A) Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979


 

2) Du 9 janvier au 4 septembre 1978

L'émeute du 9 janvier à Qom a engendré un mécanisme unique dans l'histoire des révolutions modernes : 40 jours après une manifestation survient une nouvelle manifestation, qui est le deuil de ses morts. L'Etat est obligé de faire de nouveaux morts. Car si organiser une manifestation pour un lendemain est facile, tenir plus d'un mois l'indignation et la colère contre l'intimidation, l'oubli et la peur, est fort rare. Mais si un tel défi a lieu, il faut décourager de pareils obstinés, ou renoncer soi-même au pavé, car le deuil des victimes de l'Etat, ils veulent le transformer en Deuil de l'Etat. Les nouveaux morts sont alors les premiers organisateurs de la prochaine manifestation, 40 jours plus tard.

C'est une rare situation, où les vivants sont si dangereux qu'il faille les tuer, et où ces morts multiplient ces vivants. D'un côté, une armée qui se renforce avec ses morts comme dans une partie de Djambi, qui devient brave jusqu'à la folie, déterminée jusqu'à la ferveur, joyeuse jusqu'à l'enthousiasme, passionnée, passionnante, intelligente, en un mot invincible ; de l'autre, le moral fléchit quand tout est retourné contre soi, gestes, discours, aveux, et les désertions se multiplient au fur et à mesure qu'il faut tirer avec des mitraillettes sur des invulnérables, sur des esprits. Car c'est l'esprit de vengeance et de liberté pratique, le retour du Weltgeist (sans cheval), qui, même hors des cycles de 40 jours, va partout fonder des prétextes à noise, pillage et fêtes, multipliant en retour les cycles jusqu'à ce que tout instant et chaque jour soient comme ce 9 janvier 1978.

40 jours après l'émeute de Qom, c'est le Samedi Noir de Tabriz, où les insurgés ont tenu la ville pendant presque 24 heures. Même le gouvernement reconnaît 10 morts, ce qui est une fraction de la vérité, c'est-à-dire un mensonge ; 40 jours après Tabriz, journée de deuil et grève générale prévues pour le 30 mars ; dès le 28, tout le pays en émeute, surtout à Yazd, où l'opposition parle de 25 morts, ce qui peut être aussi bien exagéré que sous-évalué, parce que l'"opposition" se trompe sur ses intérêts, et cherche à tromper les autres sur les leurs, comme si elle les connaissait ; le 9 avril, la mesure de la menace réelle est révélée par les partisans du Shâh, qui descendent dans les rues, 300 000, et forment des comités d'autodéfense. Mais en acceptant la rue comme tribune, on n'endigue plus le désordre, on le grossit. Fin avril, les universités sont soulevées, on n'attend plus les jours de deuil pour les multiplier ; puis 40 jours après Yazd, dans cette même Tabriz, à Qom et enfin à Téhéran, l'Etat remporte ses premières victoires inutiles : c'est le 7 mai. Le 9, le Bâzâr est en grève, Qom brûle, insurgée ; le 11, l'armée tire sur une manifestation dans le Bâzâr de Téhéran, le Shâh ajourne un voyage en Bulgarie (il a pris froid), la presse se voit interdire de parler des manifestations (elle a pris chaud) ; le 15, assaut et prise de l'université de Téhéran par la police. Le 6 mai déjà, Khomeyni avait fait au "Monde" cette effroyable prédiction : "c'est le début d'une gigantesque explosion aux conséquences incalculables."

La journée du 7 mai aura duré jusqu'au 11. Quand une journée dure 4 jours, quand un deuil devient une fête armée, on entre en révolution. Ce phénomène a pour conséquence d'être incalculable pour tous ceux qui sont pris de vitesse, aussi bien l'âyatollâh Khomeyni, "Le Monde", le Shâh. Le Shâh et son gouvernement ont même été pris de panique. Et c'est avec l'angoisse que la brutalité du désordre n'excède celle de la remise en ordre, qu'ils appréhendent la prochaine vague. Or le 5 juin, 15e anniversaire de l'insurrection de 1963, et le 17 juin, 40e jour après le 7 mai, c'est le calme. Et ce prince, aussi ignorant de l'histoire des révolutions que de l'esprit qui déjà régnait à sa place sur ses sujets, fut rassuré aussi vite qu'il avait perdu son sang-froid. Depuis lors, son parti suivra toujours les événements, non pas comme le parti de Khomeyni, qui suit en improvisant, où le parti du "Monde", spectateur inquiet mais applaudissant, mais à contre-temps, prenant toujours la mesure du mouvement en dissonance, lors du mouvement suivant.

