Identité des humains


 

1) Identité collective

a) Les humains font leurs propres divisions

Ainsi énoncée, cette proposition apparaît comme la plus banale évidence. Pourtant, les humains vivent leurs propres divisions comme préétablies, objectives, indiscutables. Pourtant, les humains pensent presque tous naître dans des divisions dans lesquelles ils mourront. Pourtant, nous n'entendons nulle part des humains exiger une division de leur genre selon leurs goûts et perspectives, selon leur désir et volonté, contre l'immuable. En dehors des illogiques appels à la fade unité générale, aucune imagination à se préposer et supposer dans une division fondée à sa mesure, si ce n'est la fade individualité. Ainsi donc, si les humains font leurs propres divisions, ce n'est pas avec leur conscience, et si le genre est suffisamment puissant pour faire tout ce qui est, il s'abandonne, pour ce qui est de l'origine de ses disputes, à la peur et à la tradition, aux croyances et aux superstitions.

Aujourd'hui même, la division des humains change. Le débat de façade entre Est et Ouest, entre spectacle diffus et spectacle concentré, entre deux projets concurrents de paradis sur terre, le communisme et le libéralisme, réduits pour les besoins de la cause à leurs vitrines, frappé de caducité, a cassé son ressort, son crédit. La division qui dominait ce débat, la division des humains en classes dites sociales, mais qui n'étaient sociales que parce qu'elles étaient économiques, avait paralysé tout autre débat pendant une époque dont la « guerre froide » n'était plus que le dernier effort de conservation. Cette dispute entre prolétariat et bourgeoisie n'était pas seulement posée comme essence de cette époque, mais, rétroactivement, comme essence de toute époque. De zélés postscripteurs se sont employés, ou plus exactement ont été employés, depuis plus d'un siècle, à vérifier que toute dispute humaine a toujours été principalement économique, que prolétariat et bourgeoisie étaient en germe jusque dans nos gènes, ce que, si on pouvait remonter au-delà des Sumériens, il serait facile de vérifier historiquement. Aussi, cette division centrale de l'humanité, en ces deux camps économiques, c'est-à-dire religieux, n'a été que très peu contredite dans la théorie, sauf par les tenants de divisions plus anciennes, conservateurs avoués ; et pas du tout contrée en pratique, puisque toutes les polices, qu'elles soient celles des idées, comme les syndicats, les partis politiques, les services de propagande, ou du bâton, comme tous les exécutants musclés de l'Etat, ou aspirant à le devenir, se sont efforcées, pendant plus de cent ans, de tout classer, étiqueter, cataloguer, aiguiller, y compris le petit matériel humanoïde, dans cette division. Inutile de rappeler combien cette mise en enclos, et de la pensée et des humains, a fait diversion, a ralenti le temps, a coûté de vies. La pénurie de révolutions, pendant cette longue période, en est le fruit amer. Car les deux partis, celui du prolétariat comme celui de la bourgeoisie, qui avaient prôné puis policé ce travail de division avant de le gérer, sont de la même religion économiste, que leur scission, qui s'est étendue à l'ensemble du genre par leur force de persuasion, a puissamment contribué à renforcer.

Ces deux partis larrons en foire n'ont pas seulement étendu leur scission à tout le passé mesurable et à l'ensemble de l'espace disponible ; ils ont également prétendu faire le monde selon leur théorie, où il était nécessaire de prétendre que le monde se faisait tout seul et que leur théorie n'était que le constat de ce qui se faisait tout seul, nous n'y sommes pour rien. D'abord, la prééminence de la gestion dans le débat dominant a fait du travail, et donc de la place qu'occupe tel individu ou tel groupe d'individus par rapport au travail, la paire de ciseaux du découpage. Dans cet élevage hormonal, on était d'abord ouvrier ou allié d'ouvrier, soit bétail, soit vacher ou porte-fouet, c'est-à-dire bourgeois ou affidé. Un individu appartenait d'abord à une conception de la gestion, capitaliste ou communiste, et seulement en fonction de cette conception, par son filtre obligatoire, était autorisé à dessiner un projet pour l'humanité, et non pas l'inverse. Lors des disputes de ces deux concurrents en parts de gestion, de même, on fabriqua de l'ouvrier et du bourgeois. Car s'il existait effectivement de l'ouvrier et du bourgeois avant que leur division ne soit considérée comme centrale, il n'était plus concevable qu'il existât autre chose après. Certes, à l'époque de Marx où cette division prit son essor, ces deux groupes humains, prolétariat et bourgeoisie, croissaient, comme croissait l'essor de la gestion comme pensée dominante ; et il serait intéressant de vérifier quelle était la part de ceux qui rejoignaient l'un et l'autre camp par conviction, par enthousiasme, en comparaison à ceux qui les rejoignaient sous le fouet, par nécessité. Mais, ces dernières années, il devenait de plus en plus difficile, dans un monde où les individus croissaient même davantage, de gérer leur division en classes. Leurs révoltes même, et la révolution iranienne a été un relevé exact de l'état de vieillissement de la division économiste du monde, refusaient cette dichotomie. La négation de ce monde devenait visiblement la négation de sa division dominante. Si les pauvres n'accèdent plus à cette théorie, ce n'est pas un malencontreux phénomène de mode ou l'effet d'une cynique propagande pour les égarer ; c'est que son insuffisance est telle que son dépassement apparaît d'abord nécessaire là où l'on critique ce monde ; c'est que son knout a rendu plus stupides ceux qui frappent que ceux qui esquivent ; c'est que les révoltés modernes ferment enfin, sans le savoir mais en le voulant, la parenthèse économiste qui a paralysé le débat qu'ils avaient laissé poindre il y a deux siècles. Aujourd'hui que l'économie comme police commence à subir le sort des soufflés ratés, nous devons cependant mettre en garde de sa mise en réserve : comme la religion déiste avait pu être mise en réserve par l'inconséquence à l'achever du parti athée (conspuer n'est pas critiquer, mépriser n'est pas dépasser, ricaner n'est pas achever), pour reparaître sous des formes sans cesse rénovées, l'économie ne voit s'annoncer actuellement qu'un mauvais quart d'heure : elle est enfin dénoncée comme une de ces formes rénovées de la religion, justement celle du parti athée. Ainsi, qu'on ne se méprenne pas : ce n'est pas parce que le mur de Berlin est tombé que nous critiquons enfin le communisme (à ne pas confondre avec le stalinisme), c'est parce que nous critiquons enfin le communisme que le mur de Berlin est tombé.

b) Les diviseurs sont au travail

Mises en réserve pendant toute la période prolétariat-bourgeoisie, d'autres divisions, usées à endiguer d'autres révolutions, c'est-à-dire d'autres débats sur le monde, refleurissent au printemps de leurs idéologies exhumées. Il s'agit d'abord, bien entendu, du classement des humains selon leurs religions. On a pu croire que la révolution en Iran et la révolte simultanée en Pologne ont été des affaires de religion ; ce ne sont que les récupérations de cette révolution et de cette révolte qui sont devenues des victoires des religieux déistes sur leurs compétiteurs économistes, qui s'étaient avérés incapables même de freiner ces deux grandes déferlantes de négativité spontanée. Que les foules en colère préfèrent à nouveau se soumettre à des prêtres plutôt qu'à des économistes mesure essentiellement combien le règne de ces derniers a éloigné l'humain de son objet, de sa réalisation, a favorisé, sans bornes apparentes, l'aliénation.

Ce n'est pas par tolérance, mais plutôt par ignorance ou encore par complicité policière que les religions déistes ont souffert l'économie. Vieilles rombières maniaques, elles ont été ridiculisées par cette jeune haridelle, qui les a dépouillées de tout, sauf, hélas, de la vie. Les tenants de l'économie ont longtemps au moins moqué, sinon injurié la religion déiste, mais uniquement comme on s'injurie à l'intérieur d'une même famille. Aujourd'hui partout, de la Pologne à l'Inde, en passant par tous les Etats où l'islam domine, la religion déiste est contrainte de spiritualiser le débat, y compris sur la révolte, là où l'économie moque, voire injurie le débat. Cependant, là où elles sont ces fortes membranes de protection contre la liberté du débat sur le monde, les religions déistes se dilatent pour contenir, et elles le font à l'aide d'idées oubliées, mariées à des concepts honnis pour des conceptions de synthèse qui ont au moins l'avantage de surprendre les révoltés les moins lucides. D'ailleurs, ces religions déistes ont en commun de devoir se renier pour intégrer le monde que le règne de la diversion économiste a produit. Elles ne peuvent pas, par exemple, critiquer l'Etat moderne, que leur antique dogme ignorait, sinon contredisait, elles ne savent pas si elles doivent répudier la concentration marchande du monde, immorale selon leur canon, et elles ont pour les miracles du spectacle de l'information les mêmes extases qu'elles tentent de provoquer autour des miracles divins. Aussi, c'est comme une fracture qui les traverse : d'un côté la voix surnaturelle du passé, de l'autre le vibrato électronique d'un présent qui s'y oppose. Toutes les vieilles religions déistes gèrent de manière empruntée cette contradiction qui les dénature. Le temps de leur retour, pour elles qui ont surpris la révolte en s'accrochant à son ultime wagon et qui ont arrêté son train par la répression, se contracte vite. Toutes méritent aujourd'hui le préfixe accablant « néo ».

Il s'agit ensuite du nationalisme et de ses variantes raciales. Eux aussi ont perduré sous la domination de la division de classes, comme une sous-division (Marx et Bakounine ne s'insultaient-ils pas en se traitant respectivement de Russe et de Juif ?), ou comme une vérité première sur laquelle la vérité de classes, indiscutable certes, ne venait que comme une superstructure sur une infrastructure (les libérations nationales, dans les trois premiers quarts de ce siècle, se sont toujours prétendues au service du prolétariat). Aujourd'hui que la division de classes, indiscutée certes, n'est plus de salon, on voit tous ces prolétariens nationalistes se rebaptiser, au pas de charge, nationalistes tout court. La caricature en est le Front populaire de libération du Tigré, maoïste notoire, qui a pris le pouvoir en Ethiopie en 1991 sous injonction pressante du gouvernement des Etats-Unis, devant la menace de l'insurrection d'Addis-Abeba, qui était sur le point de reprendre le débat des kébélés interrompu en 1978. Ce mouvement de « libération » vient d'annoncer qu'il « donne la priorité à l'ethnicité » ('le Monde', 30-12-1992).

Le nationalisme n'a pas de dogme, encore moins de théorie. Personne n'est nationaliste en soi, tous les nationalistes sont nationalistes quelque chose. Le nationalisme repose directement sur le terme de nation, et s'appuie indirectement sur les termes se légitimant de la Rome antique que sont « peuple », » Etat », « patrie », tous des termes glorifiés avec succès par les liquidateurs du débat de 1793. Le nationalisme repose sur l'idée vague qu'un certain nombre d'individus sont de même racine, c'est-à-dire de même descendance, que leur unité est donc de fait, et que leur (comme s'il leur appartenait) Etat était la reconnaissance de ce fait. Le nationalisme repose donc principalement sur le lien de procréation, le lien du sang, et accessoirement sur la notion de territoire, où comme à Athènes on pouvait devenir citoyen en habitant le sol d'Attique sans être de même souche que les autres citoyens. Les frontières généalogiques et géographiques sont par ailleurs très floues, contestables sans fin à l'intérieur d'une notion aussi peu rigoureuse, et fort contradictoires entre elles. Cette imprécision conceptuelle nécessite d'adjoindre au nationalisme d'autres termes pour le décharger et le compléter. C'est ainsi qu'apparaît « ethnique ». « Ethnique » permet de subdiviser le national, ou de fonder des minorités à l'intérieur de « nations ». « Ethnique » avalise les disputes de frontière à l'intérieur de national. « Ethnique », qui fait scientifique, a l'avantage propagandiste d'être presque homonyme d'« éthique », ce qui dans l'ignorance ambiante ne dessert pas.  laquo;Ethnique » est donc un diviseur nouveau, maniable et efficace, qui modernise et diversifie le nationalisme. Plutôt offensif, il n'est devenu odieux que depuis qu'il est identifié à la guerre de Bosnie. Mais ainsi il remplit une fonction de protection du nationalisme : il est comme une sorte d'intégrisme qui met à l'abri les croyants non pratiquants du nationalisme, c'est-à-dire à peu près tous les autres. Même les antinationalistes affichés soutiennent encore des « nations » minoritaires, comme les Indiens d'Amérique par exemple, et à la question « d'où viens-tu ? », chacun pointe encore sur la couleur de sa carte d'identité ou ressort la sonorité chantante du nom d'un vulgaire Etat.

L'absence de critique du nationalisme est donc généralisée. Elle tient, au travers de l'approbation tacite, essentiellement à l'absence d'une analyse de notre société. Jusque dans l'« internationalisme prolétarien », qui n'est d'ailleurs que rarement compris comme volonté de supprimer la division qu'est la nation, la critique du nationalisme n'est plus qu'une litanie furieuse et sourde. Or, il s'agit de reprendre cette critique internationaliste, parmi les autres critiques qui constituent la part vaincue du débat des pauvres en révolte lors de la division effectuée après 1923, mais dans les concepts de notre monde qui se fait. Le nationalisme n'est pas une vile manœuvre de la bourgeoisie pour diviser les prolétaires (comme en 1914). Le nationalisme est la réaction de 1793 qui essaie d'empêcher le débat des pauvres. Le nationalisme, parce qu'il a su, pendant deux siècles de lénino-keynésianisme jacobin, s'adapter en souplesse aux différents virages dominants de la division des humains, est aujourd'hui le concept de division le moins critiqué. C'est donc selon le nationalisme que les gestionnaires acceptent aujourd'hui de se diviser, et de diviser tous les autres, puisque ces autres ne prennent pas sur eux l'activité de division.

La division ethnique n'est pas non plus critiquée. Sa forme consciente, bosniaque, l'« épuration ethnique », soulève des flots d'indignation. Mais ce n'est que la morale, appuyée sur des comparaisons avec le nazisme, ce n'est que l'hypocrisie du spectacle, qui retourne de façon spectaculaire sa responsabilité en indignation vertueuse. Car il n'y a aucune critique de la division ethnique, au contraire. En Bosnie, ce sont les représentants du libéralisme occidental, « démocrates », Vance et Owen, qui ont fabriqué et tenté d'imposer une carte ethnique comme base d'un traité de paix. Serbes, Croates et « musulmans » sont divisés en tant que tels, parce que la bureaucratie titiste en avait décidé ainsi, puis parce que dans le dernier formulaire de recensement on s'est déclaré tel, et surtout parce que, pour les gestionnaires de ce monde, cette division est une exemplaire garantie de division entre leurs ennemis, les pauvres modernes. L'encouragement officiel à la morcellisation des Etats a permis à de petits arrivistes locaux d'armer leurs milices, de policer l'ensemble du territoire selon cette division, où le déluge de violence et d'humiliation interdit tout retour. De la Moldavie au Tadjikistan, toute l'ex-URSS est encouragée dans cette ethnicisation sanglante et accélérée. Depuis que l'infect nationalisme arménien du Karabakh a empêché la grande révolte de 1988 en Arménie de fédérer tout le Caucase, et de gagner l'Iran, jusqu'aux massacres des Ingouches révoltés pour les éliminer d'Ossétie du Nord en novembre 1992, la division ethnique n'a pas cessé de s'affiner comme moyen de déclencher des guerres qui évitent des révoltes. En effet, la guerre ethnique n'est pas l'affaire des ethnies en présence, malgré les apparences. Elle est l'affaire de ceux qui la constatent, avec tapage, en criant leur impuissance. Les pleureuses occidentales, en prenant parti en Yougoslavie contre les Serbes et en soutenant l'Arménie chrétienne, quasi occidentale, contre l'Azerbaïdjan, rééquilibrent ces guerres au profit du plus faible, mais les rééquilibrent seulement, les font durer ; et en pleurant, annoncent bien qu'elles n'ont pas l'intention de les faire cesser. Car au fur et à mesure que leur propre bon peuple tolère et ces guerres et leurs idéologies porteuses se dessine une division du monde nouvelle, qui n'est pas pour déplaire aux gérontocrates orphelins de la guerre froide.

c) La forteresse

La division des humains, religieuse, nationaliste, ethnique, n'est pas le résultat d'un vaste dessein, encore moins d'une théorie. Le mode de gestion de notre monde permet seulement à des vieillards de conserver des priorités, l'un ceci (par exemple l'industrie militaire), l'autre cela (par exemple le respect de la famille), et ceux-ci tolèrent des chefs de guerre bosniaques (qui, par exemple, font tourner l'industrie militaire sur la base du respect de la famille). Il se dessine un monde, à moins qu'une opposition, à coups de gomme, dépasse la spontanéité de la révolte dans l'émeute moderne. Car, tout comme les dirigeants les plus modernistes de cette société raisonnent encore dans les termes révolus des habitudes de leur jeunesse, les vieilles organisations préposées à la révolte, engluées dans leur passé d'échecs, manifestent beaucoup moins d'intelligence et de volonté que ceux qui se révoltent réellement. Dans la rue aussi, il y a deux partis : celui dont la colère est construite sur une analyse arriérée, communiste ou postsitu, et celui dont la colère vient de naître et empêche jusqu'à une analyse ; le premier de ces deux partis joue visiblement le rôle du vieux monde auprès du second, de fusible idéologique, comme l'a montré de façon exemplaire l'extrême gauche allemande lors des émeutes de Rostock.

Le capitalisme, dont les propriétaires se sont abstraits, et dont des valets salariés tiennent désormais fermement la gestion, n'en continue pas moins d'exister alors même que privé de la guerre froide, sa nourricière scission interne, il va bientôt être à son tour contraint de définir des objectifs anthropologiques. En attendant, il profite de l'effondrement et de la redistribution de biens de son ennemi spectaculaire, le prolétariat, en supprimant à la tronçonneuse minute cent ans d'« acquis ». La dérobade éperdue des syndicats, bientôt au chômage, continue de vérifier que ces gardes-chiourmes des révoltés potentiels d'hier achetaient à « acquis » comptés cette tension paralysante qui a maintenu la « classe ouvrière » unie au-delà de la vérité qui a fait sa nécessité : son aptitude au débat sur le monde. Du point de vue des gestionnaires du capitalisme, c'est aussi à une reconstruction de l'espace, c'est-à-dire à une pose cohérente de nouvelles clôtures, pour la première fois à l'échelle du monde, que l'actuelle et frénétique redistribution des biens (moins selon une loi sur la propriété privée que selon une propriété privée sur la loi) correspond. Amérique du Nord, Europe occidentale et Japon constituent l'Eden de ce monde. Le libéralisme occidental qui y siège et y gère désormais l'ensemble de la planète y supprime l'usine, là où elle est née. Comme pour Paris intra-muros dans la seconde moitié de ce siècle, il s'agit d'évider ce centre, Amérique du Nord, Europe occidentale et Japon, de ses pauvres, de ses gueux, de ses ouvriers, de sa saleté donc, de sa négativité sûrement. Dans cette vaste serre, on mangera des tomates sans radiations, car ses dirigeants sont écologistes, ils ont eux-mêmes peur de la destruction de la planète ; de sorte qu'un compromis entre écologie et capital se dessine depuis longtemps : on pourra détruire, polluer, infecter tout ce qu'on veut à condition que ce territoire capital qui est en train de se délimiter soit complètement désinfecté, à condition qu'aucune pollution ne traverse cette frontière dans le mauvais sens, c'est-à-dire vers les Etats où ont existé les premiers partis « Verts ». Dans cette vaste forteresse, les services et l'annone seront toute activité et nourriture. Cette Vieille Europe (Amérique du Nord et Japon compris) sera un bureau avec des agences dans le reste du monde, un personnel de serviles et d'assistés, un vortex de conformismes appelés plaisirs, une synthèse entre la Rome républicaine et la Versailles absolutiste. Le silence qui accompagne son installation actuelle préfigure celui qui en sera l'aération, et le bruit de l'information dominante est déjà ce silence de notre monde.

L'enceinte est actuellement en construction. A l'intérieur, où les ouvriers sont donc supprimés, la police traque désormais pour les rejeter dans les combles les pauvres modernes venus de l'extérieur d'un tracé encore disputé (la République tchèque, le Mexique, la Corée du Sud, Jérusalem-Est seront-ils en ou hors paradis ?). Un nationalisme particulier trace cette frontière particulière. Les différentes « nationalités » de la forteresse, en effet, atténuent leurs ostracismes réciproques, pourtant séculaires, et renforcent ceux contre l'extérieur, qui ne sont nés que depuis deux générations dont l'aînée n'est pas encore éteinte. Le « néonazisme », qui n'est pas ingénu comme le nazisme en ce sens que le nazisme a produit du spectacle alors que c'est le spectacle qui a produit le néonazisme, cette caricature d'idéologie entretenue à bout de bras par l'information de la forteresse, a cette fonction garde-muraille. Outre son caractère de scandale permanent, de feu de paille sans cesse entretenu pour éblouir tout ce qui est vertueux, le « néonazisme » est une forme de pression conceptuelle sur les gouvernements, et dont les gouvernements sont complices, pour réviser les « codes de nationalité » de sorte à les adapter à la réorganisation de notre bunker.

A l'extérieur, les guerres ethniques sont comme des feux, nettement moins de paille ceux-là, allumés pour arrêter l'invasion. Vue sous cet angle prophylactique, la Bosnie sert de champ d'expérimentation. Les gestionnaires de ce monde, qui ont commencé leurs carrières dans la hantise d'une révolution, prolétarienne, les terminent dans la hantise de la même révolution, russe comme Bakounine, simplement débarrassée de son encadrement ouvriériste, économiste, stalinien. La déroute de l'Etat (Eltsine ! Eltsine !), le pillage occidental de la marchandise en Russie (Eltsine ! Eltsine !) leur font craindre une révolte nationaliste, ou pire, iranienne, dans ce qui était l'ex-URSS ; ils semblent là victimes de leurs propres idéologies : ni le nationalisme ni la pénurie de marchandises n'ont provoqué de révolution en ce siècle, si une révolution est bien une révolte qui prend le monde pour objet. Mais c'est contre le déferlement de ce cauchemar que ces gestionnaires barrent et détruisent de grandes zones par de meurtriers débouchés de leur production d'armes. Les guerres ethniques ont évidemment aussi un caractère exemplaire de la division qui contient en réserve une menace plus directe que la démocratie hypocrite. En effet, la guerre ethnique est ce qu'on gagne quand on retrouve la « liberté » ; ou mieux encore : avez-vous remarqué que les guerres ethniques autour de l'ex-URSS ont toutes eu des révoltes spontanées ou des émeutes à leur origine ? Voilà ce qu'il en coûte de profiter d'un écroulement de l'Etat, d'une carence de la police, d'une inadvertance de l'information, d'une exploitation insuffisante. Et, sous ce régime de guerre ethnique, l'information dominante, autorité morale et intellectuelle de la forteresse, a placé et approuvé récemment l'Afghanistan et presque toute l'Afrique, en partant de celle du Sud. Ce type de guerre, qui s'affranchit des règles morales usitées dans les guerres, exclut ainsi, par la terreur, d'y être opposé. Que sont devenus les émeutiers de Sarajevo qui manifestaient contre la partition ethnique le jour même où a commencé la guerre ? Essayez un peu de défendre nos thèses dans un township de Durban ! Devant une synagogue ou une mosquée de Jérusalem ! L'épuration ethnique est, en dernière analyse, cette épuration mentale qui fait que la Bosnie peut être à la une de l'information tous les jours depuis un an, sans provoquer la moindre colère chez un public qui a renoncé même à essayer d'imaginer une solution aux horreurs dont il se désole avec indifférence.

La forteresse est l'asile de cette lobotomie, le siège du capital, de la police et de l'information mondiales. Pourtant, en cette trinité du pouvoir, il est lent, il est difficile de partager les tâches. Il faudrait pour cela à l'ennemi des stratèges, et non pas des arrivistes qui ne regardent toujours que ce qui est à conserver, non sans loucher, à la dérobée, sur l'avenir comme sur ce qui est à soustraire aux autres. Il faudrait donc poser la forteresse, ce qui est actuellement très périlleux en l'état de sa construction plus ou moins fortuite. Les Etats de la Vieille Europe ne sont pas prêts encore à abdiquer en faveur d'un conseil d'administration où siégerait un quota d'un tiers de journalistes et d'un sixième de gardes du corps. Le capitalisme triomphant à crédit n'est pas encore en mesure de comprendre sa propre essence mafieuse, son actuelle accumulation primitive de corruptions. Et la police, y compris celle des idées, serait confrontée à l'idée, éminemment subversive, que la survie dans une forteresse épurée serait probablement étouffante à un point insupportable, et que les frontières, même transformées en murailles, risquent d'être indéfendables, en proportion au rapport de l'âge moyen de ceux qu'elles renferment par l'âge moyen de ceux qui l'assaillent. En attendant, si nous laissons terminer cette division, il faut s'attendre, après l'actuel stade de fermeture sur l'extérieur, à des expulsions massives des aspirants salariés indésirables que nous sommes. Comme pour Paris intra-muros, il faudra que la majorité des non-gestionnaires quitte la zone des décisions mondiales. La destination ne sera pas non plus « libre », car autour des têtes de pont comptoirs-postes-de-police-agences-de-presse, hors de la forteresse, les zones seront spécialisées : l'Extrême-Orient, par exemple, deviendra la zone industrielle, le terrain vague épuré des ruines de Tchernobyl qu'est la steppe russe ferait une excellente poubelle universelle, l'Afrique noire est déjà un champ d'expérimentations médicales et militaires. Et les bidonvilles d'Amérique latine, et les Etats islamiques trouveront bien, avec les architectes planétaires qui ne manqueront pas, des fonctions, encore plus affinées, qui ressembleront, prises ensemble, à ce qu'on appelait, il y a peu encore, la division du travail.

2) Identité individuelle

Qu'est-ce qu'un individu humain ? Le dénominateur commun le plus trivial consiste à faire correspondre chaque individu à une masse physique déterminée, séparée des autres et identifiable en tant que telle par un nom propre.

Ce nom, sanctifié par l'Etat et souvent enregistré par l'autorité religieuse, se compose d'un nom de famille (ou de tribu ou de clan ou de n'importe quelle organisation gentile), qui désigne la plus petite unité consanguine à laquelle appartient la masse physique considérée, et d'un prénom, qui à l'intérieur de cette unité distingue les différentes masses physiques de même nom et tire généralement son appellation d'un personnage loué par la religion. Il est donc difficile de trouver une appellation plus conservatrice et dégoûtante se référant à tout instant aux liens les plus misérables dans lesquels l'humanité est encore ligotée jusqu'au cou que l'écrasante majorité des noms particuliers existant sur cette planète.

Si le nom a pu être, jusqu'à il y a une poignée de décennies, l'insigne dont la brillance était équivalente de la gloire du particulier qui l'arborait, et que donner de la grandeur à son nom, se faire un nom, était l'objectif positif le plus loué de l'ambition, il n'en est plus rien aujourd'hui. La multiplication des particuliers et les étranges retournements de l'esprit contingents à cette multiplication ont détruit cette carrière, cette conquête. Le spectacle, qui est le plus spectaculaire de ces retournements, a ainsi scindé deux concepts jadis conjoints : célébrité et gloire.

La distinction entre célébrité et gloire ne provient pas, en toute franchise, de leur étymologie ou de leur usage courant. A la rigueur on pourrait remarquer que la célébrité étant résultat de l'acte d'être célébré, elle procède d'abord des autres, alors que la gloire, au contraire, rejaillit sur les autres ; il y a de la contemplation dans la célébrité, et plutôt de la maîtrise dans la gloire. Mais, sans que les mots s'y prêtent de par leur origine, le mouvement pratique de la pensée a divisé la fonction d'être connu. Ainsi je dirais, assez arbitrairement, que la célébrité est la gloire spectaculaire, contemplée, et la gloire est d'être connu dans les faits, aujourd'hui donc nécessairement contre le spectacle. Dans la célébrité, ce pour quoi on est connu est inessentiel, dans la gloire, c'est d'être connu qui est inessentiel. La célébrité est une forme du paraître, la gloire est une forme de l'être. La célébrité est un conservateur d'apparences, la gloire est un rayonnement de l'authenticité. La célébrité se fabrique quotidiennement, alors que la gloire ne se mesure qu'à l'échelle de l'histoire. Ainsi, de ces deux distinctions positives, la célébrité s'acquiert plutôt instantanément, alors que la gloire a plutôt un parfum posthume. Aujourd'hui, il n'apparaît pas possible d'atteindre à la gloire sans être célèbre, mais il apparaît également impossible d'atteindre à la gloire en acceptant la célébrité.

C'est que l'intermédiaire entre l'individu et la célébrité est devenu aujourd'hui un mécanisme complexe et inévitable, mais que l'individu célèbre ne peut ni maîtriser ni mépriser. Ce mécanisme est celui de l'approbation de cette société : la façon la plus courante d'atteindre à la célébrité est de réussir une carrière permise, dans la gestion, la culture, l'encadrement, l'information. L'information, en effet, est le dernier goulet d'étranglement avant la célébrité. Ainsi, les informateurs sont ceux qui rendent célèbre ou non, étant cependant tenus à un minimum incompressible de célébrations, et à un maximum possible ; ainsi, les informateurs eux-mêmes sont incomparablement célèbres par rapport à leur activité, et, ainsi, lorsqu'un obscur technicien de télévision, par exemple, meurt, vous verrez son panégyrique télévisé. On ne peut donc pas devenir célèbre sans accepter les règles de l'information dominante. Ceci implique des compromis : il faut notamment renoncer au projet de détruire cette information.

Mais la célébrité, si elle est toujours le fait de l'information dominante, peut aussi arriver à l'individu sans sa volonté. Car l'information, dans ses mauvais remake de Cendrillon, a une sorte de quota non écrit d'anonymes à faire parvenir à une célébrité plus ou moins tapageuse, dont justement rêvent la plupart des anonymes, comme l'aura vérifié avec éclat l'émeute d'avril 1992 à Los Angeles. Les pigeons dorés de l'impôt indirect appelé Loto, par exemple, sont les caricatures de ces malheurs qui arrivent aux pauvres tant que les pauvres croient que ce sont des bonheurs (« tout joueur de Loto se fait enculer par l'Etat, même s'il gagne », « pour un milliard, je veux bien me faire enculer par l'Etat »). D'autres exemples sont ceux de ces héros de faits divers qui n'avaient pas pour but la célébrité, et qui se retrouvent en butte à des calomnies massives ; ou encore, ces groupes de rock, cinéastes, écrivains, acteurs, souvent très jeunes, bombardés dans une célébrité qui était parfois fort étrangère à la raison de leur présence dans ces métiers de la culture où ils pensaient pouvoir exprimer un avis, voire une critique, et qui voient alors brûlé le zénith de leur vie, qui s'achève ainsi après avoir à peine commencé.

