Du jeu


 

V) BUT DU JEU

Dans la création que le négatif introduit dans le jeu, il semble que le joueur revient au commencement, et que le jeu se révèle être une activité cyclique. Mais la mue du jeu, par le négatif, ne le ramène pas au commencement. Car l'expérience du négatif interdit au joueur de s'absorber dans le seul jeu qu'il crée, il estmais le contraint de se partager entre celui-là et celui qu'il critique. Le briseur de jeu structurel, l'amoureux, l'émeutier sont obligés de valider le jeu qu'ils créent, de prouver la corruption du jeu qu'ils critiquent, de comparer, d'avoir une vision d'ensemble. Aussi, la restauration du jeu par le négatif pose le but du jeu. 

Il est remarquable combien peu dans le jeu le but est l'objet de la conscience. L'absorption, la concentration, le non-utilitarisme, souvent identifié à une certaine noblesse du jeu, et la découverte du plaisir y suspendent l'idée de finalité. Une confusion conceptuelle et terminologique importante obscurcit encore davantage le but du jeu. En effet, on dit « jeu » pour ce qui est une partie, une partie étant un déroulement du jeu qui ne se distingue pas essentiellement d'un autre par ses règles ; on dit « jeu » pour l'ensemble des parties d'un jeu, qui le distingue essentiellement d'un pareil ensemble d'autres parties par la différence de leurs règles ; et on dit « jeu » pour l'ensemble des jeux contenant des parties, c'est-à-dire l'unité du jeu, sa généralité. On va par exemple dire « jeu » pour une partie de « bataille », pour le jeu de bataille en tant que tel et pour l'ensemble de tous les jeux, y compris la bataille. La conscience du but du jeu varie évidemment selon celui des trois degrés hiérarchiques par rapport auquel il est exprimé. 

Le plus souvent, lorsque la question du but du jeu est posée, les réponses s'appliquent seulement au but de la partie. Ceci vaut pour Huizinga lorsqu'il dit : « Le jeu commence et, à un certain moment, est "fini". Il "se joue jusqu'au bout". » Bien qu'il existe des jeux qui n'ont qu'une partie, la règle est que la partie se joue jusqu'au bout, mais que le jeu dont elle est partie se renouvelle sans fin. Il paraît bien inimaginable de jouer « jusqu'au bout » la bataille, les échecs, la guerre, l'amour, l'émeute. C'est également le but de la partie qui a donné lieu à un débat public sur deux principes de buts volontiers opposés : participer et gagner. 

Si pour gagner il faut nécessairement participer, participer contient également gagner, gagner sa place. Celui qui participe a réussi à entrer dans la sphère du jeu, a gagné l'accès à la communication, partage le plaisir du jeu. Liberté et doute s'acquièrent dans la participation au jeu, et la participation au jeu suffit pour les acquérir. Gagner au contraire est un but de la partie qui dénoue la partie. Dans gagner il y a la finitude de la satisfaction, donc interruption du plaisir, mais aussi possibilité de dépassement. Participer c'est bander, gagner c'est éjaculer. Cependant, il existe beaucoup de jeux où gagner est indéterminé, notamment les jeux solitaires. Il existe aussi, par une sorte d'ironie elle-même ludique, nombre de jeux où le vainqueur est en fait le perdant, comme le « nain jaune » (en allemand le « schwarze Peter » est même proverbial) ou le jeu de dés appelé « 421 », où le vainqueur est le premier exclu de la partie ; un retournement analogue est raconté par Dostoïevski dans Le 'le Joueur', dont le héros éjacule quand il perd, même s'il ne s'agit là que d'un « jeu » d'argent. Souvent, enfin, dans les compétitions sportives notamment, le vainqueur de la partie n'a gagné que le droit dérisoire de remettre sa victoire en jeu, avec un peu d'honneur, mais qui l'oblige d'autant dans la partie où il « défend » son titre. 

La dispute autour du coubertinisme (« l'important, c'est de participer ») a largement débordé le cadre des jeux néo-olympiques, puisque son prolongement plonge au cœur de la morale de l'idéologie dominante. Participer contre gagner se transpose en loisir de masse contre sport de haut niveau, plaisir de la détente contre plaisir de la tension, égalitarisme contre élitisme. Jusque dans les modèles de société qui ont été spectaculairement en compétition pendant ce siècle, les deux principes du but de la partie s'affrontent. La pensée de gauche, communisme anti-stalinien inclus, prône l'égalitarisme et la détente, le libéralisme pseudo-démocratique souhaite un élitisme issu de la tension de la compétition. Ainsi, participer et gagner ont été affublés de fonctions bien éloignées du jeu, notamment dans le travail, où ces deux mots prennent des sens fort éloignés du but du jeu. Au figuré, participer c'est le plein-emploi, au propre, c'est lorsque le travailleur est payé de sa collaboration par les dividendes de l'entreprise ; gagner, qui s'exprime le plus souvent en anglais et par le rejet du porteur de son contraire, le « loser », est l'individualisme positiviste qu'on inculque aux carriéristes et parvenus ordinaires. Cette extension dans le travail révèle combien finalement participer et gagner sont finalement privés de finalité en et pour soi. Si participer porte le drapeau minimaliste du conservatisme concentré, le seul au-delà de gagner semble être recommencer, quand gagner ne sombre pas dans le conservatisme diffus d'une accumulation quantitative de victoires. 

Lorsque, beaucoup plus rarement, on s'élève à l'interrogation sur le but, non plus de la partie, mais des jeux, les réponses ne s'élèvent pas non plus à la généralité qu'est l'unité du jeu. Elles deviennent ici sévèrement fonctionnelles. Les jeux ont toujours une activité qui est hors du jeu. A quoi servent la bataille, les échecs, la guerre, l'amour, l'émeute ? La réponse la plus riche, au moins la plus honnête, est encore celle de la perplexité, parfois simplement impatiente de retourner jouer, dont l'impropre question l'a distraite : à rien. D'autres réponses sont tromper l'ennui, améliorer la santé intellectuelle ou le bien de l'Etat, assurer un bon avenir aux enfants ou crier sa colère. Le but du jeu est alors détourné dans un rapport de causalité, et il devient le contraire de ce qu'enseigne le jeu, raison. Réduit à une raison extérieure autant qu'une révolte est parfois prisonnière de son prétexte, le jeu reste alors « un îlot réduit ». Dans l'incapacité de poser leurs buts gît aussi l'aliénation des jeux. L'émeute moderne, par le peu de dépassements insurrectionnels que ses participants ont su lui trouver, en est un exemple tragique ; de même le manque de théorie de l'amour est porteur de bien des résignations. 

S'il est déjà très rare de s'interroger sur la fin d'un jeu, il n'est pas d'exemple d'avoir cherché celle du jeu en général. C'est pour s'en être approché le plus que l'ouvrage de Huizinga mérite l'éloge. Mais Huizinga est un coquin de joueur, car le fin mot de l'ouvrage est une pirouette glissée en catimini à l'antépénultième page, entre deux réflexions de Platon sur le sérieux : « De par sa nature, Dieu est digne du suprême sérieux. Toutefois, l'homme est fait pour être un jouet de Dieu, et cela est réellement sa meilleure part. Aussi doit-il passer sa vie conformément à cette nature et en jouant le jeu le plus beau, à l'inverse de sa disposition présente. » Le jeu est dans l'homme parce que c'est Dieu qui joue ! Voilà pourquoi dans Homo ludens le jeu est antérieur à la culture, présent dans toutes les civilisations, dans la langue, dans la guerre, dans la philosophie et l'art, et surtout dans les rites, dans les manifestations du culte ! Voilà pourquoi tout ce qui est appelé « jeu » mérite d'être homologué comme tel - la trace de Dieu en est plus grande -, et voilà pourquoi le kradaratnam, qui contredit formellement la morale du Dieu de Huizinga, en est la seule exception ! Mais voilà aussi pourquoi le jeu frôle l'absolu et peut s'élever jusqu'à l'identité entre sa généralité et son unité, car cette identité est précisément celle du Dieu monothéiste. Seul un déiste pouvait restituer la grandeur du jeu, au milieu de la médiocrité morcelée du matérialisme de ce siècle, et Huizinga l'élève en effet au point de devenir la divine activité dont l'humanité en entier n'est que le simple outil ! 

C'est comme s'il y avait un malin plaisir à éviter la question de la finalité du jeu en entier. Au-delà de la plaisanterie dilatoire de Huizinga, évidemment irrecevable sur le fond, de Huizinga, il existe encore un autre obstacle : par « but du jeu », la plupart des joueurs entendent, en effet, le but du joueur dans le jeu, sa raison de jouer. Cette raison est l'oscillation entre le participer et le gagner, entre l'érection et l'orgasme. Le but manifeste du joueur est le plaisir du jeu. Mais comme le plaisir traverse des siècles d'interdit, celui qui est dans le jeu est nié par ceux qui, comme Huizinga, voudraient concilier ce plaisir avec l'interdit du plaisir. Le jeu a longtemps été considéré comme un crime, au même titre que la débauche sexuelle. Ainsi, la part sérieuse du jeu a été absorbée par son parfum de vice, qui est d'ailleurs presque entièrement localisé dans le jeu d'argent, jusque chez Dostoïevski et Zweig, qui, en prenant la défense de ce vice, croient défendre le jeu, alors qu'ils ne soutiennent qu'une variété du fétichisme de l'argent, dont parle Marx. Avec ce fétichisme particulier, on voit comment, le plaisir devenu vice, son tabou et sa défense bloquent la compréhension du but. Par rapport à la finalité le plaisir joue le rôle que la satisfaction joue par rapport au plaisir : il assoupit, il occulte, il censure. 

Mêlant les effrois délicieux du doute à l'amplitude hédoniste de la liberté, la maîtrise de ce qui arrive comme aventure aux frontières de l'aliénation comme connaissance, le jeu paraît littéralement tapissé de plaisir. Mais son propre mouvement contient déjà la contradiction au plaisir, le travail. Aussi le plaisir de l'infinie oscillation dans l'apparition du jeu est-il fort différent du plaisir du travail dépassé dans le jeu retrouvé. L'affirmation du plaisir comme but du jeu ne vaut que lorsque la tension et l'enjeu sont inférieurs au travail, et le plaisir comme but du jeu devient au contraire l'incapacité de concevoir son but, un leurre sur l'essentiel. De fait, lorsqu'un joueur affirme le plaisir comme le but du jeu, en partie par le mépris dans lequel est tenu le plaisir après plusieurs siècles de puritanisme, en partie par la banalité de la satisfaction partielle que le plaisir tolère, le jeu s'en trouve minimisé. Seul Sade admettait un monde construit sur la prééminence du plaisir quel qu'il soit, que même les épicuriens anciens et néo (la « jouissance » de La Mettrie est plutôt dans la polémique que dans ses bucoliques amourettes néo-helléniques) soumettaient à un plat moralisme. 

Or le jeu, pas davantage que l'humanité, n'a pour but le plaisir. Le jeu a pour but sa fin et, en tant qu'activité générique de l'humanité, la fin de l'humanité. Que cette fin soit un plaisir est inhérent au jeu. Telle qu'elle est imaginable aujourd'hui cette fin serait même un plaisir qui ridiculiserait ceux de Sade, puisque cette satisfaction ne pourrait pas engendrer d'insatisfaction, comme au contraire de tous les plaisirs connus, qui ne sont que des satisfactions partielles. Dans le cas bien probable où ce serait une catastrophe qui achèverait le jeu, le jeu serait perdu. Mais c'est parce que le jeu est la maîtrise de la connaissance et de sa représentation, de l'espace et du temps, que le jeu des jeux, le jeu qui contient tous les jeux, est l'histoire. Le premier enjeu de l'histoire est justement la maîtrise de l'oscillation entre la catastrophe, le jeu perdu, et la connaissance maîtrisée, le jeu réalisé. La catastrophe est le refus du jeu, et c'est en cela, véritablement, que notre monde aujourd'hui est catastrophique. 

Cependant, il faudrait être d'un parti pris extrême, comme je le suis, pour soutenir que le jeu contient aussi visiblement qu'essentiellement ce qui le finit. Au contraire, les indices et les signes en sont fort rares. Le but du jeu est une question de briseurs de jeu, rarement soulevée dans le cours du jeu, et presque toujours rejetée en cours de partie. Lorsque l'urgence paraît dans le jeu, ce n'est pas la finalité qui en est l'objet, mais la fin d'une partie, d'une vie, ou l'impatience du plaisir. Aussi le jeu est-il une capricieuse rivière, appliquée avec des lenteurs exaspérantes et des minuties ridiculement esthétiques à des méandres que l'on sait d'avance, jusqu'à l'ennui, pour donner l'instant d'après dans des cascades furieuses où l'essentiel est avalé, escamoté, emporté par une impétuosité suicidaire. Et, souvent écroulé par des règles qui visaient à l'épanouir, le jeu exprime la communication qui s'entoure de règles arbitraires qui vont jusqu'à interdire la communication. Les briseurs de jeu sont encore rares. 

Le jeu seul instaure le débat. Toute contradiction, toute incompréhension, de l'humanité à l'individu, y compris ce rapport réciproque, est prétexte à jeu. Et si je désire arriver à la fin du jeu, ce n'est que le débat avec les autres joueurs qui me le permettra. C'est justement l'enjeu de ces détours et raccourcis que trace le jeu dans sa confrontation encore perpétuelle, dans sa domestication encore voilée du travail, par le plaisir qui seul nous indique la direction du but. Le jeu, comme supériorité de l'humanité sur tout ce qui existe, porte donc en lui le terme de cette supériorité ; et il n'est rien d'autre que l'activité qui y mène. 

(Extrait du bulletin n° 8 de la Bibliothèque des Emeutes, 1995.)


Editions Belles Emotions
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