Le 22 juillet, on enterre l'âyatollâh Ahmad Kâfi à Mashhad, deuxième ville sainte de l'Iran. En 3 jours il y a 200 morts. La rumeur gagne le pavé de Qom (un flic tué), puis Téhéran, Tabriz et Esfahân, où le retour de l'âyatollâh Hoseyn Khâdhemi, début août, est salué par 4 jours de combats sanglants. Alors qu'il est évident que les insurgés veulent déjà tout autre chose, le Shâh propose des "élections libres" que rien ne forcerait d'ailleurs à exécuter si la proposition calmait les esprits. Le 11 août, aussi peu à propos, c'est la proclamation de la loi martiale. Le lendemain, 12 août, les scènes de guerre civile ont gagné le Bâzâr ainsi que douze autres villes qu'Esfahân, qui vient seulement d'être reprise par la troupe. Le 13, une bombe dans un restaurant américain de la capitale fait 40 blessés. Le 15, on manifeste pour le tchâdor à Khorramâbâd. Alors qu'une dérisoire amnistie (711 détenus) accompagne une nouvelle censure sur les manifestations, on pille déjà et on se bat encore partout. Toutes les mesures du gouvernement passent pour odieuses, intolérables, y compris ce qu'il concède chichement, qui est considéré comme un dû depuis fort longtemps payé au prix du sang, et qui, de plus, passe pour misérable manoeuvre politicienne, cherchant à noyer une juste vengeance. Lorsque les esprits communs sont dans cette disposition, vous m'excuserez, ils ne sont plus communs : tout est possible.

Le 19 août, c'est l'incendie du Grand Rex d'Abâdân, qui fait 377 morts. Les pauvres d'Iran ont été les premiers et les seuls à critiquer le cinéma du point de vue de la dignité humaine. Ceux qui n'y ont vu que geste de moralistes attardés, parce que les religieux islamiques en ont fait un cheval de bataille, risquent eux-mêmes de voir brûler bientôt leurs cervelles iconolâtres dans quelque salle d'art et d'essai, pratiquant des réductions pour chômeurs et vieillards. Et, les jours qui suivirent, des cinémas brûlèrent à Mashhad, Shirâz et Rezâye. L'incendie d'Abâdân fit beaucoup d'usage dans les deux camps et beaucoup de cinéma dans le monde. Provocation policière, radicalisme anti-abêtissement ou anti-occidental, maladresse de pyromane, qu'importe ? C'est la déclaration de la guerre civile.

Mais le premier pas du Shâh, 4 jours après les obsèques du 23 août, est un pas en arrière. Il change de gouvernement. Sharifemâmi, réformiste, musulman, remplace Amuzegâr : il promet la fin de la censure et la lutte contre la corruption : il est déjà infiniment en dessous de la situation. Le 31 août, alors que Hua Guofeng est venu en personne cautionner le Shâh à Téhéran, l'armée y fait 10 morts place Jâle, aux 40 jours de Mashhad ; et encore 11 le lendemain à travers tout le pays. A Téhéran le 4 septembre, la 'Eyd-e Fetr, la fin du ramadan, est pour plusieurs centaines de milliers de personnes l'occasion de fêter et de manifester. L'âyatollâh Shari'atmadari lance un ultimatum : trois mois pour organiser les élections et libérer tous les prisonniers politiques. Les premières insubordinations se manifestent dans l'armée. A Hamadân, l'ancienne Ecbatane, on abat la statue de Darius le Grand.


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