Du jeu


 

IV) LE JEU COMME NEGATIF

Au jaillissement de la création du jeu et de sa sphère succède l'équilibre de la dualité ; et à l'équilibre de la dualité, la séparation du mot et du concept avec, d'un côté, l'apparence du jeu, domestique du travail, de l'autre, l'essence du jeu, le principe du vivant. Dans le mouvement d'aliénation qui reproduit maintenant cette séparation dans l'essence du jeu, insensiblement l'acteur est devenu spectateur, l'actif est devenu passif, le subjectif est devenu objectif. Lorsque la substance change d'apparence, lorsque apparence et substance se scindent, le concept atteint sa limite. 

Dans le jeu, ce moment est celui de la division des joueurs, entre ceux qui se suffisent de son apparence, et ceux qui renient le jeu au nom de son essence. Mais les premiers, qui conservent le jeu démis de sa capacité de création, qui est formellement la création de règles, la construction de la sphère, sont d'abord tellement absorbés par la continuation de leur jeu qu'ils n'en reconnaissent pas le dépérissement. Ce dépérissement lui-même, ensuite, n'est ni continu ni spectaculaire. Il s'opère plutôt par des hésitations et des retournements qui se présentent comme la vivacité même du jeu, le contraire du dépérissement. Enfin, le fondement du jeu n'étant ni connu ni même envisagé alors, les buts des joueurs lors de cette crise sont encore essentiellement liés à ceux définis par des règles particulières. Un footballeur professionnel, un champion de go, un guitariste sous contrat ou un accro des différents lotos financés par l'Administration des impôts seraient bien ébahis d'entendre que ce qu'ils pratiquent n'est plus du jeu, alors qu'un Caillois affirme que si, et qu'un Huizinga ne prétend pas que non. Il leur sera déjà plus facile de comprendre que dans leur activité, la place du « joueur » n'est plus d'être le maître du jeu, de le déterminer, mais qu'il en est devenu un élément particulier, interchangeable. Le jeu entre dans son contraire lorsque le joueur n'est plus que le sujet apparent, mais en réalité objet du jeu. Le négatif du jeu apparaît alors comme la restauration de la conscience contre l'esprit, le refus de cette corrosion progressive de l'activité, contre l'état de fait qui n'est plus du jeu alors qu'il en porte encore tous les attributs. Ce refus est brusque et subjectif. C'est pourquoi dans le jeu le négatif est le moment du joueur. 

La critique du jeu est généralement portée par un joueur qui s'est vu refuser l'entrée de la sphère, parce qu'il n'a pas pu ou pas su remplir les exigences initiatiques, y compris dans la connaissance, nécessaires à son accès. Et, moins souvent, le critique est celui qui refuse de jouer parce que l'activité dégénérée qui lui est présentée comme jeu n'est même plus une promesse de plaisir. La critique ne porte pas alors sur un jeu ou une partie, même s'ils servent souvent de prétexte déjà parce qu'ils sont la ligne de défense de ceux qui sont absorbés dans l'accomplissement d'une réglementation étouffante, mais dans sur le jeu en entier, quoique jamais ainsi nommé. C'est un violent désaccord qui se manifeste alors, dans une véhémente recherche d'arguments qui sont plutôt l'expression d'une insatisfaction qu'un système cohérent. 

Deux personnages illustrent cette dispute autour de l'atrophie du jeu, le tricheur et le briseur de jeu. Le tricheur est un joueur qui n'adhère plus à l'accord qui a été l'acte de création du jeu. Jusqu'au moment où les pôles du jeu sont stabilisés, où le jeu est institutionnalisé, tricher n'est pas possible car un désaccord sur la communication initiale contribue au jeu, le modifie. Le tricheur n'apparaît qu'à partir du moment où la première règle est devenue immuable. Non seulement il ne change pas les règles, mais ne veut pas les changer. Il cherche à en exploiter les faiblesses contre les autres joueurs. Il est l'expression de l'opposition entre le pacte initial et le but du jeu : il soutient le pacte initial inamovible et définit le but du jeu comme ne pouvant dépasser le pacte initial. Le pacte initial est l'objectivité ; le but du jeu, qui n'est donc plus que le but de la partie, est son affaire personnelle. Il utilise la communication, non pour la fonder, mais pour l'éterniser. Le tricheur est profondément joueur. Mais il espère profiter des lézardes grandissantes entre l'essence du jeu, qu'il méprise, et la règle, qu'il vénère jusqu'au fétichisme. En profitant systématiquement des failles de la règle, il contribue en réaction à l'augmenter, à l'alourdir, à l'émanciper. Sa négation partielle du jeu contribue à l'aliénation de cette activité. Dans la société marchande prise comme un jeu, le tricheur est l'escroc, et la tricherie est la corruption. Dans le mouvement de sa réglementation, qui dépasse la maîtrise de ses membres, escrocs et corrompus prolifèrent, malgré et à cause des réformes, qui ne sont que son rapiéçage. Escroquerie et corruption sont ainsi d'excellents baromètres de la distance entre la loi et la société où elle s'applique. Du tricheur il faut encore dire que, comme l'escroc, il est fondamentalement conservateur. Il pense mieux jouer que les autres parce qu'il utilise et souvent connaît mieux les règles. De ce fait, le tricheur a besoin des règles, comme l'escroc a besoin des lois. Il utilise la communication des autres, mais ne communique pas lui-même. Ainsi, il nie surtout la communication. C'est son plaisir, et sa limite. 

Il existe deux briseurs de jeu tout à fait différents. Le plus connu, celui que Huizinga appelle « briseur de jeu », est le briseur de jeu conjoncturel. Dans le monde réellement renversé, où le travail est source de toute richesse et où le jeu est l'appendice sous- ou surplaisant du travail, le rigoriste, celui qui clame « assez joué », est ce briseur de jeu-là. Du puritain anglais jusqu'à l'écologiste allemand, en passant par le petit patron, le juge, le psychiatre, l'ouvrier moraliste, tout ce qui est raisonnable, paupériste et utilitariste refuse avec acharnement le jeu, que ce soit comme plaisir, comme mode de fonctionnement, comme champ de l'imagination ou comme débat sur l'humanité. Ce briseur de jeu, qui dans l'histoire est le bourgeois dans ce qu'il a de petit et dans le quotidien est la middle class dans ce qu'elle a de légaliste, est le parti de la domination du travail dans notre monde. Aussi, dans la tyrannie qu'a rapidement instituée la raison, les briseurs de jeu de la propagande, journalistes, « intellectuels », n'ont même jamais élevé le bris de jeu à un jeu qu'ils auraient pourtant pu valoriser, tant il n'aurait pas manqué de dadaïsme. Le briseur de jeu, en tous cas, se place résolument et ouvertement hors du jeu. Il s'autorise généralement de la règle pour rompre le jeu, et en cela il a raison. Car c'est le moment du jeu que sa propre règle lui tape sur les doigts. Le briseur de jeu conjoncturel est toujours haï des joueurs, mais l'emporte sur eux, parce qu'il a réussi à leur faire croire que l'en-dehors du jeu est plus grand que cette activité qui les absorbe et qui dépend donc en dernière analyse de cet en-dehors. Ce renversement de perspective sans appel suffit au briseur de jeu conjoncturel et le fonde, comme la croyance en l'économie suffit à l'économiste et le fonde : le jeu est infime, subordonné, et sa fin est son bris de la même façon que la société humaine est dépendante des lois économiques et sa fin est infinie. S'il est agacé par la puérilité du joueur, le briseur de jeu conjoncturel ne hait personne davantage que le tricheur. Car il sait que le tricheur perpétue le jeu contre toute raison. Il est l'arbitre qui expulse le tricheur, le gardien des mœurs qui traque le libertin - l'escroc en amour -, ou le flic intègre des polars, pas celui qui brutalise les petits délinquants, mais le courageux chevalier de l'uniforme qui finit par capturer un haut dirigeant de la société, ploutocrate éhonté qui avait abusé de ses règles, y compris, en ultime recours, en crime capital, en tentant vainement de corrompre le héros. Ainsi, la propagande dominante prouve le besoin d'arbitres, de gardiens des mœurs, de flics. 

Si le briseur de jeu conjoncturel manifeste par cette négation du tricheur une première négation de négation du jeu, le briseur de jeu structurel nie les deux autres en les associant. Le briseur de jeu structurel en effet est en désaccord complet avec les règles. Il ne reconnaît pas le jeu, il le refuse. C'est d'abord l'absence de plaisir qu'il sent plutôt qu'il ne formule. Lorsqu'il essaye ensuite de modifier le jeu dans le sens de cette perception, il s'aperçoit que la maîtrise est hors de sa portée. Il n'y a pas de doute, il n'y a pas de liberté. Mais en refusant le jeu, le briseur de jeu structurel crée son propre jeu. Ainsi, l'activité qu'est le jeu se régénère. Le briseur de jeu structurel fonde l'aliénation comme un moment du jeu. Avec lui, le jeu devient la négation de ce qui est là, la division de l'humanité selon son propre principe. Il revendique aussi des conceptions conservatrices. Il est le purificateur, il veut l'authenticité, revenir à la pureté originelle. Mais il est surtout novateur, parce que sa critique de la corruption du jeu contient aussi la mesure de la distance entre le jeu tel qu'il apparaît et son essence. Il est ainsi le dépositaire du plaisir, du doute et de la liberté des conditions de son époque, en théorie, en pratique ; et cela, en tenant du subjectif, conformément au principe du joueur. Cette subjectivité pourtant est paradoxale, parce que, par définition, il est un humain entre deux mondes : celui qu'il critique et celui que cette négativité crée. 

Il est hasardeux de nommer ici les briseurs de jeux structurels de l'histoire. Ce serait une galerie à peine moins statique que celle de Plutarque, et à peine moins épique que celle des Héros de Carlyle. Les prophètes sont les briseurs de jeu et joueurs qui ont le plus contribué aux grandes révoltes, pas seulement pour la conscience du jeu avec l'infini et l'absolu. La religion est justement la sphère de règles et d'arbitraire qui corrompt ce jeu dont le jouet est Dieu. Mais si la religion est toujours déformée par les anathèmes et les ferveurs, elle n'en demeure pas moins un des grands jeux de l'humanité. Qu'on se fie peu, d'ailleurs, à tous ces impudents qui se croient affranchis de toute religion parce qu'ils ne croient pas en Dieu. La règle fondatrice de la religion n'est pas Dieu, mais croire. Et je voudrais bien rencontrer quelqu'un qui ne croit en rien, pas même qu'il pleut, qu'il est deux heures cinq, ou que j'existe. 

Un autre jeu qui se corrompt vite et se régénère parfois est la guerre. De grands briseurs de jeu y ont joué, soit en stratèges, soit en combattants, parfois même les deux. Que la guerre soit un jeu est nié par l'idéologie dominante parce que, pour avoir la paix, on a habitué le spectateur à s'identifier à la victime de la guerre. Et la victime de la guerre, sans aucun doute, sans aucune liberté, ne joue pas. Caillois, peu après la dernière guerre dite « mondiale », ne veut pas admettre de guerre dans le jeu, sauf si elle était « courtoise », ce qui n'est le cas que chez Walter Scott et dans les contes de fées. Sinon, le caractère ludique de la guerre est couramment reconnu. Dans 'De la guerre' (liv. 1, chap. 1), Clausewitz, par exemple, du point de vue de celui qui la fait, écrit un sous-chapitre intitulé « Comme par sa nature objective, la guerre devient également jeu par sa nature subjective ». Même si la guerre chez Clausewitz paraît à peine plus que le jeu de cartes auquel il la compare, son constat est notable, parce qu'il se situe à une époque où les guerres issues de la Révolution française avaient aboli un grand nombre de règles de la guerre en perruque du siècle de Frédéric II, notamment en introduisant des joueurs nouveaux, selon des critères nouveaux, issus du mérite, et non plus de l'ancienneté et du nom. Et lorsqu'on regarde la guerre du Golfe, l'archétype de notre époque en la matière, on voit les stratèges devenus bureaucrates, les combattants devenus chair à canon. C'est uniquement dans la mesure où le travail a gangrené la guerre qu'elle n'est pas, provisoirement, le jeu décrit par Clausewitz. Si dans les nouvelles guerres locales, comme en Bosnie et en Angola, le plaisir de l'oscillation est bien plus évident, la limitation de tels conflits et leur fonction pour le monde du travail en étouffent assez vite la qualité des joueurs. Ce qu'elles ont de propice au jeu tient principalement à leur caractère de guerres civiles. L'individu, ou pour parler plus justement, le lieu de l'unité de la conscience, y est davantage sollicité que dans les guerres d'Etat, et les règles éthiques et policières y sont généralement caduques, de sorte que la création de la sphère de jeu est alors, en partie, ouverte. Cependant, dans les guerres civiles contemporaines, les briseurs de jeu structurels ne se manifestent pas de manière conforme à cette création, et sont même assez souvent massacrés par les briseurs de jeu conjoncturels, qui pilotent les partis étatistes en guerre. Seules ainsi les guerres civiles qui sont parties d'insurrections sont, en partie, l'œuvre de briseurs de jeu structurels. Aussi bien dans l'Intifada qu'en Afrique du Sud, par intermittence au Cachemire, en Haïti et au Zaïre, et avec plus de plaisir, parce que moins de récupération, en Somalie et en Algérie, on peut voir le parti des briseurs de jeu structurels jouer contre les défenseurs du travail, qui travaillent à les vaincre. C'est une caricature de la dispute sur le jeu qui, d'un côté, est jeu qui n'ose pas se proclamer (certains maquis d'Algérie, certaines bandes de Mogadiscio) et, de l'autre, une sorte de jeu hypertrophié où le plaisir s'est réfugié derrière la nécessité de la nécessité (comme chez l'intelligentsia collaboratrice algérienne, comme chez les miliciens d'Aïdid and Co, comme chez les pleureuses islamiques et humanitaires, comme chez les GI et les Casques bleus, comme pour les juntes bunkérisées d'Alger et de Somalie). C'est la misère de l'époque que d'avoir laissé les défenseurs du travail encercler de si émérites joueurs, que nous ne sachions même pas comment appliquer sur un terrain plus vaste leur peu de règles. 

Le jeu comme négatif est révolte. L'amour, siège intime de l'oscillation et du plaisir, de la liberté et du doute, est le cœur du jeu. Que l'amour soit un tel carrefour de qualités essentielles du jeu est partout l'objet d'importantes réserves. Caillois, dans Les 'les Jeux et les hommes', l'ignore purement et simplement. Huizinga, pour exclure l'amour de la sphère du jeu, et c'est la seule acception de ce qui est couramment admis comme jeu qu'il en retranche, scinde la poésie qui l'enrobe de ce que la morale réprouve : « Pourtant il s'agit ici de bien distinguer. Selon toute apparence ce n'est point l'acte purement biologique de l'accouplement qui est conçu comme jeu par l'esprit créateur du langage. A cet acte en soi ne peuvent s'appliquer ni les traits formels ni les traits fonctionnels du jeu. En revanche, la sa préparation, son prélude, révèle souvent de nombreux caractères ludiques. » Il aurait été intéressant que cet « historien » calviniste explique un peu ce qu'est un « acte purement biologique » et en quoi l'« accouplement » entre humains en est un, au-delà de « toute apparence ». Le christianisme et l'économie marchande aujourd'hui ont tenté de séparer dans l'amour le jeu préparatoire et le jeu du coït. Mais l'embarras de Huizinga devant sa castration du jeu transparaît lorsqu'il présente lui-même le mot sanskrit « kradaratnam », qui signifie à la fois « coït » et le « joyau des jeux ». 

De tous les jeux, l'amour est certainement le plus intense. C'est celui où la sphère du jeu est la plus exclusive. C'est le jeu où la communication va au plus profond. C'est celui où la promesse du plaisir est la plus forte et la plus simple. Toutes les tentatives de théoriser ce jeu se sont avérées très en dessous de leur objet, de Platon à Bataille, en passant par Stendhal et Simmel. La seule tentative de régulation de ce jeu s'élevant à la prétention de cohabiter avec l'idéologie dominante, l'amour courtois des troubadours, est tombée en ruine, non sous les coups de la « barbarie » des gens du Nord, comme il est commun de l'affirmer, mais en s'affaissant sur sa propre sécheresse, comme un château de sable. Comme à la guerre, la courtoisie est une règle rêvée par des victimes, et qui n'a donc pas tenu. 

L'amour est donc jeu primitif, au sens de Huizinga, dont les règles sont davantage éphémères que dans les autres jeux, juste utiles ou plaisantes sur l'instant, mais sous l'arbitre entier des joueurs. Ses perspectives sont aujourd'hui grandes ouvertes. Ce jeu étonnant est cependant restreint par le nombre très faible de participants admis dans une partie, à l'exception seulement plus de deux. Ce jeu impérieux, dont les limites spatiales et temporelles se propulsent hors de l'horizon et de l'imagination, est principalement indifférent aux règles de la société. Ses propres constructions, fort distinctes d'une partie à l'autre, s'y substituent avec mépris, souvent dans le crime, et donc souvent dans la mort. Ainsi, la création, puis la construction, de l'amour, sont-elles essentiellement négatives, et toujours prioritaires sur le non-jeu, le travail, la raison. D'autre part, l'appartenance du joueur à la sphère n'y dépend nullement d'un choix de la conscience. On ne peut pas aimer parce qu'on a décidé d'aimer, comme au XVIIIe siècle, et on ne peut pas ne pas aimer parce qu'on a décidé de ne pas aimer. L'amour, en effet, est une destruction d'un système de défense de l'individu, et cette destruction semble s'opérer sur des barrages caractériels hors de sa volonté. 

Si l'amour est un chaos entre particuliers, où toute la connaissance humaine est en jeu, où s'arracher les tripes est aussi commun que l'orgasme, et où l'étendue du possible se concentre dans la plus intense dispute, l'amour est aussi en dispute hors de lui. La publicité déiste et le catéchisme marchand ont toujours travaillé à l'annexer. Le bonheur de la religion (le bonheur est une idée fausse sur la finalité, le bonheur n'existe qu'en tant qu'approximation, comme l'infini) est l'amour de Dieu, l'amour de la nouvelle voiture. Dans une série télévisée de spots publicitaires, en mai 1995, dans quatre annonces successives et indépendantes un personnage prétendait aimer chaque fois la marchandise présentée. Dans cette inflation d'amour corrompu, ramené à un dénominateur commun au service de la sphère du travail, il n'est pas étonnant que la négativité fondamentale de ce jeu échappe aux ennemis de la société actuelle. De jeunes gueux en effet, qui n'ont jamais aimé, et c'est le contraire l'exception, pensent que l'amour n'existe pas, ou bien qu'il est une mélasse middle class pour les amollir et les récupérer. Les meilleurs détenteurs du négatif, par préjugé, préfèrent ainsi nier les immenses possibilités négatives de l'amour. Bien qu'il soit extrêmement difficile de mesurer l'impact de ce jeu secret et souterrain, dont les explosions sont souvent assourdies ou maquillées par les joueurs eux-mêmes, il semble que le point culminant de la révolution en Iran (cf. 'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979', d'Adreba Solneman) a été la neutralisation de la violence subversive de l'amour. Par conséquent, il est au moins plausible, en dehors de toute preuve, que le même jeu avait eu des conséquences déterminantes sur les révolutions en Russie et en France. 

Le négatif du jeu est le fameux moteur de l'histoire. L'histoire est le jeu des jeux. A notre époque historique, le jeu par excellence est un jeu négatif : l'émeute moderne. C'est la critique de la règle comme décompression de la liberté et du doute, la création de l'absence de règle comme règle. Alors que le briseur de jeu conjoncturel est un ennemi du jeu parce que c'est un ennemi de la communication qui dissout les conditions qu'il veut conserver, l'émeutier moderne, comme l'amoureux, est un ennemi de la communication comme aliénation, comme corruption. Le plaisir de l'émeute est ce sérieux qui s'inverse à grande vitesse contenu dans « tout est possible ». Il n'y a, d'abord, plus d'autre règle possible que l'acte qu'on improvise. Entre 1988 et 1993, cependant, l'émeute moderne s'est beaucoup usée. Des règles y sont apparues qui, si elles ne sont pas encore aussi policées qu'à l'époque de Blanqui, ont pourtant grandement restreint l'étendue de sa perspective. Cette négativité sans entraves, construite initialement sur la spontanéité et l'immédiateté, s'est restreinte, au détriment de sa capacité de communication. Le doute et la liberté de l'émeute moderne ne sont plus permis. Mais pour illustrer ce jeu, moteur de notre histoire, voici la description d'une de ses premières parties, presque une pièce d'anthologie, présentée par un de ses ennemis, Caillois, qui en sent plus qu'il ne l'admet toute la puissance ludique. Et il faut donc davantage rendre hommage à la singulière intuition qui a fait figurer ce passage dans Les 'les Jeux et les hommes', plutôt que sourire de l'hostilité prophétique de l'auteur, qui qualifie cet événement de « minime, sans lendemain », ce dont la Bibliothèque des Emeutes a établi, pour la seule période de 1988 à 1994, plusieurs centaines de réfutations indiscutables. 

« L'épisode en lui-même est minime, sans lendemain. Mais il montre à quel point l'ordre institué demeure fragile justement à proportion qu'il est strict, et comment les puissances de vertige sont toujours prêtes à reprendre le dessus. Je reproduis la perspicace analyse de la représentante du 'Monde' dans la capitale suédoise : 

"Le soir du 31 décembre, comme 'Le Monde' l'a signalé, cinq mille jeunes gens ont envahi Kungsgatan - l'artère principale de Stockholm - et pendant près de trois heures ont 'tenu la rue', molestant les passants, renversant les voitures, brisant les vitrines et tentant finalement d'ériger des barricades avec des grilles et des montants arrachés de la place du marché la plus proche. D'autres groupes de jeunes vandales renversaient les vieilles pierres tombales qui entourent l'église voisine et jetaient du haut du pont qui enjambe Kungsgatan des sacs de papier pleins d'essence enflammée. Toutes les forces de police disponibles furent amenées en toute hâte sur les lieux. Mais leur nombre dérisoire - une centaine d'hommes à peine - rendait leur tâche difficile. Ce n'est qu'après plusieurs charges, sabre au clair, et des luttes au corps à corps à dix contre un, que les policiers purent rester maîtres du terrain. Plusieurs d'entre eux, à moitié lynchés, durent être transportés à l'hôpital. Une quarantaine de manifestants furent arrêtés. Leur âge variait entre quinze et dix-neuf ans. 'C'est la manifestation la plus grave qui se soit jamais déroulée dans la capitale', a déclaré le préfet de police de Stockholm. 

"Ces événements ont suscité dans la presse et les milieux responsables du pays une vague d'indignation et d'inquiétude qui n'est pas près de s'apaiser. Les pédagogues, les éducateurs, l'Eglise, les innombrables organismes sociaux, qui en Suède encadrent de fort près la communauté, s'interrogent anxieusement sur les causes de cette étrange explosion. Le fait en soi n'est d'ailleurs pas nouveau. Tous les samedis soir, les mêmes scènes de bagarres se produisent dans le centre de Stockholm et des principales villes de province. C'est la première fois cependant que ces incidents atteignent une telle ampleur. 

"Ils présentent un caractère presque 'kafkaïen' d'angoisse. Car ces mouvements ne sont ni concertés ni prémédités ; la manifestation n'a lieu ni 'pour' quelque chose ni 'contre' quelqu'un. Inexplicablement, des dizaines, des centaines, et lundi des milliers, de jeunes gens se trouvent là. Ils ne se connaissent pas entre eux, ils n'ont rien de commun que leur âge, ils n'obéissent ni à un mot d'ordre ni à un chef. Ils sont, dans toute l'acception tragique du terme, des 'rebelles sans cause'. 

"Pour l'étranger, qui sous d'autres cieux a vu des enfants se faire tuer pour quelque chose, cette bagarre dans le vide paraît aussi incroyable qu'incompréhensible. S'il s'agissait même d'un joyeux canular de mauvais goût pour 'faire un peu peur aux bourgeois', on se sentirait rassuré. Mais les visages de ces adolescents sont fermés et mauvais. Ils ne s'amusent pas. Ils explosent tout à coup dans une folie de destruction muette. Car ce qu'il y a peut-être de plus impressionnant dans leur foule, c'est leur silence. Dans son excellent petit ouvrage sur la Suède François-Régis Bastide a déjà décrit : 

'... ces oisifs en proie à la terreur de la solitude [qui] se rassemblent, s'agglutinent comme des pingouins, se tassent, grondent, s'injurient les dents serrées, se bourrent de coups sans un cri, sans un mot compréhensible...' 

"A part la fameuse solitude suédoise et l'angoisse animale maintes fois décrite que suscite cette longue nuit d'hiver qui commence à deux heures de l'après-midi pour se dissiper dans la vague grisaille à dix heures du matin, où chercher l'explication d'un phénomène dont on retrouve l'écho sous d'autres formes chez toutes les 'graines de violence' d'Europe ou d'Amérique ? Parce qu'en Suède les faits se détachent plus nettement qu'ailleurs, l'explication que l'on peut trouver ici vaut sans doute aussi bien pour les 'vandales du rock'n roll' que pour les 'sauvages à motocyclette' d'Amérique, sans oublier les 'teddy-boys' londoniens. 

"A quel groupe social appartiennent tout d'abord les jeunes rebelles ? Revêtus comme leurs collègues américains de blousons de cuir sur lesquels se détachent des têtes de mort et des inscriptions cabalistiques, ils sont comme eux pour la plupart des fils d'ouvriers ou de petits employés. Apprentis ou commis de magasin eux-mêmes, ils gagnent à leur âge des salaires qui auraient fait rêver les générations précédentes. Ce relatif bien-être et, en Suède, la certitude d'un avenir assuré, abolissent chez eux l'angoisse du lendemain et rendent, du même coup, sans emploi la combativité jadis nécessaire pour 'se faire une place dans la vie'. Sous d'autres cieux, c'est au contraire l'excès de difficultés à 'percer' dans un monde où le labeur quotidien est dévalué au profit de la gloire des acteurs de cinéma et des gangsters, qui entraîne le désespoir. Dans les deux cas, la combativité, privée de champ d'action valable, explose tout à coup dans un déchaînement aveugle et dénué de sens..." Eva Freden. ('Le Monde', 5 janvier 1957.) »


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome II : Téléologie moderne Précédent   Table des   matières   Suivant