La B.E., du début à la fin


 

II - Enfance

La Bibliothèque des Emeutes a commencé à fonctionner en janvier 1989. Il y a d'abord eu une rencontre entre particuliers. Elle se situait à un moment où une nouvelle vague de révolte commençait, dans une débauche soudaine d'émeutes, là où celle qui avait accompagné la révolution en Iran s'était épuisée en 1982.

En 1988, les insurrections de Birmanie puis d'Algérie vinrent accompagner la troisième année d'anarchie dans les townships d'Afrique du Sud et la première année de l'Intifada. Puis, avec le Caracaçado, au Venezuela, et la deuxième insurrection du Kosovo, un début d'insurrection en Chine, en Abkhazie, en Ouzbékistan, en Argentine, et toujours en Afrique du Sud et en Palestine, une nouvelle offensive contre ce monde avait commencé sa charge.

De janvier 1989 à octobre 1993, la Bibliothèque des Emeutes a enregistré cette vague d'assauts : des émeutes avaient eu lieu dans quatre-vingt-dix-sept Etats du monde. Plusieurs de ces Etats ont disparu. La face du monde a changé, et la cause en est cette révolte que la plupart de ses contemporains n'ont pas même perçue comme mouvement d'ensemble ; et que la plupart de ses acteurs, comme en 1978-1982, n'ont pas su si généralisée. C'est le monde entier qui était touché par la même critique partout en même temps.

La réaction de l'ennemi s'est fait sentir rapidement. Dès 1989, alors que le mouvement d'insurrection gagnait aussi les Etats staliniens, et ne pouvait plus y être dissimulé, le spectacle de l'opposition entre ces Etats et les Etats occidentaux libéraux fut annulé précipitamment. L'Anschluss de la RDA par la RFA fut le signal d'une réorganisation cahoteuse et précipitée des gestionnaires de ce monde. Ce mouvement de redéploiement de l'ennemi est aujourd'hui présenté comme ce qu'il y a d'historique en notre temps.

C'est seulement l'ordre de bataille de l'ennemi qui est présenté comme changement et non ce contre quoi il est en ordre de bataille. Au centre d'un dispositif qui va de l'aile de l'Etat à l'aile de la marchandise apparut une troisième formation, anciennement auxiliaire et divisée dans la compétition entre Etat et marchandise : l'information dominante, qu'on appelle aussi selon son contenant, les médias.

Née dans la presse écrite divisée selon les partis, cette corporation d'aboyeurs subalternes s'est vue investie de la défense de la liberté d'aboyer, et d'aboyer vrai, objectivement. Ces prétentions qu'elle magnifie en vertus forment son éthique.

Par la radio et la télévision, cette profession s'est considérablement élargie, en nombre, en poids, en puissance. Aux fonctions traditionnelles de la presse, éclairer, informer, raconter, elle a annexé celles du théâtre, de la justice, de la religion, de la philosophie : étonner et amuser, prouver et juger, faire croire et émouvoir, réfléchir et expliquer. Comme sa production et sa diffusion sont devenues des modes de censure par le haut degré de compromission nécessaire à leur accès, son discours est devenu un corpus global et unitaire, fermé à toute critique autre que ses peu convaincantes autocritiques, et impossible à ignorer tant ce bloc de pensée intervient dans les faits.

Devenant la conscience de cette société, cette corporation n'en a jamais eu conscience. Ses maîtres de jadis, les partis du débat public, sont devenus ses obligés, quémandant de faire les pitres sous ses lumières, puisqu'elle a le monopole des lumières. Grands gérants, grands policiers, « intellectuels », scientifiques sont en compétition avec des acteurs et des journalistes, avec nos amis les bêtes et les plus belles marchandises du moment pour faire connaître leurs avis. Pour la première fois, cette information pour tous en apprend plus aux services de renseignements privés ou secrets que ceux-ci à leurs maîtres. De sa propre prise de pouvoirs, qui en fait le parti de la communication, entre ceux de l'Etat et de la marchandise, il lui manque seulement les moyens de se savoir, et de se mesurer.

C'est donc dans les catégories du siècle passé, lorsqu'elle n'était encore que presse écrite souvent rudoyée, qu'elle pense. Elle croit encore servir un débat public, alors qu'elle est devenue un monolithe qui l'interdit ; elle croit encore défendre la liberté, quand on est contraint de l'écouter, et la vérité, quand elle a supprimé le garde-fou de toute opposition, de toute critique. Son affranchissement l'a appauvrie. Elle est devenue réellement objective depuis que personne ne tient son gouvernail : sans projet, sans imagination, elle ne réfléchit plus que du compromis, du consensus, de la médiocrité. Et, ce qui le prouve, elle s'en plaint.

Ses valeurs profondément ancrées dans son anachronique éthique sont en fait celles de la récente alliance entre les ex-classes économistes ouvrière et petite bourgeoisie, qu'on appelle la middle class. Ce sont des mots clés, hâtifs et changeants, répétés sans fin et jamais contredits : démocratie, liberté, humanitaire, vérité, travail, culture, émotion, passion, tolérance, paix, représentent la middle class se prenant pour son propre rêve. Dans l'information, tout événement est aujourd'hui filtré par cette pensée issue de la défaite du prolétariat et de la bassesse de la boutique. Le discours d'ensemble de cette information reproduit quotidiennement un monde qui ambitionne d'être entièrement middle class.

La seule contradiction qu'elle souffre en son sein et qu'elle pense être le libre débat d'opinion de toujours est la concurrence marchande de ses différentes unités, à laquelle elle souscrit avec un enthousiasme puéril et sans réserve. Dans la compétition capitaliste des faits rapportés et des moyens de les rapporter, qu'elle mesure avec plus de minutie que de précision au profit de la publicité des marchandises, elle a perdu la conscience de son unité. Ainsi, elle ne se rend pas compte de l'uniformité de son discours (ces « débats » pour ou contre où elle n'invite que des pour), mais aussi n'a pas conscience d'être une grande puissance et de pouvoir agir en tant que telle. Sa servilité est celle du cadre, isolé, soumis, se donnant à fond sans autre effet que renforcer son anxiété.

Elle s'exprime comme un individu de la middle class en famille : chaque fait, enrobé d'une opinion unilatérale souvent préétablie, est imprimé sous forme d'émotion. Cette émotion bien plantée, elle apporte fréquemment sa propre contradiction comme une confession, hypocrite parce qu'il ne fait aucun doute que c'est l'impression première qui reste. Cette technique qui est généralisée lui permet d'influer sur les événements, voire de les créer ; elle permet aussi à ses ennemis, à condition de toujours cristalliser son rôle, de comprendre les événements derrière les dissimulations de son discours. Ses mensonges formels sont rares, et plutôt dus à l'inadvertance qu'à une volonté délibérée.

Paraître dans cette information de son plein gré, sans que ce soit pour lui nuire, est toujours une collaboration avec ce régime. Même y paraître contre son gré y est souvent un grave échec qu'il vaut mieux prévoir, tant on risque d'y être déformé ou avili, de n'y pas paraître en ennemi.

La seule chose dont l'information n'est pas informée est qu'elle a le monopole de l'information. Intervenant pratiquement dans tous les domaines de la pensée, sans plan, ses membres exigent policièrement qu'on n'intervienne pas dans le sien, avec un plan. A la fois complexée et arrogante, elle ne connaît pas son rôle historique. Les hommages, égaux à ceux des chefs d'Etat et très supérieurs à ceux des propriétaires mondiaux de la marchandise, qu'elle dispense en nécrologies aux plus obscurs de ses techniciens expriment à la fois son inconscience et son monopole, son nombrilisme sans contrôle et ses abus méthodiques, sa modernité et son archaïsme corporatiste, son incapacité analytique et son fétichisme du détail.

Pour ceux de nos ennemis qui ont le mépris de la middle class et pour nous, il devenait de plus en plus difficile de se battre hors du terrain balisé par elle. Or, ce terrain n'est pas un terrain de bataille : c'est un emballage de petite voiture, une galerie marchande, une rédaction de journal, une ONG, un théâtre subventionné, une zone pavillonnaire, un néostade, un jeu vidéo, un ersatz de plaisir, un ersatz de religion, un ersatz de critique, bref, ce terrain est un ersatz de terrain.

En Chine, en 1989, l'information dominante a pour la première fois suscité une révolte factice, étudiante, libérale, middle class, jusqu'à ce que celle-ci entraîne le risque majeur d'une avalanche bien plus gueuse. Ce à quoi la bureaucratie stalinienne, fort avertie contre les révoltes, a dû mettre une fin en se trouvant alors exclue de la communication dominante. L'information occidentale était devenue le parti de la communication.

Son deuxième grand coup d'éclat l'a vue également échouer dans la tentative cette fois-ci de confisquer une insurrection au profit de la middle class. Mais en Roumanie, en décembre 1989, elle a au moins réussi, non sans montrer qu'elle ne maîtrisait pas encore ses forces immenses, à arrêter la révolte de fond, la vengeance des gueux. Le parti de la communication était véritablement entré dans la guerre.

Enfin, le troisième grand moment où ce parti est monté en première ligne a été ce qu'elle a appelé la « guerre du Golfe ». Dans une servilité absolue aux militaires occidentaux, elle a d'abord soutenu cette guerre, en dissimulant les effarants mensonges des états-majors vainqueurs. Elle a ensuite été complice par un silence presque complet de la plus grande insurrection depuis la révolution en Iran, qui a traversé pendant tout mars 1991 tout l'Irak. Elle a, enfin, contribué à l'occultation de ce mouvement inégalé, depuis, par le spectacle humaniste de la misère kurde, que ce spectacle a largement contribué à produire.

Rien ne laissait alors soupçonner que son irrésistible carrière s'interrompe. Pourtant, quand les militaires des Etats les plus puissants lui ont montré la niche, sans être assurés de ne pas se faire mordre, elle a jappé et léché le doigt tendu, l'œil mouillé de fidélité.

De 1989 à 1991, la Bibliothèque des Emeutes a suivi ces événements principalement en s'attaquant à détourner cette information. Il s'agissait de mettre au point une méthode de décryptage des faits qui rende à la révolte sa place centrale dans l'histoire ; qui permette de comprendre une révolte dans la succession de ses contradictions et de ses sauts qualitatifs, que le parti de la communication a réussi à effacer en y substituant de l'impression dominante ; et de donner au mouvement de révolte en cours son unité et une vue d'ensemble.


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des  matières   Suivant