Le beau mois de mai 1992


 

F - Amérique latine

11) Venezuela

Quatre mois après l'Octobre algérien, le Venezuela connaissait son Caracazado. Même intensité, même surprise générale, même répression brutale (247 morts officiellement ; 5 000, selon la presse espagnole en 1992), même fissure durablement ouverte, et que le vieux monde cherche à dissimuler plutôt qu'à combler. La longue estafilade d'émeutes qui ont eu lieu dans cet Etat depuis profile la physionomie balafrée de notre société : un Etat, « démocratie » à l'occidentale, mais avec un président, Pérez, qui a instauré une sorte de culte de la personnalité, qui gouverne des ressources pétrolières, du haut d'institutions fatiguées, murs de Potemkine d'une corruption qui galope même plus vite que l'inflation qu'elle procrée ; une population gueuse, de bidonvilles, de délinquance qui galope plus vite que le chômage qu'elle avorte, d'hostilité profonde à ce monde, et de désarroi complet à l'exprimer. Deux groupes organisés essaient de recueillir dans leurs pauvres discours ce rejet, où les vieilles passivités indienne et catholique s'effritent sous l'exigence d'agressivité à laquelle convie en coquette la putain de l'esprit, la marchandise : les étudiants et les comités de quartier. Ces deux liens ont réussi à suffisamment sucer de spontanéité pour qu'un nouveau février 89 ne se soit pas reproduit, mais ils permettent, dans une position certes défavorable, aux pauvres de retourner au combat, et de s'en retirer sans que les dommages soient définitifs. Mais le léninisme des uns, le christianisme des autres, enferment les vastes perspectives et la propension à la rébellion issue du Caracazado dans des limites qui ne dépassent pas de manière significative celles des théologiens de la libération sandinistes.

L'information parle de moins en moins de l'Amérique latine. C'est un continent domestiqué, à l'écart des grandes manœuvres et des croustillantes découvertes. Cuba et le Nicaragua en ont asséché la curiosité, l'ont transformé en continent-dortoir sans histoire pour touristes ordinaires. Aussi faut-il que la dose de spectacle y soit plus forte qu'ailleurs, si elle doit traverser le mépris des informateurs. Ainsi, en février 1992, il fallut un singulier coup d'Etat, « golpe », pour attirer la journapute sur les désordres au Venezuela. Un golpe, voilà du sérieux, de la salive en barre, pour ceux qui courent les gouvernements comme on courait jadis les jupons, voilà qui cadre bien pour l'Amérique latine, voilà du cent ans de solitude comme l'apprécie tout plumitif hispanisant, dont le premier examen d'aptitude en amériquelatinerie consiste à admirer l'idiot García Márquez, ou la Rossinante du continent, Vargas Llosa. Les 3 et 4 février, une mutinerie militaire a eu lieu à Maracaibo. Elle n'est pas fascisante – comme l'a fait suspecter d'abord l'information occidentale, qui ne pouvait pas supposer autre chose étant donné que le gouvernement est social-démocrate, et donc que les militaires qui lui en veulent ne peuvent être que d'extrême droite –, mais gauchisante. Et, ce qu'il n'est vraiment pas possible de mettre en avant, elle est accompagnée de véritables soulèvements civils, notamment dans le quartier 23-Janvier de Caracas, où le démocrate modéré Pérez envoie des hélicoptères, et à Maracaibo le 6, soit deux jours après la reddition du dernier putschiste. Ces putschistes, d'ailleurs, deviennent de véritables héros, genre Robin des bois, particulièrement leur chef, Hugo Chávez Frías.

Aussitôt que le dernier galon rebelle a disparu derrière le premier barreau justicier, la pénurie d'information est à nouveau le triste ordinaire du Venezuela pour le monde. Des affrontements, dont la fréquence est invérifiable, continuent. Le rejet a personnifié son objet, le départ de Pérez est le but qui unit tout le monde, voilà à quoi sert le culte de la personnalité : se substituer, s'il le faut négativement, au débat sur la totalité et à ses applications. D'ailleurs le rejet n'unit justement pas tout le monde, puisque, à part sur les campus et dans les quartiers populaires du Venezuela, le monde, social-démocrate, soutient Pérez. Et si les politiciens et économistes vénézuéliens se rangent les uns après les autres à ce rejet, ce n'est pas à cause des défauts de leur gestionnaire le plus célèbre, c'est parce qu'ils sont très impressionnés par les arguments de ses adversaires. Car les batailles de rue s'égrènent : le 10 et probablement le 18 mars à Caracas, le 23 à Mérida (2 morts), et à Los Teques dans la grande banlieue de Caracas, le 2 avril dans la capitale, puis le 23 avril à nouveau à Mérida, où le pillage couronne la colère. L'information rapporte, dans sa désinvolture indifférente, un prétexte singulier à cette émeute : ce serait une grève de policiers, soutenue par les étudiants, et que la Garde nationale tente de déloger du commissariat central ! Et, comme par hasard, un mois, jour pour jour, après la mort de 2 manifestants, qui avait provoqué une « agitation » de plusieurs jours ! !

En mai, la désapprobation larvée et permanente continue de se manifester dans les débordements sans suite, sans cohésion, sans ambition. Le 10, à Caripito, les habitants attaquent le commissariat pour protester contre le manque d'eau, qui devient petit à petit la revendication centrale des groupes de quartier (nous aimerions bien être démentis par ceux qui sont mieux informés) : on ne connaît l'issue de cette attaque ni en sang ni en eau. A La Victoria, « plusieurs centaines d'étudiants ont saccagé, jeudi 21 mai, le conseil municipal » pour protester contre la hausse des transports, ignorant évidemment que, le même jour, ceux de Lagos procédaient exactement de même, pour la même raison. A Los Teques, le 25, de nouveaux affrontements éclatent entre étudiants et police.

A Maracay, le 2 juin, ils font un nouveau mort, qui leur vaut certainement de traverser la barrière du silence sous la forme éclatante d'un minuscule entrefilet. Le mort suivant a droit aux mêmes égards en quantité et en qualité, le 4 juin, mais qui nous permettent, en revanche, d'apprendre en guise d'oraison funèbre qu'il s'agit du quatrième jour consécutif d'affrontements « à Caracas et dans huit villes du pays ». Et le 11 juin, à Caracas, San Cristóbal et Valencia (3 morts), le mouvement ruisselle toujours, et à distance apparaît comme un mécontentement à la fois incapable de trouver son dépassement et impossible à arrêter. Cette incontinence bloquée, et abandonnée du monde, rappelle davantage aujourd'hui les rituels poussiéreux qui ont laminé les émeutes de Corée que les rudes coups de boutoir par lesquels la jeunesse d'Algérie en a voulu le cœur net.

12) Colón

« La ville de Colon, à 70 km de Panama, a connu mercredi sa seconde journée d'émeutes. Les manifestations, qui réclament du gouvernement qu'il trouve des solutions à la crise économique, ont à nouveau dégénéré en pillages. Les affrontements avec la police ont fait au moins douze blessés et neuf personnes ont été arrêtées. » Voilà tout ce que nous savons de ces 5 et 6 mai.

Remarquons tout de même que plutôt que « dégénéré », nous dirions que cette manifestation contre la « crise économique », c'est-à-dire contre l'imaginaire Belzébuth, s'est régénérée en pillage ; que les solutions à la « crise économique », c'est-à-dire contre Satan en personne, sont précisément dans le pillage : quand les économies, c'est-à-dire les anges de l'idéologie, sont en crise, rien de tel que de les croquer. De même, les premières solutions d'urgence à la religion ne sont-elles pas dans la destruction immédiate des églises ? Remarquons en outre que la visite du président américain Bush, le 11, a attiré beaucoup plus l'attention – du fait du militantisme antiaméricain, toujours partagé par une partie non reconvertie, cela ne saurait tarder, de l'intelligentsia, donc du journalisme prolatino – que cette petite émeute, qui, pourtant, critiquait de facto tous les présidents américains et leurs Marines, comme le montrent la similitude avec le pillage de Panamá en décembre 1989 et la précédente émeute de Colón, le 11 juin 1979.

Remarquons enfin que l'année où la plus stupide commémoration du cinquième centenaire du débarquement du vieux monde sur le sol américain a été mise dans la plus ridicule déroute par la non moins stupide indianité vertueuse il n'y avait pas d'ironie plus à propos qu'une émeute moderne dans une ville baptisée d'après Colomb : c'est en effet la vérité négative d'un monde dont ses conservateurs de tous bords se disputent les mensonges positifs du passé.

13) Rio de Janeiro

« Aux cris de "On a faim", des foules de jeunes gens et de femmes ont brisé les vitrines et pillé, aux petites heures du mercredi 6 mai, une dizaine de supermarchés en différents points des quartiers pauvres de Rio-de-Janeiro. Au moins sept personnes ont été blessées au cours d'affrontements avec la police, qui a procédé à une trentaine d'arrestations. »

Heureusement qu'ils avaient faim, ou qu'ils le prétendaient, ces miséreux, sinon l'émeute n'aurait pas eu sa petite place dans 'le Monde'. Sinon ? Sinon elle n'aurait été que pour le plaisir, dont il est évidemment plus délicat de parler pour les grands jouisseurs-rapporteurs dont c'est le pervers métier.


 

(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant