La B.E., du début à la fin


 

V - La fin du mouvement de 1988

Mandela et Arafat ont été appelés à la gestion pour scier les genoux de la révolte des townships et de l'Intifada. Ces staliniens innocentés par le spectacle sont le symbole d'une réorganisation réussie.

Les embargos alimentaires des Nations unies ont, pour la première fois, servi à tuer les ennemis des Nations unies et à rien d'autre : en Irak et en Haïti, il s'agit d'éradiquer de grands mouvements d'insurrection. Pour comble de répression, Saddam Hussein a été maintenu au pouvoir dans le premier de ces Etats et le curé Aristide rappelé dans le second. Malgré des années de famine aggravée de répression sanglante, la queue de la comète de ces deux mouvements brille encore en 1995 du reflet de leur viscérale profondeur.

En 1990, parce que l'Afrique noire commençait à exploser dans la rue, les Etats occidentaux ont cru prophylactique de soutenir les démoppositions aux dictatures locales ; et, à partir de 1992, parce que l'excitation pyromane et pillarde des jeunesses urbaines n'y était pas même ralentie, ils ont exigé et obtenu l'alliance dictature-démopposition. Mali, Togo, Sénégal, Côte-d'Ivoire, Gabon, Congo et principalement Cameroun, Zaïre, Nigeria ont ainsi flotté comme des parités instables. Saignant la caisse plus vite qu'elle ne se remplit, la panique de leurs meurtriers gouvernants y ressemble à la veille de l'apocalypse.

Alternant silence et spectacle comme un sniper ivre, l'information dominante a effacé la continuité des révoltes et leur épuisement dans des expositions cahoteuses de curés, ONG, ministres blancs, warlords noirs, policiers mafieux, grands reporters courageux et hommes d'affaires optimistes. « Sans intérêt stratégique après la guerre froide » est ainsi un code du désarroi qui signifie : feu rouge à tous, situation insurrectionnelle probable ; alors que « bon élève du FMI », dans le même langage, veut dire : feu vert, pas d'émeute en vue.

Un véritable système de guerres d'Etat a enclos le continent africain : celle d'Angola a repris du service depuis que la pax Mandela s'avère n'être que la transformation en criminalité de droit commun des statistiques de la guerre des banlieues d'Afrique du Sud ; du Liberia, elle s'est étendue au Sierra Leone comme un virus qui paralyse de Dakar à Lagos et Yaoundé ; à l'est du Zaïre, dans les carnages amplifiés du Burundi, puis du Rwanda, elle prolonge et justifie ceux commencés au Shaba et au Kivu avec la même fonction coupe-feu ; enfin, pour fixer le reste du continent il y a la guerre du Soudan, et celles plus sensibles de Somalie et d'Algérie, si vitales pour bloquer la contagion des ennemis de tout Etat.

Un collier de guerres comparable a pacifié l'URSS décomposée : de la Yougoslavie à l'Afghanistan, en passant par la Moldavie, le Caucase (Arménie, Azerbaïdjan, Abkhazie, Tchétchénie), le Tadjikistan, toutes ces régions qui ont vu depuis 1988 de grands soulèvements sont devenues les petites boucheries permanentes qui fournissent à l'information son casse-croûte de réserve.

En Inde, les deux prétextes par lesquels les gueux découvraient le vaste monde de leurs colères fécondes se sont stabilisés en deux paires de claques idéologiques : pour ou contre les quotas pour castes dans la fonction publique et la dispute entre religions musulmane et hindouiste. Au Pakistan, au Bangladesh et au Népal aussi, les récupérateurs semblent appauvrir les survivants des insurrections récentes. La guerre au Sri Lanka, qui bloque le Sud, et la guerre au Cachemire, qui coupe le Nord avec la menace nucléaire indo-pakistanaise qu'elle brandit, rappellent que le militantisme, séparatiste, indépendantiste, degauche, ne sert toujours qu'à transformer les révoltes en tranchées. Du Kurdistan à Bornéo, en passant par l'indianité Menchumarcos, ce type de contre-révolte est encore bien au chaud dans le holster du conservatisme.

Que la Chine et l'Indonésie n'aient pas connu de soulèvements majeurs depuis qu'a commencé celui en Birmanie en 1988, ni même depuis la défaite de celui en Thaïlande en 1992, et que se soit épuisé dans l'impopularité, à la même époque, le rituel émeutier si laborieux des étudiants coréens (dont l'une des racines était pourtant la commune de Kwangju, en 1980) est le véritable miracle qui a transformé l'Asie du Sud-Est en nouveau paradis du capitalisme en goguette.

Pendant toute cette période, le terrorisme n'a jamais quitté la panoplie de la police des Etats les plus démocratiques : faire sauter une bombe sur son propre sol permet d'unir la population par l'indignation, d'instaurer des lois d'exception, de réquisitionner l'information. Le procédé est maintenant adopté par les dictatures moins hypocrites. Mais, chaque police l'utilisant pour des besoins très affinés, il n'y a plus d'unité de la mise en scène entre les rues de Paris et de Bagdad, Téhéran et Buenos Aires, le World Trade Center et le métro de Tokyo, le Pays basque et les grandes villes turques, Moscou et Bombay, la Palestine et l'Algérie. Aujourd'hui, lorsqu'une bombe saute dans l'Etat où nous sommes, tout le spectacle est mobilisé alors que lorsqu'elle saute dans l'Etat voisin nous ne nous en rendons même pas compte.

En Amérique latine, en Chine et en Russie, la généralisation de la corruption a installé, comme des fusibles ou des parasites, des mafias entre les gérants classiques du capitalisme démocratique et leurs ennemis démunis. L'éclosion industrielle de tels systèmes parallèles de gestion, qui existaient déjà de manière artisanale partout ailleurs, d'Italie à Hongkong et Brooklyn, témoigne de l'agrandissement de la fissure entre les gestionnaires et le monde qu'ils gèrent. Institutions hors Etat, les mafias modifient profondément le rapport de concurrence entre l'Etat et la marchandise au profit de cette dernière. Du sbire au parrain, ils ont beaucoup recruté parmi les émeutiers modernes.

Une autre béquille qui marche à la place de l'Etat est née de ce qu'on appelle l'humanitarisme, et qui n'est que la généralisation de la mendicité. Les ONG, qui sont les manchards médiatiques, suppléent l'Etat pour les directives morales, et prélèvent l'impôt sur ce racket. D'Amnesty International à Act Up, en passant par la Croix-Rouge, Greenpeace, Médecins et Journalistes sans frontières, la galerie de la résignation moderne occupe la place des religions rigides dans l'enculage soft. Ce sont aussi des organisations de taille intermédiaire entre Etats et associations de particuliers, qui profitent de la débandade et des retournements de veste des syndicats et des partis populaires. Ils sont le contrôle éthique de ce dont FMI, Banque mondiale, Unesco et Otan sont les gardiens culturo-militaro-financiers.

L'idéologie dominante grouille d'inventions effectives. L'information a ainsi planté deux épouvantails à moineaux, le néonazisme et l'ethnicisme. Sans les sirènes hurlantes et les efforts horrifiés de cette information, ni l'un ni l'autre de ces formulaires pour carte d'identité n'auraient survécu, parce qu'il aurait fallu empêcher ceux qui s'en sont donc réclamés de se révolter pour leurs propres raisons, qu'ils n'auraient pas manqué de découvrir alors, de Los Angeles à la Bosnie, de Rostock à Kigali.

L'urbanisation a continué de changer la planète pendant cette période, mais non comme le prévoient les démographes ou l'espèrent les urbanistes. De Rio de Janeiro à Washington DC, en passant par Rostock et Kigali, la dualité s'est creusée entre des banlieues dont la plus ancienne n'a pas un demi-siècle et des centres-villes où se concentrent les désirs marchands, les sièges de l'Etat et les salles de rédaction. Les premières se couvrent de no-go areas, les seconds se dissimulent derrière une circulation de plus en plus vertigineuse de richesse, de communication, de jeu, le tout aliéné. Le fil rouge de la prochaine vague de révolte est le tracé de cette division de la ville.

En octobre 1993, à Moscou, une révolte de jeunes cachés derrière des vieux était le moment le plus proche depuis Cronstadt de la révolution russe. Les cinq ou six chefs d'Etat occidentaux qui ont élu Eltsine en réussissant à faire croire qu'il a été choisi par les pauvres de Russie ont eu là la dernière et peut-être la plus grosse trouille d'une longue série commencée en 1988.

Pour la Bibliothèque des Emeutes, c'était la ruine de presque tous les coups de l'offensive commencée cinq ans plus tôt. L'objectif initial, mettre en contact, être le contact entre ceux d'Iran et du Nicaragua, avait échoué.

Deux offensives résistaient avec enthousiasme au ressac : celle d'Algérie et celle de Somalie. De la Somalie, nous pouvions juger à distance d'une des plus étonnantes contre-offensives jamais vues, où les mêmes vainqueurs de l'insurrection en Irak, débarquement militaire des Nations unies, débarquement idéologique de l'humanitaré européen, débarquement médiatoque, famine, récupérations saddam-aïdidiste et islamiste, furent repoussés par quelques poignées d'adolescents furieux.

La victoire pourtant appartiendra aux vaincus onuso-aïdidiens, tant il est peu concevable que les adolescents de Mogadiscio puissent même conquérir cette ville en l'absence de toute diversion énergique de ceux du monde entier dans le dos de leurs assiégeurs. Les Marines ont perdu cette bataille au moment où le parti dont ils portent les armes gagnait la guerre.

En Algérie, la lutte se déroule bien plus près du centre du monde. Il est aussi difficile d'y séparer les jeunes révoltés de leurs alter ego du Maghreb, du Mali ou du nord de la Méditerranée que d'éviter l'aide massive du vieux monde, sous le leadership de l'Etat français, du FMI et de l'information occidentale, à la dictature et, sous l'égide des Etats musulmans et de leurs réseaux de militants prosélytes, à la récupération islamique.

En trois grandes vagues d'insurrection, octobre 1988, été 1991, janvier-février 1992, la jeunesse la plus désabusée et la plus joyeuse du monde s'était battue pour un mode de vie sans Etat et où le travail est méprisé. Battue et chassée des villes, elle s'est retrouvée dans le maquis. Et, ne respectant ni l'armée, ni les gouvernants, ni la force, ni le mensonge, ces furieux s'en sont pris à tous les collaborateurs. « Dressez des listes noires » était un slogan.

Les collaborateurs sont d'abord les galonnés d'une junte féroce et corrompue, leurs factotums et leurs bailleurs de fonds ; et d'autre part toute la middle class, à l'exception de la majorité des islamistes, qui passent pour des victimes. Car la middle class en entier n'est pas le monde objectif tel que le met en scène l'information dominante, mais un mode de vie occidental, militant, et qui est le vivier de la junte algérienne.

Sans être le moins du monde islamistes, nous sommes d'accord avec ceux qui se vengent des idéologues de la religion laïque, professionnels de la culture dominante, de sciences positives, et de l'encadrement du travail et de l'idéologie. Tous ceux-là sont le petit peuple croyant et fanatique de cette société d'intolérance profonde qui « tolère tout sauf l'intolérance ». Ils sont la base collabo d'une dictature qui, ailleurs, n'a pas encore besoin d'être aussi sanglante qu'en Algérie pour survivre. Enfin, nous souhaitons évidemment que cessent d'exister, de la même façon, tous ceux qui leur donnent des ordres, et de l'argent.

Ceci pourrait être un manifeste venu d'Algérie. Mais il est évidemment déjà dans toutes les têtes de larges quartiers des capitales du vieux monde lui-même, à Téhéran ou Bangkok, à Rio de Janeiro ou Caracas, à Lagos ou au Caire, à New York ou Moscou, à Bucarest ou Paris.

Loin des villes, dans le décor plus étroit des maquis, les adolescents d'Algérie ont peu à peu usé leur indépendance. Saignés par un ennemi terrifié, préférant les compromis d'organisations préexistantes à l'isolement, coupés peu à peu du monde, leur haine de la middle class et de l'Etat a été trompée et retournée progressivement par des barbus, qui ne pouvaient pas encore prétendre encadrer ces hitistes en 1992. Ils sont loin d'être devenus ces caricatures obscurantistes et dociles que l'information occidentale seules désigne et reconnaît dans cette guerre. Mais que cette révolte soit devenue cette guerre est sa défaite.

Dans la première moitié de 1994 en France, nous avons observé un nombre d'émeutes record. Ce sursaut, à contre-courant, avait pour lien avec la résistance en Algérie moins les relations nouées d'un côté à l'autre de la Méditerranée qu'une corrosion identique de la société. Un début de débat stratégique, trop tard, trop tard, en a été l'effet, véritable récapitulatif en perspective de l'histoire récente.

Il y eut trois sortes d'émeutes. La majorité avait pour cadre une banlieue, pour prétexte une bavure, et pour substance un défoulement moralement légitimé par le prétexte, absolument interdit par la loi, et une soudure en un jeu joyeux d'un petit nombre d'adolescents qui se connaissaient déjà et qui se ressemblaient beaucoup ; quelques émeutes plus spectaculaires se produisirent dans les centres-villes, où, profitant des protestations estudiantines de la progéniture middle class, des groupes de banlieue vinrent expérimenter le pillage dans un endroit mieux fourni, la bataille sur le terrain de l'ennemi, et le cache-cache avec les feux du spectacle ; enfin, il y eut des émeutes de travailleurs déçus, pêcheurs, paysans, ouvriers, de peu de liens avec les jeunes de banlieue, et qui disposèrent d'une quasi-impunité quasi insultante pour eux.

Mais la scission entre jeunes et moins jeunes, entre ouvriers et banlieusards, entre caillera et étudiants, entre gueux ghettoïsés et middle class anxieuse se traçait davantage à chaque engagement. Cependant, lorsqu'une minorité aussi radicale se cristallise, hors de tout projet et de toute organisation, comme une cible désarmée dans un champ de tir, elle est immédiatement en danger. Seule une fédération des émeutiers de banlieue aurait représenté un saut qualitatif pour cette révolte : elle n'a pas vu le jour, à ce jour.

Contrairement à la classe ouvrière, qui était indispensable à la bourgeoisie, les gueux de banlieue n'ont aucune utilité pour la société middle class. Et, à la vitesse orwellienne avec laquelle l'information est capable de renverser son propre humanisme, par exemple lors du massacre à grande échelle de l'insurrection en Irak en 1991, qui est passée inaperçue à côté de la bien moins meurtrière guerre du Golfe, un massacre du surnuméraire de banlieue, improductif, mécréant et dangereux pour cette société, devenait une sérieuse possibilité pour un libéralisme démocratique en voie de restructuration des effectifs : il n'a pas non plus vu le jour, à ce jour.

Les émeutes en France avaient donc un horizon plus étroit en 1994 qu'en 1990. Dans le monde, jusqu'en Algérie, le possible s'était rétréci. Et le parti informel que constituait l'émeute en 1994 produisait aussi son conformisme, mettait plus en exergue ses faiblesses organisationnelles et théoriques que sa contagieuse colère pratique.

Les règles de comportement, hors de la middle class, sont généralement plus dures, mais aussi plus sûres que dans le territoire couvert par l'information dominante, qui est à peu près celui des lois officielles des différents Etats. L'honneur, d'abord, y compte bien davantage, et l'humiliation, quoiqu'elle soit quotidienne, y est perçue comme autorisant ce que la middle class interdit, et pour cause, la vengeance.

La propriété et le travail y ont révélé les positions les plus modernes du développement récent de la marchandise, et que le traditionalisme de la middle class n'a pas encore osé avaliser. La propriété y est beaucoup plus relative et fluctuante quoique non moins globalement respectée. Le travail y est violemment méprisé, mais uniquement parce que tout ce qui est travail hors de la légalité ou du salariat n'y est pas encore considéré comme travail.

L'usage des armes n'y est encore principalement qu'un prolongement de l'impuissance, au lieu d'un moyen dans la guerre.

Le respect de la parole, qui tient à l'honneur, est profondément corrompu par la ruse, qui devient à son tour honorable. La ruse, tromper l'autre, devient un code central, dont l'effet est essentiellement d'accentuer la séparation. La ruse des pauvres est toujours une ruse contre eux.

La dialectique de l'honneur et de la ruse se retrouve sous forme de méfiance de l'organisation : il n'y a pas de parti, pas de fédération. S'il y a des bandes, elles sont plutôt de facto que formelles, et beaucoup moins structurées qu'aux Etats-Unis ou en Allemagne. C'est une force de ne pas être prisonnier d'une organisation ; et c'est une faiblesse parce que le possible reste court. L'absence de confiance dans les autres est le tombeau de la confiance en soi.

Une peur profonde, creusée dans l'ennui de toute une existence, lie à la cité et à son organisation carcérale, à différentes drogues déposées en abondance et au hasard par la société marchande : héroïne, héros-stars, argent, culture, religion.

Dans la récupération, le barbu (à bas l'islam !) et le grand frère (à bas la famille !) prennent la place naguère dévolue à l'éducateur. Mais leurs progrès sont encore plus lents en France qu'en Algérie. Que peuvent une sourate, un sermon contre la provocation d'une belle vitrine ?

La musique et le sport sont les deux liens culturels, incritiqués par cette révolte abusée. Michael Jackson et Michael Jordan, rap et foot, et tag, voilà les sangsues au cerveau qui robotisent son intelligence vive.

L'amour doit être retiré de cette controverse. Le négatif profond qu'il contient n'est pas accessible à des consciences hérissées, carapacées d'honneur et de ruse. Et la peur, qui n'est que très rarement peur de la souffrance, n'est presque toujours que peur du plaisir.

La Bibliothèque des Emeutes a pu vérifier, au hasard des rencontres avec ceux qui vivent en dehors des valeurs de l'information dominante, un point qu'elle avait longtemps souligné comme étant l'une des faiblesses de la révolte moderne : le courage physique y est abondant en proportion que le courage de penser y est faible.

Lorsqu'un mouvement de révolte contre ce monde a passé son zénith, ses raisons de refuser la défaite la précipitent souvent. C'est ainsi que se pose la vieille question de la lutte armée, bien que sous une forme différente que lorsqu'elle était posée par des léninistes. En d'autres termes : que faut-il penser de ce que Voyer survive à Mesrine ?

La position de la Bibliothèque des Emeutes, forte de son analyse depuis ce zénith, en 1991, est la suivante : le mouvement manque d'un projet, d'une théorie, d'une explication radicale du monde, mais nouvelle, née de l'époque. C'est de l'argumentation que nous avons essayé de construire, c'est un langage, un sens que nous avons proposé. Cette théorie n'est pas de la chantilly sur une mousse au chocolat. C'est un moyen de communication issu du mouvement qu'elle soutient. Elle pose un but. Elle propose un débat pour atteindre ce but.

L'activité principale de la Bibliothèque des Emeutes depuis 1991 a donc consisté à étoffer la théorie de la finalité, que nous appelons téléologie moderne. Cette théorie est en effet, comme toute théorie, une proposition sur le monde. Mais elle est la seule juste jusqu'à preuve du contraire.

La téléologie n'est pas une sorte d'hypothèse qui en vaut bien une autre. Elle est le résultat d'une époque. Elle est un cheminement, non d'une ou deux pensées dans une ou deux têtes, mais de la conscience d'un mouvement, de la connaissance du monde, de l'esprit en entier. Elle est le négatif de la théorie de l'époque précédente. Elle est une construction logique et urgente, l'urgence étant sa nécessité. C'est une théorie de l'achèvement du temps.

Comme notre propre temps est court, les déclinaisons nécessaires au volume et au coffre de cette théorie sont plus nombreuses que ce que nous avons pu encore réaliser. C'est l'une des raisons pour laquelle cette théorie est controversée, aujourd'hui. La prudence à la discuter est justifiée, chez tous les vieux, par la peur profonde de devoir changer qu'il y a chez tous les conservateurs.

Dans la jeunesse révoltée, qui a moins d'hésitations, les difficultés sont d'un ordre différent : la téléologie moderne, qui stipule de faire la fin du monde, est un projet positif. Même si chez les émeutiers modernes cette exception est perçue, il est pour eux difficile, comme le montre leur pratique de l'émeute, de dépasser le négatif simple.

A ceux, rares survivants relativement expérimentés, qui rêvent de ce dépassement, celui-ci se présente sous forme d'un fantasme orgiaque. Mais cette irréalité n'est nullement conceptualisée en point de départ retrouvé de la cohérence.

Dans la jeunesse révoltée de 1988-1993, finir le monde n'est pas perçu, comme pour les vieux résignés issus de 1968, comme une catastrophe nucléaire ; mais comme un rapide incendie néronien, qui fait, dans sa hâte négative, l'économie d'achever les choses. Conformément à la misère ambiante, et à l'urgence d'un mouvement dans son crépuscule, le projet téléologique du monde est bien conçu comme un orgasme, mais qui ressemble davantage à l'éjaculation précoce qu'à mourir de plaisir.

La portée de notre théorie nécessite que le premier assaut ne soit pas un suicide. La situation de la révolte dans le monde, également, nous contraignait à exhorter à construire. Ceux qui ont pensé autrement sont allés à l'assaut, isolés. Ils sont aujourd'hui morts, en prison ou en exil, en Algérie, en Somalie, et ailleurs.

Une rupture préalable, quoique tacite, avait montré que, dans la dérive des continents d'une société middle class et de son négatif, la Bibliothèque des Emeutes se trouvait, pour la première fois, dans un choix qu'elle avait du mal à argumenter : la middle class ne peut pas être éradiquée ; il faut donc la dissoudre, la diviser, la transformer, en convaincre une partie. Mais ainsi, nous risquons de devenir ce que nous critiquons, comme jadis le prolétariat dans les abstraites acrobaties des alliances de classes. Passer inaperçu à découvert parmi nos ennemis, cet exercice d'endurance, est difficile à admettre, à concevoir, à adopter pour la génération impatiente qui veut tout achever, comme nous, avant la prochaine.

Le grand fossé qui s'est creusé dans le monde depuis 1988 n'a pas fini de grandir. Le mouvement qui a créé ce fossé est battu. La Bibliothèque des Emeutes, qui seule lui a donné un discours, aussi. Ses membres sont libérés de leur engagement.

(Extrait du bulletin n° 8 de la Bibliothèque des Emeutes, 1995.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières