Le beau mois de mai 1992


 

A - Afrique de l'ouest

1) Lagos et Kaduna

Le Nigeria est l'Etat le plus peuplé d'Afrique, malgré son dernier recensement. L'Etat fédéral nigérian vient en effet d'inaugurer un procédé inédit : le comptage de population qui interdit de savoir le nombre d'habitants. Alors que toutes les estimations pariaient, spéculaient, salivaient sur un total entre 110 et 120 millions d'habitants, le recensement de 1992 en trouva 85. Un décalage si grand ne s'explique pas seulement par l'erreur, soit dans l'estimation soit dans le décompte. C'est que le nombre d'habitants, dans chacun des Etats fédérés, détermine le nombre d'élus et la hauteur du budget. La probable mise en non-existence de plusieurs millions de Nigérians, assez novatrice comme forme de mépris massif des pauvres et du mensonge, aurait apparemment pu s'inverser si les intérêts politiciens décideurs avaient dépendu d'un groupement contraire à celui qui décide aujourd'hui. Le résultat, encore plus gogol, aurait été l'invention d'une vingtaine de pour cent d'âmes mortes. Et il n'aurait pas été autrement surprenant que l'Etat nigérian affiche aujourd'hui 140 millions de corps individuels humains à manipuler.

La corruption détermine tout au Nigeria, jusqu'à son original principe de gouvernement. C'est une alternance entre politiciens civils et dictateurs militaires. Lorsque la corruption des uns met en danger celle de ceux qui sont en réserve, on tourne. Depuis 1967 et la célèbre guerre du Biafra, ce pendule maintient le sommet de l'Etat, hélas pour lui, en ondulant de plus en plus fort : la population augmente, la corruption aussi. Actuellement, le général Babangida, qui en 1991 a transféré le siège du gouvernement de la sulfureuse Lagos à Abuja, au milieu des hauts plateaux, prépare et repousse la transition à un gouvernement civil. C'est que les candidats à ce gouvernement semblent, avant d'y être, avoir mis en péril la marchandise qui offre au Nigeria une confortable prééminence en Afrique noire : le pétrole qu'on trouve sous son sol garantit à cet Etat une place dans l'Opep, et une retenue aux critiques et ingérences des prédateurs moralistes européens.

Le passé récent du Nigeria est obscur, complexe et riche. Pas étonnant : il est émeutier. En avril 1978, à Lagos, les étudiants s'insurgent contre le triplement de leur taux d'inscription. Ils sont vite débordés par une jeunesse plus hostile au monde des taux d'inscription, que l'étudiante désavoue dans la panique, complice par neutralité de la ferme et taciturne répression subséquente. Moins connues encore, les émeutes de Kano en décembre 1980, Kaduna en février 1981, Maiduguri, Kano et Kaduna en 1982, parce que si Lagos est la porte entre l'Europe et le Nigeria, le Nord où se trouvent ces villes est un cul-de-sac qui en est séparé par les différentes hiérarchies de la vérité corrompue de l'Etat nigérian. Ainsi, les qualificatifs accompagnateurs de ces révoltes ont été révisés, selon le goût du temps, avec effet rétroactif. Elles furent d'abord communistes, puis khomeynistes, puis kadhafistes. Accidentellement, elles furent également sanglantes, puisque celle de 1980 a fait, selon l'Etat, 1 000 morts. En 1984, cette continuité s'interrompt, à la suite d'une nouvelle insurrection faisant 1 000 nouveaux morts dans le Nord. L'onde de choc est si terrible qu'elle traverse les hauts plateaux, où Abuja ne sépare pas encore les deux poudrières principales, Kano et Lagos, venant secouer jusqu'aux bidonvilles de cette capitale déchue, affaissée sur sa lagune. Une secte, décrite comme islamique et fanatique, nommée Maitatsine, est rendue instigatrice et responsable de l'ensemble des émeutes du Nord, qui cessent donc d'avoir été kadhafistes, khomeynistes ou communistes.

L'Etat nigérian, après une répression fort approuvée dans un monde si intègrement opposé à tout intégrisme, dissimulée derrière un autre spectacle policier, l'expulsion sine die de millions de non-Nigérians africains, gagne quatre ans de paix civile. Mais en 1988, les émeutes de Jos, après augmentation du prix du kérosène, et de Sokoto, où a été nommé un nouveau « sultan » peu apprécié, sont le signe avant-coureur d'une nouvelle vague de mécontentement qui n'a pas encore dégagé son écume. En mai 1989, une nouvelle génération d'émeutiers à Lagos, Ibadan, Benin City et Port Harcourt, les principales villes du Sud, perce de sa colère l'épaisse couche de silence que l'Etat nigérian maintient sur la critique de sa corruption. En cinq jours, dont l'essentiel reste inconnu, il y a au moins 43 morts reconnus.

Avisé policier, Babangida va passer l'année 1990 à chercher, en vain, des successeurs civils qui ont compris ce qu'il ne peut expliquer en public : la survie de l'Etat est dans une séparation rigoureuse des émeutes du Sud – qu'on doit qualifier au moins d'« étudiantes » ou de « sociales » pour faire taire les questions sur leur fond, que l'information occidentale, en témoin oculaire, est obligée de poser – de celles du Nord – qui seront donc « religieuses », et selon un terme plus nouveau, plus porteur et plus vague, « interethniques ». Car, comment le Nord s'intéresserait-il aux étudiants du Sud, et comment le Sud s'intéresserait-il aux disputes tribales du Nord ? Comment les pauvres du reste du monde sympathiseraient-ils avec des gens aussi antipathiques que des étudiants contestataires, des religieux et des tribus, qu'il faudrait déjà dépasser, c'est-à-dire supprimer, avant d'avoir un espoir de révolte commune ? Le secret de l'Etat nigérian est le secret de la séparation dans le monde moderne, le monde des émeutes : les gueux de Lagos sont les mêmes que ceux de Kaduna, ils se révoltent de la même façon et pour les mêmes raisons, mais ils ne le savent pas.

En 1991, les émeutes de Katsina et de Bauchi, puis de Kano, dans le Nord, n'ont donc réussi leur jonction ni avec l'insurrection rampante du Cameroun voisin ni avec la foule turbulente de Lagos, plusieurs fois décorée au cours de la décennie écoulée, même si ce n'est qu'à égalité avec d'autres villes et en victime du superlatif journalistique, comme la ville à plus forte criminalité du monde. Que les adolescents de Washington, de Rio de Janeiro et de Johannesburg ne nous en veuillent pas. Nous savons que leur émulation ne dépend pas de cette couronne.

En février 1992, un mouvement étudiant informel secoue les campus du Sud, jusqu'à déborder le 26 à l'intérieur de la ville d'Ado-Ekiti, où des barricades sont érigées. Les 8 et 9 mars, des affrontements « ethniques », on n'en sait pas davantage, auraient fait 100 morts à Ibi, dans le Taraba. Puis en avril le balancier des troubles civils revient dans le Sud, à Oshogbo, dans le nouvel Etat d'Osun, mais d'une manière qui brouille toute connexion, puisque le prétexte est religieux : ce sont des femmes de la ville d'Iwo, située à cinquante kilomètres, où de violents affrontements semblent avoir lieu, qui prennent d'assaut les locaux de l'Assemblée de l'Etat d'Osun, pour protester contre des assassinats « rituels » d'au moins 25 femmes à Iwo lors des trois derniers mois ; au même moment, le sultan de Sokoto est assiégé dans son palais par une foule furieuse.

L'émeute de Lagos commence le 30 avril, au second jour de celle de Los Angeles. La première information n'en vient qu'après le second jour d'émeute avoué, le 4 mai, c'est-à-dire une semaine après le premier, et en occultation complète de l'intervalle. Cet intervalle correspond à la crue, au point culminant, et au début de la décrue du spectacle de Los Angeles. Dans cet Etat exportateur de pétrole, mais dont la contrebande avait atteint les cent mille barils par jour, la pénurie a fait exploser les tarifs des transports publics, jusqu'à en multiplier le prix par cinq. La rage des usagers aurait fait une dizaine de morts dès le 30 avril, probablement davantage qu'à Los Angeles le même jour. Le 4 mai, des sources « officieuses » font état de 2 tués, mais les émeutiers s'en sont pris à au moins une banque, un poste de police, un siège de parti politique et ont également incendié de nombreux bus et voitures. Les 13 et 14 mai, le mouvement atteint apparemment son paroxysme. L'étendue du pillage déflore la discrétion de l'information, maintenue comme un couvre-feu sur les jours précédents, alors que « des centaines de jeunes manifestants et de “casseurs” » obligent l'armée à tirer à balles réelles, la pauvre. Contrairement à 1978, où les non-étudiants avaient profité d'un mouvement étudiant, les étudiants prennent ici en marche le seul bus qui roule, mais à tombeau ouvert, l'émeute. Et les mêmes villes qu'en 1989, mais avec quelques-unes en plus, sont en émoi : Ibadan, deuxième ville du Nigeria, Abeokuta, Port Harcourt, Benin City, Owerri et Akure, pour le peu qu'on en sache. Alors que le monde ne parle que de Los Angeles, le gouvernement nigérian se trouve face au plus important mouvement de révolte depuis sa naissance. La chute du dictateur est réclamée par tracts. Et la terreur des gestionnaires de la corruption ne se lit nulle part mieux que dans la réaction de la centrale syndicale, le Nigerian Labour Congress, qui mit gratuitement à la disposition des salariés ses propres bus. Il était préférable, pour l'encadrement spécialisé de la pauvreté, de casser le mouvement par ce genre de coûteux sacrifice, en léchant les bottes militaires dont on voyait les talons. Les quatre jours d'émeute connus ont fait entre 9 et 40 morts.

Le murmure de l'information affirme aussi soudainement la fin du mouvement, sans en expliquer la cause, qu'il avait concédé sa vie, sans en explorer la téméraire intensité. Le 13 mai, pourtant, est une fêlure décisive, qui ne cicatrisera plus avant longtemps. Car l'émeute attaque pour la première fois, en ordre oblique, le flanc faible sur lequel finit par reposer ce mastodonte d'Etat : la corruption pétrolière. La corruption au Nigeria est la volupté des dirigeants, à un point qui leur fait oublier que c'est de la corruption. Au Nigeria, la corruption est la règle de la société, la justice même. Et cette perte de vertu, de vérité des gestionnaires, cet oubli de projets qui fondent la communauté, n'est viable que cautionnée par ceux dont c'est le sang et la sueur concentrés. Mais en mai 1992, le charme de la corruption est rompu pour ses bailleurs de fonds les plus pauvres, les plus nombreux. Ce refus manifeste du crédit entrouvre un fond entre les gestionnaires complices de l'Etat, endettés par leur propre fortune, et ceux qui viennent de comprendre que le partage implicitement promis est leur propre banqueroute perpétuelle.

C'est alors que pour la première fois, des émeutes ont lieu à quelques heures d'intervalle dans le Sud et le Nord. Ce serait une dispute entre « chrétiens » « katafs » et « musulmans » « haoussas » dans la petite ville de Zangon-Kataf, le 16 mai, qui fait le lendemain déborder l'émeute dans la capitale voisine de l'Etat fédéré du même nom, Kaduna. Il est vrai qu'en février 1992 déjà, ces deux « ethnies » semblent avoir eu un affrontement dans la même ville, qui a fait 30 morts ; mais il est possible aussi que l'affrontement de février ait été l'alibi de la version ethnico-religieuse de cette émeute, car dès qu'elle commence réellement, donc le 17 mai, on a beau écarquiller les yeux, étirer les oreilles, inspirer de tout son nez, du peu qui en filtre il ne s'agit que d'affrontements avec d'un côté la police et de l'autre côté des individus qu'on est bien obligé de considérer comme des pauvres modernes. Les deux jours d'émeute y auront causé 300 morts, bilan indiscuté. Des églises chrétiennes sont incendiées, ce que l'information occidentale s'empresse de traduire par... oh ! les vilains intégristes musulmans, et qui semble aussi bien avoir pu être... oh ! les intéressants athées furieux que nous sommes tous. Car le 18 mai, lorsque l'émeute arrive dans la ville voisine de Zaria, l'un des temples les plus dégoûtants de l'Etat moderne, la prison, a eu les murs abattus par les émeutiers : 5 défenseurs uniformisés et 15 adversaires non uniformisés de l'édifice y auraient péri, 600 prisonniers parvenant à fuir. Le 19, l'Etat de Kaduna est sous couvre-feu.

Cette mesure policière signifie généralement à l'information que l'Etat souhaite qu'elle considère l'émeute finie. Au Nigeria, la bonne nouvelle a soulagé l'information. Aussi ne connaît-on que des syllabes du fin mot de l'insurrection. Car pendant que de Maiduguri à Nsukka, de Kano à Ibadan toutes les universités sont fermées une à une, l'émeute « ethnique » gagne les faubourgs de Lagos le 20 (3 morts). Le 21, une nouvelle razzia de gueux qui se sédentarise par des barricades sème la panique sur Broad Street et parmi la valetaille des cadres de ce quartier d'affaires ; et le même jour, une émeute, dont on ne sait pas si ses racines sont à Lagos, à Kaduna, ou sur place, dévergonde, dans la même discrétion de l'information, les banlieues de la nouvelle capitale, Abuja.

Jamais l'unité de la révolte n'a été aussi proche d'être réalisée au Nigeria. Il y a fort à supposer que les 20 et 21 sont les échos cumulés des 13 et 14, et des 17 et 18 mai, leur synthèse, frappée de silence. Mais même si d'un côté comme de l'autre du Nigeria l'idéologie a maintenu une fine séparation, grâce à l'aide désintéressée de l'information occidentale objective et honnête, cette séparation a fondu comme la calotte glacière du début du quaternaire ; et ce qui reste, on commence à voir au travers.

2) Kumasi

D'autant que d'autres pics à glace, non loin, sont à l'ouvrage : probablement le 16 mai, à Kumasi, seconde ville du Ghana, Etat voisin non limitrophe, le renvoi d'étudiants par l'université provoqua de violents affrontements à Takoradi, Cape Coast et Kumasi même, où, d'après 'West Africa', un cortège d'étudiants a passé sa colère sur les vitrines et quelques administrations de la ville. Nous appelons cela une émeute en règle. Et nous doutons, par conséquent, et par principe, du sobriquet euphémisant d'« étudiants ».


 

(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)


Editions Belles Emotions
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