Raclure de Bidet, à l'époque où on l'appelait encore Guy Debord, s'était aménagé une bien douteuse exception en prétendant : « Mais je suis justement, dans ce temps, le seul qui aie quelque célébrité, clandestine et mauvaise, et que l'on n'ait pas réussi à faire paraître sur cette scène du renoncement. » La suite prouva que, même en entrant en ennemi dans le spectacle, on entre sur la scène du renoncement. La célébrité aujourd'hui refait les mêmes expériences que le carriérisme social hier : on n'a encore jamais vu réussir ceux qui se proposaient d'exploser les postes de commandement ennemis après s'y être infiltrés déguisés, sauf dans les films de Hollywood et c'est déjà tout dire. Si donc on est ennemi du discours dominant, non seulement il ne faut pas le parler, mais il faut qu'il ne parle pas de vous. Il ne suffit pas de ne pas rechercher la célébrité, il faut l'éviter préventivement, même quand il y a fort peu de chances qu'elle guette. De la célébrité, il n'y a pas de retour, car à l'échec d'avoir subi cet ersatz, ce condom de gloire, s'additionne celui de ne pas pouvoir le maintenir. Même chez la luciole la plus forcenée, la plus habile, la plus accro des spots, la célébrité ne dépend pas d'elle. Vos compromis et vos renoncements, le spectacle les signe sans votre avis, et, comme chez Orwell, plus on est près du feu nourricier, plus on le nourrit.

Les membres de la Bibliothèque des Emeutes, quoique peu en danger immédiat de célébrité, se prémunissent ainsi contre cette offense : ils utilisent des pseudonymes. Ces pseudonymes, cependant, ne sont pas dans l'équation : une masse physique indépendante = un pseudonyme. En effet, la vieille acception de l'individu humain, si elle repose sur la croyance d'une unité physique positive insécable et universelle, est démentie par l'esprit. Tout individu humain réduit à cette vision comprend cependant des mouvements d'esprit extérieurs à cette unité physique qu'il est censé être, et hors d'elle, mais mis hors d'elle par lui. De l'aliénation il ressort que tout ce qui est à l'intérieur de ma masse physique, ou ce qui est présumé tel, n'est pas moi, et, en dehors de ma masse physique, ou ce qui est présumé tel, il existe des mouvements qui sont moi, y compris en toi. Ma pensée, y compris dans mon action, qui est un identifiant autrement plus précis et plus exact que ma masse physique, est encore plus mobile que cette masse physique, se retrouvant dans d'autres masses physiques, parfois de manière à désigner indubitablement ma masse physique, parfois mêlée inextricablement avec celle d'une ou de plusieurs masses physiques pas toujours identifiables. Ainsi, les noms à la Bibliothèque des Emeutes ne sont pas a priori le remplacement d'un total composé d'un prénom + nom de famille, car ils peuvent désigner une fonction, une période, un mouvement particulier, un affect. Ils peuvent même désigner des individus humains dans leur nom d'état civil, soit par ironie, soit par affectivité, soit par provocation ; car nous ne cherchons pas à dire que la masse physique est une identité absolument irrecevable de l'individu humain, mais qu'elle n'est qu'une division de la pensée, une conception qui, dans sa rencontre avec d'autres divisions de la pensée, avec une autre conception, révèle en quoi l'individu n'est pas réalisé, ce qui signale dans le même moment que le genre n'est pas réalisé.

Cet usage du pseudonyme, tel que nous le pratiquons et le conseillons aujourd'hui, n'est donc pas une protection contre la police d'Etat, qui a prouvé qu'elle nous trouve beaucoup plus facilement que nos amis, mais à qui cette capacité ne sert que si nous devenons célèbres ; mais contre la police de la pensée, qui commence à nous rechercher mais ne nous découvre pas, parce que dans la conception actuelle affichée par cette police qui est l'information dominante, découvrir et rendre célèbre sont la même opération ; et rien de ce qui lui est hostile n'a encore résisté à son investigation.
 

(Extrait du 'Bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes', texte de 1994.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome II : Téléologie moderne Précédent   Table des  matières   Suivant