant (à la jumelle) l'armée au Kurdistan, prétendit non sans succès, éloigner le terrain de jeu de Téhéran. Mais cette vieille armée qu'envoyait ce nouvel Etat, pour lui remonter un moral qu'il savait bas, transportait en elle-même le mal qui l'avait fait éloigner de Téhéran : la troupe, qui refusait déjà la hiérarchie, refusa de se battre contre les Kurdes, déserta ou se mutina en masse. Il fallut aux gardiens de la révolution, bien étonnés, accomplir toutes les besognes dégoûtantes : roquets de garde de ce troupeau en débandade, commissaires aux armées, répression sommaire dans les bourgades reprises, troupe auxiliaire méprisée, chair à embuscade. Par la désobéissance de l'armée c'est Bâzargân et le parti libéral, qui comptent sur les institutions d'Etat, qui se virent soudain privés de fusils, et par la suppléance des gardiens de la révolution, c'est le parti néo-islamique, veillant à n'avoir jamais plus d'une foulée de retard sur les débordements, qui trouva enfin les siens. Aussi la guérilla kurde, dont les différentes composantes s'étaient également entretuées, en février, au pillage des arsenaux, en s'éternisant dans la guérilla, parce que c'est la seule situation où son métier lui donne la certitude d'être obéie, fit-elle aux gueux de Téhéran ce préjudice incommensurable de réarmer, d'entraîner, et de réorganiser les combattants, esclaves et mercenaires, de leurs ennemis.

Le 17 août, c'est le Ramadan. Et Khomeyni va disputer le Pâveh aux Kurdes : dans un violent réquisitoire, il laisse 24 heures aux officiers, gagnés par l'insubordination des soldats, pour agir "énergiquement". Toutes les unités sont consignées. Le 18, Pâveh et Sanandâj sont reprises par les pasdarans (400 morts). Les 25 et 26, Sâqqez est à son tour dégagée de l'emprise peshmerga (160 morts). Le 27, une délégation kurde arrive à Téhéran, où elle négocie avec Tchamrân, Tâleqâni, Tabâtabâ'i : 1) cessez le feu, 2) rappel de Khalkhâli, tête de Turc de l'Occident, procureur islamique aussi débonnaire que cruel, 3) rappel des pasdarans, 4) fin d'exécution de prisonniers kurdes, 5) fin des offensives de l'armée,

6) conférence de paix. Le 27, 9 soldats sont exécutés pour indiscipline. Tout Kurde, tout fedayine et tout mojahedine trouvé en possession d'une arme sera exécuté sur le champ : voilà une bien belle proposition de guerre civile préventive, que les gauches dépassées ont manqué de saisir. Le 29 août, brutale fin des négociations par une condamnation publique des Kurdes en onze points par Khomeyni. Bukân tombe le 2, Pirânshahr, le 3, les contre-attaques kurdes sur Sâqqez et Bostân échouent. Mahâbâd est prise le 3 septembre, 600 morts. Les combattants kurdes quittent toutes les villes, se réfugient dans les montagnes, traqués par les Phantom de l'armée de l'air. Sheikh Hoseyn, chef religieux des Kurdes, et Qâsemlu, chef du PDKI, déjà tous deux nommément bannis par Khomeyni, s'enfuient en Irak, dont le gouvernement est sommé de fermer la frontière. 100 000 habitants (la moitié de la ville ?) fuient Mahâbâd devant les représailles des pasdarans.

Le troisième effet du Kurdistan sur la révolution iranienne tient dans l'hystérie anti-kurde qui a été provoquée à Téhéran. L'organe retrouvé de Khomeyni, sa véhémence toute fraîche, la censure des journaux qui l'a mise en valeur, la falsification et la calomnie sur les événements au Kurdistan, ont eu pour objectif, non pas de réduire ces Kurdes, mais ces Téhéranais. Une propagande outrée, vulgaire, simpliste, nationaliste, haineuse, voulut faire de la petite dissidence kurde la grande menace sur la révolution, première grande mise en scène orwellienne. Les négociations entre arrivistes kurdes et arrivistes téhéranais sont rompues, parce que pour ces derniers, il vaut mieux la guerre que la victoire. Une guerre officielle rallie toujours les pauvres. Ceux qui refusent d'y aller, ceux mêmes qui parlent d'autre chose sont des traîtres, même en cette fin de siècle iranien. Les valets-vedettes (Shari'atmadari, Tâleqâni, Sanjâbi, Banisadr) apeurés par le canon de la voix de l'Emâm presque autant que par l'insécurité des rues qui l'a provoqué, condamnent les Kurdes à l'unisson de la xénophobie ambiante. Le martyrisme, resté sans objet depuis février, est réchauffé dans la casserole kurde : les jeunes les plus enthousiastes voient un ennemi unanimement désigné à leur élan. Mais si le battage fut grand, en Iran, et la contradiction nulle, si les mesures extraordinaires contre presse et gauche en furent facilitées, le gros du mouvement ne fut pas entraîné. Les désertions, les refus d'obéissance et de tâches répressives dans l'armée, la publicité des atrocités et des pillages commis par les pasdarans au Kurdistan,

donnèrent à penser. Aussi les grèves continuèrent, les armes ne furent pas rendues, et les débats reprirent dans les rues de Téhéran, après un bref mais éloquent silence.

La suite des événements au Kurdistan, après l'exode de Mahâbâd, qui ne dura que trois jours, vit les affaires des autonomistes kurdes se redresser continûment. C'est une longue série d'embuscades, presque toujours contre les gardiens de la révolution, comme celle du 8 octobre, qui fut la plus retentissante : on annonça 72 pasdarans tués, et comme par hasard, c'est le nombre de martyrs de la bataille de Karbalâ, où mourut Hoseyn : il y eut deux jours de deuil et l'augmentation du service militaire de 18 à 20 mois : voilà comment les coups d'éclat kurdes permirent d'utiles expérimentations répressives au parti néo-islamique. C'est aussi une longue série d'offensives stériles de l'armée dans les montagnes. Ce sont encore de perpétuelles tentatives de négociations avortées, des petits chefs qui s'accusent, aussi bien chez les Kurdes (Sheikh Hoseyn, Qâsemlu, et les chefs plus anonymes du KOMALA, parti léniniste) que chez les néo-islamiques (le 17 octobre, Bahâdorân, envoyé de Khomeyni, accuse Tchamrân, chef des services secrets, devenu ministre de la Défense le 30 septembre, d'avoir armé féodaux et collabos contre la population ; l'armée, d'avoir provoqué la haine contre la République ; et les pasdarans, d'avoir massacré un village en représailles). Du 18 au 21 octobre, une nouvelle insurrection à Mahâbâd fait au moins 90 morts. L'armée fait le blocus de cette principale ville du Kurdistan, pendant que Foruhar, ministre de l'Intérieur, négocie en cachette une trêve, puis une interruption, le 29 octobre, de toutes les opérations militaires. Cette volte-face dans la politique kurde prouve que l'outrance et le radicalisme de façade, qui ne peuvent faire usage que tant qu'ils font illusion, sont en très peu de temps menacés d'être démasqués. Le 1er novembre, des milliers de manifestants dans les rues de Mahâbâd conspuent le gouvernement, et l'autre signataire de cette paix qui permet cette manifestation, le PDKI, s'y opposera avec vigueur. Ainsi, dès qu'ils relâchent leur guerre préventive, valets kurdes et néo-islamiques sont confrontés jusqu'au Kurdistan aux rapides progrès de la conscience. La mort dans l'âme, ils vont donc reprendre une guerre désormais perpétuelle, sans autre but que leur propre sécurité, celle de leur autorité, celle des Etats voisins, et, d'une manière générale, la défense du monde périmé auquel ils se sont vendus.

Pour espérer atteindre les buts initiaux de la guerre du Kurdistan, détourner l'attention des gueux d'Iran jusqu'à la profondeur atteinte par leurs perspectives, il faudra désormais un théâtre plus vaste, un spectacle plus grandiose, une guerre qui touche le monde.


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