A) Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979


 

9) Du 8 février au 16 février 1979

Le 8 février 1979, une manifestation de soutien à Bâzargân, nommé Premier ministre par Khomeyni le 5, réunit à nouveau plus d'un million de manifestants dans les rues de Téhéran. Une si grande disponibilité pour un prétexte si futile n'a pas manqué d'alarmer tous les négociateurs, bien qu'on ne signale pas de morts. Pour la première fois, des soldats en uniforme défilent avec le cortège. Le même jour, le général Qarabâqi rencontre Sahâbi, nommé par Khomeyni chef du Comité de Coordination des Grèves, qui avaient bien besoin d'être assujetties ; les 10 000 derniers nostalgiques du Shâh (on a l'impression qu'il y a un an qu'il est parti, tant la conscience du temps se transforme) associent leurs rancoeurs au stade Amjadiye ; à Gorgân, il y a 10 morts et 45 blessés.

Le 9 février à 22h30, une unité de la Garde Impériale (appelée brigade Jâvidân) attaque une caserne de cadets de l'armée de l'air (appelés "homafars") dans le quartier de Farahâbâd, derrière la place Jâle, à l'est de Téhéran. Les homafars venaient de manifester bruyamment leur enthousiasme à la projection enfin télévisée du retour de l'âyatollâh Khomeyni, ce que les javidans considéraient comme mutinerie et trahison. Mais les habitants de Farahâbâd prennent parti pour les homafars, et les javidans, d'assiégeants, deviennent assiégés. Afin de pallier la supériorité en armement des javidans, des homafars, sur l'aéroport de Dushân Tappe, non loin de la caserne de Farahâbâd, distribuent le contenu de l'arsenal aux insurgés ; et c'est tout Farahâbâd qui se hérisse de barricades. C'est la revanche du Vendredi Noir. Les guerilleros fedayines, assemblés à un meeting à l'Université, pour fêter le 9e anniversaire de la "lutte armée", avec leurs rites et la bénédiction d'un discours de Bâzargân, sont la première police à arriver sur le lieu du crime.

Le 10 au matin, les 150 javidans sont morts, pris ou chassés. A 11h, des renforts sont envoyés du nord de la ville vers le quartier insurgé, mais interceptés bien avant d'y arriver, grâce, dit-on, aux indiscrétions d'officiers transfuges, ce qui a pour effet d'étendre le champ de bataille jusqu'aux points de rencontre. A 14h, Bakhtiyâr annonce un couvre-feu de 16h30 à 5h. Retranché dans l'école Alavi où il a élu domicile depuis son retour à Téhéran, Khomeyni, dépassé mais circonspect, apparaît sur sa télévision pirate pour désapprouver et l'insurrection et le couvre-feu : "Je n'ai pas encore donné l'ordre du Djihad... Mais je ne peux pas supporter cette sauvagerie... La proclamation de la Loi Martiale est illégale et illégitime. Le peuple ne doit pas la respecter." Entre-temps, l'insurrection gagne les quartiers nord de Téhéran, et les gardes impériaux, qu'une dérisoire bien qu'ancestrale forfanterie a surnommés "les immortels", se trouvent assiégés dans leur propre caserne. Le soir du couvre-feu le plus long, Téhéran vit un festival de son et de lumière. Le public est au complet, si l'on excepte quelques journalistes respectueux des lois et dont les grandes réserves de courage ont fondu net à la mort d'une balle dans le coeur d'un journaliste du L.A. Times, apparemment le seul à s'être risqué dans Farahâbâd la nuit précédente. Un savant labyrinthe de barricades et de constructions diverses s'établit. Des enfants en sont les architectes, mais ils sont aussi les hommes d'armes et les fêtards fous de leur urbanisme éphémère. A 19h, les portes de la sinistre prison Evin sont enfoncées, tous les prisonniers sont libérés, y compris Hoveydâ, qui y avait été incarcéré pour corruption. Craignant le lynchage, il essaye de se reconstituer prisonnier, et ce n'est pas sans mal, dans cet instant de liberté, qu'il trouvera des geôliers protecteurs. Alors que les javidans contre-attaquent en force à Farahâbâd, où ils sont à leur tour durement contrés par l'euphorie d'un courage sans bornes qui se sait maintenant armé, le Majles (depuis novembre la débandade parmi les "députés" avait été encore plus spectaculaire que parmi les soldats) est pris et incendié.

Le 11, à 5h du matin, c'est la manufacture d'armes de la place Jâle qui change de maîtres : liesse, joie, détente, cours d'armes improvisés. Le commissariat central et 17 commissariats de quartier sont pris. A midi, l'est de Téhéran, dont les épaisses colonnes de fumée effrayent, jusque dans les cieux, les rares privilégiés qui peuvent fuir en avion, est contrôlé par les incontrôlés. Place Eshratâbâd, la Police Militaire, après avoir tiré au fusil mitrailleur sur la foule, finit par se rendre : le bâtiment avait été défoncé par des camions lancés à fond. Peu fiers, les défenseurs seront épargnés par les assaillants, malgré la colère qu'on imagine. A 14h, tout le monde s'embrasse, mieux qu'un minuit de jour de l'an, et une onde de plaisir traverse la ville, mieux qu'un Allâh Akbar une nuit de moharram : la radio annonce que l'armée, dont le Conseil National de Sécurité s'est réuni dans la matinée, se retire dans les casernes et proclame sa neutralité. Le 9, lorsque l'accroc entre javidans et homafars, deux unités des forces armées, déclenchait l'insurrection, de nombreux officiers envisageaient encore la guerre civile. Les espoirs, comme tout le reste, basculent vite pendant les heures d'insurrection, et les partisans de ces officiers fondent à vue d'oeil : le 10 au soir, même ce Conseil National de Sécurité fut si près de passer, armes et bagages, à "la canaille", que le général Badri dut le menacer de son revolver pour le maintenir dans le devoir, qui ne durera que la nuit ; car le 11 au matin, la foule armée et l'armée désarmée révèlent plus de transfuges en uniforme que de loyalistes. La guerre civile, où les militaires auraient été un parti, était devenue chimère : ils n'avaient plus de troupes. Ces généraux, plus courtisans qu'officiers, plus souvent tortionnaires que durs avec eux-mêmes, étaient justement haïs, autant par le soldat que par l'émeutier. Le général Badri, d'ailleurs, ne survécut pas 24h à son exploit, avant d'être abattu par ses propres soldats. Ceux qui ne disparurent pas dans la clandestinité ou dans l'exil furent bientôt fusillés. On y vit leur manque de courage : des quatre premiers exécutés, quatre jours plus tard, un seul, a-t-on rapporté, Khosrodâd, mourut dignement, aussi inflexible dans la mort qu'en uniforme.

Ce qui continue le 11 après 14h, est comme un spectacle qui continue malgré une extinction de projecteurs. La version officielle présente cette année de révolution en Iran, d'abord comme une opposition contre un dictateur, ensuite comme Khomeyni contre le Shâh. Si Khomeyni et Bakhtiyâr n'ont pas pu s'accorder, ce ne serait pas parce qu'ils sont séparés par l'intransigeance de la rue du 29 janvier, mais à cause de l'intransigeance de l'un ou de l'autre : les gueux d'Iran ont été massivement occultés en tant que sujets de l'histoire. C'est Khomeyni tout seul qui a soulevé les Iraniens, peut-on lire sans contradiction. En vertu de cette façon de voir, la neutralité de l'armée, qui est en réalité la reddition sans condition de ses généraux, est considérée comme la défaite du Shâh face à Khomeyni, donc, "la victoire de la Révolution Iranienne". Il est capital d'enterrer publiquement la "révolution" dans sa victoire. C'est là que la prétendue "information objective" intervient avec le maximum de subjectivité dans le processus même dont elle rend compte. Car si les gueux du monde entier apprennent qu'on continue à se battre dans Téhéran, que les gueux de Téhéran ont l'offensive, que vont-ils penser ? Que vont-ils faire ? Même s'ils ne se posent que la question contre qui et contre quoi cette offensive est dirigée, même s'ils ne manifestent que pacifiquement leur soutien aux insurgés de Téhéran, on ose à peine se figurer la portée d'une telle action, à Téhéran même. Les 9, 10 et 11 février, sont donc rapportés, toujours sans contredit, comme étant "les trois glorieuses". Le retrait de l'armée dans les casernes doit donc être salué comme la fin officielle des combats. On a eu chaud, avec 600 morts + 1 journaliste on s'en tire aux moindres frais, s'empressent de rapporter les informateurs officiels, ç'aurait pu être la guerre civile. Le parti Khomeyni, avec moins de désinvolture, car son public est moins docile, et mieux informé, va maintenant broder sur la même thèse : puisque tout le monde est uni derrière Allâh, derrière nous, la bataille a donc logiquement cessé. Et si certains continuent à se battre, ils ne sont donc pas derrière nous, derrière Allâh, ce sont donc logiquement des partisans du Shâh.

Dans Téhéran, la vraie guerre civile continue sans répit. Il faut l'impudence d'un demi-siècle d'insolence et d'ignorance de la guerre, pour qu'une armée annonce ainsi sa neutralité au milieu de la bataille, en espérant que ceux d'en face, qui ont tant souffert, vont eux aussi se retirer dans leurs casernes, sans même occuper le champ de bataille, sans même piller le camp ennemi. Les derniers dignitaires de l'Empire se battent maintenant pour leur vie. Les casernes sont assiégées. Les guerilleros se battent pour occuper les centres de décisions et les points qu'ils croient stratégiques, et qui le sont pour un S.O., parfois entre eux, parfois contre des gueux sans carte de parti. Les khomeynistes entrent maintenant dans les combats, effrayés de devoir se battre aujourd'hui, quartier par quartier, pour une ville qu'ils pensaient acheter hier par la négociation. Et, partout, l'ange noir de la vengeance, publique et particulière, projette l'ombre de ses ailes sur le bonheur furieux de ces sauvages armés. Plus tard dans la journée, c'est l'attaque si sanglante et le sac de la radio. "Des milliers de pièces d'archives sont éparpillées, déchirées, brûlées" se plaignent les journalistes, dont le radicalisme s'est toujours arrêté à la sacro-sainte salle d'archives. Encore plus tard, la télévision tombe aux mains de ses grévistes, auxquels se superpose tout de suite le filou Qotbzâde. Les pillages dans les "beaux quartiers" du nord, et les explosions de dépôts de munitions ponctuent cette après-midi commencée dans les concerts de klaxons et les rafales de mitraillettes en l'air. Les mollas, qui attendaient l'ordre du Jehâd en défendant la forteresse Alavi, sortent maintenant dans les rues pour faire la police, et faire cesser ce que réprouve la peur du plaisir.

Le 12, de 9h à midi, les gardes impériaux à Saltanatâbâd et La'visân sont attaqués, battus, tués, dispersés. A 15h, Khomeyni lance son premier appel à la reddition des armes : "Les armes doivent être déposées dans les mosquées." "La vente d'armes est blasphème." "Ne laissez pas tomber d'armes aux mains d'ennemis de l'Islam." "Les soldats islamiques doivent être armés, mais d'autres n'en ont pas le droit." "Démasquez ceux qui s'opposent à rendre leurs armes." "Tout acte d'incendie et de sabotage équivaut désormais à un acte de trahison." La radio conseille de ne pas se servir des armes pour régler des comptes personnels. Comme toujours prévaut ici la règle que tout ce qu'on est forcé d'interdire ou de déconseiller se fait donc. Tout le monde se tire dessus, et comme il n'y a plus d'uniformes, cela devient très confus et assez dangereux. A l'Université, par exemple, une fusillade d'une vingtaine de minutes semble amuser tout le monde. On ne sait pas qui sont les agresseurs qui finissent par passer leur chemin sans qu'il y ait eu de victimes. On se sert simplement des armes pour le plaisir de manier enfin ces nouveaux jouets drôles et violents, tant convoités.

Le 13, les gouvernements américains et russes ont reconnu le nouveau régime. Bâzargân repointe le bout de son nez, et s'installe dans les locaux de Bakhtiyâr, qu'on dit arrêté, ce qu'on démentira par la suite. Sous les auspices des 78 ans de Khomeyni, Bâzargân, 72 ans, nomme la croûte Sanjâbi, 74 ans, ministre des Affaires étrangères. Qu'advient-il de ce collectif de vieillards qui s'applique à confisquer leur histoire aux adolescents de ce temps ? Une attaque du siège du gouvernement (et pas par la SAVAK), repoussée avec peine, chahute la première rencontre des deux ministres ; quant à Khomeyni, son inquiétude n'est pas non plus douteuse : "Evitez la panique. Ne soyez pas méchants." Des religieux se vantent d'avoir sauvé Nasiri, ex-chef de la SAVAK, qui sera quand même passé par les armes trois jours plus tard ; Qarabâqi est quand même démis de ses fonctions ; la grève à la télévision continue quand même, maintenant contre Qotbzâde, qui va devoir en baver pour réussir son hold-up sur l'organe qu'il convoite. Ceux qui refusent de rendre les armes sont maintenant nommés "ennemis de l'Islam et de la révolution". Les "ennemis de l'Islam et de la révolution" sont déjà majoritaires, aussi bien à Téhéran que dans le reste de l'Iran.

Le 14 à 10h du matin, un groupe a posteriori identifié comme fedayine attaque la télévision Qotbzâde, que les mojahedines défendent.

Le même jour, un autre groupe dominé par les fedayines occupe l'ambassade des Etats-Unis (l'enlèvement et l'exécution de l'ambassadeur américain dans l'Afghanistan voisin, également le 14 février 1979, ne semble pas en rapport direct avec les événements de Téhéran). Yazdi, nommé la veille ministre des Affaires Révolutionnaires (ce titre apparemment antinomique doit s'entendre comme une menace : s'il existait un ministre des ordures, ce serait évidemment pour pourvoir à leur suppression), vient, sur l'ordre de Khomeyni, déloger sans coup de feu, mais bien entouré de mojahedines, le groupe composite qui a osé bafouer le Droit International. Ce 14, on se bat sauvagement à Shirâz, Esfahân (où la "passation de pouvoir" avait été rapportée achevée une semaine auparavant) et surtout, apparemment, à Tabriz, où il y aurait déjà 250 morts, et où le combat principal semble être, là aussi, la prise de la radio, que soi-disant la SAVAK vient de perdre. Mais c'est à Téhéran que continue de se jouer le destin de ces villes. Jusqu'au 12, les informateurs y ont admis 700 morts. Depuis, les fusillades se font plus rares le jour, et plus nombreuses la nuit. Les informateurs passent les journées à guetter les entrées de cabinets (ministériels, s'entend) parce que pour eux c'est là que l'histoire doit se faire, et les nuits terrés à l'Intercontinental : il n'existe donc d'évaluation ni de l'intensité, ni du sens des combats après le 12. C'est à peine s'il y est fait allusion. Les speakers de la radio répètent pourtant sans arrêt que "avoir une arme en tant qu'individu ne sert à rien". Ils déclarent que les enfants devraient être désarmés ! "Only anarchy and political warfare prevailed in the major cities." "Maintenant c'est une bataille contre l'anarchie." Bâzargân ordonne la fin de la grève pour le 17 et, par conséquent, demande aux déserteurs de rejoindre les casernes.

Le 15, les nouvelles autorités, pour avoir le ton à la hauteur de l'ambiance, n'hésitent pas à parler comme celles qui viennent d'être chassées : "déposez les armes ou nous vous envoyons l'armée." Le burlesque de la menace, dans un pays où il n'y a plus d'armée depuis quatre jours, a peut-être fait commettre aux émeutiers la faute de souffrir cette première insolence gouvernementale. L'ambassade du Maroc, à son tour, est attaquée et reprise. Les 7 000 derniers Américains évacuent l'Iran en catastrophe. A peine annonce-t-on la fin des combats à Tabriz, qu'on en découvre à Rezâye, Sanandâj et Kermânshâh : tout le Kordestân. Comme on sait très peu ce qui se passe à Téhéran même, on en est réduit aux conjectures les plus hasardeuses sur la forme et le contenu des événements de province. Pendant ce temps, comme le PC portugais cinq ans plus tôt, le Tude stalinien manifeste son manque de contrôle de la grande grève en s'associant à la hâte à l'ordre de reprise du travail. La piétaille de l'armée demande une épuration regardée comme incroyablement radicale par l'ennemi, et qu'il faut qualifier de très modérée : tous les généraux (on ne pouvait être général sans être nommé par le Shâh) et plusieurs colonels. Une instruction de Khomeyni résume ce soir-là le cauchemar de tout Etat où il n'y a plus de police pour faire respecter la propriété : "Ne pas attaquer les maisons particulières et n'arrêter personne à partir d'aujourd'hui sans autorisation du gouvernement légal."

Le premier point sur lequel il faut être absolument intangible est que cette semaine a été une fête. Depuis mai 68, dire qu'une révolution est une fête s'entend comme un ennuyeux et militant pléonasme qui respire autant la festivité que la plus fade litanie. Mais si ceux qui se rendent avec autant de facilité à convertir en fêtes toutes les révolutions du passé, c'est pour mieux minimiser et dramatiser celles du présent ; et le présent de celle de Téhéran n'est pas prêt de basculer dans le passé. Ceux qui ont connu, même brièvement, ces moments sans intermédiaires, sans séparation, où l'on peut tout dire, et faire tout ce qu'on dit, savent déjà qu'une insurrection est toujours une fête, ou a perdu son sens, et qu'une fête ne mérite son nom qu'à partir du moment où elle est entrée en insurrection et qu'on mesure son intensité à la vitesse et à la puissance de réaction ennemie. Les jeunes de Téhéran ont ainsi confirmé cette expérience paradoxale, découverte depuis un an et sans cesse perfectionnée : il n'y a pas de fête sans ennemi. Je ne dirai donc rien de plus sur les curieux lampions, guirlandes, chants, danses, dialogues, feux, artifices, amours et tout le flot de vitalité incomparable, qui à ce moment-là a rendu Téhéran la plus brillante capitale du monde, parce que d'autres, qui auront moins souffert du recul, sauront l'illustrer avec plus de précision et de charme.

Le deuxième point sur lequel il est impossible de tolérer un avis contraire, est l'absolue spontanéité de ce jeu. Tous les informateurs, eux-mêmes désorientés, ont été obligés de reconnaître qu'aucun groupe constitué n'avait préparé, encore moins manipulé, voire dirigé cette insurrection. De Khomeyni, on voit même qu'il est désemparé, à cause de

ses négociations, comme Shari'atmadari le Vendredi Noir, au point que le lendemain du début des fusillades, il déconseille encore ce fait accompli. Il est important de le redire, parce que les auteurs de l'offensive ont été depuis complètement occultés, ce débordement de tous chefs oublié, au même titre et pour la même raison que la fête. Il a même été insinué, quasiment partout, tant il est devenu impensable et inavouable que des gueux attaquent sans ordre et font tomber un Etat sans consigne, que le mérite de la chute de Bakhtiyâr revient, selon l'insinuateur, au communisme international, à la CIA, ou aux chefs religieux.

La troisième remarque qu'il faut observer concerne une fois de plus l'information. Qu'on ne croie pas qu'il s'agisse là d'une obsession particulière de l'auteur. L'information dont je dispose est l'instrument de mesure. Déjà son manche, trop long, est d'un maniement peu aisé, mais sa finition, incroyablement bâclée, souvent par cécité mercantile, rend l'instrument impropre à saisir même les objets pour lesquels il a été conçu. Et il tremble tellement, que même quand il paraît à peu près ajusté, on a la dangereuse impression de pouvoir être plus précis et plus juste au jugé qu'en l'utilisant. J'ai déjà dit, entre autres à propos de la reddition du 11 février, que nos ennemis s'en servaient plus souvent pour taper, soit par le silence, soit par un tapage démesuré, que pour mesurer. Et donc, non seulement les journées du 12 au 16 et après sont présentées sous un jour pour le moins déformé, mais c'est également les journées du 9 au 12 qui s'en trouvent faussées. Il faut aussi ajouter que la plupart des documents iraniens parus entre début 1979 et fin 1980 ont été par la suite méticuleusement détruits par le gouvernement iranien, aussi bien en Iran que hors d'Iran, où cette censure s'est opérée avec la complaisance de toutes les autorités concernées. (Un seul exemple suffira à éclairer cette pratique aussi révélatrice que partagée : le journal Kayhân a toujours eu une édition en anglais. Dès le 8 janvier 1979, date à laquelle Bakhtiyâr élargit la presse, ses journalistes se sont crus dans une démocratie occidentale, où un journal se doit d'être respectueux mais incommode face à son gouvernement, ce qu'on appelle franchise, liberté d'expression, etc... Il va de soi que les gouvernements iraniens successifs, tous pressés comme nous verront qu'ils le furent, ne pouvaient pas tolérer longtemps ces petites bouderies, quand même la réticence leur était devenue un obstacle plus dangereux qu'utile. Le 9 septembre 1979, le gouvernement reprit Kayhân, qui depuis, même dans sa version anglophone est un organe officiel. Il est devenu impossible de trouver aucun numéro de toute cette période "d'indépendance", le marché ayant été passé entre Kayhân et toutes les bibliothèques où il était reçu à l'étranger, de ne continuer à les abonner qu'à la condition expresse qu'ils suppriment toutes les éditions de cette époque. On applaudira au passage l'honnêteté et le courage des grandes bibliothèques européennes, qui ont toutes donné dans ce marchandage orwellien, préférant les fades communiqués à venir de la République Islamique, aux documents de la riche période qui la fonde.)

Il semble donc qu'une meurtrière bataille entre Fedâ'iyân-e Khalq et Mojâhedin-e Khalq (Khalq signifie peuple) se soit déroulée pendant toute la semaine et ait tourné à l'avantage des derniers, qui défendaient alors le gouvernement Bâzargân en l'aidant à s'installer et en protégeant ses membres et ses amis. Les fedayines se sont retrouvés alors dans un état de faiblesse et de désorganisation qui ne leur permettait plus de rêver à leur ambition première, le contrôle militaire de la capitale. Mais d'autres organisation s'étant armées au cours de l'attaque des casernes, notamment les comités Khomeyni et les comités d'usine, organisations de base qui s'étaient créées au cours des six mois précédents, mais sans être encore fédérées, ce qui révéla de très grandes disparités, souvent même des hostilités d'un comité à l'autre, sans compter les scissions des mojahedines et des fedayines et les innombrables groupuscules, les mojahedines ont craint à leur tour que leur lutte contre les fedayines les avait trop exposés et trop affaiblis pour se faire l'arbitre du nouvel Etat. Le 14 février, en se partageant le contrôle militaire de l'aéroport, mojahedines et fedayines commencent une alliance. Je dis "commencent", parce qu'apparemment, les combats entre eux n'ont alors que décru progressivement dans une sorte de course au contrôle des groupes armés, impossible au demeurant, étant donné leurs différences de taille, de combativité, d'idées, d'objectifs, de lieux, d'organisation et même d'armement. Et dans cette bataille de tous contre tous, qui avait déjà commencé avant la défaite de l'armée, les particuliers ne se sont pas privés non plus de se servir d'armes si chèrement acquises. C'est le propre des révolutions de trancher soudain beaucoup de différents suspendus ; et moins les objectifs et les débats entre révolutionnaires sont clairs et publics, plus les règlements de compte particuliers et privés peuvent se faire dans l'obscurité et la crapule. En Iran, la jalouse confiscation du débat dans le silence des mosquées a favorisé les balles dans le dos.

Maintenant les gueux d'Iran ont enfin les armes et toujours l'offensive. La porte de l'Etat est enfoncée, un mur porteur est effondré ; la marchandise n'a jamais été plus maltraitée : c'est miracle, elle reflue même. L'ennemi en fuite, tourné, multiplie les marches forcées à découvert, pour réunir ses corps éclatés sur des lignes de retraite hors d'atteinte. La tribune est libre. De grandes perspectives s'ébauchent à travers le dernier brouillard qu'il s'agit de lever.


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