Grandes insurrections de 1991


 

4) Offensives en cours

a) La foudre au Mali

Ceux qui croient que la révolution est une chimère et un événement passé, ceux qui croient que l'histoire est finie, ceux qui ont trouvé leur place dans ce monde, même en marge, ceux qui sont satisfaits, même d'être insatisfaits, préfèrent ignorer ou oublier des insurrections comme celle du Mali. Sa brièveté et sa jeunesse sont la seule poésie d'aujourd'hui, de l'art hilare, de l'explosion de vie.

Le 7 janvier 1991, le gouvernement du dictateur Moussa Traoré signe un « accord de paix » avec les nomades rebelles touaregs, qui guérillent au nord du pays. Dans la capitale, Bamako, les manifestations et grèves expliquent ce besoin de répit de l'Etat. Est-ce une manifestation violemment réprimée le 19, l'arrestation d'un leader étudiant, la rumeur de cette arrestation, ou plus probablement le charme des vitrines, la beauté des jeunes filles et des jeunes gens, l'émulation réciproque d'une vivacité d'allure et d'esprit ? L'émeute du 20 janvier dure tout le 21. D'autres pays, d'autres mœurs, disent les imbéciles qui font allusion aux traditions de la soumission. Les émeutiers du monde entier nous permettent aujourd'hui d'affirmer le contraire. Les mœurs sont les mêmes. La jeunesse malienne a simplement montré que, quitte à y aller, autant y aller pour de bon. Pharmacies d'Etat, villas, bâtiments publics, éventrés, vidés puis grillés, comme les entrailles d'un poulet, en témoignent. De 4 à 6 morts, des centaines d'arrestations (dont des dizaines d'enfants de moins de douze ans), la situation est « insurrectionnelle », comme le déclare l'information non sans stupeur.

Tout s'est arrêté aussi brusquement que ça a commencé. Ceux qui se souviennent vaguement d'une insurrection au Mali, en 1991, penseront ici que c'est fini, comme tous ceux qui s'y sont intéressés alors. Ceux qui se souviennent des dates diront : mais non, l'insurrection de Bamako, ce n'était pas en janvier ! Car ceux qui se souviennent de mars ont oublié le hors-d'œuvre de janvier. Si notre mémoire milite aussi activement contre notre conscience, comment pourrons-nous, un jour, prévoir et préparer le dépassement d'une insurrection comme celle du Mali ? D'autant que l'état des mémoires et des consciences doit être à peine meilleur dans les rues de Bamako.

Mais tout de même, le plat de résistance qu'a mijoté cette verte jeunesse dépasse en saveur la plupart des entreprises connues. Et la richesse du goût ne réside pas dans le seul piment, qui y est pourtant généreux. C'est le 20 mars que tout reprend. Loin de l'information, à Sikasso et Dioïla, les émeutes du printemps éclatent. Le 22, elles gagnent la capitale. Si elles ont, depuis, effacé dans les mémoires celles de janvier, à ce moment-là elles les ont certainement rallumées, au moins dans la mémoire de Moussa Traoré. Surpris et débordé alors, il décide cette fois la plus brutale fermeté. Aussi fait-il tirer dans cette foule indocile, si mobile. Mais celle-ci, où plus on est jeune plus on semble aguerri, ne se laisse pas intimider, au contraire. Là où presque partout dans le monde tout s'arrête dans le deuil et la soumission retrouvés qu'exaltent les politiciennes pleureuses professionnelles et les oraisons funèbres d'éditorialistes qui se prennent pour des dramaturges, à Bamako, c'est le contraire. Comme en Iran en 1978, le feu de l'armée mue la colère en rage. L'insurrection explose comme si la répression avait bafoué l'honneur des frondeurs, et le corps du mouvement en s'étirant avec volupté mesure sa grandeur. Partout, barricades et pillages occupent la rue. Le luxe de la dévastation le dispute à la dévastation du luxe. Sur cette imprévue riposte, l'Etat décrète le couvre-feu. La grève générale est aussitôt déclenchée. Les 23 et 24, les deux camps sont à fond dans la bataille mais ni l'armée ni la police, d'un côté, ni les enfants ni les adolescents, de l'autre, ne reculent. Délicieuse découverte du monde grand ouvert au milieu des rues tenues depuis trois jours ! Et là, l'un des moments les plus doux est l'imperceptible instant, incompréhensible instant où la peur de mourir change de camp. Le 25, le meeting permanent attaque. Il y a déjà au moins 150 morts, mais les insurgés prennent d'assaut la prison, et libèrent tout le monde. Bien entendu, ils sont dans un monde où une certaine forme d'incarcération est généralisée, et donc où survivent beaucoup de prisonniers qui ont plus peur de la vie que de la prison. Les insurgés de Bamako ont dû être bien surpris que tout le monde ne veuille pas la liberté qu'ils pratiquaient là.

Le 26 mars, à 1 heure du matin, Moussa Traoré est arrêté. D'autres militaires ont compris que, pour sauver l'Etat et leur peau qui y est collée, il fallait lâcher leur serment de fidélité et trahir le dictateur qu'ils servaient. La journée du 26 a été celle du grand festin. Là, les vainqueurs ont joui. La vengeance a été impunie. Le pillage a été complet. Bombance, passion, dispute, vive la richesse, vive la vie, quelle fameuse journée !

Pour une fois, l'information occidentale fourmille d'anecdotes joyeuses et comiques (cette photographe occidentale qui se fait taxer par une bande de moins de douze ans, et comme cette radine ne leur donne que l'équivalent de 10 francs français, alors qu'ils veulent l'essence de sa voiture pour brûler, ils lui envoient à la gueule... un pot de moutarde). Bouche bée, elle encaisse un événement dont les acteurs pensent plus vite qu'elle. Elle n'a pas eu le temps d'installer ses démocrates. Ceux qui feraient l'affaire sont d'ailleurs restés cachés. La lourdeur de son discours la laisse toujours à la veille de ce qui se passe. Et comme ce qui se passe est agogique, exponentiel, fulgurant, elle fait comme tous ceux qui commencent à craindre pour leur peau : elle tâche de suivre. Comprendre et récupérer seront pour plus tard, où il s'avérera d'ailleurs qu'il vaut mieux et qu'il aurait mieux valu occulter.

Les nouveaux militaires promettent tout : impunité aux émeutiers, châtiments de leurs ennemis non lynchés, prospérité et démocratie. Les propriétaires ont été dépouillés, et leur vie n'est encore que le tremblement devant la mort. Il y a même un « expert financier » qui « lâche en privé » (au 'Monde', 31 mars) : « Finalement, les pillards ont bien fait. Au moins, les gens auront de quoi se nourrir pendant les prochains mois. Vu le chaos économique qui s'annonce, ce n'est pas plus mal ! » L'ampleur de la razzia a donc été telle que les économistes mêmes préfèrent applaudir ce qui est leur arrêt de mort. La peur a été loin, car tout est allé si vite, si fort : « En Conseil des ministres, Roland Dumas [ministre français des Affres étranges] a estimé à près de 2 000 (bien deux mille !) le nombre des victimes dans tout le pays. » Voilà apparemment un ministre impressionné. Le 19 avril, le bilan officiel s'établit à 112 morts et 822 blessés.

Mais comme les enfants du Mali sont des seigneurs, ils n'ont pas oublié le dessert. Les 27 et 28 avril, une nouvelle émeute rappelle l'ambiance des fameuses journées de mars. C'est une grève de la police. Les écoliers font la circulation. Ils sont donc des casseurs de grève pour les policiers. Les policiers vont casser leurs écoles en représailles. Mais en représailles des représailles, les écoliers détruisent tous les commissariats de Bamako, en quarante-huit heures. Depuis dix ans, les grèves de flics, matons, juges, entre autres professions de défenseurs de ce monde, ont révélé ce que la grève pouvait avoir aussi de conservateur. Lorsque les enfants de Bamako règlent la circulation, ils ridiculisent la grève policière et signifient qu'une police est inutile. Régler la circulation est en effet la seule tâche de police qui peut s'effectuer sans police, c'est-à-dire sans coercition. Les enfants de Bamako ont prouvé que ceux qui circulent peuvent y pourvoir eux-mêmes, c'est un jeu d'enfant. Par ailleurs, nous sommes contre les casseurs de grève, excepté dans le cas de la profession des casseurs de grève, où nous n'avons de sympathie que pour les casseurs de la profession. La suite de cette émeute a été la savoureuse anticipation d'une situation fertile : plus d'écoles, plus de commissariats.

Tant de fraîcheur et de négativité mérite bien d'être occulté. Tant de vigueur et d'intelligence mérite bien d'être combattu. Mais contrer frontalement ce mouvement paraît impossible. Il faut donc le laminer. Les nouveaux gouvernants maliens, leurs alliés dans le monde et l'information occidentale n'ont d'abord pu qu'enrayer la vengeance. Puis, dès fin mai, ils ont recouru à l'expédient de la diversion que Moussa Traoré avait lâché à l'aube de sa chute : la guerre contre les Touaregs, qui s'embrigadent en guérillas, est la forme primaire et première de répression indirecte des insurgés de mars.

Quant à ces insurgés, ils digèrent en dormant. Leur réveil menace d'être gargantuesque, et tous leurs ennemis directs le savent. L'occultation et l'oubli sont ainsi la loi que les cadres de la récupération et de la répression s'efforcent d'inoculer, et pour que la Belle au bois dormant ne se réveille surtout pas, à eux-mêmes d'abord. Ne résistons donc pas, en conclusion, au faible jeu de mots qui forme la devise de ces ennemis : honni soit qui Mali pense.

b) Le feu en Albanie

Les Albanais sont la terreur de l'Europe. Leur haine de l'Etat leur a fait mettre le leur en capilotade. Leur avidité de la marchandise la leur fait prendre d'assaut, sans les fastidieuses cérémonies de l'achat, de la distribution, du travail. Ces pauvres, les plus jeunes d'Europe, semblent n'avoir découvert l'émeute qu'en décembre 1990. Depuis, personne n'en a pratiqué autant qu'eux, dans le monde. Ils ont même réalisé la première émeute contre un Etat voisin. Un journal télévisé récent donnait à l'Albanie le nom de « Bronx de l'Europe ». Mais, à la vérité, c'est plutôt un camp de pestiférés. La peste singulière des Albanais est le contraire de ce qu'est la peste pour nous. Ils souffrent (et font souffrir) de trop de vie. Ils inhalent du gaz carbonique et exhalent de l'oxygène. Et qui sait si ce curieux phénomène n'est pas contagieux !

Sous le règne des staliniens, l'antique Epire était devenue un sujet d'amusement bon enfant pour les petites bonnes consciences. Dans ce zoo fermé aux touristes (oh !), où il n'y avait pas de voitures pour les particuliers (oh !), régnaient le silence, le travail, l'autarcie (ah !). C'est seulement plus tard qu'on feignit de savoir que sur ces sympathiques petits montagnards régnait aussi une Sigurimi, qui avait le pouvoir de ne pas faire descendre le nombre de paysans en dessous des deux tiers de la population totale (eh !). Mais l'image d'Epinal était celle d'un ferme petit Etat, si épris de son indépendance qu'après avoir rompu avec le monde occidental vers 1945 il rompit avec l'Etat yougoslave titiste, puis avec l'Etat soviétique khrouchtchévien, et enfin, tant il était fidèle à ses conceptions (Staline !), avec les nouveaux réformateurs de l'Etat chinois à la mort de Mao. Voilà qui mérite quelque respect, non ? Si une chose ne peut être enlevée à ce petit grincheux, c'est le courage, non ?

En même temps que Gorbatchev arrive à la tête de l'URSS, Enver Hodja, le petit Staline grincheux, meurt enfin, remplacé par Ramiz Alia (1985). Mais l'Albanie n'était pas parvenue à l'autarcie supposée, mais les télévisions grecque, italienne et yougoslave commencent à y importer leurs images, mais la jeunesse d'Albanie croît en nombre, en force et en confiance, plus vite qu'aucune autre. Et puis, au début de janvier 1990, alors que l'armée de l'information bivouaque en Roumanie, quelques-uns de ses éclaireurs les plus arrivistes se demandent pourquoi ne pas forcer la porte des petites chiottes bouchées de l'Etat albanais. L'odeur et la rumeur proposent une émeute à Shkodër, et un couvre-feu sur cette seconde ville du pays. Le gouvernement dément (ce n'est pas un jeu de mots). Et si les informateurs avaient su la suite, ils auraient laissé la porte fermée. Car les miasmes de cet Etat et les parfums de ses révoltés ont provoqué depuis maints évanouissements de l'information occidentale.

Est-ce parce qu'il y a quand même eu quelque chose, ou les besoins du négoce, un décret d'Alia (qui aurait justement pu tirer son nom d'une cuvette de chiottes, comme l'arriviste éditeur postsitu parisien qui affiche un double « l ») autorise en juin 1990 les voyages à l'étranger. Aussitôt, en un rush dont la précipitation paraît honteuse, et qui se termine sous les balles de la Sigurimi, des milliers d'Albanais envahissent les ambassades occidentales, avant que le quartier ne soit bouclé. En juillet, ces quelque 6 000 entassés sont reçus en Italie, Allemagne et France. L'information ravie de tant de goût de la liberté occidentale ébauche un remake de la fuite des Allemands de l'Est qui avait préludé à la « chute du Mur ». Et en novembre, le plus célèbre Albanais avec Mère Teresa, mais bien du même arrivisme désintéressé, l'écrivain Ismail Kadaré (auteur d'un traité involontaire sur l'aliénation, qu'on appelle poème, intitulé 'A quoi pensent ces montagnes') quitte ce navire qui chavire ; et rappelle en obtenant l'asile politique en France que cet Etat le réserve en priorité à l'arrivisme désintéressé : par ici les montagnes.

Débarrassés de ce Kadavré, les Albanais (dont le nom n'a pas encore l'horrible connotation d'aujourd'hui, synonyme de Vandales, Huns, Katangais, Zoulous) découvrent un moyen d'expression plus lyrique et auquel tout asile politique est refusé dans le monde entier : l'émeute. Le 9 décembre 1990, à Tiranie, capitale de l'Albana, des manifestations d'étudiants se résolvent en de sévères affrontements. Etudiants, pays de l'Est, manifestations ? L'information occidentale s'enivre de ce verni, dont le badigeon rime avec opposition, et la polissure avec police sûre. Mais, pas de chance, derrière la bonne jeunesse apparaît la mauvaise. Derrière l'émeute étudiante de Tirana, le 9, surgissent les émeutes gueuses de Kavajë, Shkodër, Elbasan et Durrës, les 11, 12, 13 et 14 décembre. Et derrière les slogans antigouvernementaux se commettent les actes antisociaux : pillages et destructions. Spontanément secoués par cette secousse spontanée, les staliniens fidèles à Staline, et ceux reconvertis à la marchandise devant les écuelles de l'information occidentale, se récrient en chœur, soudés par l'horreur, dans les calomnies les plus instructives : les jeunes de dix à quatorze ans auraient ainsi été manipulés par les hooligans. Pour se rapprocher de la vérité, rétractons le verbe « manipuler », ou alors, s'il faut le maintenir, inversons : les hooligans ont été manipulés par les dix-quatorze ans.

Rien ne sera jamais plus pareil au pays des Shkipétares. La brèche est ouverte, et comme l'opposition s'est rangée du côté des staliniens, l'information occidentale ne peut même pas faire semblant d'être dans la rue. La révolte a un pas d'avance sur la récupération qui a un pas d'avance sur la répression. L'émeute du 6 janvier à Lushnjë est un débordement d'une manifestation d'opposition ; celle du 9 février à Durrës est consécutive à une rumeur de bateaux italiens embarquant les candidats à l'exil. Les émeutes de décembre avaient déclenché une répression a posteriori qui était passée inaperçue tant elle bénéficiait de la bienveillance de l'opposition effarouchée. Les émeutiers pris avaient été condamnés à des peines de cinq à vingt ans ferme (!), pire qu'au Maroc, mais qui sont passées pour des clémences : un an plus tôt, ils auraient été fusillés. Aussi, dès décembre avait commencé un exode vers la Grèce. Mais la fuite des Albanais n'est pas seulement un résultat de la peur. Décembre a fait une brèche. Que le camp de pestiférés s'ouvre enfin !

Dès février se met en place la double physionomie de cette révolte grandissante. Les deux limites de l'Etat sont la police et les frontières. Un coup on tape la police, en intensité, un coup on tape les frontières, en extension. Le spectacle albanais a violemment opposé ces deux critiques indissociables de la petitesse de l'Etat. Les émeutes en Albanie sont férocement minimisées, celles aux frontières pathétiquement maximisées. Et le tout, dans le spectacle, n'a même plus l'air que d'une mendicité. A la frontière intérieure qu'est la police stalinienne, à la frontière extérieure que sont les polices des Etats libéraux voisins, l'information occidentale, qui a recouvert d'une cloque à fromage ou à Tchernobyl cette révolte si nocive, a ajouté une frontière mentale capable d'isoler le mauvais exemple. Si l'insurrection roumaine a paru la tâche de sang de la chute du Mur, l'insoumission permanente albanaise passera pour son pus, son canard boiteux, sa honte.

L'inconvénient policier du stalinisme est que toute sa défense est en première ligne. Lorsque les pauvres perforent un bloc aussi formidable que la Sigurimi, c'est tout l'Etat qui s'effondre, et c'est le monde qui garantit cet Etat qui est immédiatement à portée de la critique. Le libéralisme occidental, au contraire, dispose de multiples petites polices, indépendantes, qui rompent souvent sur le champ de bataille, mais dont l'une supplée aussitôt l'autre. Ainsi la critique s'use et s'épuise dans le dédale mobile de ces lignes de défense, dont l'une est même l'entretien de ce qui est appelé la fausse critique. Si bien que notre désir de richesse est une caricature de polissage pour les Albanais, alors que leur attitude inverse, qui n'est que directe et spontanée, nous paraît le comble de la misère et de la barbarie. Pour m'emparer de la marchandise et de l'esprit, je ruse, je courbe l'échine, je feins, je travaille, poliment, j'échange et je me prête à mille simagrées honteuses pour me voir rétrocéder la part proportionnelle à mon mérite et à ma soumission, mon dû est mon droit. En Albanie, renverse Staline à Tirana, et tu accèdes à l'instant à tout ce qu'il incarne du haut de sa froide statue.

Le 19 février, les mineurs (des mines !) d'Albanie rejoignent une grève étudiante qui dure depuis le 6. Le 20, l'émeute déboulonne la statue du Staline albanais, Hodja. Tout ce qui est Hodja est détruit et brûlé, y compris ses « œuvres », en quatre jours d'affrontements qui font 4 morts. Cet éclat de l'irrespect réfléchit sa violence jusqu'à Shkodër. C'est certainement une des actions les plus irrévérencieuses commises en ce siècle, malgré sa médiatisation occidentale, la petitesse de l'Albanie, et le fait que des gestes rigoureusement identiques se sont produits ailleurs. Mais en Albanie, c'est toute police, toute marchandise, tout mensonge que les émeutiers ont tiré avec des cordes et des mains nues pour les faire éclater à leurs pieds. C'est le plus saisissant raccourci de la critique de l'aliénation.

La peur et la colère font passer du noyau de la critique à son horizon. L'exode envahit le spectacle sous forme de grappes humaines pendouillant lamentablement sur de vieux rafiots rouillés au large des Pouilles. Depuis les émeutes de décembre, 20 000 Albanais sont réfugiés en Grèce. Là, un nombre équivalent débarquent en Italie, et personne ne compte ceux qui traversent la frontière yougoslave, où la guerre pour les arrêter n'est pas encore commencée, vers le Kosovo. Le 6 mars, l'armée est obligée de tirer sur les milliers de manifestants qui tentent de prendre d'assaut le quartier bouclé des ambassades, à Tirana ; et le 9, la même armée ferme les ports de Durrës et de Shëngjin. Le 10 mars, un premier bateau de 2 000 Albanais est renvoyé au « pays des Aigles » : « Vous nous avez accueillis comme des chiens ! Vous nous avez laissés dehors pendant trois jours et trois nuits ! Si vous nous empêchez de lever l'ancre, nous allons tout casser, tout brûler ! » A la différence des boat people du monde entier, les Albanais ont déjà la rage avant de débarquer. C'est pourquoi le gouvernement italien les traite comme des chiens.

Mais bientôt, en catimini, l'image de cette misère crue, qui a fait se blottir bien au chaud de la leur ceux d'Italie (à quelques rares exceptions près) et d'Occident, dévoile son négatif cru : « Le plus insupportable pour les jeunes, c'est l'ennui », lit-on dans 'le Monde diplomatique' sous une photo intitulée « Mars 1991 : la fuite en Italie ». Cette hypothèse redoutable est évidemment l'ennemie de l'économie, la religion de l'ennui. C'est pourquoi ce sont les économistes qui la mettent en avant. Parce que l'économie n'est pas développée, l'Albanais s'ennuie, fuit, casse, brûle. Où va-t-il ? Là où un ennui supportable a été développé par l'économie. Mais à partir de mars 1991, c'est l'ennui que les Albanais font fuir. Les élections du 31 mars peuvent être comprises ainsi. Fort suivi, ce jeu lasse aussitôt, et certainement pas parce que l'opposition soutenue sans mesure par l'information occidentale est largement battue. Le 2 avril, une nouvelle émeute à Shkodër fait 4 victimes : cette information essaiera d'en faire des martyrs de l'opposition, qui conteste sa défaite. Mais la colère n'est pas contre des élections truquées, comme essaient de l'affirmer ceux qui tentent de truquer l'émeute, mais contre la victoire de l'ennui, contre la fin prématurée des élections, contre cette éjaculation précoce. Les élections, ce n'est donc que ce rien ! Ainsi, lors des obsèques, les récupérateurs occidentaux venus donner leurs leçons de démocratie, constatent effrontément qu'« une centaine de jeunes souhaitent visiblement renouer avec les violences de la veille », mais « contre qui pourraient-ils déchaîner cette violence puisque, ce mercredi 3 avril, le pouvoir communiste avait déserté Shkoder ? ». Evidemment, il ne reste plus que l'ennuyeuse opposition libérale, commandée par le cardiologue (c'est dans l'approche du cœur que nos ennemis se différencient de nous) Salaud Berisha.

Comme pour le cœur, le balancier va des artères principales à l'extrémité des côtes. L'émeute suivante est à Shëngjin, le 28 avril, lorsqu'une rumeur de bateau vers l'Italie se révèle fausse, et lorsque le retour des premiers venus, premiers déçus, se révèle furieux. Mais l'information essaie de figer le déroulement à l'émeute précédente, celle de Shkodër, qu'elle croit pouvoir agglomérer à un spectacle électoral. Pour soutenir la revendication d'une enquête sur Shkodër, les syndicats « indépendants » lancent la grève générale le 16 mai. Ces manœuvres des récupérateurs pour se replacer à la tête de la rue radicalisent encore davantage ceux qui sont déjà trop radicaux. C'est l'admirable privilège de tous les grands mouvements de révolte que de savoir retourner les obstacles en projectiles. Et les Albanais découvrent dans chaque nouvelle manifestation de leurs ennemis une nouvelle forme de manifestation contre leurs ennemis. Une grève n'est une critique contre l'ennui que si on descend la fêter contre l'Etat dans la rue. Le 29 avril, quoique organisée par le syndicat, la manifestation de Tirana tourne à la critique de l'ennui. Et quoique les députés de l'opposition interposent le lendemain leurs appels au calme avec plus de succès qu'ils ne l'avaient fait à Shkodër, le gouvernement de l'économiste technocrate Nano capitule. Le 8 juin, cette première grève générale cesse, le nouveau premier ministre Bufi (tu l'as dit !) forme un gouvernement de coalition avec l'opposition, après avoir cédé sur toutes les revendications des grévistes.

Au coup de balancier suivant, les pestiférés jettent leurs clochettes sur les micros du spectacle. L'albanais devient le blouson noir, le punk, le skinhead dont le look n'est pas récupérable, et dont les mœurs sont synonymes d'horreur et de misère à tout ce qui broute et fait brouter. A partir du 7 août, un nouveau contingent de 20 000 de ces riches sans signes de richesse extérieurs débarque par cargos vétustes successifs à Bari et environs. Contrairement au mois de mars, le gouvernement italien sait ce qu'il va faire. Mais contrairement à mars, il a affaire à des émeutiers aguerris, tardif et inconscient hommage au dieu de ce mois écoulé. Les 8, 9, 10 et 11 août, parqués et affamés dans le port et le stade de Bari, ces émeutiers aguerris s'attaquent à l'Etat italien, déterminé, avec toute la sève et la lucidité dont sont capables des pauvres modernes.

Le gouvernement italien, en tant que première ligne de l'Occident libéral, sait que derrière 20 000 Albanais d'Albanie, il y a plusieurs millions d'Albanais d'ex-URSS. La guerre de Yougoslavie n'est un dispositif utile pour protéger la citadelle occidentale que si les Etats de cette citadelle colmatent directement toutes les fuites mineures. Il est devenu notamment hors de question de tolérer la libre circulation des pauvres, surtout s'ils sont gueux, c'est-à-dire révoltés. Les gueux arrivés à Bari ont aussitôt dénoncé cette violation sans équivoque des accords d'Helsinki. Mais ils s'illusionnaient encore sur l'esprit d'Helsinki : la libre circulation est réservée aux marchandises, aux rats qui circulent au service de la marchandise, et aux chiens au service de l'Etat ; sinon, aux touristes, ces chiens sans dents, qui paient pour passer les frontières, et aux Kadaré, ces rats sans queue de l'universalité occidentale.

Le court et émouvant déplacement des Albanais de leur grand camp de pestiférés balkanique à la petite cage en quarantaine du stade de Bari, à défaut de démontrer qu'ils avaient la peste, a vérifié qu'ils avaient la rage ; mais la rage qu'on ne peut que souhaiter à ses amis, celle qui ne perd pas la tête en montrant les crocs : « Nous sommes la mauvaise conscience de l'Italie et de toute l'Europe. » Leurs quatre jours d'émeute sont quatre jours de mutinerie, mais qui ne revendiquent pas une amélioration de nourriture ou de parloir, mais la liberté tout court, tout de suite : et quelques-uns sont parvenus à s'évader, divisant au passage les pauvres de Bari entre ceux qui organisèrent des battues pour les ramener au stade et ceux qui les ont cachés et aidés.

Le gouvernement italien a mérité le nom que lui ont donné ces ennemis de tout gouvernement : « Italia puttana ». Déjà dans les camps des réfugiés de mars sa police fomentait des bandes rivales par de fausses promesses ; mais en août, cet Etat est allé plus loin qu'aucun autre dans la longue succession de fourberies des gouvernements européens, depuis que Cincinnatus est retourné à sa charrue. Car il a rompu une vieille règle de l'Etat : que la vérité paraisse sacrée. Pour la première fois un Etat s'oublie au point de manifester sa fierté d'avoir menti ! Lorsqu'un Etat reconnaît ne plus être le dépositaire de la vérité, et se glorifie même d'être le dépositaire de son contraire, c'est comme s'il déclarait que sa loi n'a pas de sens. Contre les voyageurs d'Albanie, ce gouvernement si innovateur n'a pas menti une fois et s'en serait fièrement fait une raison d'Etat, non, il a menti du début jusqu'à la fin, sur le fond et sur la forme, à tous et à chacun, et a ensuite voulu faire passer cette perte de principe si familière dans le quotidien des pauvres modernes pour une ruse de guerre. Aujourd'hui, l'Etat identifie son attitude à la lâcheté et la petitesse de ceux qu'il maintient dans la soumission, au lieu d'être l'exemple du courage et de la grandeur de ceux qui l'ont émancipé. L'exode albanais, qui a forcé Rome à manifester cette déchéance, est porteur de cette bonne nouvelle : le zénith de cette institution est passé.

Les premiers Albanais ramenés dans leur pays avaient eu la promesse d'être accueillis en Espagne ou aux Pays-Bas. Le 12, le gouvernement italien essaie d'acheter le retour des derniers 1 000 irréductibles. Ceux-là ont prouvé alors qu'ils n'étaient pas là pour l'argent. Le 13, ils sont encore 800. La fuite d'Albanie n'est pas une fuite, mais une résurgence inespérée d'une ancienne activité humaine dont le contenu s'était perdu, quoique son nom s'applique encore à sa caricature : le voyage. Elle est un désir de richesse, mais elle est un désir de riches. En leur proposant un pourboire, le gouvernement italien leur propose sa corruption et les insulte, sans même en avoir conscience, comme il insulte, avec plus de succès, les pauvres d'Italie. Le 14, ce gouvernement cède, annonce qu'il leur donne asile. Ils sont répartis dans différents lieux d'accueil dans toute l'Italie. Dans la nuit du 17 au 18, l'opération Sardaigne ramasse 2 627 Albanais, et en priorité les 800 irréductibles (y compris finalement ceux qui s'y étant attendus, avaient pris en otage l'encadrement civil de leur lieu d'accueil, là aussi après une nouvelle série de promesses non tenues ; mais comment croire qu'on peut négocier avec des menteurs, même en prenant des otages !), et les expulse, sans le pourboire, bien sûr. Le ministre de l'Intérieur assure que la décision de l'expulsion était prise le 14, dès la promesse de l'accueil. Et ce ministre déclare, vestige d'une éthique qu'il vient de trahir, que « ce n'était qu'un demi-mensonge ». Mais qu'est-ce qu'un demi-mensonge, sinon un double mensonge, qui au mensonge indivisible ajoute un mensonge sur le mensonge ! Si ceux d'Albanie sont l'avant-garde des pauvres révoltés de demain, ceux d'Italie sont l'avant-garde des pauvres soumis d'aujourd'hui. Comment peuvent-ils espérer, s'ils tolèrent que leur gouvernement est fier de mentir, qu'il ne leur mentira pas, à eux ? Comment peuvent-ils tolérer que les journaux qu'ils ne critiquent pas parlent, avec un doux reproche teinté d'admiration devant autant d'efficacité, de « feinte » pour dire mensonge ! Qui est feinté ?

Certainement pas les émeutiers de Bari, qui avaient compris dès le départ l'envers de ce spectacle pour Occidentaux anesthésiés. Le 11 août, jour où l'émeute commence dès l'infâme distribution alimentaire le matin, où il y eut des barricades sur les docks et des combats dans le stade, ils ont dit : « A la télévision, j'ai vu nourrir des chats dans des plats d'argent. » Ils rient de la misère, puisqu'ils la combattent. Les plats d'argent télévisés sont pour les chats domestiques, pas pour les humains qui se battent pour réaliser leur humanité. Ce reflet dans les plats d'argent publicitaires, où le but de la vérité est perdu dans la diffraction conservatrice de l'absence de projet et d'avenir, a permis l'impression que ces Albanais étaient des mendiants, misérables et condamnés à la générosité des pauvres d'Occident, qu'ils envient. Ce n'est là que le jeu de l'illusion. Au contraire, pour conserver leur propre misère, les pauvres d'Occident sont maintenant contraints de payer, payer, payer, pour que la révolte des Albanais ne leur fasse plus honte, et ne fasse plus peur aux menteurs qu'ils laissent gouverner. Ces menteurs ont aussitôt mis en pratique le droit d'ingérence humanitaire, si humanitaire que c'est l'armée italienne qu'ils ont envoyée en Albanie. La petite-fille de Mussolini, cette Cicciolina des miasmes fascistes, fait bien minable : le gouvernement italien d'Andreotti va beaucoup plus loin que ce qu'aurait osé commettre son grand-père.

En revenant de ce fort déplacement, le balancier s'est rompu, portant comme une massue au cœur de l'Albanie. Maintenant, l'information n'ose plus s'aventurer dans ce pays, dont l'Etat n'est plus qu'un nom, et où, pourtant, la vengeance a été mince, ou alors fort discrète. L'impunité y règne depuis que l'Etat est devenu le subordonné de l'Etat voisin. Les émeutes pourtant continuent, et chacune approfondit la précédente d'une surprise radicale. Le 15 octobre, à Vlorë et Durrës, la foule prend d'assaut les ports gardés par les porcs de la Sigurimi, supervisés par les cochons de l'armée italienne. Pourquoi attaquer les ports, puisqu'on sait que les bateaux sont gardés ? Et pourquoi attaquer les bateaux, puisqu'on sait que la marine italienne leur interdira toujours de traverser l'Adriatique ? Et pourquoi vouloir traverser l'Adriatique, puisqu'on sait que les ports italiens interdiront tout débarquement ? Et pourquoi tenter de débarquer dans les ports italiens, puisque le gouvernement italien, soutenu par tous les gouvernements et l'information occidentale, renvoie par tous les moyens tous les voyageurs ? Mais, pour le plaisir, pour le jeu. Mais les « irréductibles » d'août ont vécu en une semaine plus de passion, de lumière et d'intelligence que les milliards de téléspectateurs qui les découvraient, les yeux ronds, entre deux plats d'argent pour chats, de toute leur existence : c'est la prospérité de ces « irréductibles » que les autres pauvres d'Albanie envient maintenant, et non celle de ces téléspectateurs ! Mais les albanais ne veulent pas fuir l'Albanie, poussés par la misère alimentaire : ils veulent bouger, ils veulent outrer la frontière qu'ils n'acceptent plus qu'on leur impose. C'est le défi, c'est l'émulation du courage qui leur fait tenter encore ce qui semble devenu impossible.

Les Etats occidentaux, affolés par autant de mauvais esprit, d'absence de calcul, se sont résignés à nourrir intégralement l'Albanie. L'Etat albanais est plaint comme un mendiant, ou maudit comme un racketteur. Mais les pauvres d'Albanie, qui se sont déchargés sur tant d'économistes de ces arithmétiques honteuses, ont changé de vie. Comme le dit un journal télévisé (France 3, mars 1992), « 70 % des Albanais sont au chômage. Et le reste ne travaille pratiquement plus ». Les irréductibles de Bari ont découvert que la survie, c'est aux gestionnaires de s'en occuper, pas à eux. Le travail, c'est pour les imbéciles qui paient les plats d'argent pour chats à la télévision. Leurs ennemis sont prêts à payer pour que ce secret de leur révolte ne se sache pas. Cette faillite de l'autorité se transforme en « vagues de grèves » qui début novembre gagnent la haute mer.

Et les émeutes ne tardent pas à reprendre. Le 5 décembre, on ne peut plus dissimuler de violents affrontements dans les petites villes de Laç, Rrëshen, Fushë-Arrëz, autour des dépôts de nourriture. A Tirana également, on attaque des stocks de grains. Il s'agit de s'approvisionner sans intermédiaire et sans spéculation. C'est aussi une attaque contre le monopole de distribution qu'ont encore l'Etat et le commerce. Enfin, le plaisir et le jeu, l'alternative à la paresse, la critique de l'ennui, ne sont nulle part plus vifs que dans l'émeute. D'ailleurs, pour réfuter le simple prétexte de famine qui met la commisération à la bouche de ceux qui nous séparent de ces pauvres-là (la famine existe probablement en Albanie, mais quelle importance lorsqu'on en est soi-même responsable en refusant de travailler, en ayant mieux à faire ?), le pillage déborde rapidement les cibles alimentaires. La police et l'armée s'emparent directement de la distribution alimentaire, ils s'italianisent. Les premiers morts de décembre sont avoués. A Durrës, on attaque à nouveau le port.

Staliniens et libéraux s'ébattent comme des poissons qu'on a jetés hors du bocal. Après avoir obtenu des élections anticipées, les ministres de l'opposition démissionnent le 4 décembre. Le 6, Bufi (tu l'as dit !) démissionne à son tour. Et c'est le deuxième gouvernement que l'émeute fait tomber en un an ! Le même jour, la veuve de Hodja est arrêtée pour corruption. Mais on apprend le 7, par bévue d'informateur occidental, que les « troubles » durent déjà depuis cinq jours. Et ce qui semble corroborer ce semi-aveu, qui implique que la démission des ministres « libéraux » est donc consécutive au début des émeutes et non pas leur préalable, c'est que, dès le 29 novembre, le gouvernement avait annoncé l'imminence d'un nouvel assaut généralisé sur les ambassades (qui n'a pas eu lieu ?). Les économistes calculent, la main à la poche et en grommelant, combien de réserves de pain il reste aux malheureux Albanais, qui ont si terriblement raccourci les circuits commerciaux. Et le 1er janvier, un certain Fralon, dans 'le Monde', dresse le bilan catastrophique pour lui d'une année de révoltes variées, joyeuses, fertiles : « Pratiquement plus personne ne travaille – même si chacun touche encore 80 % de son salaire, – il n'y a ni cinémas, ni cafés, ni librairies. » Pauvre Frelon ! Pas de cafés ! Pas de cinémas ! Pas de librairies !

c) La fête au Zaïre

Depuis le XVIIIe siècle, deux sortes d'événements sont appelés des fêtes. Les fêtes permises sont des hommages à la domestication humaine et aux différentes célébrations de l'aliénation : rites religieux, culturels, remises de trophées, de récompenses, ruts et défoulements contrôlés. Ces fêtes permises sont les réceptacles de certaines outrances, interdites hors d'elles, et la forme de ces solennités, l'apparence vestimentaire des participants, le symbolisme des décors et des gestes expriment que la fête est celle d'un discours collectif, duquel l'individu, sacrifié, est la caryatide dont la multiplicité et l'apparat mesurent la splendeur de l'événement. Au point culminant d'une telle dépossession, il n'est pas rare que ses participants la manifestent chacun et tous en même temps par l'attitude de la soumission la plus radicale, la plus inconsciente, la plus ressemblante au ravissement : debout et tête nue, découvrant légèrement les dents en retroussant les commissures des lèvres vers les oreilles, immobiles s'ils n'exécutaient pas alors le geste de l'impuissance vaincue, une sorte de mouvement mécanique privé de force et d'élan, qui ramène les bras l'un vers l'autre, le plus souvent à l'horizontale, de sorte à ce que leurs extrémités, avant les doigts, se heurtent en un claquement qui couvre toute parole, assourdissant et arythmique. La fête non permise au contraire, ne se décrit que par son contenu. Le seul événement formel qui permet de la reconnaître est l'intervention de la police. Toute intervention de la police n'est pas une fête, sans quoi nous aurions besoin d'une police, mais chacune de ces fêtes entraîne une intervention de la police. Soyons clairs, l'archétype de la fête non permise est l'émeute. Comme l'importance des fêtes de la forme, permises, niant l'histoire, est généralement proportionnelle à la profusion des décors, l'importance des fêtes du contenu, non permises, historiques, est l'ouverture de leur perspective, la profusion du débat et la beauté de l'outrance. De toutes les grandes insurrections récentes, celle du Zaïre mérite le mieux de représenter la fête.

L'ancien Congo belge est après le Soudan et l'Algérie le plus grand pays d'Afrique ; et après le Nigeria, l'Ethiopie et l'Afrique du Sud, le plus peuplé (32 millions de pauvres). Son dictateur, le maréchal Mobutu, au gouvernement depuis son putsch de 1965, est ce qui se fait de plus représentatif de la corruption des despotes africains de la première génération. Dans la compétition continentale du compte personnel suisse le plus élevé, sa grande facilité à prendre sans donner lui permet, probablement, de devancer d'aussi redoutables champions que Houphouët-Boigny, Bongo, Moussa Traoré, Kaunda et Mugabe. Cette luisante varice de l'humanité, coiffée d'un ridicule bonnet en peau de léopard pour faire roi nègre, gouverne depuis son yacht qui croise sur le fleuve Zaïre, ou de quelque lointaine propriété au milieu d'une tribu d'origine : les goûts turbulents des habitants de la capitale Kinshasa en ont éloigné cette outre policière qui se flatte d'être fine.

La Corée a eu Kwangju, Haïti le renversement de Duvalier, l'Algérie Octobre, le Cameroun Bamenda et l'Albanie décembre 1990. Comme ceux du Mali et de Madagascar, l'Etat du Zaïre a connu son traumatisme en 1991. Pourtant, avant ce grand orage équatorial, de grosses gouttes avaient déjà mouillé les crapauds qui le gouvernent, et le ciel était si noir, depuis que le Zaïre a cessé d'être le ventilateur américain entre staliniens angolais et mozambicains, que l'idée de l'effondrement thermique y était familière depuis longtemps, au moment du déluge. Ainsi, la foudre de septembre-octobre derniers y paraît pâle en comparaison de celle de Bamako, issue d'un ciel bleu, éclairant une ville et un Etat inconnus. Mais le déluge ! Ses acteurs, les pauvres de l'Etat zaïrois, ont mis en puissance les insurrections du Mali et de Somalie, par leur inspiration et leur tempérament, la théorie et la pratique.

Les troubles étudiants de février 1989 méritent à peine d'être signalés, tant ils paraissent incertains dans le fond comme dans la forme. Mais c'est justement pour cela qu'ils méritent d'être signalés : ils achèvent une période où la paix sociale pouvait au moins être simulée, et sa négation, dissimulée. L'Etat de Mobutu paraît jusque-là comme ne pouvant être critiqué, si ce n'est par les concurrents idéologiques du dictateur. Ce qui anime les rues de Kinshasa est inconnu, quand il ne s'agit pas des célèbres extravagances vestimentaires et fêtes musicales permises de la jeunesse dorée, engendrée par ces concurrents et cette université. Quant à la jeunesse de Lubumbashi, capitale de l'ex-Katanga, rebaptisé province du Shaba, à mille cinq cents kilomètres de là, elle n'a aucune réalité médiatique vérifiable, c'est-à-dire aucune réalité. Et les autres villes de cet Etat n'appartiennent même pas à l'imagination.

Après une dernière année de silence opaque, de nouvelles manifestations, au moins étudiantes, reprennent, au moins à Kinshasa, au début d'avril 1990. Elles entraînent au moins des augmentations de salaire massives et la renonciation de Mobutu au parti unique. Mobutu a depuis voulu faire croire qu'il avait pris cette décision du haut de son bon vouloir. L'information occidentale qui tente alors, de l'Europe de l'Est épuisée vers l'Afrique inépuisable, le passage en force de son spectacle de la démocratie, concède que les décisions du dictateur sont prises sous la pression, non de la rue, lestement effacée, mais des « difficultés économiques » et de l'énergie de l'opposition libérale. Ce sont également les arguments clés censés rendre compréhensible l'émeute du 30 avril. En vérité, l'information occidentale ayant alors commencé à soutenir l'opposition (son héros est Tshisekedi, chef de l'UDPS) n'a ni pu ni su cacher ce nouveau débordement. Pour l'émeute immédiatement suivante, le 13 mai à Lubumbashi, il faudra attendre le 16 pour en avoir l'écho ; et ce n'est que le 22 que l'information occidentale s'approprie le massacre de l'université de cette ville, dans la nuit du 11 au 12, qui a probablement été la cause directe de l'émeute. Celle-ci révèle que le Zaïre est déjà dans le mauvais temps. Et pour abriter le monde du Zaïre, l'information occidentale va déployer le multicolore parapluie du spectacle sur ce massacre (au moins une cinquantaine d'étudiants assassinés, d'autres violés ou battus, dans leurs dortoirs, par des soldats) selon le vieux précepte pour chiens : regardez le parapluie, vous oublierez la pluie. Pendant un an, le procès de cette affaire vampirise l'information par rapport au Zaïre ; l'Etat belge en rompt avec son ancienne colonie ; Mobutue passe définitivement pour l'unique mauvais ; et l'émeute du 13 est effacée dans l'inversion chronologique des révélations, si bien que même son étendue est noyée dans le massacre, dont le spectacle lui a confisqué la vengeance.

Si nous ne le savons pas encore, capitaine Mobutue et les officiers de son équipage (y compris ceux qui ne sont pas d'accord avec son cap) n'ignorent plus que le bateau a pris l'eau. C'est la ruée vers la caisse. L'inflation galope loin devant le petit trot des salaires. Ceci engendre des grèves, et les grévistes zaïrois engendrent des émeutiers modernes. Le 3 décembre à Kinshasa, le 4 à Matadi, des manifestations contre la hausse des prix entraînent l'annulation des prix dans les boutiques éventrées par des « éléments incontrôlés ». A ce premier pillage connu le second va donner du fond. A Mbuji-Mayi, quatrième ville du Zaïre, « capitale du diamant », le déchaînement s'étend sur trois jours, les 13, 14 et 15 avril. Une heure après un meeting d'opposition, les soldats s'étant rendus maîtres du mobilier et de quelques manifestants, l'affrontement se termine par le pillage commun, jeunes émeutiers et non moins jeunes soldats. « Le lendemain dimanche, ainsi que le lundi, les pillages reprirent avec davantage d'ampleur, dans presque toute la ville. La foule s'attaqua aux édifices publics et aux locaux de sociétés para-étatiques et étrangères (Safricas, Regideso, Office des routes, Voirie urbaine, AZaP...), ainsi qu'au dépôt de médicaments de l'UNICEF. Les comptoirs de diamant et une partie des installations de la MIBA furent endommagés. Les archives de la Division foncière, du recensement de la population, des services de l'enseignement furent brûlées. On entendit des coups de fusil de tous côtés, faisant de nouvelles victimes. Lors d'une marche des étudiants de l'Institut Supérieur Pédagogique (ISP), le lundi, un étudiant fut tué. 

Le mardi 16, un couvre-feu fut décrété durant la journée, tandis qu'ouvriers et fonctionnaires refusaient d'aller travailler » ('Bref-Zaïre'). Ce pillage dépasse donc de beaucoup le vol immédiat de marchandises, puisqu'il s'en prend à la bureaucratie et qu'il entraîne un refus de travail généralisé. Il y eut 43 morts. Alors que cet événement saillant du début 1991 se déroule au milieu d'une cascade de grèves, et de manifestations étudiantes et d'opposition violemment réprimées, l'information occidentale se réfugie dans les disputes opposant Tshisekedi et Mobutue ; alors qu'une première colonne d'eau a jailli du fond du navire, ses envoyés souvent assez spéciaux sont sur le pont et nous en rapportent la palpitante dispute sur le cap à suivre.

Maintenant, grèves et manifestations débordent, dans le sabordage du respect, le cap de la pudeur. En mai et juin, « bureaux saccagés, bus incendiés... la secrétaire d'Etat à l'Education a même été déshabillée puis violentée », les étudiants kinois font basculer dans la colère leur naïveté. Un nombre d'entre eux singulièrement élevé avaient confié à des sociétés champignons (dont la plus célèbre s'appelle Bindo), qui organisaient des jeux d'argent sur le modèle de « l'avion », leurs maigres capitaux, surtout gonflés d'illusions. Dégrisés, des milliers de spoliés descendent dans la rue récupérer leurs mises envolées, leurs confiances déçues, à la Mbuji-Mayi. C'est la première émeute connue qui critique les jeux d'argent. Au ludique mercantile de notre monde immobile s'oppose désormais l'émotion ludique historique.

Avec le pillage de décembre 1990, aggravé par la fraternisation soldats-civils détruisant des bâtiments publics à Mbuji-Mayi, et par le jeu de la critique du jeu en mai-juin 1991, tous les éléments constitutifs de septembre sont en place. Le point de vue de l'émeute permet de constater que l'une après l'autre les violentes manifestations au Zaïre ont apporté au mouvement qu'elles sont ensemble cet alliage de légèreté et de gravité, de spontanéité et de réflexion, qui permet les révoltes majeures. Et lorsque le 2 septembre une nouvelle émeute secoue Kinshasa, c'est la répétition générale pour les émeutiers, et pour leurs ennemis. Les premiers incendient voitures et bâtiments publics, construisent des barricades et combattent les forces de l'ordre (entre 2 et « des dizaines de morts » pour protester contre une « hausse vertigineuse des prix » ; les seconds essaient, par l'information occidentale, d'en attribuer l'imaginaire paternité à l'opposition – qui patauge alors jusqu'au cou dans la « confusion nationale » (nom que les Zaïrois ont donné à la conférence nationale qui n'en finit pas de trébucher sur les procédures préliminaires) – et tentent d'en signaler l'ampleur, par l'intermédiaire de l'Etat, en l'occurrence ce ministre belge qui se déclare « très préoccupé » et qui n'est pas en reste d'intelligentes solutions : « poursuite rapide et effective des travaux la Conférence nationale » et « mise en place de nouvelles politiques en coopération étroite avec le FMI » ! La faiblesse des conservateurs de ce monde est toute là : à la passion, ils opposent la raison, aux puissants bouillonnements de la jeunesse, la politique et l'économie. Le plus étonnant, dans la suite, a été l'incapacité manifeste de ces conservateurs, complètement bindos, d'analyser le débordement en ses propres concepts, au contraire des étudiants, lycéens, et banlieusards kinois arnaqués par la plus crétine des combines.

Le 23 septembre, à 7 heures 30 du matin, après avoir refusé une augmentation de salaire inférieure à leur demande, les soldats de la 31e brigade parachutiste, malgré leurs instructeurs français, se mutinent : « Et tout le monde a donc assisté au scénario habituel [sic !] des émeutes kinoises. On casse, on pille, on saccage tout sur son passage. A coups d'armes automatiques, les militaires ont ouvert eux-mêmes tout ce qui pouvait être cambriolé. Applaudis et encouragés par la population, ils ont ainsi emporté tout ce qu'ils n'ont jamais eu les moyens de s'offrir. Une fois qu'ils furent servis, la population a massivement suivi. “C'était comme une fourmilière qui envahissait les galeries marchandes, raconte un témoin. Des galeries présidentielles, le Kin-Center, tous les restaurants du boulevard du 30-Juin... ils ont tout pris. Une véritable curée...” 

Aucune force de l'ordre n'a pu les arrêter. La garde civile puis les divisions spéciales présidentielles (DSP) envoyées pour rétablir l'ordre se seraient même ralliées au pillage dans certains quartiers. » C'est Mbuji-Mayi, mais plus Bindo et le 2 septembre, et sur toute une ville dix fois plus peuplée que Mbuji-Mayi, une capitale d'Etat de cent kilomètres de long. Et cette critique sans équivoque et généralisée du monde marchand et de l'Etat n'a pas surgi à l'occasion d'une guerre entre Etats, d'une « catastrophe naturelle », de l'absence inattendue d'un homme ou d'une équipe indispensable à l'Etat ; non, c'est un soulèvement spontané, sans chefs (les soldats qui se sont servis en premier, justement, ne semblent pas s'être comportés en chefs des civils), d'une grandeur et d'une limpidité qui ont forcé l'effroi et l'horreur de ses ennemis, et l'admiration de tous ceux, de plus en plus nombreux dans le monde, qui rêvent d'une pareille occasion.

Comme en Haïti, ceux si nombreux qui ont le sida ont peut-être moins peur de la mort ; et ceux auxquels ils vont le faire partager sont de tout cœur avec eux. Plutôt que de fourmis, leur voracité est de sauterelles ; et personne n'a osé s'opposer à cet appétit de liberté. Car s'il est vrai que les militaires, en montrant la voie de l'insubordination, pouvaient difficilement la réprimer, ce n'étaient pas tous les militaires, loin s'en faut, qui participaient au pillage. C'est l'information qui est obligée de dissimuler par cet amalgame implicite pourquoi les DSP (dont chaque homme avait une solde journalière supérieure à celle, mensuelle, des soldats insurgés) n'ont pas osé réprimer ceux qui les attendaient peut-être. Le bilan officiel est de 117 morts, ce qui laisse supposer, derrière l'apparent laxisme de la répression, une étonnante intensité de combats, et une tout aussi étonnante défaite de l'Etat devant les émeutiers. De même, tous les civils n'étaient pas en train de fraterniser avec les mutins pillards, bien entendu : tous ceux qui avaient quelque chose à perdre se sentaient perdus, et ce n'étaient pas que les Européens.

L'arrivée incontinente des parachutistes français et belges, en nombre supérieur à l'expédition de Kolwezi en 1978 (où il s'agissait pourtant de vaincre un corps de troupe présumé organisé, hiérarchisé et lourdement armé), mesure le choc que provoque sur les hommes d'Etat économistes la destruction de tant d'échange marchand, par tant de pauvres. Avec une précipitation comparable, les porte-parole journalistiques de la religion économiste se sont empressés de calculer le nombre d'emplois que faisait perdre chaque départ d'Occidental et, pour accentuer le « bien fait, ça vous apprendra, voilà ce que ça rapporte » qui était leur ton puéril devant ce sacrilège imprévu, se sont réjouis de la multiplication par cinq du prix du manioc. Mais la marchandise fait moins la pimbêche que ces professeurs de morale pincés d'effroi. Dès le 12 octobre, le prix du même manioc sera cette fois divisé par trois. Et ceux qui pensent qu'une police sera toujours nécessaire, et qui s'étaient réjouis de l'arrivée des paras, n'ont pas fait un martyr de celui, français, dont la mort a été reconnue, en évitant d'en ébruiter les circonstances ; sagement, semble-t-il, l'ennemi a éludé de sonder si ce corps d'armée ne chiait pas par hasard dans son froc, ou pire, s'il n'était pas enclin à participer aux festivités ambiantes, sans faire profiter l'Etat de tutelle, dont la libéralité, après tout, n'est nullement proportionnée à de telles corvées.

La tentative de suppression de ce qui médiatise le monde (aux destructions de marchandises, il faut ajouter celles des bâtiments de l'Etat, et la distance respectueuse à laquelle ont été maintenus ces mouchards de journalistes) s'est aussitôt étendue aux principales villes du Zaïre. Mais cette propagation a su être freinée par la discrétion mi-contrainte, mi-voulue de l'information occidentale, qui a même élaboré après coup l'impression fausse que les grandes villes du Shaba avaient été « épargnées ». L'épuisement immédiat de la propagation de l'émeute a été la seule victoire ennemie, et particulièrement sur le fleuve Zaïre, qui sépare les deux capitales Kinshasa et Brazzaville, un grand Etat absurde et sa petite caricature sans humour.

Embarras et silences ont bientôt laissé paraître où était la gêne : si ces quarante-huit heures ont été un moment historique, c'est par l'étendue du plaisir. Quelle giclée, quel océan d'ondulations ! Les gamins de Kinshasa ont frôlé là des profondeurs, et pas seulement avec leurs têtes, mais avec leurs têtes aussi, que l'écrasante majorité des Européens, y compris ceux qui fuient le Zaïre, ne pourront jamais imaginer. Et le monopole de la parole des ennemis de l'émeute s'arrête lorsqu'ils sont obligés de rapporter celles des pillards : « Merci pour la fête », disait un mur. L'écho comptable confirme la terrible puissance de cette courte civilité : « Le patronat zaïrois évalue ses besoins en fonds de roulement à 169 millions 5 cents mille dollars pour relancer les secteurs anéantis par la razzia du 23 et 24 septembre pour la seule ville de Kinshasa. Le coût provisoire du sinistre arrêté au 18 octobre 1991 se monte à 565 millions 5 cents mille dollars répartis de la manière suivante : 11 millions de dollars de solde de caisse perdus, 225 millions de marchandises en stocks volatilisées et 199 millions 3 cents mille pour les infrastructures ayant subi des dégradations. » L'affolement et l'indignation suffoquaient encore tellement, ce 26 novembre, 'Soft de finance' que la répartition ne correspond pas au total ! Assurément, le regard du bon sens et de la raison sur quarante-huit heures aussi belles ne peut être que celui de la morale sur ce qui la nie, de la civilisation et de la fatuité sur ce qui les transcende. Jusque parmi les plus hardis cambrioleurs on trouvera toujours des jaloux reprochant quelque imperfection au casse du siècle qui s'est fait sans eux. Mais nous, qui ne sommes ni moralistes ni casseurs émérites, nous ne connaissons encore personne qui, dans l'histoire de notre temps, est capable d'ouvrir l'avenir aux Kinois de 1991.

Lorsque ce charme s'évapore, rendant la perception à son ancienne irréalité antérieure, la situation est la suivante : 2 000 soldats français ou belges protègent leurs « ressortissants » ; Mobutue, depuis son bateau, s'allie avec l'Union sacrée, la benne à ordures, c'est-à-dire à « démocrates », c'est-à-dire ces anciens dirigeants mobutistes que l'arrivisme a convertis récemment à l'opposition ; le dictateur nomme Tshisekedi, chouchou de l'information, formateur puis premier ministre ; les salaires des fonctionnaires sont augmentés de 900 à 1 500 % .

Le désarroi des Etats occidentaux est à la mesure du désastre. Français et Belges, auxquels ont été associés les Américains, sont partagés : faut-il faire la police au Zaïre, ou placer son argent ailleurs ? Le premier parti l'emporte. C'est que, abandonner une propriété, même bouffée par les sauterelles, dans la logique économiste des Etats, c'est toujours l'abandonner à un concurrent ; de plus, il faut serrer de près cette sauvage populace qui a réussi à développer un tel mépris, un tel rejet, de tout ce qui est sacré pour ces Etats ; enfin, le calme ne dépend probablement que d'un peu de know-how et d'application policière, comme le présume la confiance inébranlable dans la supériorité occidentale de ce Michel Schaijes, directeur d'exploitation à Kolwezi : « Une centaine de paras dans une ville d'un demi-million d'habitants, c'est symbolique. Mais il faut comprendre : en Afrique, ça marche ! » La frayeur est vite passée dans son contraire, le soulagement exagéré, qui sous-estime le soulèvement de septembre. L'information minimise le négatif de l'ambiance. Elle oublie combien d'obéissance et de soumission ont été perdues dans l'alliance soldats-mutins civils-insurgés au moment même où elle les voit, divisés, s'entre-tuer en Haïti, à partir du 29 septembre. Le 10 octobre, de violentes échauffourées ont lieu à Kinshasa, encadrées de pillages de villas. Une floraison de tracts et de revues rappellent que les actes qui libèrent font toujours cracher les boules dans la gorge. Enfin, même le 19 octobre, alors que le spectacle du conflit entre Mobutu et Tshisekedi révèle des mouvements de foule dans la capitale, l'information reste fidèle à son idéologie, qui laisse entendre que ce sont là les partisans de l'un ou de l'autre.

Le 21, Mobutu vire Tshisekedi. Les oh ! ah ! ouh ! de l'information assourdissent d'abord les bruits plus clairs de Lubumbashi. Les soldats, conséquences de la tranquillité trop vite retrouvée des gouvernants, n'ont une fois de plus pas reçu leur paie. Ce même 21, dans la capitale du Shaba, ils sont allés la chercher en nature, chez les commerçants. Instruite par septembre, la foule suit. « L'habitude est prise. On peut désormais piller impunément, explique cet observateur. Si aucune mesure n'est prise pour enrayer ces réflexes, ces événements se transformeront tôt ou tard en véritable guerre civile. » 'Libération', on s'en doute, est allé voir quelque petit propriétaire agressé, qui croit encore dans les groupes d'autodéfense que ces pilleurs légaux ont constitués ici et là. Mais, face aux sauterelles gourmandes, ces pleutres conservateurs s'égaillent dans la panique.

Dès le 22, les émeutes gagnent Likasi, Kolwezi (Michel Schaijes va devoir exploiter ailleurs !), Kisangani, Mbuji-Mayi (patrie contradictoire de Tshisekedi et de l'émeute zaïroise moderne). Cette fois, pour les Français, Belges, Américains, les termes du choix sont impératifs : tuer et beaucoup et longtemps, ou partir et vite. Cette fois, la seconde alternative l'emporte, très facilement. Si les spectaculaires rapatriés occidentaux de septembre devaient payer leur rapatriement eux-mêmes, cette fois le rapatriement est le dernier ordre sur la dernière population qui obéit encore aux ordres.

Comme en Algérie, où la deuxième vague d'émeutes était le sens caché et élevé de la première, octobre est au Zaïre ce que septembre avait été à Kinshasa. Mais alors que cette seconde vague semble l'invraisemblable multiplication de la première, elle est aussi son approfondissement qualitatif. Car, le 23, le soulèvement revient à Kinshasa. Il y reste si peu à piller que le plaisir ne réside plus dans la destruction de marchandises, mais dans l'affrontement avec ceux qui défendent son principe, et dans l'affranchissement des banlieues. Partout brûlent les barricades, et les regards et les idées, avec un mois d'élan, ont la même température.

L'information occidentale a tourné le dos au mouvement réel, couvant d'une inquiète sollicitude la fuite larmoyante des directeurs d'exploitation occidentaux. Aussi, des jours suivants ne devine-t-on que la menaçante horreur, illuminée de rares éclairs cohérents. Le 24, les blindés entrent dans Kinshasa, contre l'insurrection. Celle-ci s'en prend à l'un des arrivistes les plus corrompus de l'opposition zaïroise, Mungul Diaka, qui vient de remplacer Tshisekedi comme premier ministre, et qui est obligé de s'enfuir de la capitale qui le vomit. Le même jour, les mines d'or et d'argent de Tshikapa sont dévastées et pillées. Le 25, cinquième jour de pillage consécutif à Lubumbashi, la raffinerie de pétrole du port de Moanda est incendiée, la plus grande cimenterie du Zaïre est détruite à Lukala, la sucrerie de Kwilu-Ngongo subit le même sort, l'émeute a gagné Inkisi, Boma, Mbanza-Ngungu. L'Union sacrée, pour qui au moins la dignité n'est pas sacrée, appelle à la grève générale puisque personne ne travaille, puisque tout le monde joue à piller, détruire, dépasser l'Etat. Après Kinshasa, après les grandes villes du pays, la nuée s'est ainsi abattue sur les villes moyennes. Enfin, le silence – auquel n'échappent que les razzias des 28 et 29 à Goma et Bukavu, les affrontements entre « comités de vigilance » et « gangs de jeunes » dans Kinshasa, où une nouvelle manifestation massive salue la rumeur du retour au gouvernement de Tshisekedi l'arriviste – recouvre tout le Zaïre. Mais ni l'étendue des dégâts, dont le compte si précis se voulait dissuasif après septembre, ni la durée des affrontements, ni la liste des lieux qui y ont été gagnés, ni le nombre de victimes ne sont même évoqués. La ligne de défense des paras et de leurs auxiliaires nègres s'est repliée et renforcée aux frontières du Zaïre malgré les supplications de l'opposition en faveur d'une intervention française.

Depuis, le Zaïre est en pointillé. Le 9 novembre, 'Libération' signalait « certains incidents violents qui ont fait des morts et des blessés civils à Kinshasa », nous voilà bien renseignés. Les 4 et 5 décembre, une première journée « ville morte » fait effectivement entre 3 et plus d'une dizaine de victimes à Kinshasa, nous voilà renseignés comme il faut. Ah oui, un nouvel arriviste de l'Union sacrée, Nguz-a Karl I Bond, ex-ministre de Mobutu, est nommé premier ministre en remplacement du flasque Diaka, quoique aussitôt désavoué, comme ce Diaka du reste, par l'Union sacrée, pour qui par conséquent au moins l'union n'est pas sacrée.

Les émeutes d'octobre, qui ont chassé les Occidentaux, ont attaqué les fondements mêmes du monde occidental. Diviser selon l'obédience politique, diviser Kinshasa contre le reste de l'Etat au ventre gonflé par la misère, diviser en ethnies (Mungul Diaka dit qu'il préférera toujours un frère à un ami ; la Bibliothèque des Emeutes répond que la critique du racisme a pour préalable la critique de la famille), les fêtards de tout le Zaïre ont rejeté toutes ces tentatives de récupération avec la supériorité de leur courage et la famine de leur intelligence. L'Etat de leurs ennemis est divisé de l'extérieur par un fossé d'incompréhension, et à l'intérieur par la barricade entre corruption et pillage, c'est-à-dire entre valets et gueux.

Un mot encore, en hommage de la fête. Ce qui différencie le Zaïre de la Somalie, comme le disait ce squatter de Mogadiscio, c'est que sur son terrain de bataille il y a neuf mois d'avance sur Kinshasa. Mais ce que n'a pas remarqué cet ancien étudiant en histoire, qui suggère d'envoyer des « experts » somaliens au Zaïre, c'est justement qu'au Zaïre il n'y a pas d'« experts », pas de guérilla. Si Lusignan est le père, colonial, renvoyé à Bruxelles et à Paris, si Nérestan est le frère, preux chevalier de l'information, retourné prier dans les mêmes chapelles de la raison, et si Orosmane le mari est la guérilla occupée en d'autres Somalie, deux cent soixante ans après la première, le cœur de Zaïre demeure soulevé, mais n'est plus transpercé. Et c'est pas la faute à Voltaire.


 

(Extrait du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1992.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant