B) Du 17 février au 3 novembre 1979


 

7) Organisations ennemies

f) Partis politiques

f1) Libéraux

Le parti du déjà mythique Mosaddeq, le Front National, oscillait entre la nostalgie des années 50 et l'absolue cécité des vieillards qui le dirigeaient. Il eut la douleur de subir une scission, d'où jaillit le FDN, rajoutant l'original vocable "démocratique" entre les lettres fanées du FN, réalisée par l'avocat Matindaftari, authentifié petit-fils de Mosaddeq. Contrairement au parti geignant de Sanjâbi, celui-là gémit avec véhémence, puisque la véhémence était le ton du jour. Il faut également faire une brève mention à la formation de Bâzargân, à peu près aussi lilliputienne que les deux autres, le Mouvement de Libération de l'Iran, créé quelques années plus tôt dans l'obscurité dans laquelle il est toujours resté, quoique, puis parce que, se prétendant islamique.


 

f2) Gauches

Les sociaux-démocrates ont fui avec Bakhtiyâr, il faut être Roulure pour s'en plaindre. Passons vite l'ultra-conservateur Tude, qui soutient Khomeyni, appelle au travail contre la grève et condamne les conseils. Alors que tous les autres partis politiques pensent que récupérer les gueux et massacrer les valets concurrents est la seule façon de s'emparer d'une dictature durable, le Tude pense que pour cela il faut massacrer les gueux et récupérer les valets. Pas beaucoup moins bornés, mais légèrement moins cyniques, un peu plus hypocrites, deux grands partis léninistes émergent de la brousse crépusculaire : les fedayines et les mojahedines. Meurtries par d'innombrables scissions, guerilleros impénitents, ayant le goût de la discipline et du secret, des armes et de la hiérarchie, de l'idéologie et de la vulgarisation, ces maigres bureaucraties sont déjà lourdes. C'est elles qui sont, à un degré moindre que le Tude, mais autant que les libéraux, la part conservatrice de la révolution iranienne. Partis des classes moyennes, ils défendent, non pas la modernité occidentale, mais le vieux monde occidental, ce qui dans ce vieux monde occidental est bien difficile à comprendre. Défenseurs du travail, du socialisme, de l'économie, d'une circulation limitée des marchandises, d'une armée populaire, d'un peu de religion, de beaucoup de nationalisme et de toutes les valeurs de la gaucherie mondiale, du féminisme au tiers-mondisme, ces misérabilistes ne comprennent pas, et s'y opposent avec vigueur, que c'est tout cela, justement, que les gueux d'Iran, auxquels ces cloisonnés prétendent faire la leçon, attaquent. Toutes les idées auxquelles la gauche iranienne se raccroche ont pris un coup de vieux depuis que les gueux d'Iran ont commencé à bouger en 1978, et ces fossiles coincés, qui rêvent de pouvoir "progressiste" à travers de sempiternelles réformes agraires et d'alliances de classe imaginaires, sont les derniers à pouvoir le savoir. Ils ne méritent même pas le préfixe néo, comme leurs rivaux islamiques. Hors d'Iran on oppose bien volontiers cette gauche, qui serait révolutionnaire, à l'Islam, qui serait archaïque. Mais en Iran, l'avis général est que les mojahedines sont plus à gauche que les fedayines athées, parce que les mojahedines sont musulmans, et que l'Islam est considéré comme à gauche du marxisme. Cette gauche qui feint d'ignorer que la gauche a cessé de se savoir révolutionnaire avec Bernstein, voire avec Ledru-Rollin, et ce gauchisme, qui n'est pas encore revenu de Chine, ni même du Portugal, sont donc mariés dans une modération dont la seule forme est radicale. Ces conservateurs brimés par d'autres conservateurs pensent que le fait d'être brimé va cacher le fait d'être conservateurs. Mais pour défendre le bazar et l'université, ils ont toujours pris le fusil, comme le boutiquier contre les voyous. Et nous qui sommes du parti des voyous, nous avons vu errer avec leurs oeillères, ces angoissés, vociférant des slogans ou chuchotant des mensonges, sur les décombres de leurs boutiques, qu'ils s'acharnaient encore à défendre, avec dévotion, contre les intempéries mêmes.

Ainsi, de la clandestinité à la clandestinité, le chemin de croix des gauches sera pavé d'espoirs pitoyables, de revirements honteux, de bassesses baptisées tactiques. Tude et fedayines, parce qu'ils sont athées, mais aussi parce qu'ils manifestent des prétentions disproportionnées avec ce qu'ils sont, se trouvent, dès février, violemment interpellés par Khomeyni. A l'air pur de la légalité, ces groupes enflent de manière éphémère, et l'hostilité de l'Emâm leur fut la meilleure publicité. Pourtant le Tude vient lui manger dans la main et les fedayines préfèrent reporter leur meeting du 20 au 23 février, où ils parviennent encore, fortement affaiblis par leur défaite armée contre les mojahedines, à réunir 100 000 personnes à l'université. De là au 1er mai, qui est la journée du "sacrifice" et de la "lutte anti-impérialiste" de toutes les gauches, il y a beaucoup de bagarres, et l'anniversaire de la mort de Mosaddeq, le 5 mars, un million de participants à Behecht-e Zahrâ verront les orateurs laïcs empêchés de parler et la fondation du FDN. Pour la fête du travail, il y a quatre cortèges : le PRI, Shari'atmadari et Tâleqâni ; le Comité de Coordination Intersyndical, made in Tude, qui rejoint lâchement le premier ; les mojahedines ; et les "maoïstes". "Elles ont regroupé chacune quelques cent mille personnes" arrondit tranquillement un journaliste qui sait bien que personne n'est allé compter. Puis comme les anathèmes et les combats de nuit continuent, c'est fin août que les sièges de ces organisations sont fermés (Tude), pris d'assaut (fedayines) par les hezbollahis, sans, bien sûr, l'intervention des gardiens de la révolution, et évacués (mojahedines), qui après plusieurs jours de siège acceptent de se retirer en bon ordre de l'ex-Fondation Pahlavi, dont ils avaient fait leur imposant quartier général. Alors que le Tude, à force uniquement de reptation et de reniement arrivera à rentrer dans une semi-disgrâce, les fedayines sont déjà rentrés dans les égouts d'où ils sortent et où ils ne peuvent plus proliférer. L'indécise et ambiguë attitude des mojahedines, semi-musulmans, semi-marxistes, qui critiquent un gouvernement, mais soutiennent un Etat, leur vaudra d'être rappelés par les islamistes bousculés, comme une cavalerie auxiliaire peu sûre, parce que de mauvaises moeurs. Mais après la mort de Tâleqâni, ces experts en doctrines et disputes de chapelle, secs et mécaniques, qui du fond de leur abnégation absurde analysent le monde comme s'il avait aussi peu de vie qu'eux, et dont la presse la plus abondante a été colportée hors d'Iran comme seule presse révolutionnaire, en savent-ils moins sur l'Iran que le lecteur attentif de ce texte. Et cantonnés dans une défensive de plus en plus outrée (c'est la vie, c'est parler, aimer, jouer qu'ils craignent et dont ils se retranchent), ils ne savent interpréter qu'en complots tout ce qui se passe autour d'eux, et qui est ce feu d'artifice d'offensives gueuses.


 

f3) Islamiques

Le PRI, Parti de la République Islamique, aussitôt constitué, organise une marche silencieuse, dès le 21 février 1979. Vilipendé comme obscurantiste et rétrograde, ce parti est au contraire le seul dont le programme adapte l'idéologie aux événements, au contraire de tous les autres partis qui ne reconnaissent des faits que ce qui vérifie leur idéologie. Le PRI est le laboratoire du néo-Islam. Son programme, imputé à un de ses fondateurs, l'âyatollâh Behechti (et apparemment, si l'on interprète Yann Richard, publié seulement en mars 1981, ce qui en dit déjà long sur la souplesse et le pragmatisme d'une organisation qui a tenu le premier rôle politique dans un Etat secoué par une révolution, pendant deux ans, sans programme), est un petit chef d'oeuvre de démagogie populiste. On y trouve d'abord une couche islamique anthropologique et éthique, pour donner le ton ; puis un enduit, étatiste, démocrate, dans le respect de l'auto-détermination des peuples et de la propriété privée, cimenté de quelques hardiesses empruntées aux gueux en révolte, comme le conseillisme ou le talion ; enfin une dernière couche islamique (révolution culturelle, pan-islamisme, etc.) pour garder la couleur et laisser sécher cette façade de synthèse hâtive et tape-à-l'oeil. Cette tiède bouillie voudrait voir la société construite à la fois sur le Velâyat-e Faqih, la "démocratie" et les conseils, bref tout ce qui est là, tout ce qui est irréconciliable. Ces bricoleurs d'idéologie sont comme ceux qui en conservent religieusement la lettre : ils veulent que rien ne change, que l'histoire s'arrête. Mais entre la lune de Khomeyni et les pâquerettes sauvages des rues de Téhéran, il fallait un interprète qui parle une synthèse idiomatique entre les deux langues, comme entre les sciences positives et le public, il faut aujourd'hui passer par le filtre des vulgarisateurs. Le PRI fut cet interprète, plus à l'écoute, au départ, comme sa manifestation silencieuse le dénote, de la rue que des cieux. Le parti devint donc la pépinière des arrivistes en turban, toujours le plus sensible à l'ambiance, suivant de si près le mouvement gueux que ceux qui le suivaient de plus loin pouvaient croire, dans un reflet de perspective écrasée et d'autosuggestion politicienne, que le PRI le précédait comme le flûtiste de Hameln. Vainqueur des élections à la Constituante, dont Behechti devint président, les premiers succès, trop rapides, firent de ce rassemblement flou et gourmand une cible, ce qui manqua lui devenir fatal ; mais ce même éclairage des petites disputes et des personnages jusque-là inconnus le sauva aussi, parce qu'il lui attira des foules de recrues nouvelles, tant le carriérisme heureux et facile y rayonna soudain comme un phare au crépuscule. Alors que dans l'armée, les grades inférieurs, alors que dans la boutique, les petits bureaucrates, tous s'en prenaient depuis début février aux sommets de la hiérarchie qu'ils avaient jusque-là enviés, les petits ayatollahs et hojjatoleslams, c'est-à-dire les colonels, capitaines et sous-lieutenants de l'Islam, constituèrent l'équipage du PRI, dont les voiles gonflées au vent furieux des gueux ralentissaient celui-ci. Si les pauvres, dans les longues périodes a-historiques de leurs vies se laissent entraîner de l'apathie au défaitisme, à l'inverse, dans les périodes si intenses où tout change vite, ils se laissent rapidement glisser de la fête à l'insouciance. Le succès des ardents, voire enthousiastes récupérateurs du PRI, pratiquant l'arrivisme le plus effréné, dans une crise du monde arriviste où même l'arrivisme commençait à être publiquement menacé, découvre l'étendue des réserves ennemies, et combien l'insouciance peut coûter aux gueux.

Mais quoique ne se rebutant devant aucune souplesse dans la théorie, et devant aucune dureté dans la pratique, le PRI ne put seul recouvrir tout le champ à récupérer, tant la moisson fut féconde. Cette carence fut le créneau du PRPM. Ce petit parti fut si complémentaire au grand PRI, qu'en tout il lui fut opposé : patronné par Shari'atmadari, n°2 islamique, alors que le PRI se disait patronné par le grand n°1, Khomeyni ; Le PRPM était de la petite Tabriz, le PRI de la grande Téhéran, le PRPM de la province d'Azarbâyjân, le PRI de la capitale ; dans l'imagerie imprécise des analystes politiques, le PRPM représentait les grands-ayatollahs, leur retenue, leur modération, leur passivité traditionnelle shi'ite, la Constitution de 1906, la sympathie de l'Occident, alors que le PRI fut considéré comme le parti des mollas, de leur véhémence, de leurs audaces récupératrices, de leur nouvel activisme shi'ite, de l'Assemblée des Experts, de l'exécration de l'Occident. Le PRPM joua le rôle de l'archaïsme islamique (en Iran, parce qu'hors d'Iran, spéculant une fois de plus sur l'ignorance du public, on inversa les rôles, présentant la tiédeur du PRPM comme moderne, et la vigueur du PRI comme moyenâgeuse) offrant ainsi au PRI son auréole "révolutionnaire". Et c'est donc également en partie grâce à la mise en avant dans le PRPM de l'Islam discret de la grande bourgeoisie, que put s'épanouir avec autant de désinvolture le néo-Islam criard et populiste du PRI.

Enfin, signe des temps, il y eut dans cette décharge publique qui tint lieu de tout paysage à la presse occidentale, le sigle terroriste. Le groupe Forqân se réclamait de 'Ali Shari'ati et prétendait, dans ses rares déclarations, lutter contre tous les akhunds, c'est-à-dire tous les membres du clergé. Une série d'attentats soutint la mystérieuse réputation du groupe, jusqu'à sa dislocation en décembre 1979 : le 24 avril, assassinat du général Gharâni, qui avait démissionné du poste de chef d'Etat Major le 27 mars ; le 1er mai, assassinat de l'âyatollâh Motahhari ; le 25 mai, l'hojjat ol-Eslâm Rafsanjâni est blessé par balles au ventre, ce qui a rendu à la carrière de cet inconnu un tel service, qu'il serait absurde d'exclure qu'il ne l'ait lui-même commandité ; le 7 juillet, assassinat d'un gros bâzâri ; le 1er novembre, assassinat de l'âyatollâh Tabâtabâ'i, envoyé spécial de Khomeyni à Tabriz et père du nouveau porte-parole du gouvernement. Il est vrai qu'en Iran, la facilité de se procurer des armes et de se cacher peut avoir permis l'existence d'un tel groupe clandestin. Mais le terrorisme fait aujourd'hui partie de la panoplie de tout Etat, notamment en si grande difficulté que cet Etat iranien ; on a vu comment Forqân a été utilisé pour couper la parole lorsqu'Ayandegân a été fermé, et comment le "terrorisme" a été la justification de l'institutionnalisation des gardiens de la révolution ; Forqân est aussi la meilleure façon de discréditer la violence anti-cléricale de Shari'ati. Cette règle générale des attentats terroristes, comme quoi c'est toujours l'Etat sur le sol duquel ils ont lieu qui doit être tenu pour le premier suspect, parce que c'est lui qui y gagne le plus, complétée par cette règle particulière des attentats terroristes, comme quoi c'est toujours le parti des victimes qui y gagne le plus, semble moins contredite que confirmée par l'activité aussi spectaculairement exploitée de Forqân. En cette matière, malheureusement, il convient de considérer comme plus graves les présomptions que les preuves, qui sont comme les chiffres dans les traités d'économie, semés avec discernement par leurs auteurs, et conférant sous une apparence de transparence une autorité incensurable à leurs éventuels manipulateurs.


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