Comment contrer la révolte moderne


 

A – Applaudir la bonne émeute à Los Angeles

1) La pensée de l'événement passe avant l'événement

La lenteur et la paresse dans un monde rationnel sont le luxe de ceux qui, comme nous, sont pressés d'en finir. Marx stupéfiait son temps par la vitesse et la justesse de ses analyses, tout à fait neuves en leur genre. Ses imitateurs parmi nos contemporains, qu'ils s'avouent ou non tels, se trouvent battus, d'abord sur la vitesse, ensuite sur la justesse. C'est qu'ils n'apparaissent jamais qu'après le tube cathodique, le journal quotidien et l'hebdomadaire, et c'est qu'ils n'ont pas les mêmes raisons d'être pressés que Marx. En 1848 et 1871, il fallait aussitôt amortir la répression, réorganiser le parti vaincu, et s'opposer partout, à l'intérieur de ce parti, à l'infiltration idéologique du parti vainqueur. Les insurgés étaient amis, et connus.

Nos révolutionnaires-en-intention de 1992, qu'ils se réclament de Marx, de Bakounine, de Mao, de l'Internationale situationniste, de Stirner ou du zen, sont évidemment pressés par d'autres impératifs, de leurs isolements respectifs. Plus ils sont rapides à proclamer l'exemplarité d'un événement, plus, pensent-ils, cet événement confirme leur théorie antérieure. Aussi, dans les restes informels de groupuscules auxquels le libéralisme ambiant n'a pas encore procuré la couleur du maquillage, il y eut une ruée sur Los Angeles, aussi poignante dans sa misère, quoique moins franche et moins gaillarde que celle de 1848, où l'or était du métal, et non de la révolte à récupérer. Cet applaudissement uniforme et séparé, belle image de soumission, s'est épanché dans des « analyses » plus bâclées les unes que les autres à la queue de la comète information dominante. Et le malheur des Angelinos est encore le bonheur de quelques retardataires qui piochent parmi les ruines de South Central à la recherche de causes étouffées, de victimes délaissées par la conscience spécifique à la cause (morale, de classe, de soi, etc.), d'enchaînements calcinés en vérité à l'origine de tout.

A première vue, une émeute comme celle de Los Angeles ne mérite pas qu'on en parle. Elle parle d'elle-même, elle oblige tout le monde à parler d'elle, elle est exemplaire. Mais la somme de tout ce qui se dit d'elle fait apparaître le vieux fantôme du conformisme dans le fade sourire édenté de l'unanimité. Personne n'a critiqué l'émeute pour son manque de radicalité, personne n'a critiqué les émeutiers en temps que vaincus. Eh bien, les émeutiers de Los Angeles, nos amis que nous ne connaissons pas, ont été battus à plate couture, et d'abord par cette unanimité qui va du plus fluet policier raciste au plus épais militant autonome, en passant par tous les théoriciens, observateurs, intervenants, spécialisés ou non. Les émeutiers eux-mêmes ont été exclus de tout débat sur leurs perspectives par la mise en morceaux d'avis et d'approbations, et par les récits divisés et mutilés de spécimens attrapés au cours de leur retraite panique, qui témoignaient ainsi à décharge du discours de leurs ennemis. Depuis les procès de Staline, les émeutiers modernes s'expriment comme des prisonniers de guerre que leurs geôliers autorisent à être humiliés par une caméra : dans le ton qu'on attend d'eux, ils confirment penser ce qu'on pense qu'ils pensent.

Voilà qui est nouveau : les émeutiers de Los Angeles ont d'abord été battus par un discours ! Et ensuite seulement par une police d'Etat. La bataille de Los Angeles est un tournant dans la guerre de notre temps : jamais encore la contre-offensive n'a été aussi mêlée à l'offensive, jamais encore l'ombre n'avait pris le pas sur la lumière. C'est la contre-offensive qui avait la parole, le dernier mot, et, expression d'une époque qui flirte avec le contretemps et le contresens, ces renégats de la logique, elle avait aussi le premier. Enrobée dans ce contre-moule transparent, apparemment hermétique, de contre-vérité, cette émeute n'a donc pas seulement été une déroute dans son résultat, mais dans son déroulement, ainsi que dans l'engagement de l'intelligence des participants, et de leurs alliés, dont l'approbation n'a que creusé un peu plus spectaculairement la catastrophe. Pour une Bibliothèque des Emeutes, qui pense et qui affirme que chaque émeute peut l'emporter sur le monde, chaque fois que ce n'est pas le cas, c'est-à-dire cent fois par an ces temps-ci, elle considère que c'est d'abord une défaite ; et, de ce fait, une raison supplémentaire de se mettre en colère. Tous les commentateurs de Los Angeles, s'appropriant ce qui n'a pas eu lieu, et fêtant comme une victoire cette défaite, se sont manifestés ennemis des émeutiers, car complices du discours qui les a vaincus. C'est pourquoi, le dernier spectateur ayant quitté la salle, zappant ses émotions vers d'autres tragédies, nous allons prendre le temps pour signaler à de plus inconsolables comment l'aliénation se concilie l'émeute, son irréductible contraire, comment pratique la pensée sans conscience, contre la pratique sans pensée. Le coup est suffisamment fort pour souffrir ce recul. Il marque la fin de l'époque où l'émeute était le seul terrain de jeu où tout était possible. Ce n'est pas qu'il y en ait de nouveaux ; c'est plutôt, de nouveau, qu'il n'y en a plus. A nous de jouer.

Nous allons donc, trompant notre propre coutume, accorder à l'émeute de Los Angeles une place proportionnelle à celle qu'elle a eu dans le spectacle. Espérons que cette exception, qui tient à ce que l'événement se situe au croisement de notre objet explicite, l'émeute, et de son principal ennemi implicite, l'information dominante, n'induira pas que l'émeute elle-même aurait revêtu cette importance. C'est la fusion des contraires, sans dépassement, qui lui a acquis cette place dans ce monde si hostile à la dialectique ; et l'opération inverse, leur scission, qui lui accorde une égale gravité négative, dans la Bibliothèque des Emeutes.
 

a) Prétexte

Le prétexte de l'émeute de Los Angeles est le contenu d'un spectacle, mais non pas sa critique. C'est déjà mal parti. L'aliénation, c'est-à-dire la pensée sans maître (le seul maître de la pensée est la conscience), nous fait confondre, au rythme de l'inflation de la pensée produite, la chose et la représentation de la chose, nous transformant en spectateurs de cinéma qui applaudissent un film. Le passage à tabac de Rodney King n'a pas produit d'émeute, comme une série de raccourcis de la pensée ready-made l'a incrusté dans beaucoup de cervelles. Ce tabassage, le 3 mars 1991, n'a produit qu'un film vidéo amateur, que CNN a racheté, afin de le vendre dans le monde entier, où il a été fort applaudi. Mais pas plus que la bastonnade qu'il contient, ce spectacle de l'ordinaire brutalité de la police de Los Angeles, puis de la vertueuse indignation du monde entier, n'a produit la moindre émeute. Acquittés par la rue le 3 mars 1991, acquittés par la rue lors de la mondialisation de leur violence, les policiers « coupables » furent logiquement acquittés par la justice de leurs employeurs, le 29 avril 1992. Il est remarquable que les pauvres modernes s'enflamment de ce que la justice ennemie entérine leur propre verdict, comme si, mue par on ne sait quel vertigineux goût du sacrifice, elle eût dû renier et défier leur propre silence résigné. Même l'absence de lucidité sur à peu près tous les autres points ne suffit pas à expliquer que l'attitude du tribunal de Simi Valley ait seulement surpris, voire fait descendre dans la rue les ennemis de cette police.

La raison est dans le spectacle. De Bidet, l'inventeur de la théorie du spectacle, qui vient de l'augmenter du déni qu'est le spectacle de sa théorie, geignait, il y a peu, que personne ne s'occupe de développer cette belle théorie, car hélas il ne peut plus le faire lui-même. Eh bien mon vieux, t'as raison. Mais ça ne se passe pas comme en 1967. On n'attend pas une théorie comme un petit boulot, la comète de Halley ou une paire de claques : en 1992, l'aliénation et la logique dictent d'autres exigences, et l'essence du spectacle a quitté le petit flacon du laboratoire parisien qui en a conçu la première critique.

CNN, pour valider son scoop de mars 1991 devait surenchérir. Le matraquage de Rodney King n'était rien sans le spectacle du matraquage, mais le spectacle du matraquage n'était rien sans le spectacle du jugement. Voici une découverte utile : le spectacle pratique le crédit, comme la mort chez Céline. Le spectacle s'investit dans le spectacle qui s'investit dans le spectacle. Le spectacle est un pari sur l'avenir. Croire en l'avenir de son investissement est plus important que de savoir en quoi il consiste, les boursicoteurs confirmeront, même lorsqu'il s'agit de spectacle. A Los Angeles, c'est une série télévisée, le premier reality show en direct qui a fait descendre dans la rue les téléspectateurs. Avançons cette énorme conséquence : c'est CNN qui a fait l'émeute de Los Angeles. Certes, M. et Mme Ted Turner ne sont des riches qu'au sens de Voyer, c'est-à-dire des pauvres supérieurs, à qui il manque ainsi le cynisme de César Borgia, le militantisme de Blanqui, et donc de vouloir fabriquer une émeute. Mais le 29 avril, la logique interne du discours dominant de l'information a provoqué cette incroyable inversion du discours de la réalité : ce n'est pas le spectacle télévisuel qui suce la colère, mais bien la colère qui suce le spectacle télévisuel. La suite des événements est la réponse à cette question que personne n'a posée : pourquoi le gouvernement américain n'a-t-il à aucun moment interdit CNN pour incitation manifeste à l'émeute, et donc complicité de vol, viol, meurtre, bref les principaux délits d'opinion commis lors des quelques heures suivantes, où la morale a eu le dessous face au plaisir ? Ce n'est pas parce que le gouvernement américain vient d'adhérer à la Bibliothèque des Emeutes. Voici le résumé de la réponse : malgré les apparences, trompeuses, l'émeute de Los Angeles n'a jamais été essentiellement qu'un mirage télévisé. Or, un mirage télévisé ne se censure pas, parce que, dans un Etat comme celui dont il s'agit, un mirage télévisé est la censure. Si le tabassage n'était rien sans le spectacle du tabassage, si le spectacle du tabassage n'était rien sans le spectacle du jugement, le spectacle du jugement n'est rien sans le spectacle de la colère légitime. Question subsidiaire à R. de Bidet : qu'est-ce que la colère légitime sans le spectacle de la colère légitime ?
 

b) Colère légitime et spectacle de la colère légitime

C'est très mal parti pour l'émeute de Los Angeles : aucune colère n'est légitime. Tout ce qui est légitime met en colère. C'est pourquoi Racl. de Bidet est en danger. Le spectacle est principalement la prétention de transformer en légitimité le contraire de la légitimité. C'est Raclure de Bidet affirmant être l'homme qui ne se corrige jamais au moment précis où il manque formellement à sa parole, donnée publiquement. C'est Voyer, théoricien de la communication refusant de communiquer, ô paradoxe, dès que sa théorie de la communication subit sa seule critique. C'est CNN mettant de l'huile sur le feu pour prouver que le feu n'est qu'une image. Et tout le monde parle de ce feu comme si on pouvait parler du feu sans le scinder de l'image, sans se demander à quoi sert l'huile.

L'émeute elle-même, qu'il convient pourtant de narrer, car les faits sont largement inconnus, est inénarrable. Elle est pratiquement contenue dans tout ce qui est hors du connu. C'est l'effet de ce qui n'est pas connu sur ce qui est connu qui permet de tirer les principales hypothèses sur l'action véritable des émeutiers. Le silence, le non-dit, et l'incohérence de l'information permettent seuls de silhouetter le négatif. Il faut y aller avec un scalpel, aiguisé de haine et de dégoût, pour séparer à la fois l'avarie du spectacle et l'os de l'illusion de la viande des faits. L'affrontement des émeutiers contre l'information dominante est donc le principal, la vérité, le jugement gustatif et dernier de l'émeute de Los Angeles. Malheureusement, le tour est vite fait : dans cette bataille dans la bataille, l'ennemi a su éviter, presque partout, de se faire arracher le cœur et les couilles, et dans le peu de cas où cette éventualité commençait à le pincer, a su sucrer l'assaillant en statue de sel. Rarement sinon jamais, l'information n'a été aussi ouverte et aussi franche, lors d'une émeute, dans la délation. Il fallait bien se faire pardonner, préventivement, l'huile.

Le jugement contre les policiers matraqueurs est public le 29 avril, dans l'après-midi. La plupart des chaînes de télévision sont mêlées aux manifestations qui se forment alors devant le QG du LAPD (Los Angeles Police Department), dans le centre-ville (Downtown) et dans le quartier de South Central. Les premiers affrontements, au plus tard au crépuscule, s'accompagnent de fuites désordonnées de la presse, au sens propre, et de cadrages de caméras tremblotants, aux sens propre et figuré. C'est le premier moment où l'information est débordée par son spectacle. L'étendue de l'émeute, en effet, dépasse le prévu. La bande de gaze de l'apathie dominante est déchirée, non pas seulement aux deux carrefours où sont postés les pompiers incendiaires de ce risque calculé, mais en de multiples lieux, et sur des bandes de territoire et de conscience qui échappent, en ce second paragraphe de l'émeute, à l'objectif.

Que voulez-vous ! La nuit est clémente, la marchandise est combustible et la mobilité du méchant petit virus de la rage spontanée transforme la grosse, obtuse bactérie de la brutalité policière en retraite fort mal préparée, durement précipitée. A la recherche du law and order, l'œil dilaté des informateurs journaliens et de leurs camérades télésivieux, à la poursuite du moment qui lui a échappé, n'a rencontré qu'un incendie, aux silhouettes calcinées occupées à dévaliser. Une polémique bien de cette époque, qui ne désespère jamais de falsifier le moindre détail, viendra, après coup, accuser la LA Pide d'avoir laissé le champ libre aux émeutiers de la première heure. Ceci était exprès, tactique, politique, car le chef raciste de cette police voulait prouver qu'il fallait être dur avec les nègres, sans quoi les nègres étaient totalement sauvages. La vérité est davantage que le poids des excréments au fond des caleçons de flics empêchait cette milice communale surprise de fondre sur le pillage avec toute l'odeur de sainteté nécessaire, et jamais mise en doute par l'information, que confèrent le courage et l'abnégation. Car réellement, si personne ne pense que ces policiers ne sont pas corrompus, personne n'a même émis l'hypothèse qu'ils auraient pu voir, eux aussi, ce pillage d'un œil plus gourmand que courroucé. Et probablement, pour qui se rappelle de Kinshasa, leurs propres chefs ont préféré les effrayer du danger, que de les lâcher dans la fournaise de cette baston, où pour eux aussi Hollywood écartait les cuisses.

Ce qui s'est passé après 8 heures du soir le 29 est passé à l'extincteur du couvre-feu de l'information. L'étendue des dégâts, la propagation de la révolte, les affrontements, le nombre et les fluctuations des pillards, des combattants, des fêtards, des débatteurs, des stratèges, des critiques et des joueurs, les mots, les cris et le plaisir, tout cela s'est produit de l'autre côté de la grise fumée, qui pendant trois jours va devenir l'étendard de l'insomnie. Au matin, l'information, bien avant l'Etat, tente de faire de ce cauchemar un réveil salutaire. L'art du maquillage et la contrefaçon par omission font défiler sur les écrans du petit déjeuner de l'Amérique tous les raccourcis dont sont capables les parfumeurs de l'apparence. Au premier plan, le triste sort de la camarade marchandise, fabriquée de tes mains calleuses d'ouvrier exploité, reprends des corn flakes. Derrière, les petits marchands qu'on n'aime pas trop parce qu'on leur ressemble trop, oui avec du lait ; dès que les garants de l'Etat reculent, les petits marchands, qui d'ordinaire enculent, circulent, et plus vite que ça. Ah, les braves marchands coréens nous ont bien fait de la peine, ils tirent dans le tas, ne regardez pas ça les enfants, eux qui ont trimé toute leur chienne de vie, comme des cons. Mais, ils lynchent un Blanc ! Repasse-moi le sucre, ah voilà ils le repassent, hé hé, c'est un enfoiré de camionneur, ah les salauds de nègres racistes. Une dernière tasse de café lavasse avant d'y aller, et on admire tous les bons Noirs de l'Amérique, le curé Jesse Jackson, ex-candidat présidentiel de la négritude modérée, Magic Johnson, pauvre basketteur sidéen, Bill Cosby, paix-des-ménages-noirs-télévisés, Tom Bradley, merde Los Angeles, et un ou deux bons p'tits rappeurs : du calme, voyons, c'est dans le calme que nous avons réussi nos carrières, c'est dans le calme que nous avons réussi à passer de l'autre côté, du bon côté de cet écran, le calme c'est la réussite de notre monde.

Le 30 avril est le jour décisif. L'Etat de Californie annonce trois mesures : couvre-feu à 19h30, mobilisation de la Garde nationale de Californie, et fermeture des écoles (pourquoi ?), qui met les derniers enfants sages dans la rue. Pas à pas, c'est l'information qui va reprendre le temps et le terrain de l'émeute.

Les caméras s'avèrent l'arme décisive (un débile fantasme de Wim Wenders, qui dans l'un de ses navets pour crétins de gauche mitraille, sur un parking de Los Angeles, les assassins mafieux de son producteur endetté avec sa petite caméra super-huit, est devenu la réalité policière de ce monde). Elles couvrent la police au sens inverse de ce que les manieurs professionnels de caméra appellent d'ordinaire couvrir : le cameraman est entre la police et l'émeute. Elles coupent le son aux émeutiers, ou plus exactement elles organisent un bruit massif qui couvre celui, plus humain, des foules de pilleurs. Leurs obturateurs laissent dans le noir tout affrontement entre pauvres modernes et Etat, au profit de quelques rares scènes de racisme : lynchages, Noirs contre Jaunes.

Le pillage a gagné tous les quartiers de cette ville qui est une banlieue de 10 millions d'habitants, dont le centre est une banlieue de cette banlieue. C'est l'un des plus vastes que le monde marchand ait encore connu (785 millions de dollars de dégâts ont été annoncés), quoique ni en quantité ni bien sûr en proportion de la marchandise disponible il n'atteigne celui du total des deux vagues zaïroises de septembre et octobre 1991 (rien que la première vague à Kinshasa, en septembre, était déjà évaluée officiellement à 565 millions de dollars). Mais ce qui fait la différence entre ces deux déferlantes systématiques, ce ne sont pas ceux qui les ont faites, ce sont ceux qui les ont racontées : au Zaïre, l'information a choisi le silence, puis la fuite ; à Los Angeles, les informateurs ont choisi d'occuper la parole jusque dans le pillage, auquel ils prennent part jusque dans une identité confusionniste : « Image looters [pilleurs d'images], comme ils sont maintenant appelés à South Central », selon Mike Davis. Pour qui que ce soit, cependant, et probablement même au Zaïre, l'émeute de Los Angeles passe pour incomparablement plus importante que celle de Kinshasa. Tant que la mesure de l'importance accordée à un événement est indexée au volume que l'information dominante en donne, la critique du spectacle ne sera jamais que son vernis.

Mais que l'information ait été obligée de monter ainsi en première ligne à Los Angeles signale autant son pouvoir que son usure. En effet, l'autre type d'affrontement (à côté de celui contre l'Etat, dont on sait si peu) dont elle a évité de parler, à la zaïroise, est celui qu'elle aurait rendu spectaculaire, à la Los Angeles, s'il avait eu lieu à Kinshasa : l'attaque de plus en plus systématique de cette information par les émeutiers. Dès le 29 au soir, le bâtiment du 'LA Times' a été attaqué et détruit, et pas par inadvertance (l'incapacité de la police à l'empêcher est probablement encore une manigance de son vilain chef). Dans toutes les autres villes, on sait que les journalistes se sont trouvés brutalement pris à partie dans la rue, et pas par la police. A Los Angeles même, ils n'ont guère pu s'approcher de l'incendie ni braver le couvre-feu, comme leur absence de témoignages l'a révélé. Les émeutiers angelinos savent aussi bien que tous ceux d'Europe qu'il faut être masqué, l'objectif de tous les 'LA Times' étant de moucharder en grand. Il devient de plus en plus improbable pour ceux qui la tiennent de se rapprocher de ceux qui cassent la caméra, car il devient de plus en plus improbable pour les premiers de convaincre les seconds qu'ils seraient autre chose que des menteurs, même accidentels et maladroits. Qu'à Los Angeles surmédiatisé cette banalité soit une évidence laisse supposer que derrière les paillettes du « devoir d'ingérence médiatique » il s'en est passé d'autres. Le refus de la visibilité et de la célébrité s'organise enfin dans la Californie d'Emmett Grogan.

Ce même jour, l'émeute a essaimé à travers les Etats-Unis. A Atlanta, San Francisco, Las Vegas, c'est le couvre-feu. Paradoxalement, pourtant, cette extension n'est un succès qu'en apparence pour les émeutiers. Comme Koutousov avec la Grande Armée, mais sans stratège dans chacun des camps, l'ennemi va abandonner le terrain, va même donner l'impression d'un début de défaite, d'un Smolensk. Cet appel d'air va épuiser le mouvement dans la chaleur des flammes, cette aveuglante liberté va raccourcir sa vue, ce butin facile va corrompre l'offensive, avant même d'avoir réalisé l'inventaire de ses immenses possibilités, d'avoir calculé ses forces et mesuré ses perspectives, qui vont au bout du monde. Dans les autres villes, c'est encore le spectacle qui a fait l'émeute : ce n'est pas le verdict de Simi Valley qui l'y a provoquée, puisqu'on n'y est pas descendu dans la rue le jour même, mais le lendemain ; c'est l'image télévisée des émeutes qui y a été imitée, et c'est bien différent.

La Bibliothèque des Emeutes serait évidemment fort en contradiction avec les goûts qui l'ont fondée si l'image de la destruction massive de valeur, et de ce que l'ennemi parvient encore à faire passer pour richesse, y chagrinait. Notre pyromanie est évidemment flattée par l'annonce de quelque trois mille cinq cents incendies à Los Angeles, et notre jubilation n'est qu'à peine tempérée par le regret d'être si éloignés du lieu où « les scènes de pillage depuis deux jours avaient presque des allures de fête foraine. Les gens riaient et s'amusaient. J'ai l'impression qu'ici il y a un sens des valeurs qui n'existe plus », comme le confiait Geneviève Bujold à 'la Presse' de Montréal. Mais ce que nous analysons ici en fines bouches n'est pas seulement l'explosion de joie des seules vraies fêtes populaires, dont la seule existence remet en cause les conceptions d'un monde suranné et de sa critique surannée, mais aussi la façon dont ce monde suranné rénove sa défense, pourquoi et pour qui ; et l'importance de chaque émeute, considérée comme une bataille dans la guerre bien précise que nous menons et pensons extraite de tels ravages, plutôt que des idéologies qui les excusent, horrifiées, qui les tancent, en petits maîtres, ou qui les approuvent, en suivistes.

Le 1er mai, le mouvement atteint son Moscou en flammes. La date mérite un sourire. L'information, pourtant prompte à amalgamer les spectacles qu'elle croit ainsi augmenter, n'a su que faire de la fête du Travail, au moment où celle-ci est poussée vers la retraite anticipée dans tous les calendriers de fêtes officielles, le jour de cette sauvage émeute médiatisée. En effet, ceux qui fêtent encore le plus activement cette célébration de la misère du vieux mouvement ouvrier, ont conservé la misère annuelle-rituelle, et l'ont mixée avec la forme de révolte la plus moderne, l'émeute. A Berlin, Séoul, Istanbul, ce festif hybride égare et lie chaque année une jeunesse hostile au travail. Mais à Los Angeles, cette date a été pudiquement effacée derrière la gravité télévisée du troisième, et dernier, jour de l'émeute.

C'était une vraie « happy hour », un « children day », une « journée portes ouvertes » : « Stealing is a sin, but this is like a television game show where everyone in the audience gets to win. » Bush annonce que la vraie armée, la fédérale, celle qui avait gagné la guerre du Golfe, va être envoyée sur ce vrai front, dans cette vraie guerre. Il faut donc se servir avant, se faire plaisir tout de suite. Mais tout ce qui est accessible est pris. Il faut déjà se battre contre les vigiles et les commerçants, ou aller dans les quartiers où les pauvres sont trop soumis pour s'être servis, Beverly Hills, Hollywood, Westwood. A San Francisco, Las Vegas, Seattle, Atlanta, Boulder et New York, on caricature Los Angeles. A Manhattan, dans le cœur de New York, les commerçants qui paniquent comiquement s'enfuient en telle quantité que le pont de Brooklyn doit être fermé : les images de l'émeute sont plus effrayantes que les émeutiers de New York. La litanie pathétique des appels au calme grossit son torrent boueux de tous les ruisseaux pisseux. C'est Rodney King, qui assurément a pris un nouveau coup sur la tête, mais pas télévisé cette fois, qui appelle publiquement à ce que tout cesse.
 

c) Tout cesse

Le samedi 2 mai, c'est fini. L'information ose enfin fourrer son museau à sensation dans les ruines qu'elle s'était résignée à survoler prudemment en hélicoptère. La voilà qui ajuste les bilans : 61 morts (dont 2 à Las Vegas), soit la moitié de Kinshasa, et 2 400 blessés. Ces nombres ont été considérés comme gigantesques, là encore parce que le spectacle a été gigantesque ; pour nous, ils nous paraissent gigantesques en proportion du peu d'affrontements que ce spectacle a montré. Comme à Kinshasa, l'impression d'un pillage sans opposition est contredit par ces nombres de « victimes » qui indiquent suffisamment que d'âpres discussions se sont déroulées là où leur a été substitué de l'évidence.

Un autre nombre nous paraît gigantesque, en lui-même : celui des 13 500 arrestations (la presse de gauche américaine en a même annoncé jusqu'à 18 000). 5 000 à 7 000 seulement semblent avoir été pris pendant les trois jours d'émeutes, ce qui contredit d'ailleurs l'absence de toute police. A partir du 2 mai, polices communales et du sheriff, associées à la Garde nationale, commencent une rafle dont l'amplitude n'a, cette fois, pas de comparaison zaïroise. Il faut en effet aller en Algérie pour trouver un équivalent. En Algérie d'ailleurs, les émeutiers ne se tiennent pas pour quittes de plusieurs insurrections échouées. C'est le premier Etat où, après avoir été battus, les insurgés vaincus continuent leurs efforts pour corriger les statistiques, hors de l'émeute mais sans trahir sa liberté, par une plaisante et rapide vengeance. Le nombre de policiers assassinés depuis y dépasse désormais le nombre d'émeutiers tués alors, et nous ne pouvons qu'encourager un tel refus de l'inéluctable défaite. Il ne sera pas dit que le sang coulera toujours du même côté de la barricade. A bas le défaitisme !

Si une dizaine d'émeutes chaque année dans le monde dépassent le nombre de morts de Los Angeles, le nombre d'arrestations de celle-ci y concourt pour la première place. Cette précision vaut d'être signalée parce que l'information dominante a couvert cette répression, fort en contradiction avec le sens qu'elle donne à la liberté dans une « démocratie » – que déjà Tocqueville qualifiait de tyrannie de la majorité –, d'un spectacle inverse : la grande solidarité œcuménique dans les rues de Los Angeles, où des pauvres de toutes races, de tous âges et de tous sexes ont été exhibés comme volontaires dans l'effacement des traces de la destruction. Dans ce travail humiliant, qui est le signe extérieur d'une grave défaite, communiaient tous les remords si fréquents des émeutiers occasionnels, mais aussi tous ceux qui devant la rafle cherchaient refuge dans cette autocritique publique. Dans l'apitoiement d'une réconciliation improbable, où l'émeute parvenait à des allures de catastrophe naturelle, l'information a essentiellement masqué quelle part prépondérante ses images et ses employés ont pris et prenaient encore au même moment dans la vague d'arrestations en cours. En échange d'une amnistie bien douteuse à la longue, des centaines de pilleurs ont rendu du butin, que d'autres ont simplement jeté dans les rues, avant les perquisitions guidées par des « bataillons de mouchards ». Là encore, en feignant de s'extasier devant la bizarrerie infantile des pauvres en Amérique, qui jettent le lendemain ce qu'ils ont volé la veille, l'hypocrisie de l'information n'est que le gant de velours de cette police qui a eu la main si lourde.

La durée de l'émeute est également apparue déformée. Les journaux américains, le 30 avril, n'ont pu mettre en chantier que de brefs articles, et il fallut attendre le 1er mai pour que Los Angeles y occupe les gros titres. C'est encore pire pour la presse européenne, qui au décalage horaire a dû additionner le jour férié du 1er mai. Si bien que 'le Monde' et 'Libération' par exemple, ne donnent leurs premières informations que le 2 mai, alors que les trois jours d'émeute sont déjà passés. La presse écrite, ainsi frustrée du grand spectacle télévisé, dut l'approuver par une avalanche d'articles de fond, excluant ce pour quoi elle est achetée, et qu'on ne trouve pas non plus à la télévision, qui vend de l'image : l'énoncé des faits. Par contre, ces articles analytiques, qui volaient leur créneau aux magazines, et devancèrent largement les analyses d'imitateurs de Marx et de pilleurs de Tocqueville, furent quotidiens pendant tout le mois de mai. Cette distorsion a provoqué l'impression d'émeutes beaucoup plus longues, 'le Monde' poussant le travestissement jusqu'au mensonge (quarante-huit heures en plus : qui va chipoter ?) dans son article du 6 mai intitulé « Des journées “de folie et de rage” », et au début duquel on lit « Los Angeles a été le théâtre, du 29 avril au 3 mai, des plus graves émeutes raciales (...) ». Il ne faut pas simplement justifier son absence au début, mais aussi l'actualité de l'article.

Une autre distorsion est l'impression que les émeutes se sont propagées dans toute l'Amérique du Nord. Du côté de l'information dominante, cette thèse de la « traînée de poudre » a été soutenue pour agrandir le spectacle ; et du côté des récupérateurs soi-disant sympathisants de l'émeute, il fallait en augmenter le triomphe. En vérité, parmi les vingt premières agglomérations des Etats-Unis, seules cinq ont été touchées. Et plutôt que nous réjouir des spectaculaires copycats à New York, San Francisco, Atlanta et Seattle, nous demandons, non sans inquiétude, pourquoi les pauvres de Chicago, Philadelphie, Boston, Detroit, Miami, Washington n'ont pas bougé. Spectaclistes et triomphalistes ont bien essayé de grossir leurs épaisses argumentations des émeutes de Toronto (le 4 mai) et de Minneapolis (le 7 mai) ; mais celles-ci, fort peu médiatisées, parce que non télévisées en direct, ont eu lieu quelque temps après la fin de celle de Los Angeles, avec laquelle la ressemblance de prétextes déjà différents plaide seule pour une imitation indéniable. Mais, ainsi, la misère le dispute à sa critique, jusque dans la verdoyante campagne anglaise du Norfolk, où à Oulton Broad d'étranges énergumènes troublèrent la paix publique aux chants de « L-A, L-A ». 

2) Zoom sur l'objectif

Le grand angle qui précède, le lecteur attentif ne saura s'y méprendre, illustre un échec : la volonté de séparer et d'opposer systématiquement le spectacle de ce qui le combat ne semble possible que dans la fiction, ou avec des capacités bien supérieures aux nôtres. L'information tient son objet si serré que sans cesse ils se confondent, l'image passe pour la chose, l'apparence pour l'essence, et l'écho pour le bruit. Vous êtes dans une boîte de nuit. Les stroboscopes découpent des silhouettes désarticulées derrière un rideau de fumée. Le bruit condamne au silence. Le mythe de la rencontre prétend que la rencontre peut être indifférente au bruit et au silence, un regard, un geste suffisent ; le bruit, et le silence, lorsqu'ils ne sont pas produits par ceux qui se rencontrent, au contraire, sont une censure de la rencontre. L'émeute, le lieu de rencontre par excellence, a été, à Los Angeles, dégradée en mythe de la rencontre, en boîte de nuit.

Lorsque, comme à Los Angeles, l'émeute est cernée de miroirs, ses perspectives deviennent celles que réfléchissent les miroirs : l'image de soi, à l'infini. La richesse n'est pas ce qui est à piller, évidemment. Tous les intervenants n'ont traité le butin que comme signe extérieur de richesse, ou ne l'ont traité comme richesse que pour ceux qui étaient extérieurs, ce qui revient au même. Ce qui est principalement apparu comme richesse, à Los Angeles, est la quantité des images et des informations, et il est aussi stupéfiant qu'effrayant dans le monde de la Bosnie de voir jusqu'où, dans le détail, dans le subconscient, dans la durée, la furie de production qui y préside repousse la saturation de cette convoitise. La lucidité minimum oblige d'avouer que journalistes et émeutiers, dans leur immense majorité, y ont collaboré avec fureur, rivalisant d'ingéniosité pour augmenter cette quantité. Ce qui est richesse, pour cette majorité, est ce que convoite le téléspectateur : la notoriété infinie de Rodney King vaut bien un passage à tabac. C'est par cette souscription au spectacle que, même dans la bouche de ceux qui la condamnent, l'émeute acquiert son fondement licite qui s'exprime comme innocence dans l'illégalité. Si la loi interdit l'émeute, lorsque l'émeute fonde le spectacle, qu'est-ce que la société du spectacle pourrait lui reprocher ? Aussi, pour de nombreux pauvres, l'émeute de Los Angeles était d'abord l'occasion unique de passer à la télévision. Participer à l'événement télévisé se substitue, à l'époque où sévissent des Fukuyama, à participer à l'événement historique. La présence massive de l'engin qui consent à vous communiquer au monde, non pas vous, mais la partie de vous qui est votre image, la partie de vous qui est son discours, a été, à l'évidence, le principal recruteur d'émeutiers, de Los Angeles jusqu'à la lisière de la portée de l'événement, c'est-à-dire New York. Ceux qui ignorent cette grave et ridicule motivation ignorent ce qui se passe de principal dans notre grave époque ridicule. Le bilan des dégâts, en morts et en dollars, qu'est-ce que c'est ? Le budget d'un film avec quelques guest-stars (Rodney King, Daryl Gates, George Bush, Tom Bradley) et une grande foule de seconds rôles (parmi lesquels le champion olympique Al Joyner, qui s'est fait arrêter au moins deux fois), de figurants, de spectateurs, de clients : les émeutiers eux-mêmes. Comment le gouvernement américain aurait-il pu censurer le film dont il est le coproducteur ? Qui s'étonne de ce qu'un petit journaliste arriviste intitule son ouvrage sur l'événement 'LA was just the beginning' ? Devant l'engouement généralisé, le profit réalisé, le peu de danger pour les coproducteurs, le succès de box-office et la carrière du journaliste qui s'ouvre comme une autoroute, ce ne sont plus les malheurs du monde qui plaident pour un LA II, c'est LA II qui plaide pour renforcer les malheurs du monde. De cette révolte retournée, finalement, l'objectif s'avère avoir été celui de la caméra.

Quoiqu'ils ne dédaignent pas complètement la richesse aliénée chosifiée, « matérielle » (« richesse matérielle » est un faux-sens propagandiste du matérialisme), les pauvres modernes sont davantage attirés par l'aliénation de cette richesse aliénée, la richesse virtuelle. Image, télévision, spectacle leur donnent le bon d'entrée vers la scène, qu'ils supposent vaguement être l'histoire, et c'est ce ticket qu'ils achètent, certains au prix de leur vie, la majorité au prix des perspectives de tous dans l'émeute moderne. Cette soumission manifestée ainsi jusqu'au cœur de la révolte ne concerne cependant pas une active minorité, dont le refus de la duperie va jusqu'à la méfiance de l'information. C'est principalement parce que celle-ci est perçue, à juste titre, comme le mouchard. Mais elle ne perçoit pas encore l'indépendance de ce mouchard, qui lui permet d'être technico-commercial d'une machine de crédit sur l'histoire, guide d'un trésor qu'il faut hypothéquer avant de le trouver, éclaireur d'une fortune dont la potentialité usurpe le contenu. La critique de l'aliénation s'est elle-même arrêtée à ce que Hegel appelait l'aliénation, comme si l'aliénation s'était arrêtée à la 'Logique' de Hegel. Ceux des émeutiers réels de Los Angeles qui ont refusé de produire-l'événement-qui-produit-l'information manquent encore complètement d'une critique de l'aliénation comme organisation du théâtre des opérations ; et, après avoir été montée au pinacle des promesses, économistes, politiques, historiques, sociales, leur émeute a été dissoute dans les bas-fonds du confusionnisme, cette petite mais épaisse porte des caves de l'oubli. Cette véritable répression, dans l'idée, de l'émeute, qui la rend au néant de l'impensable dont elle a été extraite par gri-gri, est indissociable de cette infirmité critique.

3) Les divisions de la pensée de l'événement suppriment la conscience de l'événement

L'unité de l'émeute, et son sens historique, ont été perdus dans une véritable avalanche de thèmes qui l'ont accompagnée et commentée. Les faits, et l'impossibilité de les connaître et de les énoncer, y ont été ensevelis. Deux effets contradictoires, qui ajoutent encore à la confusion d'un événement prétendument limpide, sont issus de cette continuation du spectacle de l'événement, loin de l'événement, dans l'espace comme dans le temps. D'un côté, tous les spectateurs ont été divisés selon le thème fétiche de chacun ; de l'autre, il reste une vague impression globale d'émeute raciale, que le thème fétiche de chacun confirme. Pas bégueule, la Bibliothèque des Emeutes va faire le tour de ces principales sources à parlotes dominantes, elles-mêmes constellées de contradictions et d'a priori, qu'il n'y a aucune raison de laisser en paix.
 

a) Los Angeles dans l'histoire

La référence immédiate et obligatoire du passé a été l'émeute de Watts en 1965. Ce soulèvement du ghetto noir de Los Angeles d'alors n'est pas tout à fait n'importe quelle émeute. C'est une des émeutes les plus célèbres de notre temps. L'Internationale situationniste lui avait accordé une place particulière. Elle y avait reconnu la première grande révolte spontanée contre la marchandise (cf. « Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande »), c'est-à-dire contre une chose, et accessoirement contre ceux qui défendaient cette chose. En ce sens, Watts a été la première émeute moderne, escamotant pour le titre celle de Harlem l'année d'avant, qui lui ressemblait fort. On peut comparer cette référence à la première lutte de la classe ouvrière, en tant que telle, révélée par Marx dans 'les Luttes de classes en France'.

La pensée postsitue, dont Watts est toujours la référence, a donc immédiatement assimilé la nouvelle émeute, dans la même ville, à sa glorieuse devancière. Mais le conservatisme postsitu qui s'est signalé en rééditant sans commentaire « Le déclin... », déclin qui a d'ailleurs aussi peu eu lieu jusqu'à présent que la victoire de la classe ouvrière, n'a pas été le seul à trouver son compte dans cette résurrection rêvée : une importante fraction de l'idéologie dominante a mis à profit l'émeute de Los Angeles en 1992 pour se mettre à jour, en entérinant enfin ce que disaient les situationnistes en 1965. La thèse de rupture radicale d'alors commence maintenant à être admise, comme commençait à l'être, en 1871, celle de Marx pour 1850. Le prosituationnisme secret peut aujourd'hui se muer en postsituationnisme public. Tant que l'analyse est judicieuse, mais que la menace ne se réalise pas, les vieux postsitus continueront d'exorciser pieusement, et la pensée dominante applaudira ouvertement. Il n'est pas arrivé autre chose à la pensée de Marx.

Le raccourci, Los Angeles 92 égale Watts 65, nulle part démenti, souffre pourtant de ces vingt-sept ans d'écart. Entre-temps, pour cent émeutes par an, la nouveauté de Watts est une banalité de base, sans quoi on ne peut même plus les identifier comme émeute. La différence des deux émeutes a toujours été présentée comme leur identité renforcée : davantage de marchandises, nègres plus noirs, plus pauvres, policiers plus méchants, plus racistes qu'en 1965 ; la différence ne fait qu'approuver la thèse situationniste d'alors, si importante pour les conservateurs d'aujourd'hui : le monde n'a pas changé depuis 1965, merci à l'émeute de Los Angeles de le vérifier.

Ce qui a changé, c'est d'abord ce qui fait l'objet de toute la première partie de cette analyse. Pour la première fois une émeute moderne est le jouet d'un discours dominant, pour la première fois l'information est l'usufruitière de ce discours ; rien n'a jamais été orwellien comme cette émeute qui échappe comme aucune autre aux survivants parmi ses auteurs. Ce qui a changé, ensuite, ce sont ces auteurs, leurs moyens, leurs armes, leur cohésion, l'organisation en bandes de la jeunesse. Ce qui a changé enfin, c'est la différence entre le monde de 92 et celui de 65 : Los Angeles n'est nullement isolée, non loin de la grande insurrection d'Irak de mars 1991, elle se situe tout près des insurrections du Zaïre et d'Algérie, dans un monde de camionneurs français et de skinheads allemands, où la Yougoslavie, la Géorgie et le Tadjikistan sont les tampons absorbants des menstrues de la colère d'un bon tiers du globe. Dans le mois qui a suivi, la révolte a embrasé plus d'endroits que jamais, mais pas le monde. Et ce qui n'a pas changé, c'est l'insuffisance de Marx, c'est l'insuffisance situationniste, c'est le conservatisme dominant, sous ses différentes peurs, ses différents renoncements. La comparaison à Watts a donc toujours été un élément rassurant, qui minimise l'événement en le référant au passé, passé qui s'est contenté d'une succession, à défaut d'un dépassement.

Une autre référence tronquée a été celle de l'émeute en Amérique du Nord. Là, Watts se prononce dans la même phrase que Detroit et Newark en 1967, et que les émeutes consécutives à la mort de Martin Luther King, en 1968. Cette filiation a été utilisée pour souligner le caractère d'émeute de Noirs, contre le racisme. Sur les tons de « aïe, aïe, aïe, ça recommence » ou de « on a déjà connu tout ça », les antiracistes professionnels comparaient si entre Luther King et Rodney King l'emploi des femmes noires avait progressé, vérifiaient, le doigt pointé, que le niveau de vie de cette couleur de peau avait baissé, et avançaient, d'un air faussement indigné, faussement on-vous-l'a-toujours-dit, rien d'étonnant, puisque rien n'a été fait pour les Noirs. C'est ce rien d'étonnant qui est le plus étonnant, un rien détonant.

Le passé de Los Angeles est dans les multiples émeutes qui ont recommencé aux Etats-Unis depuis quelques mois. Personne n'a relié South Central à l'émeute de Denver (le 20 janvier 1992), à celle des Haïtiens de Miami (le 29 septembre 1991), à celles de New York (le 19 août) et de Washington (le 5 mai 1991 – à l'exception confusionniste d'une politologue dans 'le Monde'). En 1990, il y avait eu émeute à Miami (le 3 décembre) et lors de deux événements sportifs : New York, à l'occasion du « Mondiale » en Italie (le 9 juin), et Detroit, lorsque l'équipe locale remporta le championnat de basket-ball (le 15 juin). Et en 1989, c'était Washington en septembre et déjà Miami – le premier dossier de presse ouvert par la Bibliothèque des Emeutes – le 16 janvier. Ce sont encore des émeutes qui ont eu lieu depuis, en 1992, à Toronto le 4 mai, à Minneapolis le 7, à New York le 6 juillet, à Montréal le 8 août. Ce qui différencie principalement toutes ces émeutes de celle de Los Angeles, c'est l'absence de la caméra au départ et à l'arrivée. Ce qui a changé depuis Watts est là. L'information isole une émeute par le bruit, et la multiplie par l'image. De ce fait elle dévalue toutes les autres. Ainsi, Los Angeles, au lieu d'être comprise dans la continuité de son temps, est présentée comme en rupture avec son passé immédiat. Et, de fait, en tant qu'émission de télévision, cette émeute est dans le même rapport aux autres qu'une vedette à un anonyme. L'émeute de Los Angeles a moins contribué à émouvoir les pauvres d'Amérique qu'à les ravir. Elle a discrédité toutes celles qui restent spontanées et obscures, et où le débat appartient exclusivement à ceux qui se soulèvent.

Si on essaie de comprendre Watts à travers Los Angeles, et non pas l'inverse, alors il est facile de reconnaître que Watts porte déjà en germe le spectacle de Los Angeles. Merci à l'Internationale situationniste d'y avoir, bien involontairement, contribué.
 

b) Racisme

Il existe aujourd'hui deux sortes de racismes : un racisme positif, minoritaire, et un racisme négatif, majoritaire. Le racisme positif est celui du Ku Klux Klan, et des policiers à peu près partout dans le monde occidental. Il pose nettement l'infériorité de telle ou telle « race » et agit en conséquence.

Le racisme négatif est l'antiracisme. Il est la position officielle de l'idéologie dominante sur le racisme. Il pose l'égalité des « races ». Si les races peuvent être égales, c'est qu'on peut diviser les hommes en races. Le racisme n'est rien d'autre que cela : diviser les hommes en races.

Le racisme positif et le racisme négatif se soutiennent réciproquement. L'un comme l'autre accepte sous le terme de « race », et plus récemment sous son ersatz hygiénique « ethnie », tout ce que l'un des deux nomme tel. La Bosnie en est la caricature, où les « Musulmans » sont des Serbo-Croates, qu'il serait d'ailleurs aussi difficile de diviser en Serbes et en Croates que, par exemple, de définir la race d'un Français. Blanc ? Germain ? Celte ? Indo-Européen ? Berrichon ? Normand ? Franc ? Gaulois ? Choisissez votre camp.

L'effrayante complexité de la division en races provient de ce qu'on peut toujours diviser une race ou une ethnie en autres races ou ethnies, ou « communautés » ou « clans », comme c'est le cas à Mogadiscio. Dans ces conditions, l'égalité des « races » est encore moins imaginable que l'égalité des individus, puisque, à toutes les différences qui existent entre individus, s'ajoutent celles du nombre d'individus et de l'ancienneté de la « race » sur l'arbre généalogique. Comme dans le cas des « Musulmans » de Bosnie, on ne peut que juxtaposer des divisions sans aucune commune mesure. Vouloir l'égalité des races n'est pas seulement un faux problème, c'est une façon de conserver la division en races.

Même avant le tabassage de Rodney King, et même depuis le 2 mai, la police de Los Angeles pratique massivement le racisme positif. Tout le monde sait cela. Le racisme négatif de l'information dominante, de la gauche du monde entier, et de l'activisme noir américain, s'est jeté sur le prétexte, comme des affamés sur un croûton de pain noir. Le spectacle du lynchage de Blancs, parce qu'ils étaient blancs, est le pain blanc de l'antiracisme, du racisme négatif. De plus, l'assimilation « historique » à Watts, ghetto noir, et le fait que les premiers émeutiers visibles portaient cette couleur de peau, absurdement assimilée à une race, a permis aux racismes positif et négatif d'enfermer l'émeute de Los Angeles dans le ghetto des émeutes raciales. Mais très rapidement il s'est avéré que les émeutiers étaient aussi bien latinos (plus de la moitié des arrestations pendant les trois jours frappent des latinos) ou blancs – puisque la division raciale officielle ne dément pas son absurdité en divisant entre latinos et Blancs. L'émeute ayant rapidement gagné tous les principaux quartiers de Los Angeles, c'est toute la jeunesse qui y a pris part. Même après cette évidence, pourtant largement étalée, l'information dominante (cf. la phrase déjà citée du 'Monde' du 6 mai) continue d'appeler cette émeute une émeute raciale.

Le spectacle des Coréens est venu utilement soutenir le spectacle du racisme. Les « Coréens » habitent Koreatown, qui est une partie de South Central. L'information a montré cette « communauté » en train de défendre désespérément quelques petits commerces construits à la sueur du dur labeur de toute une vie. Le racisme a trouvé un utile fortifiant dans le fait que les affrontements entre cette « communauté » et celle des Noirs sont faciles à retracer avant l'émeute. En 1991, une adolescente noire avait été tuée par un commerçant coréen, qui avait été condamné à une amende équivalente à une conduite en état d'ivresse, comme quoi l'injustice de la loi est partout, Rodney King doit la partager avec Latasha Harlin. La vengeance de la race noire pouvait donc s'étendre, de manière justifiée, aux Asiatiques.

D'après 'Korea Report', bulletin d'un Korea Resource Information Center peu suspect d'être anticoréen, le quartier qu'on appelle Koreatown est en fait peuplé de 80 % de latinos et de Noirs, et les Coréens y possèdent 40 % des commerces. De sorte que, lorsque le pillage a commencé, le nom du quartier, allié aux faciès des commerçants, a donné l'impression de pogrom de Noirs venus de leurs quartiers détruire le quartier coréen. En vérité, ce sont simplement des commerçants qui ont été attaqués par les habitants de leur quartier. La même revue insiste sur le fait que les commerces non-coréens du même quartier ont subi exactement le même sort ; et reconnaît le racisme positif de la plupart des Coréens commerçants, ce qu'elle pense propre aux Coréens, mais qui est bien plutôt l'une des marques idéologiques des petits commerçants. Ajoutons que ce qui serait le plus surprenant, même s'il n'y a pas de preuves, c'est qu'aucun jeune « Coréen », y compris fils de commerçant, ne se trouve parmi les pilleurs.

C'est une des principales formes de racisme négatif, utilisée systématiquement par l'information antiraciste : lorsque des commerçants, identifiables en tant que « groupe ethnique », sont attaqués, elle ne dira jamais qu'il s'agit d'une chasse aux commerçants, mais parlera toujours d'un pogrom, concept qui fait bien davantage l'unanimité parmi son public. Et souvent, de ce fait, le lendemain, la chasse aux commerçants se transforme en chasse raciste positive, en pogrom. Une fois de plus, nous signalons l'exemple-étalon du genre, l'émeute de Dakar contre les commerçants mauritaniens, qui a conduit à des pogroms à Nouakchott, qui ont conduit à des pogroms à Dakar, ce qui a presque permis une guerre entre les deux Etats du Sénégal et de la Mauritanie.

Il n'est pas surprenant que la seule manifestation autorisée, pendant le couvre-feu, ait été une manifestation de « Coréens », à laquelle ont participé au moins 30 000 racistes antiracistes, et qui était encadrée et défendue par la police raciste positive, le 2 mai. Dans le même type de scories que seule l'information dominante peut aujourd'hui sponsoriser avec succès, citons l'infâme racisme positif noir, version Black Panthers. Les zélateurs de ces staliniens de la négritude, intéressés à un come-back, n'ont pas manqué de rappeler que c'est des émeutes de Watts que ce mouvement est probablement né ; il suffit de rappeler l'importante part de récupération que cette organisation a assumée, ce qui lui a valu la persécution de la police et l'admiration de tous les étudiants des années 60. Les émeutes ayant disparu, les Black Panthers disparurent à leur tour.
 

c) Pauvreté

A chaque émeute, la privation relative de marchandises que génère le monde marchand, les inégalités de leur distribution et l'absence grandissante de projet, et donc d'emploi, du capitalisme d'aujourd'hui servent de causes profondes sous les noms tiers ou quart-monde, misère ou chômage. Les explications économiques sont généralement admises comme irréfutables, et réellement fondamentales. Elles se résument à constater qu'il y a des pauvres et des riches, et que les pauvres sont condamnés de temps en temps à se révolter, puisqu'il y aura toujours des pauvres et des riches.

Los Angeles est une caricature, un temple et un musée de l'économie. On y meurt de faim et on y roule sur l'or. L'injustice du capitalisme s'y affiche avec une espèce de morgue qui semble dire « trouvez mieux, gros malins ! », et les pauvres eux-mêmes semblent happés par la fièvre du dollar, par le fétichisme de l'argent.

L'information dominante a essayé, a posteriori, d'ajouter un peu de fond à son spectacle de l'émeute en expliquant, par des chiffres, que la misère augmente, que les pauvres sont de plus en plus pauvres. Pas une émeute où elle dirait « pourtant, ça va de mieux en mieux » ; les misérabilistes y trouvent leur compte : nous vous l'avions dit, le capitalisme est mauvais, disent les plus radicaux ; c'est la faute de la politique de Reagan, prétendent les gauches, pour qui la politique et l'économie sont des doubles fonds réciproques ; et même le porte-parole du gouvernement reaganien de Bush a accusé le président démocrate Johnson d'avoir, après les émeutes des sixties, en quelque sorte pourri les pauvres par les programmes d'aide sociale, qui les avaient transformés en assistés, en accros du welfare.

Dans cette vision des choses, la pauvreté est dans les mesures qu'on prend pour les pauvres, non dans celles qu'ils prennent eux-mêmes. Les pauvres ne sont que parfaitement innocents, et vaguement dégoûtants. L'information dominante ne s'est pas approchée trop près de leurs haillons, de leurs poings bagués d'acier, de leurs haleines incertaines qui crient des insanités. L'information dominante, aussitôt après l'émeute, s'est mise en chasse du bon. Le bon existe, et même en quantité. C'est la middle class noire. Toutes les télévisions ont courtisé les témoignages de ce personnage social qui vient seulement d'apparaître. C'est un personnage de synthèse : noir, mais pas émeutier, il (ou elle) aime la dope et le basket, le rap et l'argent ; c'est un personnage de ces séries télévisées créées au départ pour lui, où ne jouent que des Noirs, et qui lui réfléchissent sa misère, sa famille, son ambition et sa capacité à égaler les Blancs, en se moquant de lui gentiment. C'est d'ailleurs parce qu'il y est si bon nègre et si amuseur que ces shows plaisent également à la middle class blanche. La « middle class » n'est pas une classe sociale, au sens de Marx. C'est plutôt un mode de vie ; c'est une identification à la série télévisée, car toutes les séries télévisées, depuis le déclin des 'Dallas' ou 'Dynasty' qui s'adressaient à un public bas de gamme trop restreint et trop démuni, sont peuplées d'enfants, d'adolescents, d'adultes, de vieillards et d'animaux appartenant à la middle class, et s'adressant à elle, avec un optimisme nombriliste. La majorité des ouvriers, par exemple, est middle class : voiture, famille, pavillon, télévision. La middle class est l'école minutieuse de la soumission et du conformisme. Elle ne se définit que par la participation volontaire aux différents signes extérieurs qui la composent. Elle constitue une ambiance, une mentalité, et elle n'apparaîtra jamais de façon organique, comme une classe économique sur la scène de l'histoire, scène dont elle est la carpette, un dessin sans volume. Si les ouvriers constituent le bas de la middle class, les journalistes en sont le haut, et c'est également pourquoi la middle class noire a été pour eux la cible idéale à faire réagir sur les émeutes, car elle tenait exactement leur discours, spontanément : la violence est horrible, mais il y a de quoi ; car les gens sont pauvres, et le racisme est trop injuste ; tenez, même dans la middle class les races ne sont pas égales.

La middle class américaine est la nouvelle pauvreté du monde. C'est bien elle qui tolère, de tout son passif arrivisme, les lois les plus iniques, les escroqueries les plus extravagantes, le chômage et le suicide, l'ennui et tous les conservatismes. Elle est payée en retour, essentiellement en marchandises prolétarisées, comme ses séries télévisées. Ce sont ces marchandises qui ont brûlé à Los Angeles – signe qui effraie mais qu'approuvent ces nouveaux pauvres, qui riraient si on leur disait qu'ils l'étaient. Car eux-mêmes se sentent coupables d'être nantis, quoique inconfortablement floués, payés en monnaie de singe de leur attachement de chiens. Quelque part morale et injustice remuent ce gros poids mort de la société, qui pourtant travaille et produit, mais un peu comme on marche sur des sables mouvants : plus la middle class travaille et produit, plus elle s'enfonce. Ce malaise de honte et d'impuissance est précisément la honte et l'impuissance de notre monde, concentrées en ces volontaires qui la gèrent. De tous les salaires, celui de la middle class américaine est probablement le plus chèrement acquis, il coûte le monde.

Les économistes souriront probablement avec condescendance de cette façon, profane, désinvolte et sommaire, de parler de leur religion. C'est qu'il n'ont pas bien senti le mépris que leur sacerdoce, qu'ils croient science exacte, commence à rencontrer chez ceux qui les tiennent pour de petits évangélistes méticuleux de la middle class. Cette racaille, et tous ceux qui ont été fabriqués au moule de leurs doctrines, se sont demandé pourquoi les émeutiers ne pillent pas les quartiers « riches » et pourquoi ils ont détruit avec une telle sauvagerie leur propre quartier « pauvre », eux déjà si pauvres, qui auront à souffrir de cette dévastation après. La réponse tient dans la question de la richesse : la richesse n'est pas davantage de marchandises. Dans les banlieues du monde, la drogue a révélé la marchandise : de plus en plus, la marchandise est perçue pour son caractère nécessaire et intolérable, et de moins en moins pour la richesse aliénée qui lui est immanente. La marchandise prolétarisée n'est que celle qui ne fait pas rêver, la marchandise obligatoire. La marchandise prolétarisée a débordé, envahi puis démoli les quartiers où vit la jeunesse la plus vigoureuse. Une émeute moderne est la colère contre la marchandise prolétarisée, non pas sa convoitise. Et c'est où l'on est obligé de loger que sa présence est la plus violemment ressentie comme une humiliation ; c'est la vitrine en face de chez moi qu'au monde j'ai le plus envie de casser. Pourquoi les vitrines de « luxe » de la middle class ont-elles été si peu pillées ? Mais parce qu'elles constituent la pauvreté de cette middle class qui ne s'est pas révoltée. La richesse, c'est la révolte.

La richesse, c'est quand on conçoit qu'il n'y a pas d'après ; et aller jusqu'au bout.
 

d) Organisation

L'organisation des émeutiers de Los Angeles n'a pas été un sujet d'information. Pourtant, la jeunesse radicale n'est nulle part aussi entièrement organisée qu'à Los Angeles. Les gangs des deux grandes « familles », Crips et Bloods, sont même rentrés depuis quelques années dans les honneurs cinématographiques et musicaux de la société marchande.

La guerre des gangs a fait quelque 800 tués recensés à Los Angeles en 1991. Cette guerre de « proles », comme dirait Orwell (qui justement n'avait pas imaginé une guerre entre proles), reste tout à fait incompréhensible aux informateurs, qui sont les défenseurs officiels de la raison. A la survie ennuyeuse que prônent ces matons de la société, les adolescents des gangs ont substitué un jeu coloré (bleu pour les Crips, rouge pour les Bloods) dont l'enjeu est la vie. La règle du jeu est un code d'honneur, fascinant et compliqué. Le dopage est obligatoire. Les signes extérieurs qui distinguent les « original gangsters » ou les dealers qui ont réussi sont des défis supplémentaires : ils vous transforment en cible. Le jeu, et son corollaire éthique qui est à la fois défense caractérielle et défi offensif, l'honneur, que la raison affadit et prétend ridiculiser, se recréent aujourd'hui partout comme fossé entre une société où la rationalisation se dégrade elle-même en jeu particulier dominant, unique et tyrannique, et ceux qui en sont exclus ou la refusent. L'information dominante ne tolère pas encore qu'on considère la guerre des gangs comme autre chose qu'une boucherie infâme et absurde. Voici le stéréotype de l'approche journalistique des gangs dans le cadre de l'émeute de Los Angeles.

Le journaliste isole un « bangster », jamais en dessous de quinze ans ; il retrace son curriculum vitae : milieu pauvre, au bord de la délinquance, enrôlement forcé dans le gang du fait de l'appartenance au quartier, premier « exploit » ; ensuite, le cobaye alterne entre « exploits » et prison, jusqu'à la situation actuelle ; là, deux solutions : soit il va continuer « parce que c'est ainsi » (sous-entendu, quel taré !), soit il a vraiment envie de s'arrêter, parce que l'âge, la télévision, la famille, la prison, la journapute, l'ont convaincu que le monde extérieur était plus fort. Jamais il ne peut même être envisagé que la vie dans un gang est un plaisir, a fortiori comparée à celle de la journapute.

Dans le jeu des gangs, le monde extérieur est abstrait, ridicule et petit. Seuls comptent le gang, l'honneur et le jeu. On joue, on tue, on meurt. On n'entre pas dans le gang pour y survivre, on entre dans un gang pour vivre. On va aussi en prison. En prison, on découvre deux nouveaux horizons. D'abord des gangs qui habitent loin de son territoire et dont on n'a jamais entendu parler ; ensuite l'Etat, qui jusque-là n'était que la limite extérieure du jeu, une de ses règles. La première rencontre, majeure, confirme le gang et le jeu ; la seconde, mineure, confirme aussi le gang et le jeu. Mais plus le temps passe, plus le joueur qui échappe à la mort inverse majeure et mineure. L'Etat n'est plus seulement une règle un peu plus facile à tourner que d'autres, l'Etat s'avère ce qui sépare le gang du monde. Le jeu des adolescents lasse, puis dégoûte ceux qui parviennent à l'ancienneté. C'est comme l'impôt appelé Loto : on s'aperçoit que l'Etat, qu'on comptait pour rien, encule vaincus et vainqueurs. Les gagnants peuvent entrer dans la société, mais ils sont marqués au fer bleu ou rouge, selon la cuisson. L'Etat rouvre cette plaie humiliante à n'importe quel moment, quand le moindre intérêt le lui commande. Les gagnants, dans le Loto comme dans le gang, qui sont des mythes pour les perdants, sont des perdants particulièrement juteux pour l'Etat. Les survivants sont des morts.

La perspective de la police est simple. Le jeu de guerre des Crips et des Bloods (en Afrique du Sud on les appelle Zoulous et Xhosas, ou Inkatha et ANC) dure depuis quinze ans, et c'est quinze ans de répit pour la police. C'est pourquoi les armes sont en vente libre aux Etats-Unis. Ce n'est pas lorsque cette guerre fait rage qu'on va les interdire, c'est lorsque cette guerre va s'arrêter. En 1978, au Nicaragua, pour la première fois des enfants, en armes, se sont soulevés. La marchandise les avait affranchis de la tutelle adulte, et inversé le rapport de l'âge adulte à la puberté : alors que dans les lois cet âge adulte est encore largement retardé par rapport à la capacité de procréer, dans le monde de la marchandise, l'âge où l'on peut acquérir une arme, conduire une voiture, faire du commerce, précède aujourd'hui cette mutation physiologique. Il a fallu le féroce arrivisme de la génération de 1968, représentée par les sandinistes soutenus par le monde entier, pour noyer dans le sang cette insurrection occultée. Adreba Solneman, à propos de cette révolte, osait à peine « imaginer les tares monstrueuses, en 1988, d'une génération qui a connu son apogée dans l'adolescence précoce, si ces enfants de 1978 devaient être battus ou récupérés ». Ils n'ont pas été récupérés, mais battus, et leurs tares monstrueuses sont les gangs de Los Angeles.

Dans l'émeute, le rôle des gangs est primordial. Très peu de choses en sont connues, ce qui tend à le confirmer. D'après le rappeur Ice-T, dans une interview donnée le 1er mai, une trêve, trop faiblement médiatisée par rapport à l'importance de l'événement, a eu lieu entre Crips et Bloods la veille du premier jour de l'émeute. Il ne dit ni pourquoi ni comment. Pendant l'émeute, il ne semble pas, en effet, y avoir eu d'affrontements entre gangs.

La trêve des gangs n'est pas la cause immédiate de l'émeute : trop d'émeutiers recensés étaient simples téléspectateurs du verdict de Simi Valley, ce que, par parenthèse, les membres des gangs étaient aussi. Mais cette trêve semble avoir permis à l'émeute de prendre de l'ampleur, et il est probable que si l'événement est sorti un instant du contrôle de l'information, c'est à cause de cet accord sans précédent. Les gangs ne semblent pas avoir participé à l'émeute en tant que gangs, mais leurs membres à titre individuel en ont été les noyaux durs. La trêve était trêve des organisations, mais les individus ont retrouvé dans l'émeute une variante du jeu dont cette trêve les sevrait.

Ce qui est le plus surprenant, c'est que privés de leur organisation, les gangsters émeutiers se soient si peu servis de leurs armes. Leur arsenal est probablement équivalent à celui de la police. Et la police prétend avoir zéro mort dans ses rangs, ce qui est probablement faux, mais signifie aussi que le potentiel offensif des gangs n'a pas été utilisé contre elle. L'Etat, en revanche, semble avoir craint cette éventualité, comme l'attestent le prudent effacement du LAPD et l'envoi de l'armée, mesure alarmante et extrême, annoncée avant même l'arrivée sur le terrain de la Garde nationale, qui ne peut avoir correspondu qu'à cette menace alarmante et extrême. Cette inquiétude par rapport à ces adolescents armés et organisés semble prévaloir également après l'émeute. Si fort peu de gangsters se font arrêter pendant les trois jours, la rafle subséquente semble leur avoir été destinée, notamment lors d'une tentative de rencontre pacifique, à Watts.

Le 5 mai, un nouveau sommet des gangs aurait eu lieu à Inglewood, à la suite duquel des tracts signalent « l'ouverture de la chasse à la police de Los Angeles ». Selon Mike Davis dans 'LA was just the beginning', à Las Vegas, l'unité des gangs s'est exprimée dans de violents affrontements avec la police locale, au moins les trois dimanches suivant l'émeute (3, 10 et 17 mai), qui tente d'empêcher les « picnics » communs des Crips et Bloods de Las Vegas, fort inquiète d'un tel rapprochement.

La trêve des gangs semble indiquer que cette guerre devient un jeu ennuyeux. Mais avant de le retourner, à l'algérienne, contre la raison et la police, qui le manipule depuis quinze ans, les gangs devront faire preuve d'une lucidité dont ils n'ont jamais encore eu besoin. Ils devront critiquer leurs propres règles du jeu (à bas les rites initiatiques, à bas les structures marchandes du deal, à bas les illusions culturelles du rap et du tag, à bas la hiérarchie clanique), pour l'adapter à l'amusante exigence d'Inglewood. Pour que leur affrontement avec l'Etat contienne une perspective d'ouverture, ils ne devront pas déchoir dans une « lutte » triste et sérieuse, comme celle des Black Panthers, mais continuer à jouer. S'ils en ont à remontrer et à enseigner à beaucoup d'entre nous, ils peuvent en apprendre des adolescents d'Algérie, de Bangkok, et probablement d'Afrique du Sud. Le jeu vaut la planète : leur « hood » se joue à l'autre bout du monde, et non pas l'inverse, comme ils semblent le penser encore.

Fin août, l'information relatait simultanément un nouveau traité entre cinquante gangs (on estime leur nombre à mille, soit 150 000 membres, pour Los Angeles), sous l'égide d'un « Conseil unifié des gangs » et du mois d'août le plus meurtrier qu'ait jamais connu le comté de Los Angeles : 263 homicides. Pourtant, la trêve semble respectée dans South Central, épicentre des gangs, l'augmentation des affrontements étant surtout le fait des gangs latinos. L'information, qui est évidemment hostile et à la guerre et à la paix des gangs, dénonce avec la supériorité malveillante qu'ont les vieux renards face aux jeunes loups l'arrivisme naïf que le spectacle de l'émeute a fait naître parmi ces adolescents en armes : « Même les diverses trêves entre gangs rivaux, dont on a beaucoup parlé et qui semblent tenir, n'ont pas eu de conséquences dans le monde froid des statistiques. Il est vrai qu'elles sont d'abord médiatiques. Elles sont surtout l'occasion pour les “représentants” desdits gangs de faire leur cinéma à la télévision contre espèces sonnantes et trébuchantes. Certains d'entre eux rêvent ouvertement de faire carrière, dans le show-business ou ailleurs, en raison de la “notoriété” que leur ont donnée les émeutes des 29 et 30 avril derniers (...). » On remarquera, au passage, qu'une semaine après l'émeute 'le Monde' avait généreusement étendu ses trois jours à cinq, et que, quatre mois plus tard, ce journal qui fait la morale les réduit à deux.
 

e) Récupération

L'émeute de Los Angeles s'est avérée n'être pas un danger grave pour la société qui l'a mise en information. Tout ce qui peut être mis en spectacle fait l'aveu de son insuffisance à critiquer ce rapport de médiatisation qui se retourne contre soi. L'information dominante a fait la preuve que le monde qu'elle défend peut s'accommoder de l'émeute de Los Angeles, et peut-être même qu'elle en a besoin, comme elle a toujours eu besoin du spectacle de la négativité.

La distance entre les adolescents d'aujourd'hui et le monde qui les mutile a pu être mesurée officiellement par celui-ci. Les sociologues peuvent dire qu'il n'y a pas assez de relais entre ces extrêmes qui se côtoient. La middle class, même peinte en noir, n'y suffit pas. C'est dans la culture, télévisable, qu'un rajeunissement est nécessaire. Jusqu'à présent, le cinéma (avec en précurseurs 'Boyz N the Hood', 'New Jack City', 'Juice', Spike Lee) n'a pas encore passé le cap du scandale pour intégrer cette criminalité banalisée ; les arts picturaux, avec le tag, n'ont pas encore eu la reconnaissance qu'ils convoitent ; la musique, avec le rap (les Last Poets sont morts, ont cédé la place à Ice Cube ou à Ice-T, qui le 28 juillet a été contraint de retirer son tube 'Cop Killer' de son dernier album), n'est pas encore reconnue pour ce que la voudrait Chuck D du groupe Public Enemy : « Le rap sert de CNN alternatif. » L'émeute a révélé qu'il y avait des places à prendre, des modes à saisir. Un rush impressionnant a pris d'assaut ce vacuum. C'est dans le ton de cet arrivisme culturel que se situe le dernier film de Spike Lee, 'Malcolm X', à la gloire du chef religieux des Black Panthers.

Les politiciens, au contraire, se sont faits discrets comme le LAPD. Deux semaines après ces émeutes, président et Congrès ont accordé 6 milliards de dollars à divers programmes « pour toutes les villes », dont un dixième pour rembourser les dégâts et un autre pour reconstruire des logements à Los Angeles. Le 16 mai, de 35 000 à 150 000 personnes, manifestant à Washington avec leurs maires en tête pour que ce budget soit augmenté, ont signalé ainsi qu'elles se satisfaisaient de ce débat de gestionnaires. Les quatre policiers matraqueurs de Rodney King vont être rejugés.

L'aide d'urgence proposée par le gouvernement à la ville de Los Angeles a été d'urgence détournée vers les victimes de l'ouragan Andrew en Floride. Bouche et Clito, dans leur course électorale, ont des priorités plus proches de leur propre petit caca. Et leur spectacle présidentiel s'est si bien développé en tornade qu'Andrew et l'émeute ont été totalement oubliés six mois plus tard. Si bien que lors de leurs célèbres débats télévisés, qui sont également déjà oubliés, Bouche, Clito et Petitrot ont réussi à ne pas parler de Los Angeles, qui en mai s'affichait encore comme problème central et incontournable de ces gens-là, et de l'Amérique.


 

(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant